Les Volcans sous-marins

Les volcans sous-marins
J. Thoulet

Revue des Deux Mondes tome 13, 1903


LES VOLCANS SOUS-MARINS

Les terribles événemens qui se sont accomplis à la Martinique donnent un triste intérêt d’actualité aux questions qui touchent à l’économie des volcans, l’un des sujets à la fois les plus simples et les plus compliqués de la géologie. Les nombreux articles de journaux écrits à cette occasion montrent malheureusement que les notions, même élémentaires, relatives aux phénomènes éruptifs, sont encore assez peu répandues. Pour les résumer succinctement, il suffira de dire que les multiples formes des manifestations de l’activité volcanique, la nature des divers produits solides ou gazeux qui en émanent, laves, fumerolles, vapeur d’eau, acide sulfureux, acide chlorhydrique, acide carbonique et autres sont maintenant parfaitement connues depuis les travaux des savans qui se sont occupés de ces études et parmi lesquels on citerait, en France, Elie de Beaumont et Ch. Sainte-Claire Deville. En revanche, rien n’est connu, et l’on ajouterait volontiers, n’est susceptible d’être connu quant à la marche du cataclysme. On calcule les phases d’une éclipse, la trajectoire d’un cyclone, on peut prévoir les débordemens d’un fleuve, on ne peut pas prévoir une éruption volcanique. Les faits abondent, ils rentrent tous dans un certain nombre de catégories, on en a décrit des milliers, mais sans parvenir à formuler une seule loi absolument rigoureuse.

Un volcan demeure inerte pendant des siècles ; n’était son aspect extérieur si caractéristique, on le prendrait pour une montagne ordinaire ; son sommet se couvre de lacs, de forêts ; la mémoire des hommes perd tout souvenir de son activité passée. Brusquement cette activité se réveille, les flancs de la montagne s’entr’ouvrent, il en jaillit des torrens de laves, de lapilli, de gaz, de vapeurs ; son sommet boisé où, comme au Vésuve, on se livrait aux plaisirs de la chasse, où s’étaient réfugiés et avaient combattu Spartacus et ses compagnons, se creuse en cratère ; il s’effondre et, en quelques heures, Herculanum et Pompéi sont ensevelies sous les cendres. Dans certains cas, le volcan ne cesse pas d’agir ; d’autres fois il paraît s’endormir ; tantôt ses paroxysmes ont lieu à intervalles presque réguliers ; tantôt ils sont très irrégulièrement espacés. Mais jamais on n’a découvert la loi qui en gouverne le renouvellement, par la simple raison que cette loi n’existe pas. Certes, les théories n’ont pas manqué ; beaucoup ont été formulées, mais la réalité leur a infligé de cruels démentis, et elles sont restées ce qu’elles étaient : des hypothèses. Les phénomènes volcaniques s’observent, se découvrent, s’expliquent, et ne se prévoient pas. Quelque opinion qu’on énonce sur un volcan, il est loisible de l’appuyer sur des exemples. La croûte terrestre est un vieil édifice qui tombe. Devant une ruine à l’intérieur de laquelle il est à jamais interdit de pénétrer, quelque architecte se hasardera-t-il à prédire l’instant où s’écroulera tel ou tel pan de mur ; affirmera-t-il que désormais les pierres ne s’ébouleront que l’une après l’autre ou par deux ou trois ensemble ou en masse ; osera-t-il rassurer celui qui plantera sa tente au pied de cette ruine et lui conseiller de dormir en paix, parce que, hier, avant-hier, telle ou telle portion se sera abattue et que l’on est certain que les chutes n’ont jamais lieu qu’à intervalles fixes ? Les observatoires et les observateurs n’y font pas grand’chose et, eussent-ils existé, à cette funeste date du 8 mai 1902, tout autour de la Montagne-Pelée, ils n’auraient rien changé à l’effroyable catastrophe. Il ne s’est, en effet, écoulé que quelques minutes à peine entre le moment où est sortie des flancs de la montagne la formidable bouffée de gaz asphyxians et brûlans et l’instant où celle-ci a balayé la ville de Saint-Pierre en anéantissant tout sur son passage.

