Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 36.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 120-124).


Du triſte ſuccés qui nous arriua à l’emboucheure du Legor.


Chapitre XXXVI.



Apres auoir ſeiourné vingt & ſix iours en ce lieu de Patane, pour acheuer d’y vendre vn peu de marchandiſe de la Chine, pour m’en retourner au pluſtoſt, il arriua de Malaca vne Fuſte commandée par vn nommé Antonio de Faria de Souſa, qui ſe rendit là par l’expres commandement de Pedro de Faria, pour y traicter auec le Roy de quelque accord enſemble pour luy confirmer de nouueau l’ancienne paix qu’il auoit auec Malaca, & le remercier par meſme moyen du bon traitement qu’il faiſoit dans ſon Royaume, à ceux de la nation Portugaiſe, comme auſſi pour traicter de pluſieurs autres choſes ſemblables, ſelon l’importance du commerce & de la ſaiſon ; car c’eſtoit pour lors la choſe du monde qui nous touchoit dauantage. Cette intention eſtoit couuerte d’vne belle lettre d’Ambaſſade, & d’vn beau preſent de pierrerie, enuoyé au nom du Roy de Portugal noſtre Maiſtre, & pris dans ſes coffres, comme tous les Capitaines de ce lieu ont accouſtumé de faire. Or dautant que ce meſme Antonio de Faria auoit apporté en ce païs pour dix ou douze mille eſcus de draps & de toiles des Indes, dequoy on luy auoit fait credit à Malaca, comme il vit que ces marchandiſes eſtoient de ſi mauuais debit en ce lieu, qu’il ne ſe treuuoit pas vn marchand qui en voulut, le peu d’eſperance qui luy reſtoit de les pouuoir vendre le fit reſoudre, d’y hyuerner iuſqu’à ce qu’il euſt trouué quelque expedient pour s’en desfaire. Il fut donc conſeillé par quelques-vns des plus anciens du pays de l’enuoyer à Lugor, qui eſt vne grande ville du Royaume de Siam, cent lieuës plus bas vers le Nord. Ils luy alleguerent pour raiſon, que ce port eſtoit fort riche, & de grand debit, à cauſe qu’il y auoit vn grand nombre de Iuncos de l’Iſle de Iaoa, enſemble des ports de Laue, Tanjampura, Iapara, Demaa, Panarucu, Sidayo, Paſſaruan, Solor, & Borneo, dont les marchands auoient accouſtumé de bien achepter de ſemblables marchandiſes, en eſchange d’or, ou de pierreries. Ce conſeil fut incontinent approuué par Antonio de Faria, qui ſe mit en deuoir de l’executer. Pour cet effet il mit ordre de recouurer vn vaiſſeau ſur le port, à cauſe que la Fuſte dans laquelle il eſtoit venu, ne pouuoit aucunement faire ce voyage. Ces choſes ainſi diſpoſées il deputa pour ſon Facteur vn nommé Chriſtouan Borralho, homme qui s’entendoit grandement bien au negoce. En la compagnie de ceſtuy-cy s’embarquerent quelques ſeize hommes, tant ſoldats que marchands, auec eſperance qu’vn eſcu leur en vaudroit ſix ou ſept, du moins tant en la marchandiſe qu’ils y menoient, qu’en celle qu’ils eſperoient d’en rapporter. Ainſi moy chetif eſtant l’vn des ſeize, nous partiſmes du port vn Samedy matin, & nauigeaſmes auec vn vent fauorable ſuiuant la coſte iuſqu’au Ieudy matin, que nous arriuaſmes à la rade de Lugor, & ancraſmes à la riuiere. Là il fut trouué à propos de paſſer le reſte du iour, afin de nous informer amplement de ce qu’il nous falloit faire, tant pour la vente de nos marchandiſes, que pour l’aſſeurance de nos perſonnes. Et ſans mentir nous y appriſmes de ſi bonnes nouuelles, que nous eſperions deſia d’y gaigner plus de ſix fois au double, & d’y auoir aſſeurance pour tous de franchiſe & de liberté durant tout le mois de Septembre, ſuiuant l’ordonnance du Roy de Siam, à cauſe que c’eſtoit le mois des Sumbayas des Roys. Pour mieux eſclaircir cecy, il faut ſçauoir que dans toute cette coſte de Malaye, & dans le pays commande vn grand Roy, qui pour vn tiltre fameux & recommandable ſur tous les autres Roys, ſe fait appeller Prechau Saleu, Empereur de tout le Sornau, qui eſt vn pays où il y a treize Royaumes, par nous vulgairement appellez Siam, auſquels ſont ſubjects & rendent hommage quatorze petits Roys, qui auoient accouſtumé anciennement, & meſmes eſtoient obligez de s’en aller en perſonne en la ville de Odiaa, capitale de cet Empire de Sornau, qui