Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 24.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 85-88).



De quelle rencontre ie fus mené en la Ville de Siaca, & de ce qui m’y aduint.


Chapitre XXIIII.



Me treuuãt reduit à l’extremité que ie viens de dire, ie fus plus de trois heures ſi hors de moy, que ie ne pouuois ny parler, ny pleurer. À la fin l’autre marinier & moy nous remiſmes dans la mer, où nous fuſmes le reſte de la iournée. Le lendemain matin ayant deſcouuert vne barque, qui s’en venoit chercher l’emboucheure de la riuiere ; ſi toſt qu’elle fut pres de nous, nous ſortiſmes hors de l’eau, & nous mettant à genoux auec les mains jointes, & eſleuées, nous le priaſmes de nous venir prendre. À l’heure meſme ils ceſſerent de ramer, & conſiderans le miſerable eſtat où la fortune nous auoit reduits, ils iugerent incontinent que nous auions fait naufrage. De maniere qu’apres nous auoir abordez, ils nous demanderent ce que nous deſirions d’eux. À cela nous leur reſpondiſmes que nous eſtions Chreſtiens, habitans de Malaca, & qu’à noſtre retour d’Aaru la tempeſte nous auoit ainſi mal-traittez depuis neuf iours ; qu’au reſte nous les prions pour l’amour de Dieu de nous emmener auec eux où bon leur ſembleroit. Là-deſſus il y en euſt vn parmy eux, que nous iugeaſmes eſtre le principal, qui prenant la parole, À ce que ie voy, nous dit-il, vous n’eſtes pas en eſtat de nous pouuoir ſeruir, & gaigner la deſpenſe que vous nous ferez, ſi nous vous receuons dedans noſtre barque. C’eſt pourquoy, ſi vous auez quelque argent caché, il eſt à propos que vous nous le donniez auparauant, & puis nous vſerons enuers vous de la charité que vous nous demandez par vos larmes. Car autrement c’eſt en vain que vous eſperez quelque remede de nous. Cela dit, ils firent ſemblant de s’en vouloir retourner, ſi bien que nous les priâmes derechef en pleurant de nous receuoir pour eſclaues, & de nous aller vendre où il leur plairoit ; à quoy i’adiouſtay qu’on leur donneroit pour moy telle rançon qu’ils voudroient, comme ayant l’honneur d’appartenir de bien prés au Capitaine de Malaca ; bien, nous reſpondirent-ils alors, nous ſommes contens de n’vser pas dauantage de refus, à condition que ſi ce que tu dis n’eſt veritable, apres t’auoir lié les pieds & les mains, nous te ietterons tout vif dans la mer. Leur ayant repliqué de le faire ainſi en cas que cela ne fut, il y en eut quatre parmy eux qui ſe ietterent à terre tout auſſi-toſt, & nous mirent dans leur barque ; car nous eſtions ſi foibles alors, & en ſi piteux eſtat, que nous ne pouuions nous remuer. Comme ils nous y tindrent dedans, s’imaginants que par le moyen des fers, & du foüet, ils nous feroient confeſſer où nous auions caché noſtre argent, ſe perſuadans touſiours que nous leur en donnerions, ils nous firent lier tous deux au pied du maſt, puis auec deux doubles cordes ils nous mirent tous en ſang, nous frappans en hommes inſenſibles à la pitié. Or dautant qu’à force de me battre ils m’auoient rendu demy mort, pour me faire reuenir, ils ne me donnerent point à moy comme à mon compagnon, d’vn certain breuuage compoſé d’vne maniere de chaux, détrempée dans de l’vrine, dont l’effet fut tel, qu’en ayant pris, vn ſi furieux vomiſſement le ſurpriſt, qu’il vuida ſes poulmons, & ſon foye ; de ſorte qu’il en mourut vne heure apres. Et parce que dans ce qu’il vomit ils n’y treuuerent point d’or comme ils eſperoient, Dieu voulut que cela fut cauſe qu’ils ne m’en firent point autant qu’à luy, mais ſeulement ils me lauerent les playes qu’ils m’auoient faites à coups de foüet, auec le meſme breuuage, pour empeſcher que ie n’en mouruſſe. Ce qui toutesfois me cauſa vne douleur ſi extréme, que i’en fus à l’article de la mort. Eſtant party de cette riuiere que l’on nomme Ariſſumhée, nous allaſmes le lendemain apres diſner prendre terre en vn lieu dont les maiſons eſtoient couuertes de chaume, appellé Ciaca, qui eſt du Royaume de Iambes, là ils me tinrent vingt ſept iours, durant leſquels aſſiſté de la faueur diuine, ie receus vne entiere gueriſon de mes playes. Alors ceux qui auoient part à ma perſonne, qui eſtoient ſept de nombre ; voyant que ie ne leur pouuois eſtre vtile en leur meſtier, qui eſtoit de ne bouger de l’eau pour peſcher, m’expoſerent a l’encan par trois fois, ſans qu’il ſe treuuaſt iamais perſonne qui me vouluſt achepter. Ce qui fut cauſe que ſe défians de me pouuoir vendre, ils me mirent hors de leur maiſon, pour ne me point donner à manger, puiſque ie ne leur eſtois propre à rien. Il y auoit deſia trente ſix iours que i’eſtois hors de leur pouuoir, abandonné par ces inhumains, & mis à la paſture comme vn cheual de rebut, ſans qu’il me reſtaſt d’autre inuention pour viure, que de demander de porte en porte, quelque petite aumoſne, que l’on me donnoit fort rarement, à cauſe que tous ceux de ce pays eſtoient grandement pauures, lors qu’vn iour, comme i’eſtois couché au Soleil, ſur le ſable, le long du riuage de la mer, où ie me plaignois à part moy de mes infortunes, Dieu permit qu’il vint à paſſer par là fortuitement vn Mahometan, natif de l’Iſle de Palimban ; ceſtuy-cy ayant eſté autresfois à Malaca en la compagnie des Portugais, me voyant ainsi nud, & eſtendu sur le ſable, me demanda ſi ie n’eſtois point Portugais auſſi, & que i’euſſe à luy dire la verité. À quoy ie luy fis reſponſe que ie l’eſtois en effet, & nay de parens fort riches, qui luy donneroient pour ma rançon tout ce qu’il voudroit, s’il me vouloit mener à Malaca, où i’eſtois nepueu du Capitaine de la fortereſſe, comme fils d’vne ſienne ſœur. Le Mahometan m’oyant parler ainſi ; s’il eſt vray, me reſpondit-il, que tu ſois tel que tu dis, quel ſi grand peché peus-tu auoir fait pour eſtre reduit au miſerable eſtat où ie te vois maintenant ? Alors ie luy racontay de point en point comme ie m’eſtois perdu, & de quelle façon les ſept peſcheurs qui m’auoient là mené dans leur barque, & depuis dans leur maiſon, m’en auoient chaſſé finalement, pour n’auoir treuué perſonne qui me vouluſt achepter. À ces mots il me teſmoigna d’eſtre grandement eſtonné ; ſi bien qu’apres auoir eſté quelque temps tout penſif ; Eſtranger, me dit-il, ſçache que ie ne ſuis qu’vn pauure Marchand, tellement incommodé, que tout mon bien ne vaut pas dauantage de cent Pardains, qui valent la pièce vingt-cinq ſols de noſtre monnoye ; auec ce peu d’argent ie me ſuis mis au trafic des œufs d’Alauſes, eſperant par ce moyen de gaigner ma vie, ce que iamais ie n’ay ſceu faire. Mais eſtant bien aſſeuré maintenant de pouuoir gaigner quelque choſe à Malaca, ſi le Capitaine & les Officiers de la doüane ne me faiſoient le tort que i’ay oüy dire qu’ils ſont à pluſieurs Marchands de leurs marchandiſes, dequoy i’ay veu pluſieurs perſonnes ſe plaindre, ie ſerois tres-content de m’y en aller. C’eſt pourquoy ſi tu iuges que ie m’y puiſſe rendre en aſſeurance, & que pour ton reſpect ie n’y reçoiue aucun déplaiſir, ie taſcheray de te rachepter des peſcheurs, deſquels tu dis eſtre eſclaue ; à cela ie luy reſpondis la larme à l’œil, qu’en l’eſtat où ie me voyois pour le preſent, ie iugeois bien qu’il n’y auoit pas d’apparence qu’il ſe fiaſt à moy de ce que ie luy dirois, tant pour mon extréme miſere, qu’à cauſe qu’il luy pouuoit ſembler que le deſir d’eſtre deliuré de captiuité, me luy fit priſer ma perſonne plus qu’on ne la feroit à Malaca. Mais que neantmoins s’il vouloit adiouſter foy à mes ſerments, puis que pour l’heure ie n’auois point d’autre aſſeurance à luy donner ; ie luy iurerois, & ſignerois de ma main, que s’il me menoit à Malaca, le Capitaine luy feroit beaucoup d’honneur pour l’amour de moy, & qu’auec ce qu’il ne prendroit rien des droits que deuoit ſa marchandiſe, ce qu’il auroit fourny pour moy luy ſeroit payé dix fois au double. Bien, me repartit le Mahometan, ie ſuis content de te rachepter, & te reconduire à Malaca, à la charge que tu ne diras rien de ce que nous auons conclud enſemble, de peur que tes Maiſtres ne te mettent à ſi haut prix, que ie ne te puiſſe tirer de leurs mains, bien que i’en aye la volonté. Alors luy ayant confirmé par ſerment de ne rien faire que ce qu’il voudroit, comme iugeant bien qu’en effet cette condition eſtoit neceſſaire à executer mon deſſein, cela fut cauſe qu’il eut de la creance en moy, & qu’il s’y fia fort facilement.