Les Voix secrètes de Jacques Lambert


LES VOIX SECRÈTES
de
JACQUES LAMBERT


I.

La frégate la Magicienne, après une courte station à San-Francisco, était à la veille de son départ. Un de ses jeunes officiers, René Gerbaud, qui avait paru fort préoccupé toute la journée, aborda vers le soir un de ses camarades.

— Mon cher Lambert, lui dit-il, j’ai à la fois une confidence à vous faire et un service à vous demander.

— Parlez, répondit Lambert.

— Eh bien ! je fais cette nuit même mes adieux à une femme que j’aime beaucoup. Son mari, que je ne connais pas, a été absent jusqu’à présent ; mais une lettre qu’elle a reçue lui annonce son retour d’un moment à l’autre. Après avoir voulu renoncer à cette entrevue, j’ai fini par céder. Je serai très prudent ; mais nous courons risque d’être surpris. Je désirerais, afin qu’un malheur n’arrivât point à la pauvre femme, pouvoir compter sur votre aide. Vous vous tiendriez à portée de la voix aux abords de la maison. Si rien de fâcheux ne survient, comme je me propose de ne rester que quelques minutes à ce dernier rendez-vous, je vous rejoindrais sur la route, et nous rentrerions ensemble à bord.

Il lui donna ensuite les indications nécessaires pour reconnaître la maison. Lambert ne répondit à son camarade qu’en lui serrant la main et en lui disant : Soyez tranquille, j’y serai.

Jacques Lambert était un peu plus âgé que Gerbaud. Il pensa que son ami en était sans doute à sa première affaire d’amour, et qu’il s’exagérait le danger de la situation. Néanmoins il voulut se tenir prêt à tout événement. À dix heures, ne sachant à quoi employer sa soirée, il se rendit à un monte (maison de jeu). Il s’était mis en habit bourgeois afin de ne point attirer les regards, et s’assit dans un coin. Le spectacle qu’un monte offrait à cette époque, — peu de temps après la découverte de l’or, — était vraiment curieux. La fièvre du jeu était extrême et la défiance excessive. Tous les joueurs sans exception étaint armés, et quelques-uns, tout en tenant les cartes, avaient à côté d’eux leur revolver sur la table. Des enjeux considérables, représentés par des masses d’or, allumaient la convoitise dans tous les yeux. Les chances du jeu amenaient fréquemment des scènes de désordre ou de violence. L’attention de Lambert se porta sur une table placée en face de lui à l’autre extrémité de la salle. Il s’y groupait une trentaine d’hommes de tout âge, de tout rang et de tout costume. Sans doute le coup qu’on allait jouer était décisif, car il régnait un grand silence parmi les joueurs. Le regard de Lambert embrassait tous ces hommes en général sans se fixer sur aucun en particulier. Il se plaisait à ce tableau de physionomies passionnées, les unes réfléchies et concentrées en elles-mêmes, les autres haletantes et effarées. Tout à coup il se fit un grand bruit mêlé de cris et d’imprécations. Les joueurs se ruèrent sur le banquier, qui tomba frappé d’un coup de couteau. Cette scène dura peu ; elle cessa sur les réclamations des assistans, qui se plaignirent de ne pouvoir jouer en paix. La table où le banquier avait été frappé fut désertée, et le malheureux resta étendu sur le sol sans que personne s’inquiétât de lui.

Lambert, qui avait tiré sa montre, s’aperçut qu’il était minuit et sortit à la baie. La maison que Gerbaud lui avait indiquée se trouvait à quelque distance de la mer, et à une lieue environ de San-Francisco. La route était bordée de petits arbres formant futaie. Quoique Lambert marchât vite, il éprouvait un grand bien-être. Après la scène de meurtre à laquelle il venait d’assister, il se sentait comme rafraîchi par la limpidité de l’air, la transparence de la nuit, bien qu’il n’y eût pas de lune, le silence de l’heure et la senteur des arbres. Il distingua bientôt la maison : c’était une petite habitation blanche à persiennes vertes, avec une galerie extérieure, dans le genre des villas italiennes. Aucune lumière ne brillait aux fenêtres. Lambert sourit. À ce moment sans doute, son ami prenait congé de sa belle maîtresse. Il ralentissait sa marche, lorsqu’un coup de feu, dont il put voir la flamme, partit à cinquante pas de lui. Agité d’un sombre pressentiment, il se précipita, et trouva Gerbaud la face contre terre et la poitrine traversée de deux balles. Lambert le souleva, l’étreignit, l’appela. Gerbaud, les yeux grand ouverts, mais la sueur de la mort sur le front, reconnut son ami, fit un suprême effort et lui dit : C’est le mari qui m’a tué, mais vous me vengerez.

Il fit un dernier mouvement, se renversa en arrière et expira. Lambert, qui s’était courbé vers lui, se dressa sur ses pieds. Pris d’une subite épouvante, il lui semblait qu’un autre coup de feu allait aussi l’atteindre ; mais tout était calme. Il se rassura et se demanda ce qu’il allait faire du corps de son ami. Il ne pouvait l’emporter, et il lui répugnait de l’abandonner. Il entendit alors au loin un bruit cadencé d’avirons. Il pensa, — ce qui était vrai, — que Gerbaud avait demandé une embarcation à cet endroit de la côte, et que cette embarcation arrivait. Aussitôt il courut au rivage et héla le canot à grands cris. Les matelots lui répondirent en forçant de rames, sautèrent à terre, et, conduits par lui, se dirigèrent vers la route. À l’instant où ils en gravissaient le talus, ils aperçurent un homme penché sur le cadavre et qui l’examinait. Cet homme, dont on ne put voir les traits, car il portait une partie de son poncho rabattue sur le visage, s’enfuit à leur approche. On le poursuivit, mais inutilement. Lambert, aidé de ses matelots, ramena le corps de Gerbaud à bord de la frégate. Son premier soin fut d’informer le commandant du triste événement de la nuit. Le commandant descendit à terre et pria le consul d’agir sur-le-champ. On se transporta aussitôt à la maison habitée par la femme qui était la cause involontaire de ce drame ; mais celle-ci avait disparu. Le commandant ne put qu’insister auprès du consul pour qu’il donnât suite à cette affaire ; ses instructions ne lui permettaient pas de différer son départ, et il fut même décidé, afin de ne point perdre de temps, que les funérailles de Gerbaud se feraient à bord.

Au point du jour, la frégate partit. Pendant les heures qui suivirent le départ, les officiers s’entretinrent longuement de Gerbaud, de sa fin funeste et des circonstances mystérieuses qui entouraient sa mort. La cérémonie de l’immersion avait été fixée au coucher du soleil. Cette cérémonie est simple et touchante. L’état-major et l’équipage se réunissent dans la batterie pour dire à leur camarade un dernier adieu. L’aumônier récite sur le corps les prières des morts, puis, au moment où le soleil disparaît, le corps lui-même, enveloppé d’un pavillon national et rapidement entraîné par un boulet que l’on attache à ses pieds, glisse au fond de son humide tombeau. Quelques minutes avant l’heure convenue, Lambert, qui avait fort recommandé qu’on le prévînt, était seul dans sa chambre et s’habillait. Il venait de mettre son chapeau et son épée lorsqu’il entendit le bruit sourd d’un corps tombant à l’eau. Il eut un frisson de colère et de douleur, car il se douta aussitôt que la cérémonie se faisait sans lui. En même temps et d’un mouvement machinal il se précipita à son hublot, comme si, par cette étroite ouverture, il eût pu apercevoir le corps une dernière fois ; mais, avant qu’il eût atteint la petite fenêtre, il vit s’y coller, les cheveux trempés d’eau, les yeux glauques, un doigt sur la tempe, la face livide de Gerbaud. Les lèvres lui crièrent : Souviens-toi de me venger ! — La terrifiante vision s’évanouit rapide comme un éclair. Jacques s’élança hors de sa chambre, et, à mi-chemin du pont, rencontra le timonier qui avait oublié de le prévenir. En voyant la physionomie bouleversée de l’officier, cet homme trembla et s’excusa en balbutiant. Jacques ne le punit pas. À quoi bon ? Ce qui était fait ne pouvait se réparer.

