Les Voies navigables de l’Allemagne
La question des voies navigables est de nouveau à l’ordre du jour dans notre pays. On avait pu la croire résolue pour longtemps par la mise à exécution du programme de 1879, connu sous le nom de programme Freycinet, qui comportait l’amélioration de 3 000 kilomètres de voies de navigation existantes et la construction de 2 000 kilomètres de voies nouvelles, au prix d’une dépense évaluée à un milliard. Mais la réalisation de ce projet, conçu hâtivement à une époque où la fièvre des affaires était soutenue par l’état favorable de nos finances et par de brillantes perspectives d’avenir, ne tarda pas à se heurter à un double mécompte : d’abord l’insuffisance des prévisions de dépenses, qui avaient été évaluées à peine à la moitié de ce qu’elles devaient atteindre réellement ; ensuite le revirement de la situation financière, qui s’était singulièrement assombrie à partir de 1882. On se décida alors à ajourner la plus grande partie des constructions nouvelles, dont beaucoup ne répondaient à aucun besoin sérieux, et à poursuivre simplement le programme d’améliorations, qui est à peu près achevé aujourd’hui. Malgré ces restrictions, les dépenses d’établissement des voies navigables se sont élevées, de 1879 à ce jour, à 600 millions en chiffres ronds.
Ce n’est pas tout, paraît-il, et il est question aujourd’hui d’un nouveau projet dont la dépense est évaluée, sauf rectifications ultérieures, à 500 millions[1]. Pour justifier cette dépense, particulièrement lourde dans l’état actuel de nos finances, on invoque la nécessité de favoriser notre industrie et notre commerce et de leur permettre de lutter contre la concurrence étrangère, chaque jour plus menaçante. On affirme que cette concurrence doit une grande partie de son succès aux avantages que nos voisins retirent du développement de leur navigation intérieure. Dès lors, notre pays ne pourrait faire autrement que de suivre cet exemple et de se conformer lui-même à une politique qui a si bien réussi à nos rivaux.
Telle est la thèse que l’on trouve développée dans tout ce qui a été dit ou écrit en France, depuis quelques années, en faveur des voies navigables. Hâtons-nous de reconnaître, cependant, que même ses plus ardens défenseurs ne lui prêtent pas un caractère de généralité bien grande. Il serait, d’ailleurs, difficile de prétendre qu’en Angleterre ou aux Etats-Unis, par exemple, la navigation intérieure est en progrès, et que des canaux ont été récemment construits ou sont sur le point de l’être[2]. Dans ces deux pays, à part quelques régions favorisées de fleuves étendus ou de grands lacs, la navigation livrée à ses seules ressources a, depuis longtemps, abandonné aux chemins de fer la plus grande partie du trafic ; il n’est pas question de faire de nouveaux sacrifices en faveur d’un moyen de transport qui est considéré là-bas comme ne répondant plus aux nécessités modernes de rapidité, de régularité et de bon marché.
Le pays spécialement visé par ceux qui prônent, — suivant une habitude assez répandue chez nous, — l’exemple de l’étranger est l’Allemagne. Même ainsi limitée, leur appréciation est-elle exacte ? C’est ce que nous nous proposons d’examiner.
Le réseau des voies navigables de l’Allemagne a une étendue d’environ 14 000 kilomètres, et comprend 11 600 kilomètres de fleuves et de rivières et 2 500 kilomètres de canaux. La proportion respective des cours d’eau naturels et artificiels dans cet ensemble fait pressentir le rôle prépondérant que les premiers jouent par rapport aux seconds dans la navigation allemande. En fait, les quatre cinquièmes du trafic des voies navigables appartiennent aux sept grands fleuves qui sillonnent l’Allemagne sur une longueur totale de 3 000 kilomètres, et les deux tiers de ce trafic sont absorbés uniquement par deux voies de premier ordre, le Rhin et l’Elbe.
