Les Voix intérieures de Victor Hugo



LES
VOIX INTÉRIEURES,
DE M. VICTOR HUGO

Plus d’une fois déjà il nous est arrivé d’insister sur le caractère exclusivement lyrique des ouvrages de M. Hugo ; ce caractère, nous l’avons retrouvé dans ses drames aussi bien que dans ses romans, et comme le drame est plus loin de l’ode que le roman, nous avons été naturellement amené à dire que nous préférons les Feuilles d’Automne à Notre-Dame de Paris, et Notre-Dame de Paris à Hernani. Il nous semble que cette affirmation est assez claire, assez évidente par elle-même, et pourrait se passer de démonstration ; mais comme un grand nombre d’esprits sincères, et familiarisés par l’étude avec la discussion littéraire, ont cru voir dans cette affirmation plutôt un parti pris d’avance, un avis préconçu, que l’énoncé rigoureux de notre conviction, nous nous croyons forcé de donner à notre opinion de nouveaux développemens. Si la réflexion eût entamé notre premier avis, nous ne répugnerions aucunement à dire comment et pourquoi notre avis aurait changé ; mais chaque nouvelle œuvre de M. Hugo nous affermit dans le premier jugement que nous avons porté sur l’ensemble de ses facultés, et notre devoir se réduit à chercher, pour l’expression de notre pensée, des formules de plus en plus claires, de plus en plus précises.

Sans doute le drame et le roman se proposent tous deux la peinture de la vie humaine, et si le lecteur ne consentait pas à voir les différences cachées sous cette identité apparente, il serait absolument impossible de lui montrer pourquoi M. Hugo, nature lyrique, amoureux de la strophe abondante et sonore, est plus voisin du roman que du théâtre ; mais il ne faut pas une grande clairvoyance pour apercevoir l’intervalle qui sépare l’action racontée de l’action mise en scène, pour comprendre que l’intervention directe du poète dans plusieurs parties du récit permet à la faculté lyrique de se déployer librement, tandis que cette même faculté trouve rarement l’occasion de se produire au théâtre. Dans le roman comme dans le drame, l’analyse des caractères et le mouvement des personnages sont les deux premières conditions à remplir, et si l’une de ces deux conditions est violée ou méconnue, le roman et le drame sont incomplets ; mais il est plus facile de dissimuler la fausseté des caractères ou l’invraisemblance de l’action dans le roman que dans le drame. Car le poète qui raconte dispose de toutes les richesses du langage, parle en son nom et peut prodiguer les images éclatantes, les comparaisons ingénieuses, les allusions lointaines, sans choquer le lecteur. Le dramatiste est sans cesse rappelé à son devoir par les deux mille spectateurs qui ont les yeux fixés sur la scène ; s’il oublie son héros pour arranger des paroles sonores, ou des images coquettes, il est puni par l’indifférence ou par les railleries du parterre, et la rapidité du châtiment ne lui permet pas de mettre en doute la réalité de sa faute. De cette vérité générale, applicable à tous les romanciers, à tous les dramatistes, il est facile de conclure la supériorité des Feuilles d’automne sur Notre-Dame de Paris, et de Notre-Dame de Paris sur Hernani. Mais peut-être convient-il de montrer sous un autre jour le rapport qui unit cette conclusion aux prémisses que nous avons posées. L’opinion générale est plus indulgente pour les héros de roman que pour les héros de théâtre ; la même foule qui, assise sur les banquettes du parterre, ne pardonne pas au poète la violation de la vérité, se montre volontiers crédule lorsqu’elle suit des yeux les pages d’un roman. Au théâtre, elle veut être émue ; en lisant un roman, elle préfère les épisodes qui excitent sa curiosité aux scènes naturellement et logiquement déduites. Il suit de là que la fantaisie a plus beau jeu dans le roman que dans le drame, que le poète impose plus facilement sa personnalité au lecteur qu’au spectateur. L’opinion générale est évidemment une opinion erronée ; toute fable épique ou dramatique, pour être vraiment belle, a un égal besoin de naturel, de vraisemblance et de logique ; les actions racontées, pas plus que les actions mises en scène, ne peuvent se passer de caractères posés simplement, de passions sincères, de personnages vivans et pareils, quoique supérieurs, aux hommes que nous voyons tous les jours ; mais comme la majorité n’a pas le loisir de méditer sur les conditions fondamentales du récit, elle continuera long-temps encore de lire avec indulgence, sinon avec sympathie, des romans invraisemblables, et de hausser les épaules à la tentation d’un drame dicté par la seule fantaisie.

Cependant il serait injuste, il serait absurde de croire que le développement de la faculté lyrique s’oppose absolument au développement de la faculté dramatique. Quelque grande que soit la distance qui sépare le drame de l’ode, cette distance n’est pas infranchissable. Mais la poésie lyrique, telle que la conçoit M. Hugo, telle qu’il l’a réalisée depuis neuf ans, telle qu’il la voudra réaliser sans doute jusqu’à la fin de sa carrière, s’occupe de l’image bien plus que de l’idée, du mot bien plus que de l’homme, de la rime bien plus que de l’émotion ; or, si l’idée, en tant qu’humaine, peut se transformer et passer de l’ode au drame, le mot n’a pas la même faculté. À notre avis, les Feuilles d’automne sont le meilleur recueil lyrique de M. Hugo ; et ce recueil n’est que l’ébauche d’une manière que l’auteur n’a pas complétée. Venues après les Orientales, qui célébraient la couleur et l’étendue à l’exclusion du sentiment et de la pensée, les Feuilles d’automne promettaient une conversion qui ne s’est pas accomplie ; elles montraient moins d’admiration pour les choses, un peu plus de sympathie pour l’homme ; cette sympathie n’a pas été de longue durée. Les Chants du crépuscule, avec moins d’éclat, et surtout moins d’unité que les Orientales, expriment cependant, au même degré que les Orientales, l’amour de la couleur et de l’étendue, et négligent presque toujours de montrer l’homme sous le velours, la femme sous le satin. Il est donc permis d’affirmer que la poésie lyrique de M. Hugo appartient plutôt à la langue qu’à la pensée, et c’est ce qui explique pourquoi l’auteur des Orientales, après avoir exécuté, dans ses strophes disciplinées, les plus savantes évolutions, après avoir fait manœuvrer la césure et la rime en tacticien consommé, n’a pas réussi à nous montrer des hommes de la famille humaine. Il a transformé sa parole, il n’a pu transformer sa personnalité. Il avait préféré, dans ses odes, le mot à l’idée, et comme rien ne le gênait dans le maniement des mots, il avait accompli des prodiges ; en se continuant, en appliquant à la création des personnages dramatiques le procédé qui avait suffi à produire des strophes, il a été vaincu par l’humanité qu’il ne connaissait pas ; il n’a pu deviner, par la seule combinaison des mots qui lui obéissaient, les caractères qu’il n’avait pas étudiés.