Pendant la plus grande partie de la soirée, il ne put réagir contre l’impression de terreur qu’il avait ressentie si soudaine et si vive ; mais à la longue il s’irrita de ce malaise. Jacques avait l’esprit sérieux et voulut se rendre compte de sa souffrance. Il y réussit. Il comprit que, par une évolution rapide de sa pensée, l’image de l’infortuné Gerbaud, tel qu’il l’avait vu à ses derniers instans et tel qu’il se l’était représenté coulant au fond des flots, avait pu lui apparaître. Son hublot, le seul point éclairé de sa chambre, avait dû, comme une toile toute préparée, se prêter à cette illusion de ses sens. Quant aux paroles qu’il avait cru entendre, c’était l’hallucination de l’ouïe complétant l’hallucination de la vue. Cependant ces paroles ne sortaient pas de sa mémoire et l’impatientaient. Certes il était naturel que Gerbaud mourant lui eût exprimé le désir d’être vengé ; mais de quelle façon pouvait-il se conformer à ce désir ? Où était le meurtrier ? Le connaissait-il ? le connaîtrait-il jamais ? Probablement non. Il ne fallait donc pas attacher à ces paroles plus d’importance qu’elles n’en méritaient. D’où venait donc qu’il s’en préoccupât ? En quoi l’engageaient-elles ? D’ailleurs Gerbaud n’avait tout au plus été que son camarade. Ce n’était pas sa faute si le malheureux avait été assassiné au coin d’un bois. Là pourtant Jacques hésitait. S’il se fût hâté davantage au rendez-vous, il eût peut-être empêché le crime de se commettre. Ce demi-remords, qu’il ne s’était point avoué jusque-là, lui expliquait comment il avait entendu les paroles dont il se tourmentait. C’était le sentiment de sa faute involontaire qui s’était réveillé tout à coup et qui lui avait rappelé ces paroles en lui présentant comme une expiation possible l’accomplissement d’un devoir de vengeance ; mais, après y avoir réfléchi, Jacques se courrouça presque de ces excessifs scrupules de conscience. En somme, il n’était point autrement coupable, et, s’en remettant à l’avenir pour les suites de cette tragique aventure, il se promit de chasser autant qu’il le pourrait de son esprit ces visions et ces fatigans souvenirs qui ne lui suscitaient pour les conjurer aucun expédient pratique.

Au bout de quelques jours, Jacques avait repris en effet sa vie accoutumée. L’existence de mer, avec sa régularité sérieuse et les énergiques décisions auxquelles les circonstances obligent, est le meilleur remède contre le trouble de l’imagination. La poésie des flots est mâle et fortifiante, et laisse peu de place aux chimères. On voit de trop près le danger réel pour garder longtemps la crainte puérile des fantômes. Jacques se le disait du moins, et s’il pensait encore à Gerbaud, c’était par curiosité, par cet attrait inquiet que les faits en dehors du cours ordinaire de la vie ont pour nous. Cependant il y songeait. La nuit, pendant ses longues heures de quart, ou lorsqu’il était redescendu dans sa chambre, il se demandait quel était l’assassin, et comme il jugeait impossible de le découvrir jamais, il s’applaudissait de ne pas prendre au sérieux plus qu’il ne le faisait le legs de vengeance de son camarade. Certes il n’admettait pas que Gerbaud lui eût apparu ; mais en ce cas c’eût été le moins que le spectre menaçant lui eût dit à quels indices il reconnaîtrait son meurtrier. Alors, avec un ennui singulier et suivant qu’il était sur le pont ou dans sa chambre, il continuait sa promenade ou se couchait. Or un soir ses méditations habituelles l’avaient plus vivement absorbé, et il allait s’endormir quand il eut tout à coup la révélation du meurtrier inconnu. L’image de cet homme, nette, lumineuse, parfaitement accusée, s’offrit à son esprit. Ce fut une vision tout intérieure, car elle n’avait rien de ces formes que l’on se crée la nuit quand le regard cherche à percer l’obscurité. Lambert, recueilli, avait les yeux fermés. Le visage de l’assassin était pâle et légèrement bilieux ; les cheveux étaient abondans et crépus, le nez droit, l’œil morne, froid et méditatif, et un sourire de sarcasme et de haine plissait les lèvres. D’ailleurs, s’il était devant Lambert, il ne le regardait pas, et pour ainsi dire ne s’apercevait pas qu’il fût là. Le premier moment passé, Jacques ne fut point trop ému. Ces évocations, aux approches du sommeil et quand la pensée s’engourdit, ne sont point rares : elles sont pour la plupart empruntées à nos souvenirs, qui se traduisent alors d’une façon sensible. L’ébranlement que chacune de nos sensations imprime à nos nerfs se continue par des vibrations de plus en plus faibles que l’on ne constate bientôt plus dans l’état de veille et qui redeviennent perceptibles aux heures de calme et de silence ; mais ce qui étonnait Lambert, c’est que l’apparition ne se rattachait pour lui à aucun souvenir. Pas plus qu’auparavant, lorsqu’il n’avait aucune idée des traits et de la physionomie du meurtrier, il ne se rappelait l’avoir rencontré ni connu. Il se pouvait donc, ce qui arrive aussi, que l’évocation résultât simplement de certaines combinaisons de sa pensée. Il est facile en effet, avec un peu d’efforts, dans le domaine de l’imagination pure, de se composer n’importe quel type. On n’y réussit toutefois qu’après quelques tâtonnemens, tandis que le visage de l’assassin avait surgi tout d’une pièce. Cela troublait Lambert et le rejetait dans le doute.

Jacques chercha longtemps une solution, ne la trouva pas et s’endormit de lassitude. À partir de ce moment, l’image qui lui était apparue ne le quitta plus. Très distincte pendant le jour, elle recevait de la nuit, pendant les rêves qu’il faisait, des contours mieux définis encore ; mais elle ne se mêlait en rien à l’existence factice que lui créaient ces rêves. Elle y gardait son altitude isolée. Jacques la voyait, n’était point vu d’elle. Il lui semblait pourtant, à la considérer ainsi dans son immobilité, qu’elle était pour lui un danger futur, et que ce sombre personnage entrerait tôt ou tard dans sa vie d’une façon redoutable. Il attendait avec impatience que ce moment se présentât, au moins en rêve, comme s’il eût pu y saisir quelque indication de son avenir. Ce morne visage, sa présence constante lui devinrent une obsession, et il s’acheminait peu à peu vers un état maladif de surexcitation nerveuse, quand une réflexion dont il ne s’était point encore avisé lui fit beaucoup de bien. Il se dit que cette fantastique apparition n’était due qu’à une simple association d’idées. N’était-il pas probable que quelques jours auparavant, lorsqu’il cherchait avec le plus d’ardeur quel pouvait être le meurtrier de Gerbaud, une image quelconque, empruntée à des souvenirs qui lui échappaient ou née d’un caprice de son imagination, s’était offerte à lui ? La simultanéité de la création de cette image et de la question qu’il s’adressait lui avait fait croire à l’évocation de l’assassin lui-même. Il n’y avait là qu’une coïncidence spécieuse qui l’avait induit en erreur, et l’explication qu’il se donnait maintenant était la seule vraie et la seule raisonnable.

Jacques éprouva un réel soulagement d’esprit ; mais, afin de se rassurer complètement, il voulut se bien convaincre que des souvenirs oubliés depuis longtemps, et dont on ne ressaisit pas la trace, peuvent inopinément surgir devant nous. Il était persuadé que, par une étude attentive de soi-même et par l’observation des faits qui nous entourent, on peut se rendre compte des aspects bizarres qu’offre parfois la vie de l’intelligence ainsi que des illusions des sens. Peut-être aussi espérait-il, en analysant le mécanisme de la mémoire, en forçant cette dernière à un exercice régulier et réfléchi de ses facultés, retrouver à point nommé dans sa vie antérieure cette singulière physionomie de l’inconnu dont il subissait souvent encore la sinistre fascination. C’eût été la meilleure preuve de l’inanité de ses craintes. Certes ces souvenirs que l’on constate sans qu’on puisse en découvrir l’origine ne constituent point par eux-mêmes des événemens qui nous aient vivement affectés. Ce sont des impressions fugitives, qui tomberaient bientôt dans un complet oubli, si elles ne se reliaient d’une façon imperceptible, mais durable, à des faits d’une importance beaucoup plus grave. L’émotion d’un seul jet qui remue profondément le cœur ne s’accuse que plus tard dans ses nuances diverses de sentiment et de passion. Tel paysage que l’on admire d’un rapide regard ne se révèle que longtemps après dans la grâce ou l’originalité de ses détails. Ce n’est que par un minutieux retour vers le passé qu’on s’en pénètre entièrement. Cette faculté si rare de vision rétrospective qu’ont le philosophe et le peintre, Jacques s’efforça de l’acquérir. Quoique réduit aux proportions d’un navire, le champ d’exploration qui s’offrait à lui était excellent, car beaucoup d’acteurs s’y pressaient dans un espace restreint. Dès lors, soit que quelque manœuvre critique appelât l’équipage sur le pont, soit qu’aux heures de repos il s’y groupât paresseusement, Jacques s’exerçait à saisir d’un coup d’œil, à fixer dans son esprit, par une impression spontanée, cet ensemble de physionomies diversement expressives. Il laissait quelque temps s’écouler, puis, le soir, seul avec lui-même, il revenait sur le tableau qu’il avait contemplé, il en reproduisait vite les principaux traits, et, sollicitant ensuite ses souvenirs, il les amenait à se dresser devant lui avec un imprévu et une vérité qui le charmaient. Mille détails qu’il eût négligés ressuscitaient pour lui. Il arriva en outre à un résultat qu’il n’avait pas pressenti : en se rappelant l’attitude et la physionomie de certains hommes frappés de peines assez graves peu de temps après l’heure où il les avait observés, il découvrait en germe dans cette physionomie et cette attitude l’acte d’indiscipline qu’ils devaient commettre, la conduite ultérieure qu’ils avaient tenue. Cette divination après coup, qu’il eut lieu de constater par maints exemples, était pour lui d’un grand intérêt. À en juger par ses études, il y voyait un indice que la physionomie de l’inconnu, si froidement cruelle dans sa méditation, heureuse déjà du crime qu’elle semblait avoir en perspective, était bien celle du meurtrier de Gerbaud. Il fallait donc qu’il l’eût vue quelques heures peut-être avant l’assassinat ; mais où ? Là, quelque effort qu’il fît, sa mémoire le trahissait, et il s’interrogeait en vain.

