Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 41.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 137-140).



Comment Antonio de Faria arriua à la riuiere de Tinacoreu, que nous appellons Varella, & de l’aduis que luy donnerent quelques marchands de ce Royaume.


Chapitre XLI.



Antonio de Faria partit de cette riuiere de Toobaſoy, vn Mercredy matin veille de la Feſte-Dieu, en l’année 1540. & nauigea le long de la coſte du Royaume de Champaa, craignant de s’éloigner auec le vent de l’Eſt, lequel en cet endroit eſt ſouuent impetueux, principalement en la conionction des nouuelles & pleines Lunes. Le Vendredy ſuiuant nous nous trouuaſmes vis à vis d’vne riuiere, que les habitans du pays nomment Tinacoreu, & que nous autres appellons Varella, où il fut trouué à propos par le conſeil de quelques-vns de nous, d’y entrer, pour s’informer de quelqu’vn, de ce que Pedro de Faria auoit enuie de ſçauoir, & auſſi pour voir ſi en ce lieu là il n’auroit point nouuelles de Coia Achem qu’il cherchoit ; parce que tous les Iuncos de Siam, & de toute la coſte de Malaye qui nauigent à la Chine, ont accouſtumé de faire leur commerce en cette riuiere, où par fois ils vendent bien leur marchandiſe en échange d’or & de bois de Calambouc, & auſſi d’yuoire, dont ce Royaume eſt abondant ; & ayant donné fonds vn peu plus auant que l’emboucheure, vis à vis d’vn petit village nommé Taiquilleu, il vint incontinent à nous force paraoos, & pluſieurs petites barques de peſcheurs pleines de rafraiſchiſſements, leſquels n’ayans encore veu des hommes faits comme nous, ſe dirent les vns aux autres, Voicy vne grande nouueauté auec laquelle Dieu nous viſite, prions-le qu’il luy plaiſe par ſa bonté infinie, que ces hommes barbus ne ſoient ceux qui pour leur profit & intereſt particulier eſtoient les pays, comme marchands, & apres les pillent comme larrons. Retirons nous dans le bois, de peur que les eſtincelles de ces tiſons blanchis par le viſage, auec la blancheur des cendres qu’ils portent ſur leurs yeux, ne bruſlent les maiſons où nous habitons, & ne reduiſent en cendre les champs de nos labeurs, comme ils ont accouſtumé de faire aux terres d’autruy. A quoy quelques-vns des leurs firent reſponſe, A Dieu ne plaiſe que cela ſoit, & encore que par malheur ils ſoient deſia chez nous, au moins faiſons en ſorte qu’ils ne puiſſent recognoiſtre que nous les redoutions comme nos ennemis : car ſi cela eſt, ils nous attaqueront auec plus d’aſſeurance. C’est pourquoy le meilleur eſt, qu’auec vn ioyeux ſemblant, & des paroles de courtoiſie, nous taſchions d’apprendre ce qu’ils pretendent de nous, afin que ſçachants d’eux la verité, nous l’eſcriuions incontinent à Hoyaa Paquir, à Congrau où il eſt à preſent. Antonio de Faria feignant de ne les entendre, encore que ce qu’ils diſoient, luy fut redit par vn interprete, les receut honneſtement, & achepta d’eux les rafraiſchiſſements qu’ils apportoient, qu’il leur fit payer comme ils deſiroient. Dequoy ils ſe tinrent pour grandement ſatisfaits, & eux luy demandans d’où il eſtoit, & ce qu’il vouloit, il leur fit reſponſe qu’il eſtoit du Royaume de Siam, de la contrée des eſtrangers de Tanauçarim, & que comme marchand qu’il eſtoit, il alloit en l’Iſle de Lequios pour trafiquer, & qu’il n’eſtoit venu en ce lieu que pour ſçauoir des nouuelles d’vn ſien amy nommé Coia Acem, qui s’y en alloit auſſi, ſur quoy il s’enquiſt d’eux s’il eſtoit encore paſſé, ou non ; qu’au reſte il s’en vouloit aller promptement, tant pour ne perdre temps, qu’à cauſe qu’il recognoiſſoit qu’il ne pouuoit en ce lieu vẽdre ce qu’il auoit de marchandiſe. Ils luy reſpondirent à cela, Vous dites vray, car en ce village il n’y a autre choſe que des filets & des bateaux de peſcheurs, auec leſquels nous gaignons noſtre vie aſſez pauurement. Toutesfois, adiouſterent-ils, ſi