S’il faut, comme nous le croyons, rapporter à la nature même des odes de M. Hugo l’insuffisance épique et l’impuissance dramatique de l’auteur, la logique prescrit évidemment d’étudier avec un soin particulier chaque nouveau volume d’odes que M. Hugo publie. Le titre donné au dernier volume que nous avons sous les yeux nous avait fait concevoir une espérance qui ne s’est pas accomplie. En voyant l’auteur de tant d’odes splendides consentir à baptiser un recueil lyrique du nom de Voix intérieures, nous avions pensé qu’il se rendait enfin aux avertissemens que la critique ne lui a pas ménagés depuis les Orientales, c’est-à-dire depuis neuf ans ; il nous était permis, sans présomption, de croire que M. Hugo apercevait tout le néant de la poésie purement extérieure, et comprenait la nécessité d’interroger sa conscience plus souvent que ses yeux ; le succès des Feuilles d’automne semblait se réunir à la critique pour le décider à ce dernier parti ; mais le nouveau recueil n’est pas fidèle au baptême qu’il a reçu. Les Voix intérieures, telles que M. Hugo les explique et les définit dans la préface de son volume, n’appartiennent, à proprement parler, ni au monde, ni à l’homme, ni au spectacle extérieur, ni au spectacle intérieur, mais ne sont qu’un chuchotement, un murmure, un dialogue insaisissable entre l’homme et les choses, entre la créature et la création. Quoique ce dialogue ne soit pas absolument dépourvu de réalité, il était difficile à M. Hugo d’y trouver la matière de trois mille vers. Pour l’entendre, pour l’exprimer, il eût fallu être familiarisé de longue main avec l’analyse des sentimens et des idées ; il eût fallu avoir vécu avec l’homme plus intimement qu’avec les choses, et c’est précisément ce que M. Hugo a négligé jusqu’ici. Aussi, quoique les Voix intérieures soient, à mon avis, très supérieures aux Chants du crépuscule, quoique le dernier recueil ait sur le précédent un avantage positif, quoiqu’il offre une sorte d’unité implicite, je suis forcé de reconnaître qu’il ne dépasse pas les Feuilles d’automne par le côté humain, et que, pour l’éclat extérieur, il reste souvent au-dessous des Orientales. Pour dire toute notre pensée, nous ajouterons que les Voix intérieures ne nous apprennent rien sur M. Hugo, c’est-à-dire n’élargissent pas d’une ligne la gloire qui lui appartient. Avec l’habileté consommée qu’il possède, rompu comme il l’est à toutes les ruses de la versification, il lui sera facile de publier, tous les deux ans, un recueil pareil aux Voix intérieures ; mais cette fécondité sera stérile pour la grandeur de son nom, pour la popularité de sa pensée. Cependant il est bon d’analyser les Voix intérieures, comme si M. Hugo débutait aujourd’hui, comme s’il n’avait pas déjà écrit dix-huit mille vers lyriques, avec la même opulence de rime, avec la même mobilité de césure, avec la même variété de synonymie ; car cette étude nous offre l’occasion de montrer les relations qui unissent la vie à la pensée, la pensée à la parole, relations évidentes pour tous les esprits sérieux, mais trop souvent méconnues par la poésie contemporaine, et en particulier par M. Hugo. En insistant sur ces relations, nous sommes sûr d’entourer d’une évidence mathématique ce que nous avons dit plus d’une fois du théâtre de M. Hugo.

Sunt lacrumæ rerum, l’une des pièces les plus étendues de ce recueil, roule tout entière sur la mort de Charles X. Il n’entrera jamais dans notre pensée de blâmer la reconnaissance du poète envers le roi mort dans l’exil. À l’âge de vingt-trois ans, M. Hugo, dont la renommée était encore très modeste, reçut du feu roi une lettre close pour assister aux fêtes de Reims ; il écrivit au retour une ode qui est un de ses meilleurs ouvrages, et le roi, pour le remercier, le décora et lui donna une pension sur sa cassette. Quelques mois plus tard, le ministre de l’intérieur, excité par l’exemple royal, accorda au poète un encouragement de même nature, et désormais il fut permis à M. Hugo d’attendre l’heure de l’inspiration, de laisser mûrir sa pensée. Un tel bienfait mérite assurément un témoignage de gratitude. Ce n’est donc pas le sujet de la pièce que nous blâmons, mais bien le mouvement et la nature des pensées que le poète appelle à son aide, pour exprimer sa reconnaissance. Il reproche aux canons de l’hôtel des Invalides de n’avoir pas sonné le glas aux funérailles de Charles X, il les accuse de partager la lâcheté humaine, et d’adorer tour à tour Henri IV et Louis XI. Ce grief est au moins singulier ; il est difficile de comprendre comment les canons d’un hôtel fondé par Louis XIV ont pu saluer Louis XI et Henri IV, c’est-à-dire deux rois, dont le premier est mort en 1483, et le second en 1610. Si c’est à l’entraînement de la rime qu’il faut attribuer cette impardonnable bévue, si le mot bronze nous a valu Louis onze, les amis de M. Hugo feront bien de l’entretenir souvent de l’esclavage de la rime, dussent-ils même réciter les vers de Nicolas Boileau sur cet important sujet. Si Henri IV et Louis XI signifient, dans la pensée du poète, générosité, duplicité, que ne prenait-il, pour exprimer ces deux idées, Titus et Tibère, dont le sens est consacré depuis long-temps et peut s’appliquer, sans anachronisme, à tous les momens de notre histoire. Avions-nous donc tort de croire que M. Hugo gouvernait la langue comme un écuyer son cheval ? M. Hugo dit aux canons des Invalides : — Le fondeur a jeté dans le moule dont vous êtes sortis l’étain, le cuivre et l’oubli du vaincu ; — cette alliance de la matière et de la pensée est monstrueuse, inintelligible, et donne aux reproches du poète un caractère puéril. En parlant de Versailles, il dit qu’à la cour de Louis XIV tout homme avait sa dorure ; si nous avions conservé quelque doute sur le caractère général de ses odes, ce seul mot suffirait à le résoudre. Pour traiter un homme comme un plafond, il faut porter à la réalité visible un amour effréné, et nous craignons fort que cet amour chez M. Hugo ne soit tout-à-fait inguérissable. Arrivant aux malheureuses destinées de la maison de Bourbon, à Louis XV châtié dans Louis XVI, le poète ajoute : Quand il a neigé sous les pères, l’avalanche est pour les enfans. — Je défie le physicien le plus habile de trouver à cette phrase un sens raisonnable, à moins que la neige, soustraite aux lois de la gravitation, ne parte du centre de la terre pour arriver à la surface. À cette condition seulement, l’image présentée par M. Hugo pourrait signifier quelque chose. Encore resterait-il à deviner comment la chute de la neige est à l’avalanche ce que les fautes d’une génération sont aux malheurs de la génération suivante. Plus loin, M. Hugo compare la famille de Bourbon à une étoile sans orbite, et comme s’il craignait que cette figure ne fût pas par elle-même assez effrayante, il ajoute : poussée par tous les vents. La science astronomique nous apprend si peu de choses sur le mouvement des étoiles multiples, nous sommes si loin de posséder sur ce sujet des notions précises, qu’il se passera bien du temps encore avant que l’orbite parcourue par ces corps soit déterminée. Il est probable que M. Hugo a confondu les étoiles avec les planètes. Mais lors même que la science connaîtrait le mouvement des étoiles multiples aussi bien que le mouvement des planètes, il faudrait nier toutes les découvertes de Galilée, de Newton et de Laplace, pour attribuer ce mouvement à l’impulsion du vent. Je conçois bien que le vent agite les feuilles, enfle les voiles d’un navire ; mais je ne conçois pas, je ne crois pas que personne comprenne comment le vent agiterait les corps célestes. La figure employée par M. Hugo pour peindre les malheurs de la maison de Bourbon est donc de tout point une figure absurde. Je ne demande pas à la poésie de lutter de rigueur avec la science ; mais je veux que toute image cache une idée. Que le poète, pour éclairer sa pensée, emprunte le secours de la physique ou de l’astronomie, peu importe ; mais il ne peut se dispenser de respecter la vérité. Or, pour la respecter, il est nécessaire de la connaître. La pièce sur Charles X, malgré le nombre des vers que le poète a consacrés au feu roi, exprime très obscurément l’idée qui aurait dû dominer la pièce entière, et respirer dans chaque ligne, je veux dire la reconnaissance. Quant à la conclusion, où le poète témoigne l’espérance de voir un jour rayer de nos lois la proscription des races royales, qu’il me soit permis d’affirmer qu’une pareille espérance ne sera jamais ratifiée par la politique la plus généreuse. Que Napoléon dorme sous la colonne, et que les cendres de Charles X descendent dans les caveaux de Saint-Denis, c’est une piété sans danger ; mais la raison ne conseillera jamais de garder en France les rejetons d’une race détrônée. Une pareille espérance n’est qu’un enfantillage, une déclamation de collége. Si M. Hugo désire obtenir la pairie pour développer de semblables motions, il fera très bien de renoncer à la législature.