Cependant l’apparition lui était toujours présente ; mais, l’ayant acceptée comme un phénomène de mémoire dont il n’avait point encore la clé, il s’en souciait peu. D’ailleurs le temps avait marché. La frégate, après avoir doublé le cap Horn, avait relâché à Bahia. Les plaisirs de cette grande ville offraient à Jacques de nombreux moyens de se distraire. Il y avait de plus retrouvé un de ses meilleurs camarades d’école, Achille Herbin. Herbin, un peu souffrant des fièvres, avait obtenu de débarquer du brick le Janus, où il était, et de revenir sur la Magicienne. Pendant la traversée de Bahia en France, Herbin et Jacques se lièrent intimement. Herbin avait le caractère ouvert et expansif ; sa gaîté franche, son affection, devinrent un besoin pour Jacques. De son côté, Herbin, d’une intelligence sûre et pratique, se plaisait, bien qu’en les raillant doucement, aux spéculations transcendantes de son ami, dont il ne pouvait méconnaître toutefois le côté original et saisissant. Naturellement Jacques lui avait raconté l’aventure de San-Francisco. Les deux amis la discutaient souvent, et leur entretien se prolongeait parfois fort avant dans la nuit.

Un soir, Jacques parlait à Herbin de rêves assez fréquens qu’il faisait, et dans lesquels la sombre figure intervenait toujours en spectatrice, telle qu’une muette et menaçante énigme. — Je suis sûr, dit-il, que, si je rencontrais un jour cet homme, je me comporterais envers lui avec une réserve qui ne serait pas exempte de terreur.

— Et pourquoi cela ?

— C’est que, à mon avis, certains rêves qui reviennent périodiquement ou à des intervalles plus ou moins éloignés, mais toujours les mêmes, nous indiquent, d’après les sentimens qu’ils nous font éprouver, de quelle façon nous agirons dans des circonstances analogues de la vie réelle. En ce sens, on peut dire que les songes annoncent l’avenir, car, si les circonstances auxquelles ils ont trait se présentent, ils ont sur nous une influence d’habitude. Nous ne nous dérobons qu’avec peine aux impressions que nous y avons subies, aux déterminations que nous y avons prises.

— Il faudrait pour cela que les situations de ces rêves se fissent réalité, et c’est ce qui n’arrive pas.

— C’est ce qui peut arriver. Si mes déductions sont justes, cet homme que je vois, j’ai dû l’apercevoir déjà : il peut être l’assassin de Gerbaud, et je puis tôt ou tard me rencontrer avec lui ; mais, en laissant de côté cette question des rêves, il se passe dans la vie ordinaire quelque chose d’équivalent. Il y a des impressions en apparence non motivées qui nous viennent à l’improviste, nous émeuvent puissamment, que désormais nous ne chassons plus, et d’où naissent pour nous certains pressentimens qui parfois ne trompent pas. En veux-tu un exemple ?

— Oui.

— Eh bien ! à quatorze ou quinze ans, avant d’entrer à l’école navale, j’avais un camarade de collège. Il venait de lire avec grand plaisir le Pilote de Cooper et en était aux dernières pages du roman, où l’auteur, en forme de conclusion, raconte ce que devint par la suite chacun de ses personnages. Mon camarade s’était particulièrement intéressé au jeune midshipman Merry. Par une fantaisie de romancier, Cooper, probablement embarrassé de Merry, le fait tuer en duel. Cette fin tragique, que rien ne permet de prévoir, surprit brusquement et douloureusement mon ami. Par sympathie d’âge, par caprice d’imagination, il s’était presqu’identifié avec Merry. Il lui sembla que lui aussi serait tué en duel. Cette impression lui resta, et souvent il m’a dit que, s’il avait une affaire, il ne se battrait qu’avec répugnance. Tu le vois, cela se passe exactement comme dans le rêve, et le pressentiment a sa raison d’être. Qu’une affaire survienne, avec l’impression fâcheuse qui persiste, on a des chances de mal tenir son épée, et, si on tient mal son épée, on court le risque d’être tué. Cela est simple et logique.

— Certes, mais ton exemple n’a qu’un tort. C’est que ton ami d’enfance est bien portant.

— Non, dit Lambert sérieux. Il s’est battu avec un de ses camarades en sortant de Saint-Cyr, et il a été tué.

— Diable !… fit Herbin.

Et les deux amis, cessant de parler, demeurèrent en proie à une émotion plus grande qu’ils n’eussent voulu se l’avouer.

II.

Quand la Magicienne arriva en France, Herbin et Jacques prirent un congé. Jacques, qui n’avait plus ses parens, vint à Paris, où demeurait d’ailleurs son ami. La famille Herbin le reçut admirablement. M. Herbin était banquier. C’était un homme de cinquante ans très aimable et très bon. Mme Herbin était une de ces excellentes femmes qui adorent leur ménage, dont toute la joie est dans le luxe et le bien-être de leur intérieur. Sa fille Hermance lui ressemblait, mais elle avait le charme de ses vingt ans, de grands beaux yeux bleus et des cheveux châtains. Au bout de quelque temps, elle accueillit Jacques comme un camarade, avec les nuances tendres et coquettes d’une amitié de femme. Évidemment elle était heureuse de le voir et toute prête à l’aimer. Jacques fut séduit par le tableau calme et rafraîchissant de cette vie de famille autant que par la beauté d’Hermance. Depuis dix ans qu’il naviguait, il n’avait jamais eu que de fugitifs plaisirs et des liaisons sans lendemain. À la place de cet isolement, il entrevit dans son union avec la jeune fille une affection loyale et sûre qui ne lui manquerait point. Par sa douceur, sa sincérité et sa franchise, Hermance n’était-elle point cette vraie compagne du marin dont le caractère doit être à la hauteur des longues et dures épreuves de l’absence et du danger ? Peut-être aussi Jacques, assombri par les pensées qui l’avaient assailli depuis la mort de Gerbaud, avait-il besoin, pour les oublier, d’aimer et d’être aimé. Il se confia donc à son ami. Herbin fut enchanté, et s’engagea aussitôt à demander pour lui à ses parens la main de sa sœur. Au grand émoi de Jacques, il le fit en sa présence le soir même. Sans doute cette demande était prévue et désirée, car M. et Mme Herbin sourirent et dirent à Jacques d’aller chercher le consentement d’Hermance. La jeune fille, toute rougissante, leva sur Jacques ses yeux humides de plaisir et d’émotion et lui abandonna sa main. Ces jolies et rapides fiançailles terminées, il fut convenu que l’on se marierait le plus tôt possible, et, s’il n’eut été trop tard, Jacques serait allé tout de suite solliciter l’autorisation du ministre de la marine.

Dès ce moment, il fit partie de la famille et y prit ses repas. Dans la journée, il courait les magasins et faisait des choix pour la corbeille d’Hermance. Le soir, il restait auprès d’elle et ne comprenait pas pourquoi les heures s’envolaient si vite. Jamais il n’avait été si heureux. Aussi ne concevait-il plus les inquiétudes et l’effroi que lui avaient causés les dernières recommandations de Gerbaud. Il ne savait même plus si Gerbaud les lui avait faites, car il n’apercevait que dans une sorte de brouillard cette figure du meurtrier inconnu dont il avait été si longtemps obsédé. C’était certes à de bien stériles études qu’il s’était livré depuis un an, et dont les ambitieuses visées ne valaient ni un regard ni un sourire de la jeune fille qu’il aimait. Ce n’était plus maintenant, en face du bonheur dont il jouissait, qu’il serait assez fou pour se tourmenter ainsi. Il se disait cela quand il était seul, et hâtait le pas pour rentrer chez sa fiancée. Un soir, M. Herbin arriva un peu après l’heure du dîner. Tout en se mettant à table, il s’excusa : — Ce n’est pas ma faute, dit-il, j’ai rencontré ce pauvre de Girard. Le voilà de retour en France. Nous avons causé très longuement, il lui a été impossible de venir aujourd’hui ; mais vous le verrez demain.