Tout ce que l’on est en droit d’affirmer, c’est que les volcans sont distribués sur le globe le long de certaines zones dangereuses déterminées où les phénomènes sismiques se font sentir avec une grande fréquence et exercent leurs ravages, parmi lesquels ceux du genre de la Martinique n’ont rien d’extraordinaire. Le Krakatoa, au milieu du détroit qui sépare Java de Sumatra, fait 20 000 victimes en 1883, porte par un raz de marée un bâtiment à vapeur dans une forêt à deux kilomètres au milieu des terres, envoie un tel nuage de cendres qu’elles se répandent sur une aire d’environ 750 000 kilomètres carrés, tandis que les poussières fines, lancées à une hauteur de 36 kilomètres, font au moins trois fois le tour de la terre en donnant naissance à des colorations particulières des astres et du ciel. Au Japon, chaque année, plusieurs centaines et quelquefois plusieurs milliers d’êtres humains périssent, sinon par les éruptions volcaniques elles-mêmes, du moins par les tremblemens de terre et les mouvemens de la mer, qui ne sont que des aspects différens du même phénomène. Les volcans de l’Amérique centrale, dans des régions peu peuplées, engloutissent des villages entiers sous des flots de boue. Aucune certitude n’existe quant à la périodicité des manifestations volcaniques. Sera-t-il jamais au pouvoir de la science humaine de garantir, même à très courte échéance, l’avenir de celui qui habite les flancs d’un volcan ? Sur ce sujet, aujourd’hui, le plus savant et le plus ignorant peuvent parler avec une égale assurance.

Si les volcans continentaux ont été très étudiés quant aux caractères de leurs manifestations, il n’en a pas été de même des volcans sous-marins. Pour beaucoup de savans, leur existence à de grandes profondeurs sous l’eau des océans est même problématique. La commission envoyée à la Martinique a déclaré qu’aucun changement ne s’était effectué dans la topographie du sol immergé voisin du volcan. Peut-être a-t-elle raison. Elle aurait néanmoins eu davantage raison en se montrant moins affirmative. Les câbles télégraphiques ont été brisés à de nombreuses reprises autour des îles des Antilles, théâtre des derniers événemens, et l’on a peine à croire que ces ruptures aient eu lieu sans que le sol sur lequel reposaient les câbles en ait éprouvé aucune modification. Les changemens topographiques auxquels donne lieu, au fond des eaux, un cataclysme du genre de celui de mai-août 1902, ne sont probablement que d’étendue restreinte et, par suite, ils sont difficiles à découvrir, sauf par un examen très long et très précis. Le regard ne pénètre pas au fond de la mer et la sonde ne garantit qu’un seul point à la fois. Encore si l’on était en droit de se fier à des cartes topographiques antérieures très détaillées et absolument exactes ! Mais celles-ci n’existant pas pour la France, — bien entendu, avec le degré de précision indispensable à ces sortes de recherches, — elles existent moins encore pour les parages de la Martinique. Les plans hydrographiques cessent au-delà d’une centaine de mètres de profondeur, car leur but est de servir aux atterrissages. Les navires, sont en complète sécurité lorsqu’ils ont autant d’eau sous leur quille et ils ne craignent que les faibles profondeurs. C’est ainsi que les rechs situés en Méditerranée, devant Banyuls, ces profonds et étroits ravins bien plus larges et plus profonds que des fissures volcaniques, sont restés inconnus avant leur récente découverte par M. Pruvot.

Nulle part, on n’a donc trouvé l’emplacement exact de volcans sous-marins. Si leur étendue, relativement faible, et aussi le peu de développement de la science de l’océanographie, rendent leur découverte difficile, leur existence ne saurait cependant faire l’ombre d’un doute, car elle est la conséquence obligée de plusieurs considérations.

