Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 47.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 158-163).


Comme eſtans anchrés à la pointe de Tilaumera, il vint par cas fortuit nous trouuer quatre Lanteaas de rame, dans l’vne deſquelles eſtoit vne Eſpouſée.


Chapitre XLVII.



Ayant gaigné cette victoire de la façon que i’ay dict cy-deuant, panſé les bleſſez, & pourueu à la garde des captifs, l’on fiſt inuentaire de la marchandiſe qui eſtoit dans ces deux Iuncos, & il fut trouué que la priſe d’iceux pouuoit valoir quarante mille Taeis, leſquels furent incontinent mis ſous la charge d’Antonio Borges qui eſtoit Facteur des priſes. Les deux Iuncos eſtoiẽt bons & grands, & encore qu’ils fuſſent tels, nous fuſmes contraints d’en bruſler vn à faute de gens de Chiourme & de Marine pour le gouuerner : l’on trouua dans iceux dix-ſept pieces d’artillerie de bronze, à ſçauoir quatre fauconneaux, & treize autres petites pieces, & la pluſpart d’icelles, ou preſque toutes auoient les armes Royales de Portugal, à cauſe que le Corſaire les auoit priſes dans les trois Nauires où il auoit tué les quarante Portugais. Le lendemain matin Antonio de Faria voulut eſſayer encore vne fois de r’entrer dans la riuiere. Mais il eut aduis par des peſcheurs qu’il priſt la nuict, qu’il ſe donnaſt bien de garde d’aller anchrer à la ville ; parce que dans icelle on ſçauoit bien ce qui s’eſtoit paſſé entre luy & le Corſaire renegat, pour la mort duquel tout le peuple eſtoit en reuolte, & qu’ainſi encore qu’il leur baillaſt ſa marchandiſe pour rien, ils ne la prendroient pas ; pource que Chileu Gouuerneur de cette Prouince auoit faict accord auec luy, qu’il luy bailleroit le tiers de toutes les priſes qu’il feroit, & qu’il luy donneroit port aſſeuré en ſon pays ; & dautant que ſa perte eſtoit grande par la mort de ce Corſaire, il nous receuroit mal dans ſa ville ; & qu’en outre il y auoit à l’entrée du port par ſon commandement deux Iangades, radeaux fort grands remplis de bois de ſec, de barils de godron, & de fardeaux de poix, pour, ſi toſt que nous aurions anchré, les nous ietter pour nous brûler, ſans y comprendre encore deux cent Paraos à rames, dans leſquels il y auoit quantité de tireurs d’arcs, & autres gens de guerre. Cette nouuelle fiſt qu’Antonio de Faria par l’aduis de ceux qui s’y cognoiſſoient le mieux, conclud de s’en aller plus auant en vn autre port nommé Mutipinan, eloigné de celuy-là de plus de quarante lieuës vers l’Eſt, à cauſe qu’en iceluy il y auoit beaucoup de riches marchands, tant du pays, qu’eſtrangers, leſquels par troupes & compagnies venoient des pays de Lauhos, Pafuaas, & Gueos, auec de grandes ſommes d’argent. Ainſi nous fiſmes voile auec les trois Iuncos & la Lorche, dans laquelle nous eſtions venus de Patane, coſtoyants la terre d’vn bord à l’autre, à cauſe d’vn vent contraire, iuſqu’à ce que nous arriuaſmes en vn lieu nommé Tilaumera où nous anchraſmes, dautant que le courant de l’eau nous eſtoit contraire. Apres y auoir demeuré trois iours à l’anchre, fort ennuyez du temps auec vn vent par prouë, & vn manquement de viures, noſtre bonne fortune voulut que ſur le ſoir il vint à nous quatre Lanteaas de rames ſemblables à des Fuſtes, dans l’vne deſquelles eſtoit vne Eſpouſée, qui alloit en vn village nommé Pandurée. Or dautant qu’ils eſtoient tous en ioye, il y auoit parmy eux vne ſi grande quantité de Tambours Imperiaux qu’on ne pouuoit s’entr’oüir à cauſe de leur bruit & tintamarre. Nous eſtions lors en doute ce que ce pouuoit eſtre, & à quel ſuiet cette feſte eſtoit voüée : les vns penſoient que ce fuſſent des eſpions de l’armée du Capitaine de Tanauquir, qui ſe reſiouyſſans déia de nous pouuoir prendre, en rendoient des teſmoignages par le bruit qu’ils faiſoiẽt. Antonio de Faria laiſſa ſes anchres en mer, & ſe prepara pour souſtenir tout ce qui luy pourroit arriuer, & ayant déployé toutes ſes bannieres & flambes, auec demonſtration d’allegreſſe, il attendit que ceux qui eſtoient dans les Lanteaas le vinſſent ioindre, leſquels ſi toſt qu’ils nous virent tous enſemble, auec la meſme demonſtration d’allegreſſe qu’ils auoient, s’imaginans que c’eſtoit le nouueau marié qui les attẽdoit pour les receuoir, ils vinrent ioyeuſemẽt droit à nous. Et apres nous eſtre ſaluez les vns les autres à la mode du pays, ils ſe retirerent vers terre où ils anchrerent. Et dautant que nous ne pouuions entendre le ſecret de cette nouueauté, tous nos Capitaines conclurent que c’eſtoient des eſpions de l’armée ennemie, qui ſans nous attaquer, attendoient d’autres vaiſſeaux qui deuoient arriuer en peu de temps. En ce ſoupçon nous paſſaſmes le peu qui nous eſtoit reſté du iour, & preſque deux heures de nuict. Alors la nouuelle mariée qui eſtoit dans vne de ces Lanteaas, voyant que ſon fiancé ne l’enuoyoit point viſiter comme il eſtoit raisõnable, le voulut faire elle-meſme : pour luy monſtrer l’amitié qu’elle luy portoit, elle enuoya vne de ces Lanteaas auec vne lettre qu’elle bailla à vn ſien oncle pour la porter à ſon ſeruiteur, laquelle contenoit ces paroles. Si le foible ſexe de femme me permettoit que du lieu où ie ſuis ie peuſſe aller voir ton viſage, ſans en cela faire tache à mon honneur, aſſeure toy que pour m’en aller baiſer tes pieds pareſſeux, mon corps voleroit de meſme que l’Eſpreuier affamé, au premier vol qu’il faict, lors qu’on le laſche pour fondre ſur le timide Heron. Mais puiſque ie ſuis partie de la maiſon de mon pere pour te venir chercher iuſques icy, viens t’en toy meſme du lieu où tu es dans ce vaiſſeau, où ie ne ſuis deſia plus, pource que ie ne puis pas voir moy meſme, qu’en te voyant. Que ſi tu ne me viens voir en l’obſcurité de cette nuict, la rendant claire pour moy, ie crains que demain au matin quand tu y arriueras, tu ne me treuues plus au nombre des perſonnes viuantes. Mon oncle Licorpinau te dira plus particulierement ce que mon cœur recole en ſoy, tant à cauſe que ie n’ay plus de bouche pour parler, que pource que mon ame ne me permet d’eſtre plus long-temps orpheline de ta veuë, comme ta ſterile condition y conſent. C’eſt pourquoy ie te prie de venir, ou de me donner permiſſion de t’aller treuuer, ſans me deſnier l’amour que ie merite enuers toy, en recompenſe de celuy que ie t’ay touſiours porté, de peur que Dieu par ſa Iuſtice, pour chaſtiment d’vne telle ingratitude, ne t’oſte le beaucoup que tu as acquis de tes Anceſtres, au commencement de ma ieuneſſe, en laquelle à preſent par mariage tu me dois poſſeder iuſques à la mort ; que Dieu comme ſouuerain qu’il eſt, vueille par ſa diuine bonté eſloigner de toy, autant d’années comme le Soleil & la Lune ont faict de tours au monde depuis le commencement de leur naiſſance. Cette Lanteaa eſtant arriuée en laquelle eſtoit venu l’oncle de l’Eſpouſée auec ſa lettre, Antonio de Faria fit cacher tous les Portugais, ſans faire paroiſtre que les Chinois que nous auions pour Mariniers, afin qu’ils n’euſſent crainte de nous aborder. Elle s’approcha doncques en aſſeurance de noſtre Iunco, & trois de ceux qui eſtoient dedans nous vindrent aborder, & eſtans entrez demanderent où eſtoit le fiancé ? Mais la reſponſe qui