Ni Mme Herbin ni sa fille ne lui répondirent.

M. de Girard, fit alors M. Herbin en s’adressant à Jacques Lambert, est un créole de La Martinique. En 1848, il m’a rendu un immense service ; sans lui, j’étais perdu : il m’a prêté une somme importante avec laquelle j’ai rétabli mes affaires. Grâce à Dieu, j’ai pu lui rendre son argent, mais je ne lui en garde pas moins une éternelle reconnaissance.

Jacques n’avait rien à répondre, Hermance et Mme Herbin continuaient à se taire. M. Herbin, un peu embarrassé, changea le tour de la conversation. Quand le dîner fut terminé, Hermance s’approcha de son fiancé : — Monsieur Jacques, lui dit-elle, je ne dois pas avoir de secret pour vous, surtout quand ce secret ne peut vous causer aucune peine. Après le service qu’il avait rendu à mon père, M. de Girard m’a demandée en mariage. J’avais pour lui une grande reconnaissance et le tenais pour un parfait honnête homme ; mais j’éprouvais en même temps une indéfinissable répugnance à devenir sa femme, et je refusai. Les choses en restèrent là. M. de Girard partit pour l’Amérique. Nous avons appris qu’il s’y était marié, et que peu après il avait perdu sa femme. Si, ma mère et moi, nous avons gardé le silence pendant le dîner, c’est que mon père m’en a voulu assez longtemps d’avoir refusé M. de Girard et que nous n’aimons pas à entendre parler de lui. Vous voyez qu’il n’y a en tout ceci rien qui puisse vous fâcher.

Cela était vrai. Aussi Jacques Lambert remercia Mme Herbin de la confidence qu’elle lui avait faite. Toutefois il ne put se défendre, à l’endroit de ce M. de Girard dont il venait d’entendre parler pour la première fois, d’une impression pénible et d’une crainte vague.

Le lendemain, vers six heures du soir, quand il entra dans le salon, il aperçut un étranger assis près du feu, à côté de Mme Herbin. On était à la fin d’avril, et le jour commençait à baisser. À l’aspect de Jacques, l’étranger se leva : — Monsieur, lui dit-il, Mme Herbin vient de m’apprendre votre prochain mariage avec Mlle Hermance. Permettez-moi de vous en faire mon bien sincère compliment et d’espérer qu’en ma qualité d’ami de la famille vous voudrez bien aussi me considérer comme votre ami.

Il tendait la main au jeune homme. Jacques la prit, mais en même temps il distingua confusément les traits de l’étranger. Ln frisson lui courut par tout le corps, et il ne put trouver une parole. Il avait devant lui cette tête pâle aux cheveux crépus, aux yeux ternes, qu’il était presque parvenu à oublier, et qui se rappelait à lui d’une façon foudroyante en lui apparaissant vivante et réelle. Jacques toutefois avait un grand empire sur lui-même. Il craignit que l’étranger ne sentît sa main trembler dans la sienne et balbutia quelques mots. N’était-il point d’ailleurs le jouet d’une illusion ? Ne pouvait-il pas s’être trompé ? Il en était certainement ainsi. Il s’assit et regarda le feu pour ne point regarder M. de Girard, attendant avec une impatience fébrile qu’on apportât de la lumière. Ce fut Hermance elle-même qui entra et posa la lampe sur la cheminée. Jacques leva lentement les yeux sur l’étranger. Il ne s’était point trompé, c’était bien là le visage de l’assassin. Quant à M. de Girard, il examina Jacques avec curiosité et une sorte d’étonnement.

Au dîner, la conversation fut générale, et Jacques ne laissa paraître aucune émotion. Seulement, dans la soirée, il prit Achille à part. — Sais-tu au juste ce que c’est que M. de Girard ? lui demanda-t-il.

— Je sais qu’il a rendu un service d’argent à mon père et qu’il a voulu épouser ma sœur.

— Tu ne sais rien de plus ?

— Non ; nous autres marins, je ne devrais pas avoir besoin de te l’apprendre, nous ignorons presque toujours ce que font nos familles. On s’y marie, on s’y ruine, on s’y enrichit pendant notre absence, et ce n’est qu’au retour que nous en sommes instruits.

Achille croyait que Jacques était jaloux et qu’il plaisantait.

— Tu as raison, reprit Jacques ; mais, dis-moi, tu n’as point parlé de mon aventure de San-Francisco ?

— Non, répondit Achille.

Il n’en avait point parlé en effet. Comme depuis longtemps déjà il avait eu l’intention de marier son ami à sa sœur, il n’avait point voulu que celle-ci fût au courant des idées, un peu folles selon lui, qui germaient parfois dans le cerveau de Jacques, ni qu’elle s’inquiétât de la singulière mission de vengeance que Gerbaud lui avait donnée.

— Eh bien ! dit Jacques, fais-moi le plaisir de n’en pas parler, et tâche d’avoir quelques renseignemens plus précis sur le compte de M. de Girard.

Achille ne put retenir un mouvement de surprise. Il se douta de la vérité : il regarda M. de Girard et lui trouva une certaine ressemblance avec le portrait que Jacques lui avait fait si souvent du fantastique assassin de Gerbaud ; mais il ne dit point sa pensée à ce sujet. Il eût craint de pousser Jacques plus avant dans la voie de suppositions dangereuses où il semblait prêt à s’engager.

Quelques jours s’écoulèrent, et Achille n’aurait point reparlé de M. de Girard à Jacques, si celui-ci ne l’eût interrogé. Achille n’était guère plus avancé qu’auparavant. M. de Girard, parmi le peu de personnes qui le connaissaient à Paris, avait simplement la réputation d’un homme froid et poli. Achille avait fait causer M. de Girard. Celui-ci, apparemment sans défiance, lui avait dit avoir voyagé dans toute l’Amérique et même séjourné à San-Francisco. Achille n’avait point insisté. Au fond, il ne désirait nullement éclaircir les circonstances de la mort de Gerbaud. S’il les eût éclaircies de façon à mettre en cause M. de Girard, il ne l’eût point dit à Jacques. Enfin il avait appris au ministère de la marine que M. de Girard sollicitait un consulat, et que, par sa fortune et ses relations très honorables à la Martinique, il avait de grandes chances de l’obtenir. Jacques ne fut pas dupe de la réserve où se tenait son ami, mais il n’essaya pas de l’en faire sortir. Il avait quelque honte de lui découvrir le trouble d’esprit où le jetaient des soupçons sans fondement.

En outre les renseignemens favorables à M. de Girard qu’Achille lui avait donnés, si incomplets qu’ils fussent, le faisaient hésiter. La ressemblance de cet homme avec l’apparition était manifeste à ses yeux ; mais elle pouvait être toute fortuite. Il y avait même des momens où il doutait qu’elle fût réelle. Ce qui l’en faisait douter, c’est qu’il ne pouvait comparer les deux images l’une à l’autre. Elles se fondaient tellement ensemble que, par suite même de leur complète identité, il était tenté de croire à un parti pris de son imagination. Il se révoltait alors contre la puissance occulte qui le poussait à de fatales recherches, et ne se pardonnait point de se forger, ainsi qu’il le faisait, de tels tourmens en plein bonheur.

Malheureusement pour Jacques il voyait souvent M. de Girard, que M. Herbin recevait dans l’intimité et qu’il ne lui était point possible d’éviter. Or, tandis qu’il ressentait à son égard une antipathie qui croissait chaque jour, M. de Girard avait pour lui d’excessives prévenances et une amabilité presque obséquieuse. Cela irritait Jacques. Un soir qu’il y avait chez M. Herbin un assez grand nombre d’invités, il n’y put tenir. On venait de parler de la marine, et M. de Girard n’avait point tari en éloges sur la carrière du marin en général et sur certains faits particuliers à Jacques. Le cercle des auditeurs s’était rompu, et M. de Girard continuait toujours. Jacques, le laissant au milieu de ses complimens, tourna sur ses talons et fit quelques pas ; mais presque aussitôt il se retourna brusquement et le regarda. La caressante expression de la physionomie du créole avait tout à fait disparu. Ses sourcils froncés, ses yeux brillant d’un feu sombre, ses lèvres serrées témoignaient d’un amer ressentiment. Jacques marcha droit à lui : — Ah ! j’en étais bien sûr, lui dit-il, vous me haïssez.

Les traits de M. de Girard se détendirent. — Non, dit-il froidement, je ne vous hais pas ; mais il est concevable que je sois froissé de vos procédés avec moi.

— Non, non, reprit Jacques, je suis sûr de ce que j’avance, et vous ne me ferez point prendre le change. En me retournant, je n’ai pas agi sans dessein. Je sais trop comment on démasque les hypocrites.

— Monsieur ! s’écria M. de Girard.