En 1823, l’auteur avait écrit quelques strophes sur l’arc de triomphe de l’Étoile, strophes énigmatiques qui peuvent s’appliquer également à la promenade militaire du duc d’Angoulême en Espagne, ou à la mémoire des campagnes de Napoléon. La pièce du nouveau volume sur le même sujet n’a rien de politique. M. Hugo commence par exprimer l’émotion qu’il éprouve en présence de ce monument qu’il appelle immense ; nous ne partageons ni son émotion, ni son avis. L’arc est un monument monstrueux, mais ses proportions n’ont rien d’effrayant. Cent cinquante-deux pieds ne suffisent pas à frapper de terreur. Si MM. Chalgrin, Huyot et Blouet, fidèles au souvenir des arcs de Thésée, de Constantin et de Septime-Sévère, eussent établi des relations harmonieuses entre la hauteur et la largeur du monument, la ligne menée du sol à la clef de voûte n’étonnerait personne. M. Hugo dit que l’arc est superbe, quel est le sens de cette épithète. Méconnaîtrait-il la signification des mots au point de confondre l’orgueil et la beauté ? Notre question est d’autant plus facile à concevoir, qu’après avoir qualifié l’arc de superbe, il n’hésite pas à déclarer que le temps seul pourra donner à l’arc la beauté qui lui manque. Nous croyons, comme lui, que le temps ajoute beaucoup à la valeur des monumens ; mais le temps, qui combine si merveilleusement les élémens de la beauté, ne peut créer ces élémens eux-mêmes. Un monument sans valeur aucune à l’heure de son achèvement sera dans mille ans ce qu’il est aujourd’hui. La mousse et le lichen auront beau revêtir les sculptures de la frise, ces sculptures sont si parfaitement absurdes, les soldats et les chevaux taillés dans la pierre, sont d’une telle difformité, que nos derniers neveux ne pourront réussir à les admirer ; ou s’ils éprouvaient un pareil sentiment, c’est que la notion de la beauté serait à jamais perdue. L’auteur, se transportant par la pensée à plusieurs siècles dans l’avenir, au moment où Paris ne sera plus qu’un monceau de ruines, suppose qu’il ne restera plus debout que l’arc de l’Étoile, la colonne de la place Vendôme, et les deux tours de Notre-Dame ; et pour peindre l’impression produite par ces débris imposans, il nous parle d’un berger accroupi dans les seigles de la plaine. Ou le mot accroupi a changé de sens, ou il est impossible de comprendre qu’un berger s’accroupisse pour contempler les ruines. Il est probable que M. Hugo n’a donné au berger une attitude si singulière que pour obéir à la rime. Il avait appelé sur l’arc de l’Étoile une nuée d’aigles, aigle rime avec seigle, et comme accroupi renferme une syllabe de plus que debout, la même raison qui avait appelé le seigle auprès des aigles, a fléchi les membres du berger. Je ne demande pas à M. Hugo d’après quelle autorité il appelle les aigles dans la plaine de Paris, ni s’il compte sur un soulèvement pour convertir la plaine en montagnes, car il lui est permis d’ignorer les mœurs des oiseaux de proie ; mais je ne puis lui pardonner son berger accroupi. Je comprends bien qu’il parle de la révolte de la cariatide contre l’archivolte, car la rime est assez riche pour le séduire ; mais je ne sais pas où il a vu les cariatides de l’arc de l’Étoile, où le marbre, où les chapiteaux et les fûts. M. Huyot avait l’intention d’enrichir les quatre faces de l’arc de colonnes de marbre, mais ces colonnes n’ont jamais existé que sur le papier ; et quelle que soit la liberté accordée à la poésie, il est au moins maladroit d’admettre parmi les ruines d’un monument des élémens imaginaires. Je ne m’explique pas non plus pourquoi M. Hugo parle du granit de Notre-Dame. Il y a en Bretagne et en Auvergne des églises de lave et de granit, mais personne, que je sache, n’a jamais aperçu le granit de Notre-Dame. Je ne devine pas non plus pourquoi M. Hugo nomme les deux tours de Notre-Dame, tours de Charlemagne ; car la cathédrale de Paris, telle que nous la voyons aujourd’hui, n’a été achevée que dans les premières années du xive siècle ; Maurice de Sully l’a commencée dans la seconde moitié du xiie, sans pouvoir tirer grand profit des travaux exécutés sur le même emplacement, pendant la domination des deux premières races, et nous savons par Alcuin que Charlemagne s’est fort peu occupé de Paris. L’illustre auteur des Capitulaires se reposait, après chacune de ses nombreuses expéditions, tantôt à Aix-la-Chapelle, tantôt à Paderborn, et c’est à peine s’il a parcouru le sol de la France proprement dite. Certes, s’il n’y a aucun mérite à connaître ces détails ; il y au moins de l’étourderie à mettre Notre-Dame sur le compte de Charlemagne.

Mais le plus grave de tous les défauts de la pièce adressée à l’arc de l’Étoile est, à coup sûr, l’indécision générale de la pensée ; car, au moment où le lecteur espère que le poète va prendre un parti, et qu’après de nombreux tâtonnemens il est arrivé à un ordre d’idées nettement circonscrit, l’ode se termine brusquement par un regret et une épigramme. Le regret s’adresse au père de l’auteur, au général Hugo, dont le nom n’est pas inscrit sur l’arc de l’Étoile ; l’épigramme à Phidias absent. Que M. Victor Hugo réclame en faveur de son père, c’est un sentiment honorable, un sentiment qui ne choquera personne ; mais qu’il termine par un bon mot ce qu’il lui plaît d’appeler immense rêverie, voilà ce que le goût ne peut amnistier. Je déclare sincèrement ne pas savoir quelle est l’intention, quel est le sens de l’ode adressée à l’arc de l’Étoile.

Dieu est toujours là est une des œuvres les plus abondantes, les plus faciles, les plus heureuses de M. Hugo. La peinture du printemps est pleine de grâce et de fraîcheur ; le bonheur du pauvre, pendant les beaux jours de l’année, est tracé avec une grande richesse d’expression, et, malgré quelques détails puérils, produit sur l’ame du lecteur une émotion douce à laquelle l’auteur ne nous a pas habitués. La joie sereine du vieillard qui se réchauffe aux rayons du soleil, la course insouciante de l’enfant dans les bois, qui se garnissent de verdure et d’ombre, compteront certainement parmi les meilleurs tableaux créés par l’imagination de l’auteur. Mais la peinture de l’hiver, que M. Hugo nomme le sommeil de Dieu, est loin de pouvoir se comparer à la peinture du printemps ; l’émotion cesse pendant quelque pages pour renaître au moment où l’auteur commence une hymne à la louange de la Charité. Cette conclusion se distingue, comme la première partie, par une grande vérité. Cependant il n’est pas douteux que la peinture du printemps et l’hymne à la charité ne gagnassent beaucoup à être simplifiés. Ce qui d’abord n’est qu’abondance et richesse devient bientôt éblouissant et monotone. Les rayons, en se multipliant, finissent par abolir les contours que l’œil aimerait à suivre. Telle qu’elle est, la pièce Dieu est toujours là rappelle les meilleures des Feuilles d’automne ; mais il n’y a pas progrès.