Le Rhin allemand, navigable sur une longueur de 566 kilomètres, dessert une population de 16 millions d’habitans, c’est-à-dire de près du tiers de la population totale de l’Empire. D’après une étude faite en 1897[3], les provinces du Rhin comprennent plus de 100 000 exploitations industrielles de diverse nature, employant un million et demi d’ouvriers, soit 40 pour 100 de la population ouvrière allemande. La production du fer dans cette région représente 83 pour 100 de celle de l’Allemagne entière ; celle du charbon, 50 pour 100. Cette partie de l’Empire fournit encore 99 pour 100 de la production totale du vin, 94 pour 100 de celle du houblon, 55 pour 100 de celle de la bière, la moitié environ de celle des produits chimiques, du salpêtre, de la meunerie, des industries textiles. Les tissus de soie, de laine, de coton et de lin, les draps d’Aix-la-Chapelle, les toiles de Bielefeld en Westphalie, les cotonnades de Goldbach, Mulhouse, Augsbourg et Bamberg constituent un fret rémunérateur. Les marchandises destinées à l’exportation maritime fournissent une masse presque inépuisable de transports provenant des provinces rhénanes, de l’Alsace-Lorraine et de la Suisse. À cette quantité de marchandises s’ajoutent celles qui sont nécessaires pour nourrir une population aussi dense qu’industrieuse.
Les conditions de navigabilité du Rhin sont exceptionnellement favorables. Son cours est paisible, car ce n’est qu’à Carlsruhe, à la distance de 621 kilomètres de l’embouchure, qu’il atteint l’altitude de 100 mètres, de sorte, que sur le long parcours compris entre ces deux points, la pente moyenne n’est que de 0m, 16 par kilomètre. Elle atteint au maximum 0m, 50 en aval de Bingen[4]. La largeur normale du fleuve au-dessus de sa ligne d’eau n’est nulle part inférieure à 200 mètres ; elle atteint 300 à 400 mètres sur certains points. Sa profondeur est de 1m,50 de Strasbourg à Mannheim, de 2 mètres et 2m,50 de Mannheim à Cologne, et de 3 mètres au-delà. On y voit circuler des navires qui ont 94 mètres de long, 12 mètres de large, calent 2m, 74 et peuvent porter 2 100 tonnes.
Le mouvement de la navigation sur le Rhin, qui dépasse 3 milliards de tonnes-kilomètres, représente à lui seul les deux cinquièmes du trafic total des voies navigables allemandes. Chaque kilomètre du fleuve donne passage en moyenne à 5 350 000 tonnes, et cette densité atteint 12 millions de tonnes à la frontière hollandaise. Les trois ports contigus de Ruhrort, Duisbourg et Hochfeld ont ensemble un trafic de plus de 13 millions de tonnes ; celui de Mannheim, qui est le terminus actuel de la grande navigation, atteint à lui seul 4 millions et demi de tonnes. Des services accélérés par bateaux à vapeur existent non seulement pour les voyageurs, mais aussi pour les marchandises. Les services de petite vitesse offrent une capacité de transport considérable : en huit à dix jours, un remorqueur amène d’Anvers ou de Rotterdam à Mannheim 4 500 tonnes, ce qui correspond à près de 10 trains de chemin de fer. Le fret moyen, en amont et en aval, atteint au plus un centime. Bref, il semble impossible d’imaginer une voie navigable placée dans des conditions plus favorables.
Le trafic de l’Elbe, bien qu’inférieur à celui du Rhin, est encore énorme, puisqu’il s’élève à 2 milliards de tonnes-kilomètres, soit le quart du trafic total des voies navigables allemandes. La densité moyenne de la circulation par kilomètre est de 3 150 000 tonnes. Le mouvement de ses principaux ports atteint 5 500 000 tonnes à Hambourg, 2 101 000 tonnes à Magdebourg, 940 000 tonnes à Dresde. L’Elbe est, en outre, en relation directe par la Havel et les canaux de l’Ihle et de Plaue avec Berlin, dont le trafic par eau s’élève à 5 800 000 tonnes. La longueur navigable du fleuve, indépendamment de son estuaire maritime, est de 615 kilomètres ; sa pente moyenne est très faible (0m, 15 par kilomètre de Dresde à l’embouchure). Sa profondeur étant inférieure à celle du Rhin, les bateaux y sont aussi moins grands ; néanmoins ils atteignent une longueur de 60 à 65 mètres, une largeur de 8 à 10 mètres et peuvent porter jusqu’à 1100 tonnes.
Comme le Rhin, l’Elbe coule dans le voisinage immédiat de gisemens houillers pour ainsi dire inépuisables : ce sont les lignites de Bohème, qui fournissent un combustible non seulement bon marché, mais excellent et souvent même préféré à la houille pour beaucoup d’industries et surtout pour les usages domestiques. Une circonstance éminemment favorable pour l’utilisation du fleuve est que les transports de charbons s’effectuent à la descente vers de grandes cités commerciales et industrielles comme Berlin, Dresde, Magdebourg ; enfin, à son embouchure, se trouve le port le plus important de l’Allemagne, qui fournit quantité de marchandises coloniales ou autres susceptibles de supporter des frets en remonte assez élevés, ce qui permet de réduire les tarifs à la descente[5].