On possède une foule d’exemples d’îles volcaniques surgies du milieu des flots. L’île Julia, ou Ferdinandea, ou Graham apparut au sud de la Sicile en 1831 ; elle disparut après une existence de deux mois environ, et, à la place qu’elle occupait, la sonde accuse une profondeur d’une cinquantaine de mètres. Quel beau, intéressant et utile travail ce serait, et combien digne de tenter un propriétaire de yacht désireux d’employer à une œuvre de science les loisirs d’une croisière dans le plus admirable des pays, que de relever avec exactitude la carte topographique de la localité, d’y récolter les échantillons de fonds nécessaires pour dresser la carte lithologique, d’y recueillir des échantillons d’eau en séries verticales dont on prendrait la température, la densité, dont on ferait ensuite l’analyse chimique, surtout au point de vue des gaz ! Combien on regrette de ne pas posséder un bateau, première condition, hélas ! pour étudier les phénomènes de la mer !

L’île Sabrina apparut et disparut en 1811 au voisinage des Açores. En 1866, l’île Giorgios vint agrandir l’île Nea-Kameni dans l’archipel de Santorin. Boguslavv est un volcan marin analogue dans l’Alaska. Au mois de septembre 1901, on annonçait la disparition subite de la petite île Bermuja dans le sud du golfe du Mexique, par 22°34’11" et 93°38’16", à la suite de l’éruption de la Montagne-Pelée.

Ces éruptions ont lieu le plus souvent en eau peu profonde, circonstance qui, d’ailleurs, facilite leur apparition au-dessus du niveau de la mer ; mais, quelquefois, comme pour Sabrina, elles se font en eau profonde, puisque la sonde indique une fosse aux contours mal définis et d’au moins 3 500 mètres sur l’emplacement de l’île disparue. La zone des Açores est particulièrement intéressante ; c’est une région privilégiée d’activité volcanique se trouvant précisément au point de croisement des deux grandes, zones d’activité actuelles. L’une prend en écharpe le globe terrestre, et son parcours est jalonné par l’Amérique centrale, le Mexique, les Antilles, les Açores, le sud de l’Espagne, l’Etna et le Vésuve, Santorin, puis la Mer-Rouge et le golfe Persique, l’île Bahrein et, enfin, l’archipel Malais. Une autre ligne occupe l’axe même de l’Atlantique, marquée par les îles Tristan d’Acunha, Sainte-Hélène, l’Ascension, les archipels du Cap Vert, des Canaries, des Açores, Madère et, tout au nord, la région si éminemment volcanique de l’Islande. Le Pacifique est entouré d’une ceinture de volcans.

L’axe de l’Atlantique est particulièrement connu comme étant le siège de fréquens tremblemens de mer, autre forme de l’activité sismique. Ce phénomène se traduit par un choc de nature spéciale éprouvé par les bâtimens naviguant au-dessus de la région. L’impression est celle qu’on ressentirait si la quille venait subitement à racler le fond. La carte de l’Atlantique de l’Atlas physique de Berghaus indique l’emplacement de quelques points où ont été éprouvées en mer des secousses en 1806, 1824, 1836 et 1878. Les tremblemens de mer sont une preuve directe de commotions sismiques provenant du sol même de l’Océan, et cette origine est d’autant plus certaine que l’événement ne coïncide généralement avec aucune éruption continentale, laquelle ne saurait passer inaperçue. Une seconde preuve de l’existence de foyers d’éruption sous-marins est la rupture des câbles télégraphiques et le mode particulier de leur fracture qui a lieu par arrachement, ainsi que les bouleversemens du fond observés, par exemple, dans les parages de la Grèce et dans l’archipel Malais. Maintenant que l’attention est attirée sur ces phénomènes, il serait à désirer que toutes les circonstances en fussent désormais étudiées avec la plus scrupuleuse attention par des spécialistes compétens, car l’industrie télégraphique sous-marine, pour ne parler que des sciences d’application, a tout intérêt à les connaître dans leurs moindres détails. On prétend que des dégagemens d’hydrogène sulfuré ternissant les objets d’argent ont lieu en pleine rade d’Ajaccio, entre les îles Sanguinaires et la côte opposée.