La pièce à Virgile débute avec simplicité ; malheureusement, après quelques vers dans le goût antique, l’auteur se laisse aller à son amour pour la réalité flamboyante, et il abandonne les lignes chastes et sévères du poète romain pour dessiner confusément les allées mystérieuses et les grottes discrètes qu’il aime à visiter avec une personne chérie. M. Hugo a, selon nous, grand tort de se mesurer avec Virgile, car il est séparé de l’intelligence de l’antiquité par un espace incommensurable. Quoique Virgile ne soit que la lune d’Homère, et, malgré la singularité de l’expression qui appartient à M. Hugo, nous ne pensons pas à le contester, le poète qu’Alighieri a pris pour guide dans son terrible pélerinage, ne se laisse pas pénétrer du premier regard. Pour comprendre, pour aimer Virgile, il faut avoir le goût des pensées fines et délicates, il faut se complaire dans la simplicité, dans la sobriété de l’expression ; or, M. Hugo n’a jamais prouvé qu’il fût passionné pour la simplicité. Il n’est donc pas étonnant qu’il bégaie lorsqu’il essaie de parler la langue de Virgile. Il y a deux ans, dans les Chants du crépuscule, il avait montré combien il était loin de comprendre Anacréon et Pétrarque ; depuis ce temps son goût ne s’est pas épuré, car Virgile et Pétrarque sont de la même famille.

La pièce sur Albert Dürer mérite le même reproche que la pièce sur Virgile. Pour tout homme familiarisé avec les œuvres d’Albert Dürer, il est évident que M. Hugo ne le comprend pas. D’un artiste religieux, sévère, remarquable entre tous, sinon par l’harmonie et la grandeur, du moins par la précision et la naïveté des contours, il fait un rêveur demi-mystique, demi-panthéiste. Aux figures graves qui se pressent sous le crayon du maître allemand il substitue des figures sans nom, qui n’appartiennent à aucun règne de la nature, et qui embarrasseraient fort la sagacité d’un Linnée ou d’un Cuvier. Aussi, malgré l’habileté que M. Hugo a déployée dans la versification de cette pièce étrange, il est impossible de n’y pas voir un perpétuel contresens.

Un jour que la fenêtre était ouverte, tel est le titre que l’auteur a choisi pour l’une des pièces les plus courtes de son nouveau volume. Je lui pardonne de grand cœur ce titre d’une simplicité affectée, en faveur des pensées qui s’y trouvent développées. Pendant que le poète relit pour la centième fois le récit du siége de Troie, une personne aimée vient poser sa tête sur le dos de son fauteuil ; il promène ses yeux du beau livre au visage radieux, et à mesure qu’il contemple d’un regard plus attentif les yeux humides et veloutés de l’enchanteresse, Homère lui paraît plus grand, l’Iliade plus merveilleuse, comme si le bonheur agrandissait l’intelligence. Un des principaux mérites de cette pièce, c’est la brièveté ; aucun détail inutile n’obscurcit la pensée de l’auteur. C’est un modèle que M. Hugo devrait relire, au moins une fois chaque semaine, pour s’habituer à la concision.

La Vache, aussi bien que la pièce adressée à Virgile, démontre, sans retour, que M. Hugo n’arrivera jamais à la simplicité antique. L’idée de la Vache est grande et belle ; mais l’exécution est loin de répondre à la conception. Figurer l’éternelle bonté de la nature, l’éternel abri qu’elle offre à l’humanité, tour à tour ingrate et furieuse, par les puissantes mamelles sous lesquelles se jouent des enfans demi nus, et que tourmentent leurs mains et leurs lèvres impatientes, est assurément une donnée féconde, digne d’exercer les plus habiles, et que l’auteur des Géorgiques eût traitée avec bonheur. Mais M. Hugo charbonne la face des marmots, emplit leurs cheveux de broussailles, et couvre de boue les mamelles ruisselantes. Non-seulement ces ignobles détails sont condamnés par le goût antique, mais ni Rubens, ni Paul Potter, que personne n’a jamais accusés de répudier la réalité, n’eussent commis une pareille faute.

Le Passé exprime heureusement l’impression mélancolique éprouvée par le poète qui parcourt, avec une femme préférée, les allées d’un vieux château, autrefois animées par les amours royales. Le souvenir des entretiens mystérieux qui n’avaient pour témoins que le feuillage des allées et le bronze des tritons couchés au bord des bassins, est retracé avec une émotion vraie. Je n’aime pas l’expression conquête féodale, appliquée à une femme jeune et belle qui entrait en disant : Sire, et partait en disant : Louis. Il est fâcheux que la rime ait ainsi dénaturé la pensée de l’auteur. Mais j’ai vu, avec plaisir, dans cette pièce, l’homme animer les choses, au lieu de se confondre avec elles.

La Soirée en mer peint fidèlement ce qui se passe en présence d’un spectacle unique, dans l’ame instruite par le malheur et dans l’ame rivée à l’ignorance par un bonheur constant. Le poète a tiré bon parti de cette éternelle opposition. Je regrette seulement qu’il n’ait pas su s’arrêter à temps. L’idée, d’abord claire et précise, au lieu de s’expliquer par une évolution savante, s’émiette et vole en poussière ; et pourquoi ? parce que M. Hugo n’a pas voulu la quitter avant de l’avoir épuisée, parce qu’il n’a pas voulu lui dire adieu avant de l’avoir terrassée sous ses caresses. Avec moins de mots, il lui eût été facile de dire davantage.

La pièce à un Riche exprime aussi bien que la Soirée en mer une idée vraie ; personne ne contestera que l’intelligence de la nature, la faculté de jouir de la splendeur du ciel, de la verdure des forêts, donne au peintre, au rêveur, au poète, une félicité souvent supérieure à celle du riche qui possède, sans les comprendre, le murmure et l’ombre de ses bois. Les développemens à l’aide desquels M. Hugo a commenté cette idée, sont généralement justes. Il suit le riche dans ses projets, dans ses souvenirs, il épelle, syllabe à syllabe, toutes les tristes pensées qui se succèdent dans l’ame dépravée par la satiété. Mais cette pièce, comme la Soirée en mer, gagnerait beaucoup en devenant moins verbeuse. Çà et là l’homme est encore envahi par la chose ; au lieu de femmes émues, attendries, capables de dévouement et de repentir, l’auteur nous donne du velours et du satin, des diamans et des rubis, et il oublie que les femmes dont il parle ne sont pas réunies pour un bal de cour, mais pour causer, dans une salle du château où le riche les a conviées. Cependant, malgré sa verbosité, malgré la réalité souvent exubérante de plusieurs détails, cette pièce doit être comptée non-seulement parmi les meilleures du volume nouveau, mais aussi parmi les plus belles de l’auteur.

Les Oiseaux envolés avaient leur place marquée dans les Feuilles d’automne. Le sujet de cette pièce est plein de grace, et empreint d’une simplicité touchante. Les enfans du poète ont, en jouant, jeté au feu les feuillets où il avait écrit ses vers ébauchés, et dans un moment de colère il les a chassés. Bientôt la tristesse et le découragement prennent la place de la colère. Seul, livré à lui-même, il gourmande son orgueil et regrette la joie bruyante des Oiseaux envolés. Il rappelle près de lui les marmots étourdis qu’il avait exilés ; pour expier les reproches que tout à l’heure il leur adressait, il leur demande pardon. Jusque-là tout est bien, tout est vrai, tout est plein d’émotion et d’intérêt ; mais, par malheur, M. Hugo, en essayant d’attendrir et de ramener les oiseaux envolés, trouve l’occasion de décrire ses fauteuils, son canapé, son plafond, les porcelaines de sa cheminée, les parchemins entassés sur les rayons de sa bibliothèque, et il ne sait pas résister à cette tentation dangereuse. Il s’engage dans une description sans fin, et ne s’arrête qu’après avoir dressé l’inventaire complet de toutes les richesses qui servent à ses études et à son délassement. Les pauvres enfans, en l’écoutant, si toutefois ils l’écoutent jusqu’au bout, ne doivent savoir que penser. Au milieu de toutes les promesses que le poète leur prodigue, comment se reconnaître ? que choisir parmi toutes les merveilles qu’il met à leur disposition ? Les voilà jetés dans une perplexité sans issue. Je ne parle pas de la singularité de plusieurs comparaisons employées par l’auteur pour exprimer la forme de ses livres et de ses porcelaines, et dont le plus grand défaut est d’être absolument inintelligibles pour les oiseaux envolés. Mais je crois devoir insister sur l’exagération et la maladresse des louanges adressées à M. Méry. Quel que soit le mérite de la Villéliade, assurément ce n’est pas un titre suffisant pour entrer dans la famille d’Homère ; car ce poème, si vanté sous la restauration, n’est qu’une imitation ingénieuse de Boileau et de Delille, qui rappelle tour à tour les plaisanteries du Lutrin et les périphrases descriptives de l’Imagination. Peut-être M. Hugo a-t-il voulu remercier M. Méry d’avoir quitté Boileau et Delille pour les strophes dorées des Orientales. Nous inclinons à le croire ; mais si le disciple de M. Hugo est fils d’Homère, Homère et M. Hugo ne seront plus qu’une seule et même personne. En supprimant la description de quelques joujoux, et en rayant M. Méry de la liste des Homérides, je suis sûr que M. Hugo ne ramènerait pas moins sûrement les oiseaux envolés, et qu’il plairait à tous les hommes de goût.