Les autres grands fleuves, Weser, Oder, Vistule, Memel et Danube viennent loin derrière les deux précédens comme importance, car leur trafic total n’est que le cinquième de celui du Rhin et de l’Elbe réunis. Néanmoins, ils offrent près de 2 000 kilomètres de voies navigables, sur lesquelles la circulation atteint environ un milliard et demi de tonnes-kilomètres, avec une densité moyenne de 700 000 tonnes.
En définitive, par sa situation, son étendue, ses conditions de pente et de débit, le réseau fluvial de l’Allemagne constitue un moyen de transport bénéficiant d’avantages naturels remarquables. Il n’est donc pas surprenant qu’on se soit attaché à tirer tout le parti possible de cette situation en complétant l’œuvre de la nature par un certain nombre d’améliorations indispensables. On a d’abord effectué des travaux de régularisation, dont certains présentaient d’ailleurs autant d’utilité pour la défense des propriétés riveraines que pour la navigation ; on s’est efforcé ensuite d’unifier la profondeur du lit sur de longs parcours, de manière à permettre l’emploi de grands bateaux sans rompre charge. Le programme présenté à cet effet au Parlement prussien en 1879 est aujourd’hui réalisé, sauf sur la Moselle et sur l’Oder. Des travaux de canalisation ont été effectués sur environ 500 kilomètres de fleuves et de rivières, notamment sur le Mein, la Sprée, l’Oder supérieur et l’Ems.
Le réseau des canaux date, pour la plus grande partie, des XVIIe et XVIIIe siècles. En 1877, on évaluait à 2 300 kilomètres la longueur utilisée effectivement par la navigation, et, à l’exception du canal Louis, construit, vers 1840, pour relier le Mein au Danube, les seules voies de jonction entre les fleuves et les rivières navigables dataient des siècles précédens ; les principales étaient : le canal Finow, entre l’Oder et la Havel ; le canal Frédéric-Guillaume, entre l’Oder et la Sprée ; le canal de Bromberg, joignant la Vistule à l’Oder ; enfin, le canal de Plaue, réunissant l’Elbe à la Havel. Toutes ces voies de communication sont situées dans la région de l’Est. Dans l’Ouest, au contraire, les bassins restaient isolés les uns des autres, sauf une seule communication existant entre celui du Rhin et celui du Danube. Ajoutons qu’en raison même de leur ancienneté, la plupart de ces voies étaient établies dans des conditions qui ne permettaient leur accès qu’à des bateaux de faible tonnage et réduisaient considérablement la vitesse commerciale.
En 1877, on se préoccupa d’améliorer cet état de choses en modifiant les conditions de navigabilité des voies existantes et en établissant un système général de voies de jonction nouvelles. Mais le programme qui fut dressé à cet effet céda le pas à celui de l’amélioration des fleuves et des rivières dont nous venons de parler ; les seuls travaux importans de canaux effectués depuis cette époque ont consisté dans la création de deux voies nouvelles, ainsi que dans la reconstruction du canal de 87 kilomètres de longueur qui relie l’Oder à la Sprée et par suite à Berlin, et de celui, long de 67 kilomètres, qui va de l’Elbe à la Trave, à l’embouchure de laquelle se trouve le grand port de Lubeck.
Les deux nouvelles voies sont le canal Empereur-Guillaume, construit de 1887 à 1895, et celui de Dortmund à l’Ems, commencé en 1891 et terminé en 1899. Le premier, exclusivement maritime et inspiré surtout par des considérations stratégiques, établit une communication directe entre le golfe de Kiel et l’embouchure de l’Elbe, et permet aux navires de passer de la Baltique dans la mer du Nord sans faire le tour de la presqu’île danoise. La dépense de ce travail s’est élevée à près de 200 millions ; non seulement il n’est tiré aucun intérêt de ce capital, mais les frais annuels d’entretien et d’exploitation sont à peine couverts par les recettes[6]. Le canal de Dortmund à l’Ems, long de 250 kilomètres, a pour objet de donner à l’important district métallurgique et minier de la Ruhr un débouché sur un port allemand de la mer du Nord (Emden), de manière à détourner son trafic des ports belges et hollandais auxquels aboutit le Rhin. La dépense de construction, évaluée en 1886 à 75 millions, s’est élevée en réalité à 105 millions, soit plus de 400 000 fr. par kilomètre, et il reste encore à faire d’importans travaux de parachèvemens. Ses résultats commerciaux n’ont pas répondu jusqu’ici aux espérances, comme nous le verrons plus loin.