Les sondages qui, surtout dans ces derniers temps, ont été exécutés autour des îles volcaniques par les compagnies anglaises de télégraphie en vue d’étudier les points d’atterrissage de leurs câbles ont permis de dresser avec précision le relief des abords de ces îles. Ils ont démontré combien les pentes en étaient abruptes, coupées de ravins profonds et tout à fait analogues, au-dessous des eaux, aux montagnes volcaniques continentales. Les pentes de Tristan d’Acunha sont de 33 degrés : celles autour de Saint-Paul atteignent en certains points 62 degrés ; à San Thomé, dans le golfe de Guinée, aux Açores, à Jan Mayen, aux îles Lipari, à Santorin, à l’île Amsterdam, dans les îles de la mer de Banda et l’archipel de la Société, partout, autour des îles volcaniques, les pentes sont excessivement rapides ; partout, comme pour les volcans subaériens, c’est au voisinage immédiat du cratère que se trouvent les plus fortes. Il arrive aussi que diverses îles volcaniques d’un même groupe s’élèvent d’un même massif comme d’un socle commun et ensuite, à une profondeur plus ou moins considérable, s’isolent pour former autant de pitons séparés. On le constate aux Açores, aux îles de la Société, aux Fidji, aux Samoa, au Stromboli. Tout s’accorde pour indiquer que, de même que les volcans subaériens, les volcans marins, après avoir formé par leurs déjections solidifiées un socle massif individuel ou commun, aux parois inclinées, se sont accrus par l’accumulation sur leurs pentes de matériaux éjectés, soit massifs comme les laves, soit pulvérulens comme les lapilli, et tous les débris postérieurement arrachés aux flancs du cône aérien lorsque celui-ci, d’abord sous-marin et s’exhaussant lentement par poussée souterraine, a fini par atteindre les régions superficielles de l’Océan où se fait sentir l’action des vagues et par suite l’érosion, et a, enfin, émergé au-dessus de l’eau. Si tant de volcans sont ainsi parvenus à s’élever jusqu’à apparaître aux yeux, combien ne doit-il pas en exister d’autres en train de s’exhausser, quoique encore loin d’atteindre la surface, cachés qu’ils sont sous les flots et situés en plein océan dans des parages où le hasard problématique d’un coup de sonde heureux paraît devoir être de longtemps le seul moyen d’obtenir la certitude de leur présence ?

Tout d’abord notons un phénomène capital parmi ceux qui accompagnent les éruptions sous-marines. Il a été bien mis en lumière par le docteur E. Berté, qui, médecin à bord du Pouyer-Quertier, bâtiment télégraphiste français, a assisté en mer à toutes les phases de l’éruption de la Martinique et qui, par ses fonctions, était mieux que personne en mesure d’observer ceux de ces phénomènes s’accomplissant spécialement au fond des eaux. Il s’agit de réchauffement des couches d’eaux à une profondeur dépassant 2 000 mètres et des courans violens qui en sont la conséquence. Le récit du docteur E. Berté a paru dans le numéro de septembre du Bulletin de la Société de Géographie de Paris.

« La toile goudronnée qui entoure les bouts du câble brisé qu’on ramène à bord, et qui, ordinairement, est, encore intacte après dix ou quinze ans de submersion, n’existe presque plus. Le goudron qui imbibe la toile coule sur le pont et dans la cuve où le câble est replié : il est chaud ainsi que l’armature en acier qui enveloppe les lignes. »

Cet échauffement du sol communiqué aux eaux sus-jacentes donne naissance à de violens courans se faisant sentir jusqu’à la surface et probablement plus violens encore dans les profondeurs. Je cite de nouveau le docteur Berté :

« Le 7 mai 1902, courant de 3 nœuds portant dans le Nord qui nous fait dériver de 15 milles en 5 heures et qui fait couler une bouée. Le lendemain, catastrophe de Saint-Pierre.

« Les jours suivans, le courant disparaît, et nous pouvons rester les nuits à flotter par le travers de l’île La Perle, sans dériver d’un demi-mille. Pendant ce temps, la Montagne-Pelée est calme ou du moins peu agitée.

« Le 20, éruption, et un courant reparaît, moins violent, il est vrai, que le 8. Le 6 juin, les mêmes phénomènes se reproduisent. »

Les observations de M. Berté sont de la plus grande importance et devront être prises en très sérieuse considération dans toute étude de lithologie sous-marine.