Tentanda via est se rapporte, comme la pièce précédente, à la vie de famille. Le poète, pour calmer l’inquiétude de sa compagne qui s’effraie des longues rêveries de son enfant, essaie de lire dans l’avenir, et déroule devant la mère éplorée toutes les gloires réservées à son fils. Assurément c’est là un noble orgueil, une noble confiance, un espoir légitime dont la raison peut sourire, mais qu’elle ne condamne pas. Que M. Hugo voie dans son fils un héritier de Mozart ou de Michel-Ange, de Raphaël ou de Palladio, il n’y a là rien qui nous étonne, et souvent il est sage de se consoler des jours mauvais qu’on a soi-même parcourus en rêvant pour ceux qu’on aime des jours meilleurs. Un rhéteur chicanerait M. Hugo sur l’alliance du bonheur et de la gloire, mais il me semble inutile de réveiller cette question éternelle. D’ailleurs, lorsqu’il s’agit de M. Hugo, les questions ne manquent pas. J’ai peine à comprendre, par exemple, pourquoi espérant que son fils prendra l’Europe pour échiquier, il rapproche François Ier de Napoléon. Je concevrais très bien qu’il mît en regard l’empereur du viiie siècle et l’empereur du xixe ; mais, à moins de chercher dans les guerres d’Italie le lien mystérieux qui rattache François Ier à Napoléon, je ne devine pas la parenté de ces deux noms. Il est permis de reprocher à Napoléon l’ignorance des limites où devait s’arrêter sa volonté ; mais s’il lui est arrivé de prendre quelquefois l’audace pour le courage, il n’a jamais eu le goût des aventures. Or, François Ier, comme Charles VIII et Louis XII, courait en Italie chercher des aventures. Entre le prisonnier de Madrid et le prisonnier de Sainte-Hélène, il y a toute la distance qui sépare l’étourderie du génie. Si le fils de M. Hugo doit un jour entrer dans l’histoire et jouer parmi nous un rôle éclatant, s’il préfère à la peinture la guerre ou la politique, j’espère qu’il se sera préparé au rôle qu’il aura choisi par la lecture attentive des annales européennes, et qu’il ne prendra pas pour modèle un homme tel que François Ier. Mais si la gloire doit être pour lui une croix aussi lourde que pour son père, puisse-t-il ne jamais la connaître !

M. Hugo, depuis qu’il écrit pour le théâtre, se plaint amèrement en toute occasion des inimitiés qui le poursuivent. Poète lyrique, il jouissait avec bonheur des applaudissemens qu’il recueillait ; depuis que son nom a été prononcé devant le parterre, nous devons croire que sa vie n’est pas heureuse. La pièce adressée à Mlle L. B. n’est qu’une amplification élégante, mais verbeuse, sur un thème déjà développé par l’auteur dans les Chants du crépuscule, et ce thème c’est le doute. M. Hugo considère le doute comme un des plus grands malheurs infligés à l’humanité ; nous partagerons volontiers son avis, pourvu toutefois qu’il consente à distinguer le doute scientifique du doute appliqué aux affections dont nous avons besoin. Car l’étude des lois éternelles de la nature et des évènemens accomplis, malgré les innombrables tâtonnemens imposés à notre intelligence, est assurément une des joies les plus grandes de notre vie. Le doute, en ce qui concerne la science, est souvent un instrument puissant, une méthode d’invention ; le doute, ainsi conçu, loin d’être un malheur, nous rapproche de plus en plus de la vérité, et, puisque notre intelligence est avide de connaître, ce serait folie de déplorer les conditions attachées à l’agrandissement de nos idées. Sans doute il vaudrait mieux arriver plus promptement à l’évidence et n’avoir pas à traverser tant de ténèbres lumineuses avant de voir la lumière éclatante et pure ; mais il n’y a pas une intelligence, amoureuse de savoir, qui ne se résigne facilement au doute comme à un noviciat ; car la complication même des procédés auxquels nous sommes obligés d’avoir recours, pour nous saisir de l’évidence, grave plus profondément les idées acquises dans notre mémoire. Les conquêtes lentes et laborieuses sont souvent les plus durables. Il est probable que M. Hugo, en déplorant le doute sous lequel gémit l’humanité, était moins préoccupé de l’incertitude de la science que de la mobilité des affections sans lesquelles la vie sociale n’est qu’une longue torture. Si nous acceptons son témoignage comme irrécusable, s’il est vrai qu’il ne voie autour de lui que perfidie et trahison, amitiés menteuses, s’il est réduit à douter de toutes les promesses, certes il est malheureux, et il a raison de se plaindre.

La versification de cette pièce est d’une souplesse remarquable ; nulle part M. Hugo n’a manié plus habilement les ressources de notre langue. Cette fois comme toujours, il a prodigué les images, mais il a su les gouverner, et la rime obéissante n’a pas dénaturé sa pensée. Les mots se sont rangés fidèlement à la place qu’il leur avait assignée ; pourtant cette pièce n’est pas plus claire que la pièce publiée en 1835 sur le même sujet. Je crois que M. Hugo a dit tout ce qu’il voulait dire, mais qu’avant de parler, il n’avait pas nettement circonscrit ce que sa bouche allait exprimer. Il nous entretient de sa tristesse sans nous l’expliquer ; seul avec lui-même, il remet tout en question ; c’est là, sans doute, une souffrance réelle, mais non inguérissable. Car les hommes se sont partagés la recherche de la vérité, et depuis qu’ils se sont franchement résolu à cette division du travail indéfini de la science, ils ont, Dieu merci, découvert quelque chose. La science possible dépasse de beaucoup la science que nous possédons ; mais si étroite qu’elle soit, elle suffit encore à occuper toute la vie d’un homme, et elle résout un assez grand nombre de questions pour donner souvent à l’esprit la joie de l’évidence. Pour goûter cette joie, il ne faut qu’étudier. La raison n’accepte pas comme un malheur la curiosité qui trouverait à se satisfaire en ouvrant un livre. D’ailleurs, j’ai quelque peine, je l’avoue, à concilier les souffrances que M. Hugo raconte à Mlle L. B., avec le portrait du sage qu’il a tracé dans la même pièce. Cet homme détaché des passions vulgaires, qui n’a plus pour le bruit du monde qu’un dédain sévère et paisible, maître de lui-même et plein de confiance dans l’avenir, peut-il connaître les douleurs que M. Hugo déplore en vers éloquens ? Nous ne le croyons pas.