Si l’on récapitule les dépenses faites jusqu’à ce jour en Allemagne, tant sur les canaux que sur les fleuves et les rivières, pour l’exécution du programme de 1879, on arrive à un total d’environ 500 millions, dont 400 millions pour la Prusse seule. Dans ces chiffres est compris pour 200 millions le canal maritime de Kiel, de sorte que la part de dépenses affectée à la navigation intérieure est seulement de 300 millions. Les sommes ainsi consacrées aux voies navigables se sont donc élevées en moyenne à 25 millions par an, dont 15 millions pour la navigation intérieure[7].
Il est intéressant de comparer cette situation avec celle de notre pays.
Au 31 décembre 1899, la longueur des voies navigables de la France atteint 13 762 kilomètres. Elle est donc à peu près égale à celle de l’Allemagne, mais la longueur réellement utilisée est chez nous de 12 135 kilomètres, contre 10500 seulement chez nos voisins, bien que leur pays ait une superficie un peu plus étendue et une population plus nombreuse de près de moitié. Une différence encore plus importante se trouve dans la proportion respective des voies naturelles et artificielles : tandis qu’en Allemagne, il y a 83 pour 100 de fleuves et de rivières et 17 pour 100 seulement de canaux, chez nous, les voies naturelles ne constituent que 64 pour 100 de l’ensemble, tandis que les canaux en forment 36 pour 100[8]. L’écart est encore bien plus sensible, quand on compare le trafic que ces deux catégories de voies desservent : en Allemagne, les fleuves et rivières en prennent, comme nous l’avons vu, les quatre cinquièmes, alors qu’en France, ils n’en retiennent pas la moitié[9]. Nous n’avons qu’un fleuve, la Seine, qui soit comparable, comme voie de transport, aux grands fleuves allemands ; encore est-ce grâce aux travaux de canalisation qui l’ont complètement transformée. Ensuite, à part l’Oise, qui est navigable sur 104 kilomètres, il n’existe aucune voie naturelle d’une certaine longueur donnant lieu à un trafic important[10]. La Loire et le Rhône sont difficilement utilisables pour la navigation, la première à cause de son volume d’eau insuffisant, et le second en raison de sa pente trop accentuée.
Nous n’avons donc pas, comme nos voisins, l’avantage de conditions hydrographiques naturellement favorables. Néanmoins nous sommes parvenus à créer, pour ainsi dire de toutes pièces, un réseau navigable utilisé sur une plus grande longueur et à certains égards plus perfectionné que celui de l’Allemagne. Car, tandis que celui-ci n’est accessible que sur 2 200 kilomètres aux bateaux calant lm, 75 au maximum, nous avons 6 000 kilomètres de voies dont le mouillage est au minimum de 2 mètres. Seule la longueur de nos écluses, qui n’atteint 38m, 50 que sur 4 800 kilomètres, fait encore obstacle à l’utilisation de bateaux de fort tonnage sur un plus grand parcours.
Depuis 1879, l’étendue des voies pourvues d’un mouillage de 2 mètres et d’écluses de grandes dimensions a triplé, et la longueur totale du réseau s’est accrue de 3 000 kilomètres, soit de près d’un tiers. Les dépenses faites par l’Etat pour ces travaux s’élèvent à une somme de 600 millions en chiffres ronds (non compris les crédits d’entretien), c’est-à-dire au double de ce qui a été dépensé en Allemagne pendant la même période et pour le même objet. En remontant jusqu’en 1820, époque la plus reculée qui permette des évaluations précises, on constate que l’Etat français a dépensé pour son réseau navigable environ 1 500 millions[11]. Pour l’Allemagne, la statistique des dépenses est beaucoup plus incertaine, mais on est d’accord sur des chiffres très inférieurs aux précédens. La dépense totale faite par la Prusse de 1816 à 1896 est évaluée à 400 ou 500 millions par M. Colson[12], à 450 millions par M. de Kauffmann[13]. « On peut sans hésitation, dit ce dernier, conclure que les sommes actuellement dépensées pour le réseau des voies navigables, en Allemagne, sont de beaucoup inférieures aux sommes qui ont été affectées au réseau français. » C’est, en effet, la conclusion qui s’impose. Comme la longueur du réseau est la même des deux côtés, il s’ensuit que chaque kilomètre navigable a coûté en moyenne à l’Allemagne entre la moitié et le tiers de ce qu’il a exigé des contribuables français, ce qui tient à la proportion beaucoup plus grande des voies artificielles dans notre pays.
