Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 38.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 127-130).


Qui eſtoit cette femme que nous rencontraſmes, & comme elle nous enuoya à Patane, enſemble de ce que fit Antonio de Faria, lors qu’il appriſt la nouuelle de noſtre deſaſtre, & la perte de ſa marchandiſe.


Chapitre XXXVIII.



Cette honorable femme eſtant partie du lieu où elle nous auoit trouuez, s’en alla à voile & à rame, à mont la riuiere enuiron deux lieuës, iuſques à ce qu’elle arriua à vn petit village, où elle paſſa la nuict. Le lendemain matin elle en partit, & s’en alla droict à la ville de Lugor, qui eſtoit encore cinq lieuës plus auant. Y eſtant arriuée enuiron le midy, elle mit pied à terre, & ſe retira en ſa maison, où elle nous mena elle-meſme, & nous y fit ſeiourner vingt-trois iours, pendant leſquels nous fuſmes fort bien panſez, & pourueus abondammẽt des commoditez qui nous eſtoient neceſſaires. Cette femme eſtoit veuſue & d’honnorable maiſon, comme nous l’appriſmes depuis, & qui auoit eſté mariée au Capitaine General, qu’ils appellent Xabandar de Preuedim, que le Pate de Laſapara Roy de Quaijuan auoit tué en l’Iſle de Iaoa, dans la ville de Bancha, en l’année 1538. Lors qu’elle nous trouua, comme i’ay dit, elle venoit d’vn ſien Iunco, qui eſtoit à la rade, chargé de ſel. Et dautant qu’il eſtoit grand, & qu’il ne pouuoit paſſer à cauſe des bancs de ſable, elle le faiſoit peu à peu deſcharger auec cette grande barque. Les 23. iours que i’ay dits, eſtant expirez, Dieu voulut que nous euſmes entierement recouuré noſtre ſanté. Alors cette vertueuſe Dame nous voyant en eſtat de voyager, nous recommanda à vn marchand ſon parent qui s’en alloit à Patane, où il y auoit encore quatre-vingts lieuës de chemin. Le marchand nous fit doncques embarquer auec luy dans vn Calaluz à rame, & ce meſme iour apres auoir pris cõgé de cette Dame, à laquelle nous eſtions tant obligez, nous partiſmes de compagnie, & nauigeans ſur vne riuiere d’eau douce nommée Sumhechitano, nous arriuaſmes ſept iours apres à Patane. Or dautant qu’Antonio de Faria s’attendoit de iour en iour à nous voir de retour, auec eſperance d’auoir des nouuelles qui luy deuſſent apporter vn bon ſucces de ſa marchandise, ſi toſt qu’il nous vit & qu’il ſceut de nous ce qui s’eſtoit paſſé, il en demeura ſi triſte & ſi meſcontent qu’il fut plus de demie heure sans pouuoir dire le moindre mot. Auec cela les Portugais y vinrent en ſi grand nombre, que les maiſons pouuoient à peine ſuffire à cauſe que de la pluſpart d’entreux, la Lanchare auoit auſſi emporté de la marchandiſe, tellement que la valeur de ſa charge ſe montoit à plus de ſoixante & dix mille ducats, dont la plus grande partie eſtoit en argent monnoyé, pour auec iceluy faire emploite d’or. Antonio de Faria voyant qu’il n’y auoit plus de remede, & que les douze mille eſcus qu’on luy auoit preſtez à Malaca, auoient eſté volez miſerablement ; comme quelques-vns le voulurent conſoler en cette perte, il leur fit reſponſe, qu’il confeſſoit n’auoir pas le courage de s’en retourner à Malaca, & y voir ſes créanciers. Car il apprehendoit, à ce qu’il diſoit, qu’ils ne luy fiſſent payer les obligations qu’il leur auoit faites. A quoy il ne pouuoit ſatiſfaire pour lors en aucune façon que ce fut ; qu’ainſi il luy ſembloit beaucoup plus à propos de pourſuiure ceux qui luy auoient volé ſõ bien, que de s’en aller vers ces autres qui l’en auoient accommodé, puis qu’il ne l’auoit plus. Alors il fit vn ſerment public deſſus le ſainct Euangile, par lequel il dit, qu’outre ce qu’il iuroit, il promettoit à Dieu de partir incontinent de ce lieu, pour s’en aller chercher celuy qui l’auoit ainſi volé ; qu’au reſte il luy en feroit rendre cent fois autant, ou de gré, ou de force, qnoy qu’il recogneuſt que cela ne ſe pouuoit, pour le grand dommage qui en eſtoit arriué. Auſſi luy ayant eſté tué ſeize Portugais, & trente ſix autres, tant garçons que Mariniers Chreſtiens, il n’eſtoit pas raiſonnable que cela se paſſat de cette ſorte, ſans que le chaſtiment s’en enſuiuit. A quoy il adiouſta que s’il n’y procedoit de cette ſorte, l’on nous en feroit vne encore le lendemain, & puis cent autres ſemblables. Tous les aſſiſtans loüerent grandement ſa valeureuſe reſolution, & pour l’execution de cette entrepriſe, il ſe trouua beaucoup de ieunes ſoldats parmy eux qui s’offrirent à l’accompagner en ce voyage, d’autres auſſi luy preſenterent de l’argent, & s’équiperent des choſes qui leur eſtoient neceſſaires. Alors ayant accepté les offres que luy firent ſes amis, il vſa d’vne telle diligence que dans dix-huict iours il fit ſes preparatifs, & aſſembla cinquante cinq ſoldats en ce voyage : il fallut que i’y retournaſſe encore pauure infortuné que i’eſtois ; car ie me voyois reduit à ce point que ie n’auois pas valant vn ſol, ny perſonne qui me le voulut donner ny preſter, ioint que ie deuois à Malaca plus de cinq cens ducats, que m’auoient preſté quelques-vns de mes amis, leſquels auec vne fois autant, mon malheur voulut que ce chien me les volaſt auec le bien des autres, comme i’ay dit cy deuant, ſans que de tout ce que ie poſſedois dans le monde, i’euſſe peu ſauuer autre choſe que mon miſerable corps bleſſé de trois coups de iauelot, & d’vn coup de pierre à la teſte, dont ie me ſuis veu par trois ou quatre fois à l’article de la mort, meſme l’on m’en oſta vn os icy à Patane ; mais Chriſtouan Borralho mon compagnon fut encore plus maltraité que moy d’vn pareil nombre de bleſſeures, qu’il receut en payement de deux mille cinq cens ducats qui luy furent volez comme aux autres.