leur fut faite, fut de les prendre tous tels qu’ils eſtoient, & de les ietter dans l’eſcotille. Or dautant que la pluſpart d’eux eſtoient yures, ceux qui eſtoient dans la Lanteaa n’entendirent nullement la rumeur, & ſi n’eurent pas le loiſir de fuir ſi promptement, que du haut de noſtre poupe, l’on n’attachaſt vn cable à la pointe de leur maſt, auec lequel ils furent arreſtez de telle ſorte, qu’il leur fut impoſſible de ſe débaraſſer de nous, leur iettans alors quelques pots de poudre, ce qui les contraignit de ſe lancer dans la mer. Alors il ſauta dedans cinq ou ſix de nos ſoldats & autant de Mariniers, leſquels s’en rendirent les maiſtres. En cette meſme Lanteaa il fut depuis neceſſaire de retirer les miſerables qui eſtoient ſur l’eau, crians qu’ils ſe noyoient. Eſtans retirez & mis en ſeureté, Antonio de Faria s’en alla treuuer les trois autres Lanteaas, qui eſtoient anchrées à vn quart de lieuë de là, & abordant la premiere dans la quelle eſtoit l’eſpouſée, il entra dedans ſans qu’il y euſt aucune reſiſtance, dautant qu’en icelle il n’y auoit point de gens de combat, ſinon les mariniers qui y voguoient, & ſix ou ſept hommes qui paroiſſoient gens d’honneur, tous parens de l’eſpouſée qui la venoient accompagner, enſemble deux petits garçons ſes freres, fort blancs, & le ſurplus des gens eſtoient des femmes aagées, de celles qui en la Chine ſe loüent pour de l’argent, pour danſer, chanter, & jouër des inſtruments en ſemblables allegreſſes. Les deux autres Lanteaas ayant veu & reconneu ce mauuais ſuccez, laiſſerent leurs anchres en mer, & fuirent en diligence à voile, & à rame, & auec ſi grande haſte qu’il ſembloit que le Diable fut en icelles. Mais cela n’empeſcha pas que nous n’en priſſions vne ; de ſorte que de quatre il nous en demeura trois. Cela fait nous retournaſmes à bord de noſtre Iunco ; & à cauſe qu’il eſtoit déſia minuit, l’on ne fit autre choſe que recueillir la priſe dans le Iunco, où tous ceux qui furent pris, furent mis ſoubs le tillac, où ils demeurerent iuſqu’à ce qu’il fut iour, qu’Antonio de Faria vint les voir, & reconneut que c’eſtoient des gens fort triſtes, & la pluſpart vieilles femmes qui n’eſtoient propres à rien ; il les fit doncques toutes mettre en terre, retenant ſeulement l’eſpouſée auec ſes deux freres, à cauſe qu’ils eſtoient ieunes, blancs, & de bonne mine, auec encore vingt Mariniers, qui depuis nous furent fort vtiles pour la nauigation des Iuncos. Cette eſpouſée, comme nous l’appriſmes depuis, eſtoit fille du Anchary de Colem (qui signifie Gouuerneur) & marié auec vn ieune garçon, fils du Chifuu, Capitaine de Pandurée, qui luy auoit eſcrit qu’il s’en iroit l’attendre en ce lieu auec trois ou quatre Iuncos de ſon pere qui eſtoit fort riche, mais nous le trompaſmes bien. Le lendemain apres midy, eſtants partis de cét endroit-là, que nous nommaſmes le lieu de l’ Eſpouſée, arriua le nouueau marié, cherchant ſa femme auec cinq voiles remplies de flammes & banderoles. Comme il paſſa pres de nous, il nous ſalüa auec force muſique & demonſtration d’allegreſſe, ne ſçachant pas ſon malheur, ny que nous emmenions ſa femme. Ainſi auec toutes ſes bannieres & tentes de ſoye, il tourna le Cap de Tilaumera, où nous auions le iour d’auparauant fait la priſe, auquel lieu il anchra pour y attendre ſa femme, comme il luy auoit eſcript, & nous ſuiuants noſtre route à la voile, il plût à Dieu qu’en trois iours nous arriuaſmes au port de Mutipinan, qui eſtoit le but où nous pretendions, à cauſe de la nouuelle qu’auoit Antonio de Faria, qu’il y pourroit vendre ſa Marchandiſe.