Cette scène n’avait point passé entièrement inaperçue ; entre autres témoins, elle avait eu Hermance. La jeune fille emmena le créole, et à la fin de la soirée elle gronda Jacques. — Vous êtes un méchant, lui dit-elle.

Elle aussi le croyait jaloux. Jacques sourit avec mélancolie et lui promit de ne plus chercher querelle à M. de Girard.

Jacques s’attendait presque à une provocation ; M. de Girard ne lui en fit point et se contenta d’être très cérémonieux. Cependant, quoi qu’il fît pour leur résister, les soupçons de Jacques grandissaient. Cette aversion de M. de Girard pour lui, prise sur le fait, l’éclairait. Si tous deux se haïssaient sans cause, n’était-ce point que le vengeur et le meurtrier se devinaient d’instinct ? À certaines heures toutefois il sentait ce que de telles idées avaient de funeste, ce que ses déductions avaient de puéril. Puisque ses souvenirs, scrutés sans relâche, ne lui fournissaient aucun indice positif, puisqu’il ne pouvait appuyer sur aucun fait une accusation plausible, il était aussi fou que coupable de ne point s’arracher à des chimères ; mais c’est en vain qu’il se raisonnait lui-même : il se complaisait fatalement à ces chimères. Elles l’attiraient comme un abîme de doute au fond duquel il voulait malgré lui descendre.

Un soir la bonne Mme Herbin commit une maladresse. Elle s’était aperçue de la répulsion de Jacques pour M. de Girard, et crut en prévenir toute suite fâcheuse en répétant ce que le créole lui avait dit par hasard. Il y avait quelques années, il s’était battu deux fois en duel, et chaque fois avait tué son adversaire. Ainsi c’était un duelliste exercé qui ne manquait jamais son homme. Jacques fut en quelque sorte pris au dépourvu par ce récit. Jusque-là il ne s’était point imaginé avoir d’autre rôle à jouer que celui du juge frappant un coupable, et n’avait pas entrevu la possibilité d’une lutte personnelle. Il se mit à rire, mais il eut un involontaire serrement de cœur. Néanmoins, à cause de cette émotion même de son corps que son âme était incapable de ressentir, il affecta, lorsque l’occasion s’en présenta, de jeter sur M. de Girard des regards plus méprisans et plus hautains. Alors, comme sa haine, acharnée à la découverte d’un secret, était fort lucide, il remarqua qu’aux mêmes instans M. de Girard le regardait d’une façon singulière avec la persistance et le soin d’un homme qui s’efforce d’en reconnaître un autre. — Ah ! se dit-il, lui aussi m’aurait-il donc vu ? Serions-nous tous les deux à la recherche d’un souvenir, d’une impression dont nous n’aurions pas eu conscience ?

Il frissonna d’impatience et de douleur. — Cette situation ne saurait durer, se dit-il encore ; il faut y mettre fin d’une manière ou d’une autre.

Le lendemain, tout sembla devoir se terminer. Comme Jacques entrait chez sa fiancée, celle-ci accourut à lui toute joyeuse. — Mon ami, lui dit-elle, j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer.

— Laquelle ?

— M. de Girard est nommé au poste qu’il sollicitait, et va partir.

C’était en effet une bonne nouvelle pour Jacques. Il en était arrivé à ce degré d’irritation sourde où la prudence et la volonté, impuissantes à conjurer un éclat, le retardent au plus de quelques heures. Ce départ le sauvait. Sous l’influence des idées singulières dont il s’était fait une habitude, il y vit une sorte de fatalité heureuse. Ainsi le péril s’éloignait de lui comme il était venu, tout d’un coup. Il eut un apaisement subit de cœur et de pensée, et ne voulut plus songer à M. de Girard. Il en vint décidément à croire que les suppositions qu’il avait faites à son sujet n’étaient que le produit de son imagination malade, et que cette ressemblance dont il avait été poursuivi ne s’était si vivement présentée à lui que dans le vertige de la peur, dans la défaillance de sa raison. Cet homme partant, il redevenait libre, et les apparences dont il avait été la dupe n’étaient plus qu’un mauvais rêve. Ces réflexions se succédèrent dans son esprit avec une extrême rapidité, et, rassuré, rendu à lui-même, il n’eut plus devant lui que la beauté d’Hermance qui lui souriait. Son visage exprima un bonheur si complet que la jeune fille s’en étonna presque. — Étiez-vous donc jaloux à ce point ? lui dit-elle.

— Non, répondit Jacques ; mais j’ai pour cet homme une aversion inexplicable, une aversion que vous avez eue vous-même, et je suis content qu’il parte.

Quelques jours à peine séparaient Jacques de la célébration de son mariage. Achille, heureux de voir son ami délivré de ses idées noires et craignant qu’il n’y retombât, l’occupait de courses et de plaisirs pendant toutes les heures où il ne restait pas auprès de sa fiancée. Jacques se prêtait d’autant plus volontiers à cette vie douce et facile que nulle part il ne rencontrait M. de Girard, retenu sans doute chez lui par les préparatifs de son départ. Peut-être aussi cherchait-il à s’étourdir, car quelquefois encore il songeait au créole. Un soir, Achille le mena chez un de leurs amis communs. Il y avait eu un grand diner, et l’on venait de dresser les tables de jeu lorsque M. de Girard entra. Sa présence fut très désagréable à Jacques. Si la soirée eût été plus avancée, il serait parti. Voulant être le moins possible en contact avec M. de Girard, il s’assit à l’écart et tenta de s’isoler dans l’heureuse pensée de son prochain mariage. Il s’y absorba bientôt et n’accordait que très peu d’attention à ce qu’on faisait autour de lui, quand Achille le tira de sa rêverie. — Que fais-tu dans ton coin ? lui dit-il. Il y a là-bas une partie fort intéressante.

— Cela m’est bien égal, répondit Jacques.

Cependant il regarda. La plupart des hommes s’étaient réunis à une table et suivaient le jeu sans prononcer une parole. Dans ce groupe de physionomies agitées, Jacques en vit une sérieuse et froide : c’était celle du créole. Si l’issue de la partie éveillait chez lui quelque curiosité, cette curiosité était morne et distraite. Évidemment sa pensée était ailleurs. Il était assis, la tempe appuyée sur sa main gauche, et avait sur les lèvres ce sourire ironique et incertain qui lui était habituel. Jacques tressaillit de la tête aux pieds. Il venait de se souvenir de l’endroit où il avait déjà rencontré M. de Girard : c’était dans une circonstance analogue, au monte de San-Francisco, une heure avant l’assassinat de Gerbaud. Son émotion fut si forte qu’il se redressa comme en sursaut. En même temps ses regards s’attachèrent sur M. de Girard avec une fixité terrible. Il s’aperçut alors que M. de Girard le regardait aussi. Les deux hommes se levèrent à la fois comme attirés l’un Vers l’autre.

— Monsieur, fit M. de Girard, pourquoi me regardez-vous ainsi ?

— Qui vous dit, répondit Jacques d’une voix sourde, que je n’aie point mes raisons pour cela ?

M. de Girard passa la main sur son front avec une sorte d’impatience. — Eh ! que savez-vous, répliqua-t-il, si je n’ai pas aussi les miennes ?

À ce moment, Achille, inquiet, accourut. M. de Girard et Jacques se mesurèrent des yeux quelques instans encore et se séparèrent menacans.

III.

Jacques rentra chez lui dans un état d’abattement et d’exaltation extrêmes. Ainsi cette réalité qu’il avait voulu fuir se dressait inexorable. Cette ressemblance fatale ne provenait ni d’un hasard ni du caprice de son imagination. M. de Girard était non plus seulement le fantôme de ses veilles, mais un homme qu’il avait vu quelques instans avant le meurtre. Maintenant était-ce l’assassin ? Jacques n’hésitait pas à le croire. Il avait trop pris l’habitude de démêler sur des physionomies humaines le dessein qui doit s’accomplir plus tard. À la jaillissante clarté du souvenir, il voyait trop bien cet homme assis à la table de jeu, étranger à ce qui se passait auprès de lui, les traits sinistres, méditant un crime. Quand l’esprit, se nourrissant d’abstractions, a suivi une certaine pente, il ne doute plus de ses déductions, et Jacques ne doutait plus des siennes.

Qu’allait-il faire ?