Quant aux dépenses annuelles d’entretien, elles sont à peu près les mêmes des deux côtés. Chez nous, de 9 millions 1/2, en 1887, elles sont montées, en 1901, à 12 300 000 francs, auxquels il faut ajouter plus de 3 millions pour les frais de personnel. En Prusse, elles atteignent actuellement 12 millions 1/2 ; mais le produit des droits de navigation vient en déduction de ces dépenses pour près de 7 millions[14]. Tandis qu’en France, les péages ont été abolis d’une manière générale par la loi du 21 décembre 1879 sur les voies navigables appartenant à l’Etat, et qu’il ne reste plus guère que les canaux concédés à la ville de Paris qui supportent encore des droits de navigation, dans la plupart des États de l’Allemagne et notamment en Prusse, ces droits sont perçus d’une manière générale sur les canaux. Seules les voies navigables naturelles ont été exemptées de taxes, en vertu de l’article 54 de la Constitution de l’Empire, ainsi conçu :
« Sur tous les cours d’eau naturels, il ne pourra être perçu de taxes que pour l’utilisation d’installations spéciales destinées à faciliter le trafic. Ces taxes, ainsi que celles perçues pour la navigation sur les cours d’eau artificiels qui sont propriété d’Etat, ne doivent pas dépasser les frais nécessaires pour l’entretien et les réparations ordinaires des installations. »
On remarquera que les canaux concédés à des villes ou à des sociétés particulières sont laissés en dehors de cette réglementation, ce qui leur permet de percevoir des péages rémunérant non seulement les frais d’entretien, mais aussi leurs dépenses d’établissement. D’ailleurs, même sur les canaux d’Etat, le principe posé par l’article 54 de la Constitution de l’Empire n’est pas strictement observé. C’est ainsi qu’en 1896, le ministre des Travaux publics disait au Parlement prussien : « Le canal Finow produit l’intérêt d’un capital de 10 millions de marks, bien qu’il n’ait pas coûté 2 millions. Les autres voies navigables de la Marche donnent aussi un revenu considérable[15]. »
Bien entendu, les péages s’étendent non seulement aux canaux proprement dits, mais aux fleuves et rivières canalisées, qui sont considérés comme des voies artificielles. C’est ainsi que le Mein, entre Francfort et Mayence, l’Oder supérieur, donnent lieu à la perception de droits[16]. Mais on a été encore plus loin en autorisant par une loi d’Empire, en 1896, l’État de Brème à percevoir sur la Weser inférieure des péages variant de 0 fr. 02 à 0 fr. 005 et ayant produit, en 1898, une somme de près de 800 000 francs. On a ainsi assimilé cette section du fleuve, qui avait donné lieu à d’importans travaux de régularisation, à un cours d’eau canalisé[17]. D’aucuns estiment que cette manière de faire est parfaitement compatible avec l’article 54 de la Constitution de l’Empire, qui prescrit de ne percevoir de taxes sur les cours d’eau naturels que pour « l’utilisation d’installations spéciales destinées à faciliter le trafic, » et ils proposent même que cette interprétation soit étendue à tous les fleuves, tels que le Rhin et l’Elbe, où d’importans travaux de régularisation et d’aménagement ont été faits, ces travaux étant spécialement destinés à faciliter le trafic. Cette opinion a trouvé de l’appui chez les représentans de l’administration et du gouvernement allemands. Le Dr Schumacher, chef de la division des voies navigables au ministère des Travaux publics, l’a développée récemment avec autorité[18]. De son côté, le ministre des Finances a fait à plusieurs reprises des déclarations dans le même sens au Parlement prussien[19]. Il a même annoncé que des négociations étaient entamées pour la perception de droits de navigation sur l’Elbe.