La pièce à Eugène Hugo, l’un des frères aînés de l’auteur, se divise en trois parties bien distinctes. La première partie est tout entière consacrée à la peinture de l’enfance des deux frères, la seconde au supplice de la gloire, et la troisième à l’éloge de la paix et de la sérénité dont jouissent les morts. Tout ce qui se rapporte à l’enfance des deux frères peut se comparer, pour la grace et l’élégance, aux meilleures pièces des Orientales. Il est impossible de ne pas admirer comme un chef-d’œuvre de fraîcheur et de vérité le tableau de ces deux têtes blondes endormies dans le même berceau, éveillées à la même heure, enivrées des mêmes rêves, courant aux mêmes jeux sous la feuillée, ruisselant de sueur et grondées par leur mère inquiète, groupées autour de la même table, et n’entrevoyant dans l’avenir qu’une suite de jours pareils. M. Hugo abandonne ce frais tableau, qu’il pouvait continuer sans s’exposer au reproche de prolixité, pour se plaindre de la vie qui lui est échue, et parler des bouches de cuivre de la renommée, comme un condamné parlerait des instrumens de son supplice. Comment expliquer cette transition inattendue ? Il félicite son frère mort de n’avoir pas connu les tourmens de la gloire, de n’avoir pas combattu corps à corps avec la calomnie, et il oublie bientôt l’ombre à laquelle il s’adresse pour ne plus s’occuper que de lui-même. Il se complaît dans l’étude de sa douleur, comme si sa gloire personnelle était l’unique sujet de l’ode commencée. Mais bientôt sa douleur même devient difficile à comprendre, car il a entendu, je ne fais que transcrire ses paroles, il a entendu les larmes de la foule tomber comme une pluie sur le branchage touffu de son drame. Il me semble qu’un homme qui a pu entendre une telle musique n’a pas le droit de se plaindre ; que peut la calomnie contre un poète à qui la foule témoigne son admiration par des sanglots ? Il faudrait qu’elle fût bien maladroite pour attaquer un pareil adversaire ; il n’est pas vraisemblable qu’elle songe à troubler le triomphe de M. Hugo, car les larmes, telles que les conçoit M. Hugo, sont assez bruyantes pour étouffer les clameurs jalouses. L’éloge de la paix dont jouissent les morts ne signifie rien après cette peinture de la gloire dramatique. Pourquoi le poète, au lieu de s’occuper de lui-même, n’a-t-il pas insisté sur une idée à peine indiquée au début de la pièce, sur le génie qui méritait la gloire et qui n’a pu l’obtenir, dont la flamme s’est éteinte avant d’avoir été aperçue à l’horizon ? Il me semble que le développement de cette idée devait envahir la pièce entière et commencer immédiatement après le tableau de l’enfance des deux frères. À quoi bon entretenir les morts de nous-mêmes ?

La pièce à Olympio mérite une étude spéciale, car elle exprime nettement la pensée constante qui préoccupe M. Hugo, depuis que la gloire ne lui suffit plus, et qu’il a tenté de gouverner la littérature contemporaine en roi absolu. Ses prétentions n’ont pas été acceptées, inde iræ. Jusqu’ici son royaume se réduit à quelques disciples qui croient, en lui obéissant, compléter leur rhétorique ; or, ce petit nombre de sujets fervens et dévoués ne peut contenter l’ambition de M. Hugo. Pour un homme, en effet, qui veut gouverner despotiquement le domaine entier de l’imagination, et qui même trouverait bon que la société française le consultât sur la réforme des institutions qui la régissent, quelques hommes de vingt ans, résolus à la lecture des Orientales et au dédain de tous les poèmes qui les ont précédées, sont bien peu de chose. Avoir rêvé un royaume et n’avoir pas même une principauté allemande ! Quel désappointement, mais aussi quelle colère ! C’est dans Olympio qu’il faut chercher l’expression des sentimens qui animent M. Hugo. Déjà, dans les Feuilles d’automne, il avait préludé à l’hymne qu’aujourd’hui il se chante à lui-même ; mais il était loin encore de l’adoration religieuse qu’il professe maintenant pour l’ensemble de ses œuvres. Quand il conseillait à lord Byron de prendre en pitié ses ennemis et de ne pas descendre jusqu’à regretter les amis qui se détachaient de lui, il est hors de doute qu’il avait pour interlocuteur sa propre conscience ; car il n’est pas probable que M. Hugo ait pu, en 1830, se reporter par la pensée vers les souffrances que Byron éprouvait en 1811. D’ailleurs, en 1811, Byron n’avait pas encore acquis le droit de dédaigner ses ennemis, car il n’avait pas publié les deux premiers chants du Pélerinage. La pièce à Olympio n’est donc qu’une transformation de la pièce adressée à Byron dans les Feuilles d’automne ; je me plais à reconnaître que la colère de M. Hugo, en vieillissant, n’a rien perdu de sa vigueur ni de son éloquence. Il est fâcheux que le nom d’Olympio soit un nom absolument impossible ; mais l’intention de M. Hugo, en créant ce barbarisme, est assez manifeste pour que nous négligions d’insister sur cette faute légère. Il est évident que dans sa pensée, l’idée du poète, c’est-à-dire de lui-même, s’associe à l’idée du Jupiter de Phidias, du Jupiter Olympien. Comme il eût été de mauvais goût de dire : Je suis le premier homme de mon temps, et ceux qui ne m’admirent pas selon la mesure de mon ambition ne méritent pas d’entendre ma parole, M. Hugo s’est souvenu fort à propos de la ruse employée par le duc de Sully. L’ami du Béarnais avait imaginé de placer dans la bouche de ses secrétaires le récit des choses mémorables qu’il avait faites, et de cette façon il conciliait les joies de la vanité avec l’apparence de la modestie. M. Hugo, à l’exemple de Sully, se divise en deux personnes. Il se met sur un trône, et s’appelle, sans respect pour la langue italienne, Olympio ; puis, sur les marches du trône, il place un ami d’Olympio, c’est-à-dire un autre Olympio, et cet ami, le seul qui s’entende à louer dignement son Sosie, adresse à Olympio une longue suite de consolations qui tiennent à la fois du psaume, du cantique et de la prière. David et Salomon, s’adressant à Dieu, ne parlaient pas autrement. Avant la venue d’Olympio, le monde était dans les ténèbres et la confusion ; sa main toute-puissante a répandu partout la forme, l’ordre et la lumière. La multitude ingrate, au lieu de tomber à genoux et de le remercier par un cantique fervent, a osé discuter et juger l’œuvre d’Olympio ; dans son audace impie, elle a été jusqu’à mettre Olympio sur la même ligne que les autres hommes. Il est temps que les nations connaissent toute la profondeur de leur crime ; il est temps que les impies renversent leurs idoles et reviennent au vrai Dieu. Console-toi, dit à Olympio son ami fidèle, le seul qui lui soit resté, console-toi, car ils ne te comprennent pas. Et comment pourraient-ils pénétrer jusqu’au sanctuaire de ton intelligence ? Tout fruit contient une racine, toute racine un fruit. Nous transcrivons littéralement cette dernière phrase, et le lecteur nous en saura gré, car elle prouve que M. Hugo a pour la botanique le même dédain que pour ses contemporains. Après avoir soumis les étoiles au caprice des vents, il supprime la tige, le calice, la corolle des fleurs, et il passe brusquement de la racine au fruit ; ce parfait oubli, ou cette parfaite ignorance de tous les élémens de la science humaine, doit nous rendre indulgens pour la colère de M. Hugo. Puisqu’il ne daigne pas savoir ce que Newton et Linnée ont enseigné aux générations studieuses, faut-il s’étonner qu’il traite avec tant de superbe les lecteurs indociles qui sont loin de se prendre pour des Newton et des Linnée ? Cependant il est probable que la phrase que nous avons soulignée, bien qu’absurde en elle-même, signifie dans la pensée de l’auteur, que sa vie et ses œuvres ne peuvent être jugées par ses contemporains, parce que sa vie et ses œuvres seront toujours pour nous un poème incomplet, une plante incomplète. Quand nous tenons la racine, le fruit nous manque, quand nous tenons le fruit, nous n’avons pas la racine. Il est vrai que la racine ne joue pas un rôle important parmi les caractères distinctifs qui servent à classer les plantes ; mais qu’importe ? nous sommes encore trop heureux de deviner l’intention de M. Hugo. En nous penchant sur l’abîme de sa pensée, en sondant du regard l’incommensurable profondeur des flots où se débat son génie, nous apercevrions, c’est lui-même qui nous l’assure, un ciel resplendissant, peuplé d’étoiles sans nombre. L’ami d’Olympio ne nous dit pas si les étoiles de ce ciel inconnu sont régies par les lois que M. Hugo a fondées sur les ruines de la science astronomique. Toutefois, c’est une consolation pour nous de savoir que M. Hugo pourra, dès qu’il le voudra, nous montrer un peuple d’étoiles ignoré de MM. Herschell et Savary. À ce prix, nous consentons à oublier le dédain qu’il professe pour ses juges ; et cet oubli nous coûte d’autant moins qu’Olympio ne traite pas avec un grand respect son ami unique et fidèle ; car il lui répond comme l’Océan répond au fleuve, c’est-à-dire qu’il le considère comme un point dans l’espace. Certes, si j’avais pour ami un poète de la taille d’Olympio, je serais médiocrement flatté de traiter avec lui de fleuve à Océan ; et si M. Hugo veut bien consulter le traité de Cicéron sur l’amitié, il se convaincra sans peine qu’il n’y a pas d’amitié possible entre un fleuve et l’Océan. À quoi donc se réduit l’ami unique et fidèle d’Olympio ?