Il songea d’abord à livrer M. de Girard à la justice, et renonça vite à cette pensée. À quel titre le livrerait-il, puisque toute preuve manquait ? Il faudrait donc qu’il allât trouver un magistrat, qu’il lui racontât toute une longue histoire, et qu’il le déterminât, rien qu’en lui confiant des soupçons fantastiques, à faire arrêter un homme riche, honoré, investi en ce moment même d’une fonction publique ! Il ne réussirait pas. Encore si le crime eût été commis en France ; mais c’était en Californie, au bout du monde, dans une ville d’aventuriers où les lois étaient ignorées, où régnait seul le droit du plus fort. En admettant qu’on fît des recherches et qu’elles aboutissent à quelque accusation contre M. de Girard, elles prendraient de longs mois, des années entières. Pendant ce temps, M. de Girard aurait vingt fois l’occasion de s’échapper, ou plutôt il ne fuirait pas ; trop habile pour s’irriter, il se poserait en victime, ferait passer Jacques pour un fou et rirait de lui. À la pensée que cet homme si hautain pourrait affecter à son égard une insultante pitié, Jacques se sentit tout ému de colère. Dans la longue poursuite à laquelle il s’était acharné pour découvrir en lui un assassin, la cause de Gerbaud était devenue la sienne. Il haïssait pour son propre compte M. de Girard autant que l’aurait haï Gerbaud, s’il ne fût pas mort !… Non, il ne fallait pas troubler la justice. C’était à lui de frapper le coupable. Il le devait, puisque le crime n’était pas douteux à ses yeux. Il n’avait qu’à provoquer M. de Girard, et, si Dieu était juste, il le tuerait…

Mais si Dieu avait arrêté dans ses desseins que ce fût Jacques qui dût succomber ! Il frissonna. Une subite terreur de ce duel le saisit : il mourrait donc à la veille d’être heureux. Quelle dérision du sort ! Et s’il triomphait, n’allait-il pas tuer le bienfaiteur du père de sa fiancée, et compromettre ainsi le bonheur même qu’il redoutait de perdre au point de n’oser risquer sa vie dans une rencontre avec l’homme qu’il détestait ? De toute façon, ce duel était odieux ou ridicule. Il n’y avait pas à y songer.

Cependant, s’il ne se bat point avec M. de Girard, s’il ne le livre point à la justice des hommes, que fera-t-il donc ? Rien. Il le laissera partir. N’était-ce point ce qu’il avait résolu la veille, et en vivrait-il moins paisible ? Pourquoi n’agirait-il pas aujourd’hui comme il agissait hier ? C’est qu’aujourd’hui le doute ne lui est plus permis… Le souvenir de Gerbaud lui revint alors lugubre et menaçant. Il revit l’infortuné jeune homme, il le revit, sanglant et pâle, lui léguant le soin de le venger. Déjà il était arrivé trop tard à l’endroit où son compagnon périssait. S’il laissait l’assassin impuni, ne se faisait-il pas lui-même complice du meurtre ? Jacques réagit contre ces importuns scrupules. Est-on donc engagé parce qu’il plaît au premier mourant venu de vous lancer dans une aventure pleine d’obstacles et de périls ? Que lui était en effet ce Gerbaud ? Pas même un ami, un camarade tout au plus. N’avait-il donc pas de plus chers intérêts à sauvegarder dans sa vie que le vœu de ce mourant ? N’était-il point aimé d’Hermance ? N’avait-il pas, avant tout, à l’aimer, à se conserver pour elle ? — Accuser M. de Girard est inutile, se battre avec lui est insensé. Il ne l’accusera point, et surtout il ne se battra pas.

Pourquoi surtout ?… Jacques s’est interrogé trop souvent pour ne pas se répondre. Il voit trop bien alors que les raisons qu’il se donne sont mauvaises ou spécieuses : il ne se bat point, parce qu’il a peur de se battre, peur d’être tué. Uniquement pour cela ! Lui, un marin, un homme d’épée ! C’est indigne. Il se battra. La chance d’ailleurs peut lui être favorable. Si M. de Girard est un duelliste, Jacques, depuis un certain nombre d’années et dans la vague prévision de circonstances pareilles à celles où il se trouve, s’est lui-même exercé aux armes ; il les connaît, et sur le terrain ce n’est pas le sang-froid qui lui manquera… Non, c’est la confiance ; le sort lui sera contraire. Il le sent ; il en croit, sans pouvoir l’analyser, la sombre tristesse qui l’envahit, l’amer regret de ces joies qui étaient à sa portée, et qu’il va perdre. Et pourtant, s’il le veut, elles peuvent encore lui appartenir ; il ne dépend que de lui de se taire, et, si M. de Girard s’est jugé offensé, d’attendre sa provocation ; mais il sait aussi que M. de Girard ne le provoquera pas. Ce n’est donc là qu’un faux-fuyant, un prétexte que la peur lui suggère. — Qu’importe ? se dit-il, las de lutter. Personne n’en saura rien. — Qu’importe ?… Jacques se trompe en parlant ainsi : un homme d’honneur n’entre pas en compromis avec lui-même, et n’a pas le droit de passer pour brave aux yeux de tous, s’il se sait pusillanime au fond de l’âme.

La nuit tout entière s’écoula pour Jacques dans ces combats intérieurs. Le matin l’y surprit. Il haussa les épaules à ce brillant soleil de mai, qui resplendissait à peine levé, inondant la chambre de ses rayons. À quoi bon cet éclat d’un nouveau jour qui peut-être pour lui n’aurait pas de lendemain ? Cependant cette sereine lumière lui fit du bien : il eut moins froid et fut moins hanté des funèbres visions de la nuit. Son excitation tomba ; cédant à la fatigue, il s’assoupit.

Quand il se réveilla, son ami Achille était auprès de lui. Achille venait inquiet de la scène de la soirée entre Jacques et M. de Girard. D’abord Jacques ne lui avoua pas la vérité. — Je ne dois pas supporter l’insolence de M. de Girard, lui dit-il, et j’ai des raisons suffisantes de me battre avec lui.

— Mais c’est une folie ! s’écria Achille. L’agression vient de ta part autant que de la sienne. Tu as un autre motif ?

— Oui, répondit froidement Jacques : M. de Girard est l’assassin de Gerbaud.

— Allons donc ! Tu perds la tête !

— Tu sais que dans ces suppositions, si étranges qu’elles soient en apparence, je ne me trompe guère ; mais depuis hier ce ne sont plus seulement des suppositions que je fais, c’est une conviction que j’ai.

Et il raconta comment il avait enfin reconnu M. de Girard. Il fit part à son ami de tous les indices qu’il avait recueillis un à un, les groupa, en déduisit les conséquences probables, et conclut à l’effrayante révélation qui ne lui permettait plus de douter. Jacques parlait avec un calme lucide, une sûreté de dialectique, une force d’argumens qu’il n’avait jamais eus à un si haut degré. On eût dit qu’il s’écoutait parler et s’admirait avec une secrète horreur. Son geste, sa voix, ce récit aux circonstances extraordinaires qui s’enchaînaient étroitement les unes aux autres, portaient dans l’esprit d’Achille une persuasion presque vertigineuse. — Mais si c’est l’assassin, fit-il, pourquoi ne le dénonces-tu pas ?

— J’y ai songé et j’y ai renoncé. La justice ne saurait procéder d’après de seules inductions morales. Il lui faut des preuves qu’elle voie et qu’elle touche, et je n’en ai pas à lui donner.

Achille se secoua comme pour se soustraire à un mauvais rêve. — Tu me rendrais fou, dit-il, si je t’écoutais plus longtemps. Puisque la justice ne saurait rien avoir à démêler avec cet homme, laisse-le en paix. Que t’importe en fin de compte cette absurde affaire ?

— le me suis dit cela.

— Eh bien ! alors ?

— Achille, reprit Jacques tristement, te souviens-tu de cet ami d’enfance dont je te parlais, qui, en lisant le Pilote de Cooper, avait reçu une impression si vive de la fin tragique du midshipman Merry ?

— Oui, je m’en souviens.

— Cet ami n’existait pas. C’est de moi-même que je parlais.

— De toi !

— Oui, de moi. Je te disais que depuis lors cet ami avait éprouvé, à la seule idée d’une rencontre, une répugnance qui approchait de la crainte. Eh bien ! je veux me battre avec M. de Girard, moins pour venger Gerbaud, — ce dont après tout je me soucie peu, fit-il avec un geste brusque, — que pour mon propre honneur. Je me battrai parce que je ne veux pas avoir peur d’un duel.

Achille était ébranlé. Il se rattacha pourtant au dernier mot de son ami. — Si tu reculais, dit-il, peut-être ; mais tu ne recules pas. Rien ne t’oblige à ce duel.

— Non, reprit Jacques avec emportement, rien qu’une fatalité à laquelle on ne se dérobe pas. Cela nous arrive à tous. Nous savons souvent que telle parole, si nous la prononçons, ne peut que nous faire du tort, et cependant nous la disons. Nous apercevons une planche branlante jetée sur un torrent ; nous sommes pris de je ne sais quel désir de nous y aventurer, et nous la franchissons. Heureusement qu’il ne nous survient point toujours malheur de ce que nous bravons ainsi la destinée. C’est bien là-dessus que je compte, ajouta-t-il en essayant de sourire. Va, laisse-moi me battre, et il n’en résultera rien de fâcheux.