tu allois à mont la riuiere iuſqu’en la ville de Pilaucacem, où eſt le Roy, tu vendrois non ſeulement la marchandiſe qui eſt dans tes vaiſſeaux, pour riche qu’elle puiſſe eſtre, mais encore plus que n’en ſçauroient porter dix autres Nauires ſemblables aux tiens pource qu’en ce lieu il y a des marchands ſi riches, & qui font ſi gros trafic, qu’ils ne vont en traitte que par troupes d’Elephans, bœufs, & chameaux, qu’ils enuoyent chargez de marchandiſes aux terres de Lauhos, Pafuaas & Gueos, qui ſont peuplées de gens fort riches. Antonio de Faria voyant l’occaſion propre pour s’informer de ce qu’il deſiroit ſçauoir, les en enquiſt amplement, à quoy quelques-vns qui ſembloient auoir plus d’autorité que les autres, reſpondirent fort à propos, que la riuiere où nous eſtions ancrez ſe nommoit Tinacoreu, que quelques Anciens appelloient Taraulachim, qui ſignifie Maſſe-Saulle, nom qui auecque iuſte raiſon luy auoit eſté donné, ſuiuant le dire que les vieux leur racontoient à preſent, & comme nous la voyons en profondeur & largeur elle s’eſtendoit iuſques à Moncalor, montagne qui eſtoit eloignée de ce lieu de quatre vingt lieuës, & de là en auant elle eſtoit beaucoup plus large, mais beaucoup moins profonde, meſme qu’en aucuns endroits il y auoit des bancs de ſable & des pays noyez d’eau, où ſe voyoient infinis oyſeaux qui couuroiẽt toute la terre, & qu’ils y eſtoient en ſi grande abondance, que pour leur ſuiet il y auoit deſia 42. ans que tout le Royaume des Chintaleuhos en eſtoit deshabité, bien qu’il fut grand de huict iournées de chemin ; mais qu’ayant paſſé cette contrée d’oyſeaux, l’on entroit en vne autre plus rude & pleine de grands rochers, où il y auoit pluſieurs animaux encores pires que ces oyſeaux, comme Elephans, Rhinoceros, Lyons, Sangliers, Buffles, & autre beſtail en ſi grande quantité, que quelque choſe que les hommes peuſſent cultiuer pour l’entretien de leur vie, eſtoit par eux gaſtée, ſans qu’il fut poſſible de les en empeſcher ; ioint qu’au milieu de tout ce pays ou Royaume, il y auoit vn grand lac que quelques habitans du pays appelloient Cuncbetee, & les autres Chiammay, duquel cette riuiere prenoit ſa ſource, auec trois autres qui arrouſoient vne bonne partie de ce païs, & que ce lac ſuiuant le recit de ceux qui en auoient eſcrit, auoit de tour 60. Iaos, chacun de trois lieuës, le long duquel il y auoit force mines d’argent, de cuiure, d’eſtain, & de plomb, d’où l’on en tiroit ordinairement grande quantité, que les marchands enleuoient par troupes d’Elephans & de Rhinoceros, pour le tranſporter aux Royaumes de Sornau, que nous appellons Siam, Paſſiloco, Sauady, Tangu, Prom, Calaminham, & autres Prouinces qui ſont fort auant dans le païs, éloignées de ces coſtes, de deux ou trois mois de chemin. Au reſte ils nous dirent que ces pays eſtoient diuiſez en Royaumes & pays habitez de gens blancs, de bazanez, & d’autres plus noirs, & qu’en eſchange de cette marchandiſe l’on apportoit de l’or, des diamants, & des rubis. Leur ayant demandé la-deſſus ſi ces gens auoient des armes, ils luy reſpondirent que non, ſinon des baſtons endurcis au feu, & des bayonnettes longues de deux pans de tranchant ; & nous aſſeurerent en outre que de ce lieu on y pouuoit aller par la riuiere en deux mois, ou deux mois & demy de temps, & ce à cauſe des eaux qui deſcendoient auec impetuoſité la pluſpart de l’année, & que pour en reuenir, il ne falloit que huict ou dix iours de temps. Apres ces demandes Antonio de Faria leur en fit encore quelques-vnes, auſquelles ils reſpondirent auſſi, & luy dirent pluſieurs autres choſes dignes d’employer vn bel eſprit, & qui font croire que ſi l’on prenoit ce pays, il pourroit eſtre de plus grand profit & de moindre deſpenſe que ne ſont les Indes, ioint qu’il n’y auroit pas tant de peine, ny tant de ſang reſpandu.