On voit donc que la tendance du gouvernement prussien est non seulement de maintenir les péages sur les voies qui en sont actuellement pourvues, mais même d’en élever le taux pour tenir compte des dépenses nouvelles et d’étendre ces péages aux voies naturelles qui en étaient exemptes jusqu’ici.
Pour achever la comparaison entre les deux pays, il nous reste à indiquer les résultats obtenus au point de vue du trafic. Ces résultats sont absolument comparables en ce qui concerne le tonnage des marchandises transportées, qui a atteint, en 1899 33,4 millions de tonnes sur les voies navigables de l’Allemagne et 33 millions sur celles de notre pays[20]. Cette égalité est d’autant plus remarquable que la situation est complètement différente pour les transports par chemins de fer, dont le tonnage est deux fois et demi plus élevé en Allemagne qu’en France (341 millions de tonnes contre 125 en 1899). La conséquence est que, sur la totalité du tonnage transporté par eau et par rails, la part de la navigation atteint 22 pour 100 en France, tandis qu’elle n’est que de 9 pour 100 en Allemagne. En 1875, elle était de 18 pour 100 ici et de 12 pour 100 là-bas[21]. Il y a donc eu en France, dans le dernier quart de siècle, une progression de la navigation, par rapport aux autres moyens de transport, alors que l’inverse se produisait en Allemagne.
En définitive, c’est chez nous que les intérêts de la navigation paraissent avoir été le plus favorisés. Telle est d’ailleurs l’opinion qui prévaut chez nos voisins.
« Les partisans des canaux, dit l’un d’eux[22], s’appuient sur l’exemple d’autres pays, et en particulier de la France, qui ont construit et entretenu aux frais de l’État de grands réseaux de canaux, sans percevoir de péages. Mais il faut remarquer que la situation n’est pas la même là-bas que chez nous. D’abord les canaux ont été construits en partie avant l’époque des chemins de fer. Ensuite ces pays sont beaucoup plus riches que le nôtre et peuvent se permettre maint luxe qui nous est interdit. »
« En Allemagne, dit un autre écrivain, les voies navigables peuvent, en général, rendre moins de services qu’en France où le cabotage est possible de trois côtés du pays, où le réseau de canaux intérieurs est relativement plus étendu, et où il est affranchi de tout impôt. Ce réseau semble donc mieux approprié, par ses nombreuses ramifications, à servir l’ensemble du pays que le réseau allemand[23]. »
Le ministre des Travaux publics de Prusse, M. de Thielen, a déclaré lui-même, devant la Commission des canaux du Parlement, que la France « a été plus loin dans la construction des canaux qu’aucun pays du continent[24]. » Au cours de la même discussion, un des députés, le comte Kanitz, proclama que « la France est le paradis des partisans des canaux. » Or, c’est dans cet Eden que, pour justifier des projets de nouvelles voies navigables, on s’appuie précisément sur « l’exemple de l’Allemagne. » Nous croyons que c’est avec plus de fondement que nos voisins invoquent de leur côté l’exemple de la France.
L’étude de la question des voies navigables entraîne forcément celle des relations qui existent entre ces voies et les chemins de fer, lorsque les deux moyens de transport se trouvent en présence.
D’après une théorie assez en faveur dans certains milieux, ces rapports devraient être des plus faciles, grâce à une répartition en quelque sorte naturelle des diverses catégories de marchandises entre les deux voies. Au chemin de fer les objets de valeur, les produits de la fabrication et toutes marchandises dont la nature exige un transport rapide, sûr, et peut supporter une taxe élevée ; à la voie d’eau les matières premières, les marchandises pondéreuses et toutes celles dont la circulation ne peut se faire qu’à bas prix. Dans ces conditions, le bateau n’enlève à la locomotive que des transports qui ne seraient pas rémunérateurs pour elle, et il les lui rend d’ailleurs au centuple en développant, par l’approvisionnement facile des matières premières, la production des objets fabriqués. De là l’intérêt, la nécessité même, de la coexistence des deux modes de transport.
On affirme couramment que cette théorie a reçu en Allemagne la confirmation de l’expérience, que les voies ferrées et navigables de ce pays ont abandonné toute idée de compétition et se donnent un concours réciproque, pour le plus grand profit des unes et des autres. Ces affirmations sont-elles conformes à la réalité des faits, et nos voisins ont-ils eu réellement l’heureuse chance de mettre d’accord la navigation et les chemins de fer ? Ce serait un résultat tellement remarquable qu’il mérite d’être examiné de près.