Depuis quelques instans, Achille réfléchissait. Il parut avoir pris son parti. — Soit, dit-il ; nous sommes des enfans de discuter. Bats-toi, puisque tu le veux. Tu as raison ; tout ira bien. Je vais aller voir M. de Girard en ton nom.

Achille avait son plan. Quoiqu’il fût loin d’être intimement lié avec M. de Girard, il le connaissait assez pour obtenir de lui la réponse qu’il voudrait. Il lui porterait le cartel de Jacques, mais en termes qui n’auraient rien d’offensant. Il se rejetterait sur la trop visible exaltation d’esprit de son ami. Il amènerait ainsi M. de Girard non point à des excuses pour des torts dont Jacques s’exagérait assurément la gravité, mais à des paroles de conciliation et de regret. Il réussit ainsi qu’il l’espérait, et au bout d’une heure il était de retour auprès de Jacques. Celui-ci l’interrogea aussitôt.

— Ce que je prévoyais a eu lieu, répondit Achille. M. de Girard a été étonné de ma démarche, et déplore ce qui s’est passé hier entre vous ; mais il refuse de se battre, parce qu’il ne voit point à cela de motifs assez sérieux.

Jacques frappa du pied avec colère.

— Ah ! c’en est trop ! fit Achille. Ce n’est plus même là une subtilité de point d’honneur qu’on pouvait défendre à la rigueur ; c’est un pur entêtement. Puisqu’il refuse de se battre, ta susceptibilité de bravoure, si ombrageuse qu’elle soit, doit se tenir pour satisfaite.

Jacques ne répondait pas.

— Voyons, reprit affectueusement Achille, cesse de te tourmenter ainsi ; tu n’entendras plus parler de lui. Il part demain et ne reviendra peut-être jamais.

— Alors, dit Jacques d’une façon distraite, si véritablement il a tué Gerbaud, je le laisse échapper à tout châtiment ?…

— Mais, fit Achille surpris, ne m’as-tu pas dit tout à l’heure que tu te souciais peu de cela ? D’ailleurs tu ne peux être certain qu’il l’ait tué. Si tu en avais quelque preuve évidente, je concevrais tes scrupules ; mais tu ne l’as pas et ne saurais l’avoir.

— C’est peut-être que je n’ai point su la trouver, peut-être aussi que tout n’est point terminé entre lui et moi.

Achille allait se récrier. Jacques vint à lui. — Mon ami, lui dit-il, pardonne-moi tout l’ennui que je te cause. C’est qu’il y a des instans où cette aventure me trouble les idées et où je ne m’appartiens plus. Je ne devrais plus songer à tout ceci. Il faut que je sois heureux sans arrière-pensée, et je veux l’être, car je suis un ingrat envers ta famille, envers toi, envers ta sœur surtout, et Dieu m’est témoin pourtant que j’aime de tout cœur ma chère Hermance.

— À la bonne heure, reprit Achille, et, puisque tu l’aimes, ne reste point seul avec tes idées noires ; viens la voir le plus tôt possible.

Jacques laissa partir son ami et voulut suivre son conseil. Il employa sa matinée à quelques courses, rentra chez lui et s’habilla pour aller voir sa fiancée ; mais, malgré tous ses efforts, il était, sinon sans courage, du moins sans espérance. Il lui semblait que chaque heure qui s’enfuyait n’était qu’un répit que lui accordait sa destinée, et qu’il n’arriverait point à ce lendemain où il serait à jamais débarrassé de M. de Girard sans se retrouver une dernière fois d’une façon formidable et décisive face à face avec lui.

IV.

Cependant, tandis que Jacques s’agitait ainsi dans un cercle d’hésitations cruelles et d’angoisses, sa vie ordinaire continuait. Tout était prêt pour son mariage, qui devait avoir lieu le surlendemain. Par une douce superstition de jeune fille, Hermance avait voulu qu’il se célébrât au petit village de Villeroy, près de Meaux, où ses parens avaient leur maison de campagne. Son enfance s’était écoulée dans cette maison, elle y avait grandi, et elle pensait que les premiers jours de son union avec Jacques seraient plus heureux, s’ils se passaient dans la solitude, sous ce beau ciel qu’elle aimait, au milieu des arbres et des fleurs. M. et Mme Herbin avaient cédé à ce désir de leur fille ; dès la veille, ils étaient partis avec elle pour Villeroy. Ils ne se doutaient point des tourmens de Jacques, que celui-ci leur cachait d’ailleurs avec le plus grand soin, ou, s’ils remarquaient parfois sa préoccupation, ne l’attribuaient qu’à l’attente de son prochain mariage. Jacques, descendu à Meaux vers quatre heures de l’après-midi, voulut faire à pied les deux lieues qui le séparaient de Villeroy. Peu à peu la marche, le grand air, l’aspect de cette riche nature épanouie au soleil lui apportèrent le calme et l’espoir. En face de ces grands horizons de la verdure et du printemps, il oublia les combats qu’il s’était livrés, et son cœur s’ouvrit à la tendresse et à la joie. Cette belle journée, pleine d’éclats et de parfums, donnait un démenti à ses craintes et l’accusait de folie. Il eut hâte d’être heureux et pressa le pas. Il distinguait de loin, à demi cachée dans un parc, la maison de M. Herbin. Bientôt, sur une petite éminence, à l’extrémité d’une longue allée, il vit Hermance en robe blanche, coiffée d’un chapeau de paille dont les brides flottaient au vent. Elle lui faisait signe avec son mouchoir ; il lui répondit de même. Quelques instans plus tard, il la rejoignait et lui serrait les mains avec émotion. Elle était si jolie sous son frais costume qu’il ne se lassait point de l’admirer. Il avait peur que M. et Mme Herbin, qui se promenaient à l’autre bout de l’allée, ne vinssent le troubler ; mais Hermance fit à ses parens un geste amical et mutin, et entraîna en riant son fiancé sous les arbres. — Eh bien ! lui dit-elle, êtes-vous content ?

Ils eurent alors une intime causerie à demi attendrie, à demi joyeuse. C’étaient des projets pour l’avenir et déjà des retours vers le passé, car tous deux se vantaient de s’être aimés longtemps avant de se connaître ; puis Hermance gronda Jacques de la tristesse qu’elle avait quelquefois remarquée en lui.

— Vous ne serez plus ainsi désormais, lui dit-elle, car ce vilain homme est enfin parti.

— Je ne pensais plus à lui, répondit Jacques, et je n’y penserai plus jamais, je vous le jure.

Ils entendirent la cloche du dîner et revinrent en se donnant le bras. L’on s’était mis gaîment à table, lorsque le domestique annonça M. de Girard. Ce fut un coup de foudre pour Jacques. Il pâlit, et Hermance ne put s’empêcher de trembler. M. Herbin alla avec empressement au-devant de son hôte.

— Mon cher ami, disait M. de Girard, je pars demain, et je ne croyais pas pouvoir vous faire cette dernière visite ; mais il m’est arrivé quelques heures de liberté, et j’en ai aussitôt profité.

Il s’assit, mais avec une attitude singulière. Il était placé vis-à-vis de Jacques, et fréquemment l’examinait à la dérobée. Sa physionomie trahissait une curiosité inquiète, très éveillée et cherchant avec obstination à se satisfaire. Évidemment les paroles banales qu’il avait prononcées en entrant étaient un prétexte à sa visite. On l’eût dit amené malgré lui dans cette maison par l’irrésistible désir de savoir enfin à quoi s’en tenir sur le compte de cet homme dont il était haï, qu’il haïssait lui-même. Certes Jacques était pour lui une irritante énigme autant qu’il en était une pour Jacques. Achille, sans deviner quel but se proposait M. de Girard, ne se sentait pas à l’aise. Il savait trop qu’en s’acquittant le matin du message de Jacques, il ne s’était que très imparfaitement conformé aux intentions de son ami. Aussi, redoutant une explication entre les deux hommes, il voulut la prévenir. Afin de dissiper l’espèce de froideur qui gagnait les convives, il se mit en frais de verve et d’entrain, excita tout le monde à boire et se grisa un peu lui-même. Son dessein était de réconcilier pleinement les deux adversaires après le dîner. Cela lui parut d’autant moins difficile que Jacques et M. de Girard semblèrent d’un commun accord le seconder dans son projet. La conversation s’anima, et une gaîté bruyante, mais fausse, présida au repas.