Quels que soient pourtant les défauts de la pièce adressée à Olympio, nous n’hésitons pas à reconnaître dans cette pièce une grande richesse d’images, et ce qui est plus malheureux, mais non moins évident, une grande sincérité de colère. Nous voudrions pouvoir admirer dans la même mesure la treizième pièce du volume, où toute la haine de l’auteur contre la critique se résume en quatorze vers. Il est impossible d’imaginer quatorze lignes plus profondément imprégnées de fiel, impossible de rêver quatorze lignes qui expriment sous une forme plus désespérée, je ne dis pas la colère, mais la rage. L’auteur parle de son mépris pour la critique ; il se trompe singulièrement, s’il croit que le mépris se concilie avec la rage qui transpire dans chaque mot de cette pièce. Pour caractériser le méchant qui ne s’agenouille pas devant le génie d’Olympio, il ne trouve rien de mieux que de le comparer à un champignon ; il va sans dire qu’Olympio joue le rôle de chêne. Mais le méchant, quel qu’il soit, aurait grand tort de s’affliger de cette comparaison, car si le champignon est bien peu de chose auprès du chêne, il n’est pas moins vrai que le fleuve, c’est-à-dire l’ami d’Olympio, n’a pas plus d’importance auprès de l’Océan, c’est-à-dire d’Olympio. Que M. Hugo se proclame donc à son gré chêne ou Océan, peu nous importe, et peu importe sans doute au méchant qui a suscité cette comparaison botanique ; ce qu’il y a de certain, c’est que l’orgueil n’est pas plus flatté de l’amitié que de l’inimitié de M. Hugo. M. Hugo est si grand, et les autres hommes sont si petits, qu’à peine sont-ils aperçus ; car dès long-temps, c’est lui-même qui nous le dit, les fronts inférieurs sont habitués à l’ombre de son front. Il est donc certain que le méchant à qui M. Hugo adresse sa colère ne sera nullement ému de cette comparaison, qui voudrait être injurieuse, et qui n’est, à tout prendre, qu’un sujet d’étude assez curieux. Si ce méchant, M. Hugo ne désigne pas plus clairement, est, comme je l’imagine, un esprit impartial, désintéressé, habitué aux formes sévères de la discussion, il ne descendra pas jusqu’aux régions tumultueuses de la colère, mais il contemplera d’un regard paisible et dédaigneux les angoisses de l’orgueil ; car jamais la critique n’a mérité la haine de M. Hugo, si ce n’est par sa franchise. Il faudrait un incroyable aveuglement pour méconnaître le profit que l’auteur des Orientales a retiré des luttes livrées autour de ses ouvrages ; s’il eût été accepté d’emblée, il ne serait pas à la place qu’il occupe aujourd’hui. Ses premières années ont été laborieuses, nous ne l’avons pas oublié. Il est arrivé à plus d’un esprit frivole d’insister exclusivement sur la singularité des premières odes, et de fermer les yeux sur les qualités qui les recommandaient à l’attention ; mais cette raillerie acharnée n’a pas été sans utilité pour M. Hugo, puisqu’elle a contribué à fixer l’attention sur lui. D’ailleurs M. Hugo, qui, pendant trois ans, a pratiqué la discussion littéraire qu’il maudit aujourd’hui, M. Hugo, instruit par sa propre expérience, sait très bien distinguer la critique sérieuse de la critique railleuse, et depuis dix ans, depuis la publication de Cromwell, il a été étudié, commenté, jugé sérieusement. Si la critique a quelque chose à se reprocher en ce qui le concerne, c’est son extrême complaisance. Elle a cru bien faire en le soutenant, et elle l’a soutenu. Elle a expliqué à plusieurs reprises aux esprits indolens ou entêtés tout ce qu’il y avait de hardi dans les tentatives, de magnifique dans les promesses du poète ; elle s’est presque rendue solidaire de l’accomplissement des programmes que M. Hugo publiait dans chacune de ses préfaces. Est-ce la faute de la critique si le poète a manqué à ses promesses, s’il nous a raconté les merveilles d’un Éden dont les portes sont demeurées fermées ? Les éloges complaisans que la presse a prodigués à l’auteur de Cromwell, au lieu de l’affermir dans les résolutions qu’il annonçait, et de l’encourager à chercher dans ses œuvres futures la démonstration des principes qu’il formulait en toute occasion, lui ont donné de lui-même une opinion exagérée, et lui ont persuadé qu’il lui suffirait, pour occuper la première place, de se l’adjuger. Les applaudissemens, qui auraient dû lui inspirer une défiance salutaire, l’ont mené, par une pente insensible, à croire que chacune de ses paroles avait nécessairement une valeur infinie, et que la discussion ne pouvait l’atteindre sans profaner sa majesté sacrée. Quand la critique, effrayée du vertige qui emportait le poète, a voulu réparer par la franchise le mal qu’elle avait fait ; quand elle a voulu changer le rôle d’auxiliaire pour celui de conseiller, M. Hugo n’était plus capable de clairvoyance ; il avait déjà trouvé en lui-même un prêtre et un autel ; il avait fondé une religion qui, malheureusement, a trouvé des prosélytes ardens, et que je propose d’appeler autothéisme ; car, s’il faut en croire le témoignage des Voix intérieures, M. Hugo est depuis plusieurs années habitué à l’adoration de sa pensée. Il se contemple dans sa splendeur solitaire, et il est heureux de se contempler. Peut-être cette religion nouvelle, qui ne s’est jamais manifestée sous une forme si éclatante que dans les Voix intérieures, est-elle dès à présent une maladie incurable ; peut-être la franchise n’a-t-elle plus rien à espérer d’un poète qui voit des ennemis dans tous ses juges, qui accuse de haine et de trahison les conseils les plus sincères. Mais la vérité prise en elle-même offre assez d’intérêt pour que la critique ne tienne aucun compte de la joie ou de la colère de M. Hugo. Dût le poète chercher, dans les trois règnes de la nature, un sujet de comparaison placé bien au-dessous du champignon, la critique ne renoncera pas à proclamer en toute occasion ce qu’elle prend pour la vérité. S’il lui arrive de se tromper, et jamais elle ne s’est crue à l’abri de l’erreur, elle n’hésitera pas à revenir sur ses premières déclarations, à rétracter les craintes qu’elle avait exprimées ; mais en attendant que M. Hugo réfute les objections de la critique en réalisant les promesses de ses préfaces, en attendant qu’il se convertisse et désarme la discussion par l’harmonie et la pureté de ses ouvrages, la critique étudiera la popularité croissante des objections qu’elle a formulées, et cette étude la rendra indulgente pour la colère du poète. Déjà il lui est permis de s’applaudir de l’évidence acquise à plusieurs idées qui d’abord ont paru obscures. Bien des convictions qui se disaient inébranlables, et qui s’agenouillaient devant les œuvres dramatiques de M. Hugo, ont perdu peu à peu leur première ferveur ; les néophytes ont abandonné la prédication pour la discussion. De jour en jour, M. Hugo voit diminuer le nombre de ses disciples, et si ce mouvement de désertion continue, le poète sera bientôt forcé de chercher en lui-même l’unique auditeur des leçons qu’il se plaît à donner. Pour notre part, nous souhaitons que la solitude ne se fasse pas autour de lui ; nous souhaitons qu’il n’attiédisse pas, suivant une progression indéfinie, les sympathies qu’il avait d’abord conquises, et qui désespèrent de s’égaler jamais à son ambition. Mais s’il ne veut subir l’oubli, il faut qu’il se résigne à entendre la vérité.