Il est certain qu’un courant aussi violent entraînera des sédimens sableux déjà déposés sur le fond et qu’il les laissera retomber plus loin au milieu des sédimens vaseux habituels des profondeurs. Le phénomène étant transitoire, ces dépôts prendront fin avec lui et, au total, il se sera formé des lentilles sableuses. La remarque trouve son application en géologie descriptive. Supposons en outre que, dans un sondage, on observe contre le fond un relèvement de la température de l’eau par rapport aux températures régulièrement décroissantes de haut en bas suivant la verticale de ce sondage et, pour plus de sûreté, que l’on reconnaisse que cette température de l’eau immédiatement sus-jacente au fond est supérieure à la température du fond lui-même. On sera alors en présence d’un courant volcanique. Celui-ci sera très probablement non permanent, c’est-à-dire temporaire. En d’autres termes, il est douteux que, en sondant à la même place, après un certain temps, on retrouve la même température de l’eau. Si l’on peut exécuter sans plus tarder cette recherche, en continuant les sondages thermométriques contre le fond et en comparant entre eux les résultats pointés sur la carte, on sera infailliblement amené à la localité-origine en se dirigeant du côté vers lequel l’eau sera plus chaude de même qu’on retrouve la source d’un fleuve en remontant son courant. Le procédé permettra donc de découvrir la position précise d’un centre d’activité volcanique sous-marin. Il importerait aussi de constater et, si possible, de doser l’acidité de l’eau elle-même, très probablement chargée d’acide carbonique.

Il se peut aussi que l’on soit mis sur la voie de la découverte des centres sous-marins d’éruption par l’examen des sédimens volcaniques. Ceux-ci ne sont pas disséminés sur le fond tout entier, comme le pensent certains océanographes qui sont d’avis que les poussières volcaniques décomposées au sein des eaux constituent à elles seules l’élément minéral essentiel de toutes les vases abyssales. Ces sédimens sont au contraire répartis par places et très reconnaissables. Grâce à la bienveillance du prince de Monaco, j’ai eu le loisir d’examiner environ 200 échantillons de fonds recueillis par lui principalement dans les parages volcaniques des Açores, des Canaries et des îles du Cap Vert, et j’ai constaté combien leurs caractères généraux étaient uniformes. Outre le calcaire d’origine organique, débris de foraminifères ou autres, constituant l’élément principal des vases profondes, ils sont composés surtout de grains de basalte, de feldspath, d’amphibole, d’olivine, de pyroxène et de magnétite, ainsi que de minéraux amorphes, scories volcaniques, verres volcaniques bulleux ou compacts et, enfin, débris de ponce. Ces minéraux sont caractéristiques et, pour ce motif, il convient de donner sur eux quelques détails. Mais, dès à présent, on est en adroit d’affirmer que très faciles à diagnostiquer, — au microscope, bien entendu, — et très différens les uns des autres, ils sont localisés non seulement sur le lit océanique tout entier, mais même sur les fonds spécialement volcaniques. Certains d’entre eux sont visiblement scoriacés, c’est-à-dire avec prédominance de scories, d’autres particulièrement riches en obsidienne, d’autres enfin, comme, par exemple, ceux des Açores, éminemment ponceux.

Lorsque, après un nombre suffisant d’analyses, les cartes lithologiques sous-marines auront été amenées à un degré de précision convenable et que les régions à prédominance de fonds scoriacés ou d’obsidienne ou de ponce auront été bien délimités on observera que leur distribution est ordonnée par rapport à la position de l’orifice volcanique quel qu’il soit, point unique ou fente plus ou moins allongée. Les ponces très légères ont toute probabilité d’être plus éloignées, tandis que les scories, les verres bulleux et, davantage encore, les obsidiennes compactes ont chance d’être plus voisines. De proche en proche, sur la carte, on parviendra donc à circonscrire la position probable de la bouche d’éjection dont il ne restera alors qu’à fixer la position exacte par sondages, car elle doit être accusée par un relief spécial tel qu’une dépression cratériforme brusque et assez circonscrite ou bien plutôt par le sommet ou le plateau culminant d’un dôme aux pentes inclinées. On sera confirmé dans son jugement par l’absence relative de vase et la présence de la roche vive, qui, malheureusement, dans un sondage, ne se traduit que par une indication négative : l’absence de tout sédiment ramené par la sonde ou la déchirure, sinon la perte des dragues et chaluts envoyés sur le fond. Les nouveaux perfectionnemens apportés par le prince de Monaco dans la récolte des échantillons de fonds dont il obtient des boudins longs de 50 centimètres, seront d’un puissant secours dans ces recherches. Il est fâcheux que les appareils destinés à la récolte des échantillons purement sableux laissent encore autant à désirer.