Après le dîner, on passa sur la terrasse. De la hauteur où l’on était, on dominait une assez vaste étendue de terrain et le cours d’une petite rivière qui, encaissée dans ses rives argileuses et bordée de grands saules, traversait le parc. Quoique la nuit fût belle, une brume légère se répandait dans l’air. Elle s’épaissit bientôt au point de prolonger en largeur l’horizon de la rivière. Ainsi agrandie et entrevue au travers des saules, la nappe d’eau apparaissait comme une mer houleuse et chargée de vapeurs. Tandis qu’Achille préparait de son mieux M. de Girard, qui l’écoutait avec complaisance, Jacques contemplait le paysage avec une attention que motivaient sans doute de lointains souvenirs. Il revenait à ses pensées habituelles, et trouvait aux lieux où il était une certaine analogie avec ce chemin planté d’arbres au-delà duquel on apercevait la mer et où Gerbaud avait été tué. En même temps, soit hasard, soit association d’idées, il se souvint de ces mots qu’Achille lui avait dits le matin : « Si encore tu pouvais être assuré que ce fût l’assassin, je comprendrais que tu voulusses te battre avec lui. » Il s’émut comme à une illumination soudaine, descendit rapidement au jardin et appela le domestique d’Achille. C’était un ancien matelot de la Magicienne que le jeune homme avait gardé à son service. Jacques lui parla bas quelques instans, et, quoique le marin parût étonné de l’ordre que lui donnait l’officier, il répondit affirmativement. Jacques remonta alors. Justement Achille le cherchait des yeux pour lui amener M. de Girard.

— Mon cher Jacques, lui dit-il, je n’aurais rempli qu’à demi le rôle d’ambassadeur que tu m’as confié ce matin, si je n’établissais pour l’avenir de bonnes relations entre deux hommes dont rien n’explique la mésintelligence.

— Pour ma part, monsieur, dit le créole, je regrette infiniment notre altercation d’hier.

— Moi aussi, répondit Jacques.

Ils ne se donnèrent pourtant pas la main.

En ce moment, la fraîcheur devint assez intense pour que les femmes rentrassent au salon. M. Herbin vint à M. de Girard et à Jacques, et leur dit : Je vais faire comme ces dames ; mais, si la fraîcheur ne vous effraie pas trop, rien ne vous empêche de fumer vos cigares.

Quant à Achille, enchanté d’avoir pu mettre en présence d’une façon amicale M. de Girard et Jacques, il s’était esquivé.

— Voulez-vous faire un tour de jardin ? demanda Jacques à M. de Girard.

— Volontiers.

Ils marchèrent quelque temps silencieux en se dirigeant vers la petite rivière.

— Monsieur, dit M. de Girard avec bonhomie, je pars demain, et nous ne nous reverrons peut-être jamais. Eh bien ! je vous l’avoue, je cherche avec curiosité le motif de l’éloignement qui a existé entre nous. Il faut, quand j’y réfléchis, que nous nous soyons déjà rencontrés dans quelque circonstance parfaitement oubliée de nous deux, et où, à notre insu, nous ayons eu à nous plaindre l’un de l’autre.

— Je l’ai pensé également, repartit Jacques, et j’admire comment, en nous livrant aux mêmes recherches, nous arrivons à des conclusions semblables. Nous avons dû en effet nous rencontrer.

— Mais où ? C’est ce que j’ignore absolument.

— Ah voilà ! Tenez, je crois qu’il en est des lieux comme des personnes. Tels paysages que nous voyons pour la première fois nous sont pourtant familiers. C’est qu’ils éveillent en nous directement ou par analogie des souvenirs presque effacés, et qu’il faut tout d’abord un certain effort de mémoire pour ressaisir. Ce paysage-ci, par exemple, m’a tout à l’heure vivement frappé ; à mesure que la brume, traversant la rangée de saules, gagnait l’horizon, il se transformait dans ma pensée et servait de cadre à une aventure dont j’ai été témoin en Californie. Vous avez été, je crois, en Californie. Cette aventure pourra donc vous intéresser, et, si vous le voulez, je vais vous la raconter.

— Faites, dit simplement M. de Girard.

— Représentez-vous bien les lieux : à droite des massifs d’arbustes un peu ras comme ceux-ci ; à gauche, la mer au travers des arbres comme cette plaine couverte de brume ; devant, une petite maison isolée semblable à ce pavillon de chasse. Vous voyez cela ?

— Oui, fit M. de Girard, en apparence très calme.

— Eh bien ! j’allais auprès de cette maison à un rendez-vous qu’un de mes amis m’avait donné. Il faisait ses adieux à une femme qu’il aimait, et je devais l’accompagner à sa sortie, car il redoutait que le mari ne lui eût dressé quelque embûche dans la nuit. Par malheur je m’étais quelque peu attardé dans un monte de San-Francisco où une scène de désordre avait eu lieu.

Jacques s’arrêta avec intention. M. de Girard se pencha avidement de son côté, mais ne put, dans l’obscurité, distinguer ses traits autant qu’il l’eût désiré peut-être.

— Toutefois, poursuivit Jacques, je marchais sans inquiétude et j’approchais de la maison, lorsqu’à cinquante pas à peu près, à la distance de ce fourré là-bas, un coup de feu retentit qui atteignait mon ami dans l’ombre et l’étendait mort.

À ces mots que Jacques avait prononcés à haute voix et comme s’ils eussent été un signal, une détonation se fit entendre à l’endroit même dont il parlait, et une vive traînée de lumière sillonna le chemin.

M. de Girard s’agita comme à un choc inattendu, bondit en arrière, tout prêt à se défendre, et pâlit outre mesure en fixant sur Jacques des yeux hagards.

— Ah ! j’en étais sûr, s’écria Jacques en marchant sur lui, c’est bien vous qui avez assassiné Gerbaud.

Mais M. de Girard ne répondit pas à cette accusation. Il regardait toujours Jacques. Son trouble se dissipait par degrés. Il se frappa le front et à son tour s’écria presque avec joie : — Je sais enfin où je vous ai vu. C’est sur la route de San-Francisco lorsque vous en gravissiez le talus avec vos hommes.

— Vous avouez donc ?…

— Quoi ? demanda M. de Girard comme surpris de la question.

— Que vous êtes le meurtrier de mon ami…

M. de Girard avait recouvré tout son calme. Il hésita pourtant à répondre. — Et pourquoi pas ? dit-il enfin, M. Gerbaud était l’amant de ma femme. Je l’ai tué. C’était mon droit. Je ne suis pas assez fou pour me battre avec l’homme qui me déshonore… Mais ce n’est plus de lui qu’il s’agit, c’est de nous deux. Je comprends maintenant votre conduite. Depuis trois mois, vous m’avez poursuivi, vous avez épié le moindre indice. Vous venez aujourd’hui de me tendre un piège, et vous m’y avez fait tomber. Vous me dénonceriez demain, et bientôt peut-être vous me susciteriez au sujet de cette affaire je ne sais quels ennuis de procédure. Puisque vous savez mon secret, il faut que je vous tue.

— Ah ! dit Jacques avec ironie, c’est regrettable, vous n’avez point d’arme, car vous m’assassineriez sans doute comme vous avez tué Gerbaud ; mais, soyez tranquille, je ne vous livrerai point à la justice. Ce serait trop long, et vous pourriez échapper. C’est à moi qu’il appartient de venger mon ami, et je consens à me battre avec vous.

— À demain donc ! s’écria M. de Girard.

— À demain, répondit Jacques.

Ils rentrèrent au salon. Depuis que ce duel était décidé, Jacques était délivré de ses irrésolutions. Il contemplait le danger face à face et ne le redoutait plus. Il aborda gaîment Achille et lui conta ce qui s’était passé. Achille fut d’abord atterré ; mais en voyant son ami la confiance dans les yeux, le sourire sur les lèvres, il se rassura. Ce dénoûment pouvait être le meilleur. Jacques, au pis aller, en serait quitte pour un coup d’épée. Achille pensait que désormais du moins l’avenir de son ami, le bonheur peut-être de sa sœur, ne seraient plus compromis par ces appréhensions étranges d’un malheur inconnu, par ces hésitations d’âme qui pesaient depuis si longtemps sur la vie de Jacques.

Le lendemain, les adversaires, suivis de leurs témoins, se rencontrèrent. M. de Girard paraissait sous l’empire d’un froid ressentiment. Quant à Jacques, il n’était plus le même que la veille ; sans doute ses voix secrètes lui avaient parlé pendant la nuit. En prenant son épée, il regarda doucement et tristement Achille. Celui-ci, effrayé, se plaça, une canne à la main, de manière à interrompre le combat à la plus légère blessure. Malheureusement cette précaution devait être inutile. Les deux hommes s’attaquèrent avec une violence extrême. Le jeu de M. de Girard était serré et foudroyant. On voyait que la colère le surexcitait, mais ne l’aveuglait pas. Jacques maniait son épée avec une ardeur fébrile, ne songeant qu’à frapper vite, ne se couvrant qu’à peine. Bientôt il fut atteint, mais tout en tombant il étendit le bras, et M. de Girard, entraîné par son élan dans le coup qu’il portait à Jacques, s’enferra de part en part.

Achille avait reçu son ami dans ses bras. — Ah ! lui dit Jacques d’une voix mourante, j’ai vengé Gerbaud ; mais je savais bien que je serais tué en duel.

Henri Rivière.