eſt maintenant vn Royaume, pour y apporter le tribut, à quoy chacun d’eux eſtoit obligé, & de faire la Sumbaya à leur Empereur, qui eſtoit proprement luy baiſer le coutelas qui eſtoit à ſon coſté. Or d’autant que cette ville eſt ſituée à 50. lieuës dans le pays, & que les courans des riuieres y ſont fort grands, ces Roys eſtoient quelquesfois contraints d’y paſſer l’hyuer auec vne deſpence fort grande. Dequoy le Prechau Roy de Siam ayant eu aduis par vne requeſte, que tous ces 14. Roys luy firent enſemble, il euſt agreable de leur changer cette grande ſubjection en vne autre plus petite. Il ordonna donc qu’à l’aduenir il y auroit en ſon nom vn Vice-Roy dans la ville de Lugor, qu’ils appellent en leur langue Poyho, auquel en ſon nom ces quatorze Roys s’en iroient de trois ans en trois ans luy rendre l’hommage & l’obeyſſance qu’ils auoient accouſtumé de luy faire à luy-meſme ; qu’au reſte lors que chacun s’acquiteroit des hommages qu’ils deuoient de trois années paſſées, durant tout le mois qu’ils le viendroient faire, leur marchandiſe ſeroit franche de tous impoſts, comme auſſi celle de tous les autres marchands, tant naturels, qu’eſtrangers, qui durant ce mois entreroient dans ce pays, ou en ſortiroient. Or pource que nous y arriuaſmes au tenps de cette franchiſe, il y auoit vn ſi grand nombre de marchands qui s’y rendoient de toutes parts, qu’on nous aſſeura qu’il y auoit au port de cette ville plus de quinze cents vaiſſeaux tous chargez d’vne infinité de marchandiſes de grand prix. Voila la bonne nouuelle qu’on nous appriſt lors que nous arriuaſmes à l’emboucheure de la riuiere, dequoy nous fuſmes ſi cõtents, qu’à l’heure meſme nous reſoluſmes auſſi-toſt que le vent ſeroit vn peu fauorable, d’y entrer dedans. Mais helas ! nous fuſmes ſi mal heureux, que nous ne puſmes voir ce dequoy nous auions vn ſi grand deſir. Car enuiron les dix heures, comme nous eſtions ſur le poinct de nous mettre à table, nous n’euſmes pas pluſtoſt diſne en intention de faire voile, que nous viſmes venir ſur la riuiere vn grand Iunco auec les trinquets, la mezaine, qui s’eſgalant à nous, & recognoiſſant que nous eſtions Portugais, fort peu de nombre, & noſtre vaiſſeau petit, fila ſon cable, le laiſſant dériuer ſur nous en mer, iuſqu’à ce qu’il fut eſgal à noſtre prouë du coſté des tribords : lors ceux qui eſtoient dedans nous ietterent des crampõs attachez a deux groſſes chaines de fer fort longues. Ainſi comme leur vaiſſeau eſtoit grand, & le noſtre petit nous demeuraſmes accrochez par le leur. Apres qu’ils nous eurent accrochez de cette ſorte, voila que nous viſmes ſortir de deſſous leur tillac enuiron 70. ou 80. Mahumetans qui s’y eſtoient cachez iuſqu’à lors, parmy leſquels il y auoit auſſi des Turcs. A meſme temps il ſe fit vn grand cry parmy eux, & il nous ietterent quantité de pierres, de dards & de lances, qui tomboient ſi dru deſſus nous, qu’il ſembloit que ce fût de la greſle, tellement que de ſeize Portugais que nous eſtions, il en demeura 12. ſur la place auec 36. autres, tant garçons que Mariniers. Quant à nous 4. Portugais, apres nous eſtre ſauuez d’vne ſi meſchante rencontre, nous nous iettaſmes tous dans la mer, où il y en euſt vn de noyé, & nous trois qui reſtions, gaignaſmes la terre le mieux que nous pûmes, & ainſi fort bleſſez que nous eſtions, & paſſans à trauers la vaſe où nous enfondrions iuſqu’à my-corps, nous allâmes nous cacher dans le bois. Cependant les Mahumetans du Iunco entrez dans le noſtre, n’eſtant pas contents du maſſacre qu’ils auoient fait des noſtres, tous forcenez de rage, tuerent encore ſix ou ſept garçons qu’ils treuuerent bleſſez ſur le tillac, ſans vouloir donner la vie à pas vn d’eux. Cela fait, ils embarquerent dans leur Iunco toute la marchandiſe de noſtre vaiſſeau, puis y firent vn grand trou, par le moyen duquel ils le coulerent à fonds. Alors ils laiſſerent leur ancre dans la mer, & les crampons auec leſquels ils nous auoient accrochez, puis ils ſe mirent incontinent à la voile, pour l’apprehenſion qu’ils auoient d’eſtre recogneus.