Ces minéraux caractéristiques, scories, obsidiennes et ponces, prenant ainsi un intérêt considérable, devront donc être assez connus pour être immédiatement distingués dans un échantillon. Les scories ont un aspect particulier : noires, brunes ou rougeâtres, poreuses ; elles sont identiques à des scories aériennes finement pulvérisées, quoique souvent, par suite de leur séjour dans la mer, certaines portions, par un phénomène de modification chimique auquel on a donné le nom de diagenèse et qui consiste surtout en une peroxydation du fer, soient partiellement transformées en un produit de décomposition de couleur rouge, mal déterminé et mal déterminable à cause de sa composition assez vague, et nommé palagonite.

Les verres volcaniques, non moins aisés à reconnaître pour quiconque les a vus une fois, sont bulleux ou compacts comme du verre à bouteilles. Le Challenger en a trouvé des fragmens gros comme des noix dont le noyau seul était resté vitreux tandis que la périphérie était transformée en palagonite. La plupart de ceux des Açores, — et il est à supposer que, partout dans l’Océan, ils montrent ce même caractère, — sont de couleur verdâtre clair, compacts, ressemblant à du verre à bouteilles pilé et lavé, extrêmement fin, les fragmens n’ayant guère plus de un à deux dixièmes de millimètre. On les imite en pulvérisant et en lavant du verre commun de couleur très foncée ou, mieux, des fragmens d’obsidienne provenant du Mexique ou de Lipari.

Pour m’expliquer leur genèse et les reproduire par synthèse, j’ai fondu de ces verres ou de ces obsidiennes dans un creuset et j’ai versé dans de l’eau froide la matière devenue fluide. J’ai provoqué ce qu’on appelle en langage technique un « étonnement » de la matière. J’ai obtenu ainsi un résidu de fragmens anguleux très fins ou arrondis, véritables larmes bataviques microscopiques dont un très léger choc ou un écrasement provoquait la rupture en éclats excessivement ténus et tellement ressemblans aux minéraux analogues trouvés dans les fonds marins qu’on se ferait fort d’en mélanger une notable proportion dans un échantillon véritable et de mettre au défi de deviner la supercherie et de soupçonner l’addition de ces grains artificiels.

Le dernier produit volcanique caractéristique est la ponce de couleur grise, à structure fluidale bien prononcée, composée de faisceaux filiformes allongés. Si, dans les régions volcaniques, les fonds en sont en certaines places, — autour des Açores, par exemple, — abondamment pourvus, il n’est pas rare d’en trouver des fragmens parfois assez gros sur le sol, très loin de toute région volcanique. J’en ai recueilli en 1895, à bord du Caudan, par dragages, dans le golfe de Gascogne. Le Challenger en a dragué dans une foule d’endroits.