Or, jusqu’ici, sinon dans ses préfaces, du moins dans ses œuvres, il paraît n’avoir compris qu’une partie de la poésie, et la partie dont il se préoccupe au moment de la création, n’est qu’une partie secondaire, si on la compare à la partie qu’il néglige. Il ne voit, il ne poursuit que la forme, et il omet l’idée que la forme enveloppe, mais ne peut jamais suppléer. Sans confondre la poésie et la science, nous sommes en droit de demander à la poésie aussi bien qu’à la science l’idée cachée sous les paroles qu’elle prononce. Cet avis qui porte avec lui-même son évidence, et qui n’a pas besoin d’être démontré, ne paraît pas être l’avis de M. Hugo ; car dans ses odes, dans ses romans et dans ses drames, les idées sont rares et les mots nombreux. La différence des procédés employés par la poésie et par la science n’abolit pas l’étroite parenté des facultés diverses qui se proposent la science et la poésie. L’imagination et le raisonnement relèvent également d’une faculté plus générale, qui s’appelle l’intelligence. C’est pourquoi le poète, aussi bien que le naturaliste ou l’astronome, est obligé de penser. L’idée qu’il conçoit, au lieu de s’offrir sous la forme didactique, se présente sous la forme d’une image. Mais quelle que soit la diversité des vêtemens dont elles se couvrent, l’idée poétique et l’idée scientifique, en tant qu’idées, sont de la même famille. S’il n’est pas permis à l’astronome, au naturaliste, de parler lorsqu’il n’a rien à dire sur les formes ou les mouvemens des corps célestes, sur l’organisation et la vie des plantes ou des animaux, pourquoi serait-il permis au poète de chanter lorsqu’il n’a rien à dire sur Dieu ou sur la création, sur lui-même, ou sur les tragédies auxquelles il assiste ? Qu’est-ce que la parole qui se réduit à ébranler l’air, à frapper l’oreille, et qui n’exprime aucune idée ? Les savans dédaignent avec raison les considérations qui se donnent pour générales et qui ne peuvent s’appliquer à l’étude d’aucun ordre de faits ; les poètes qui prennent au sérieux la poésie et qui embrassent d’un regard clairvoyant le domaine entier de l’imagination, ont le même dédain pour les mots, si bien arrangés qu’ils soient, qui n’expriment aucune émotion, aucune pensée, et M. Hugo a signé de son nom bien des mots de cette nature. Il professe pour l’image, prise en elle-même, un respect indéfini, et il ne paraît pas soupçonner que l’image est à l’idée ce que la draperie est à la chair. Il n’est jamais venu à la pensée de Polyclète ou de Phidias de ciseler le marbre pour le seul plaisir de le ciseler, de fouiller le paros et de l’assouplir en plis ondoyans, comme la pourpre tyrienne, avec l’unique intention de voir la lumière se jouer dans les plis du marbre vaincu. Polyclète et Phidias savaient bien que les draperies sculptées par leur ciseau ne deviendraient belles et n’obtiendraient l’admiration qu’à la condition de traduire la chair voilée par la laine ; ils savaient très bien que la draperie, par elle-même, n’intéresserait pas la multitude et plairait tout au plus à quelques hommes du métier par le mérite de la difficulté vaincue. Homère et Sophocle étaient du même avis que Polyclète et Phidias, car jamais ils n’ont cherché dans Achille ou Briséis, dans Œdipe ou Antigone, le puéril plaisir d’arranger des mots, de manier des tropes ; malgré la mélodie enchanteresse de leur langue, ils n’auraient pas cru mériter les applaudissemens de la Grèce, s’ils eussent négligé d’exprimer dans leurs vers obéissans de grandes pensées, de nobles émotions. Ils comprenaient très bien que l’image sans l’idée n’est qu’un jeu d’enfans ou de rhéteurs, et que la gloire durable n’appartient qu’à l’éloquence qui accepte le maniement des images comme moyen, mais non comme but. Tous les hommes qui ont inscrit leurs noms dans l’histoire de l’imagination humaine ont associé constamment la chair à la draperie, l’idée à l’image. M. Hugo, doué d’une aptitude singulière pour le maniement de la langue, quoiqu’il lui arrive parfois de la traiter avec brutalité, comme par exemple lorsqu’il dit à Olympio : Ta réputation dont souvent nous nous sommes écriés en rêvant, devait appliquer d’abord ses éminentes facultés à la partie extérieure de notre poésie ; et certes il y aurait de l’injustice à méconnaître ce qu’il a fait pour l’enrichissement de la rime, pour la mobilité de la césure, pour la variété du rhythme, pour l’analogie et la continuité des symboles. Les services qu’il a rendus à la partie extérieure de la poésie sont incontestables. Il a cherché, il a trouvé dans la prose, des ressources que les praticiens consommés ne soupçonnaient pas ; mais dans ses romans, comme ses drames, comme dans ses odes, il a presque toujours dissimulé, par l’éclat des images, l’absence des idées que le public attendait. Comme il possède dans le maniement des images une habileté au-dessus de tout éloge, comme il gouverne la langue avec une autorité militaire, et que bien peu, parmi les plus studieux, sont en mesure de ne pas regarder cette habileté avec étonnement, ses odes, ses romans et ses drames ont acquis une grande renommée. D’ailleurs dans quelques chapitres de Notre-Dame de Paris, dans plusieurs scènes de Marion Delorme et d’Hernani, dans plusieurs pièces des Feuilles d’automne, l’idée se montre sous l’image. Si amoureux qu’il soit de la parole, M. Hugo ne peut abolir en lui-même la faculté de sentir et de penser. Si par l’application persévérante de la méthode qu’il a créée, et qui consiste à considérer la parole comme vivant par elle-même, et pouvant se suffire sans le secours de l’idée, il arrivait à effacer cette faculté, son nom serait bientôt rayé de la liste des poètes. Mais nous espérons qu’un pareil malheur ne lui est pas réservé. Il est encore jeune, il possède un admirable instrument ; dès qu’il voudra se mettre à sentir et à penser, il trouvera pour toutes ses émotions, pour toutes ses idées, des paroles empressées et fidèles. En se résignant à vivre dans la société des livres ou des hommes, il comprendra de jour en jour combien les images les plus éclatantes sont peu de chose, lorsqu’elles ne traduisent pas des idées vraies ou des passions énergiques. Si au contraire il s’enferme dans une solitude obstinée, si l’étude des livres ou des hommes ne donne pas à sa poésie les qualités humaines qui lui manquent, il ne lui restera que la gloire d’avoir enseigné à ses contemporains le doigté d’un instrument pour lequel il n’a pas écrit de musique.


Gustave Planche.