Je me suis livré à diverses expériences sur ces ponces. Je ne saurais les décrire ici sans risquer d’allonger beaucoup cette étude. Je me bornerai à dire que mes expériences m’ont amené à la conviction que les ponces de fond, quel que soit leur volume, ne proviennent que d’éruptions sous-marines actuelles. Celles qui ont été au contact de l’air froid et qui ont été amenées à la mer d’une manière quelconque : projection directe hors de la bouche du volcan comme en Sicile et surtout au Krakatoa en 1883, ou bien enlevées par les vagues à des amas de ponce formant rivage, ou bien encore arrachées par les pluies dans l’intérieur des terres et charriées jusqu’à la mer par les rivières et les torrens, toutes ces ponces, à moins qu’elles ne soient à l’état de poussière, ne descendent pas sur le fond. Elles flottent pour ainsi dire indéfiniment à la surface de l’eau, y deviennent le jouet des vents et s’isolent les unes des autres, quel qu’ait été leur amoncellement au début comme au Krakatoa où s’était formé contre le rivage un banc de ponces flottantes long de 30 kilomètres, large de 1 kilomètre et épais de 3 à 4 mètres. Eparpillés, chassés au loin par les courans, les fragmens finissent, quelle qu’ait été la durée de leur course errante, par arriver à très peu près intacts sur un rivage quelconque où ils s’échouent. À cause de leur extrême fragilité, ils sont alors immédiatement triturés par le ressac contre le sable de la plage. J’en ai vu flotter aux îles du Cap Vert autour de la Princesse-Alice, que j’ai recueillis, et j’en ai ramassé, après un orage, sur le sable à Sao Antao. Qui sait d’où viennent et combien de temps ont flotté les bouchons qu’il est si fréquent de trouver échoués le long du bord, dans des parages déserts où ils se conservent intacts pendant très longtemps, grâce à leur élasticité qui les fait résister aux chocs ? Au contraire, les fragmens de ponce, de nature huileuse et éminemment fragile, sont bientôt usés et réduits en poussière tellement fine et imperceptible qu’il n’est plus possible de les découvrir au milieu de l’énorme prédominance des galets, des graviers ou même simplement des grains de sable beaucoup plus gros et bien plus résistans des dépôts côtiers au sein desquels ils sont confondus.

Les ponces du fond, sorties de bouches volcaniques sous-marines avec leurs pores remplis de gaz chaud, sont « étonnées » dès qu’elles parviennent au contact de l’eau de mer froide ambiante. Cette eau les pénètre, les alourdit, leur permet peut-être de s’élever à une certaine hauteur au-dessus du fond et d’y demeurer en flottaison parfaite si leur densité est rigoureusement égale à celle du liquide qui les baigne entièrement et les imbibe en partie, mais elles ne remontent pas à la surface. Que l’on chauffe un fragment de ponce et qu’on le jette dans un vase plein d’eau, il y enfoncera immédiatement et restera submergé, tandis que, si l’on répète la même expérience sur un fragment froid, il demeurera toujours à la surface, même si l’on agite fréquemment le liquide. J’en possède de la dimension d’une noisette, qui flottent ainsi depuis plusieurs années. Les petits fragmens « étonnés » dans la mer sont très lentement transformés en une masse rougeâtre sans consistance, présentant certaines ressemblances avec la palagonite, et qui, en se délitant, a peut-être fourni ces grains opaques d’un brun rouge plus ou moins vif ou jaunes que le microscope permet de distinguer dans la plupart des fonds, surtout volcaniques. Les gros fragmens décomposés à leur surface par leur étonnement peuvent avoir conservé leur intérieur intact. Très peu pesans, ils auront été entraînés par les courans sous-marins, à commencer par le courant extraordinaire dû à l’éruption même, et être chassés très loin sur les fonds d’où la drague nous les ramène aujourd’hui.

Cherchons ce que peut être une éruption sous-marine. Le sol s’entr’ouvre et vomit une masse de matériaux divers à température très élevée. La plupart sont des gaz ou des vapeurs. La vapeur d’eau d’origine interne est immédiatement condensée par l’énorme quantité d’eau marine sus-jacente ; chaque bulle, quel que soit son volume, est aussitôt fractionnée, refroidie, condensée et finalement absorbée. Les gaz hydrogène sulfuré, acide sulfureux, acide chlorhydrique et même acide carbonique sont solubles et par conséquent, eux aussi, immédiatement dispersés et dissous. Rien n’a été visible à la surface de la mer, sauf quelques bulles ayant échappé à l’action dissolvante de plusieurs centaines et même plusieurs milliers de mètres d’eau, et qui sont d’ailleurs comme émiettées et rendues indiscernables au milieu du mouvement et de l’écume des vagues. Tout se bornera donc, en tant que manifestation extérieure, à une secousse de tremblement de mer telle que des navires en ont ressenti, ou bien à une vague très grosse et subite se propageant à la surface, phénomène connu des navigateurs, ou encore à une lame dite de fond, courant avec rapidité à travers les eaux calmes du fond de l’océan, puis, tout d’un coup, remontant verticalement en suivant la montée du sol sous-marin à l’approche d’une terre. Alors, sans doute renforcée par des interférences dues à des chocs contre les sinuosités des rivages et les inégalités du fond, elle donne naissance à ces secousses verticales de bas en haut et ensuite de haut en bas qui, le long de nos côtes atlantiques françaises, ont causé bien des sinistres parmi nos pêcheurs. Le bateau brusquement soulevé et retombant éprouve une secousse qui le disjoint et le fait couler à pic. Très près de ce qu’on pourrait nommer l’épicentre de l’éruption, il se produira des tourbillons et des courans violens qu’on n’aura guère chance de constater s’ils ont lieu au large et par mauvais temps, et qu’en tous cas, on ne songera pas à attribuer à leur véritable cause.

Pendant ce temps, les matières solides éjectées, soumises à un refroidissement subit au milieu des eaux profondes à température de quelques degrés à peine supérieure à zéro, seront « étonnées. » La gigantesque larme batavique formée sera presque aussitôt pulvérisée. Selon sa nature, elle donnera naissance à des scories, à des verres volcaniques bulleux ou compacts et à des ponces. Mais les gaz chauds qui les remplissent et seront immédiatement condensés ne permettront pas aux minéraux bulleux de s’élever jusqu’à la surface. Selon leur volume, ils seront, s’ils sont petits, simplement chassés par la commotion à une faible distance de l’orifice, ou bien si, comme les ponces, ils sont à la fois de gros volume, très bulleux et en même temps de densité réelle relativement faible, étant constitués par du feldspath et peu ferrugineux, ils s’élèveront à une certaine hauteur, seront pris par les courans et emportés. Cependant, par absorption lente de l’eau, ils s’alourdiront peu à peu ; leur trajectoire s’abaissera de plus en plus vers le fond sur lequel ils finiront par se déposer très loin de leur lieu d’origine. Le verre volcanique, plus lourd parce qu’il est plus ferrugineux et plus compact, ira moins loin ; le verre complètement compact demeurera presque sur place en paillettes aplaties, les blocs de grosseur moyenne seront rares comme dans les larmes bataviques, qui ne se brisent jamais en gros fragmens. Ces diverses roches à forte température, mises en contact avec l’eau de la mer, seront vivement attaquées dans leurs portions extérieures ; elles se transformeront en palagonite ou, d’une façon générale, en grains amorphes, opaques, rouges, bruns ou jaunes, de composition indécise, sorte de latérite volcanique, qui seront disséminés sur l’immense étendue du lit océanique. Enfin, lorsque la surface de l’énorme magma, pulvérisée par l’« étonnement » sur une certaine épaisseur, aura été dispersée autour de l’orifice volcanique, il restera une masse compacte, tout au plus surmontée localement de gros blocs, et qui, maintenant refroidie, protégera les matières sous-jacentes et leur permettra de se refroidir lentement à leur tour. Peut-être se produira-t-il des fissures de retrait, étroites et profondes, presque impossibles à découvrir par sondages ; mais la masse elle-même aura des bords assez inclinés. De nouvelles éruptions élèveront encore la hauteur de la montagne sous-marine, sans toutefois modifier essentiellement sa structure, et elle deviendra le socle futur d’une île volcanique, laquelle finira bien un jour par surgir au-dessus des eaux comme Saint-Paul, Amsterdam et tant d’autres disséminées dans toutes les mers du globe.

En résumé, tous les faits connus prouvent que des éruptions volcaniques s’effectuent actuellement sur le fond même des océans. Ces phénomènes se traduisent par des événemens qu’il est d’une grande importance pratique de bien connaître, car ils mettent en danger les navigateurs et les pêcheurs. On est en droit d’espérer qu’il deviendra possible de déterminer l’emplacement des foyers d’activité sismique, en s’appuyant d’abord sur des sondages thermiques, puis sur l’analyse des fonds marins avoisinans, en reportant sur une carte les localités où auront été récoltés les échantillons, et, enfin, en établissant à coups de sonde la topographie détaillée de la région restreinte désignée par les recherches précédentes.


J. THOULET,