Observons qu’en Allemagne, il n’y a guère de grandes voies navigables que dans la direction Nord-Sud. La concurrence ne peut donc se produire que dans cette direction, et non pour les courans perpendiculaires qui sont presque exclusivement desservis par les chemins de fer.
Il y a encore une autre circonstance particulière à l’Allemagne. Presque chacun de ses fleuves arrose plusieurs États différens ; l’Etat dans lequel le cours d’eau cesse d’être navigable, n’ayant pas à redouter de concurrence sérieuse pour son propre réseau de chemins de fer, cherche à établir un courant de transit avec le fleuve pour concurrencer les réseaux voisins. C’est ce qui se produit, par exemple, pour le Rhin : tandis que, dans le Bas-Rhin, il y a concurrence entre les chemins de fer prussiens et la batellerie, dans le Rhin supérieur, les chemins de fer badois, du Palatinat et d’Alsace favorisent la navigation par des tarifs de transbordement et de transit très réduits, de manière à détourner les transports des lignes prussiennes. Il en est de même pour l’Elbe, où la navigation est concurrencée dans son cours inférieur par les chemins de fer prussiens, et favorisée dans son cours supérieur par les chemins de fer de Bohême.
C’est en grande partie dans cette situation qu’il faut chercher l’explication d’un fait qui a été souvent interprété comme un indice de l’entente qui existerait en Allemagne entre les voies ferrées et navigables : c’est que les chemins de fer admettent et quelquefois même favorisent l’établissement de ports de transbordement.
L’origine de ces ports remonte à l’époque des anciennes compagnies de chemins de for, qui, pour se faire concurrence, recherchaient le concours des voies navigables. Les chemins de fer de l’État, à leur début, usèrent du même moyen pour lutter avec les compagnies qui subsistaient encore. Depuis que la plupart des chemins de fer privés ont été rachetés, ce motif n’a cessé d’exister que partiellement, car, s’il n’y a plus en présence que des réseaux d’État, ces réseaux n’en appartiennent pas moins à des pays distincts, ayant leur budget particulier et cherchant, par suite, à tirer le maximum de recettes de leurs chemins de fer, fût-ce au détriment des États voisins.
C’est ainsi qu’à l’époque où le Rhin n’était navigable que jusqu’à Mannheim, le gouvernement badois prit l’initiative de construire un port de transbordement en ce point, de manière à prolonger la voie fluviale par une série de lignes ferrées s’étendant jusqu’à la Suisse et à détourner le trafic des chemins de for prussiens et alsaciens. Ce port d’échange fut inauguré en 1875, et le mouvement de la gare de Mannheim s’éleva progressivement à 925 000 tonnes en 1881, à 1 600 000 tonnes en 1885, et à 1 983 000 tonnes en 1890. Cet essor, qu’on serait tenté de considérer comme un bienfait de la navigation, provient en réalité, pour une grande partie, du préjudice causé aux chemins de fer qui desservent l’autre rive du fleuve.
De même le gouvernement bavarois a trouvé avantageux de se servir du Rhin pour relier entre elles ses voies ferrées du Sud et de l’Est et pour les mettre en relations avec les ports de la Mer du Nord plutôt que de faire transiter ses marchandises sur les lignes prussiennes. De là le développement des ports d’échange de Ludwigshafen et de Gustavsburg. Le chemin de fer Louis de Hesse, dont l’exploitation est aujourd’hui réunie à colle du réseau d’État prussien, avait fait de même autrefois pour le port de Mayence. Pour la plupart des ports de l’Elbe, la situation est analogue. Ceux de Riesa et de Dresde ont été établis en partie aux frais des chemins de fer de l’État de Saxe, afin de détourner le trafic des chemins de fer prussiens ; celui d’Aussig a été installé aux frais du chemin de fer d’Aussig à Teplitz, et ceux de Tetschen et de Laubé, du chemin de fer Nord-Ouest autrichien, toujours dans un même dessein de concurrence. Inversement, les chemins de fer de l’Etat prussien ont été conduits, dans la région de l’Elbe comme dans celle du Rhin, à se prêter à la jonction de leurs lignes avec le fleuve pour ressaisir une partie des transports qui leur échappaient par les réseaux des États voisins. Telle est, en général, l’origine de ces nombreux points de contact qui existent entre les voies de fer et d’eau.
Abstraction faite de ces conditions spéciales, la situation est la même en Allemagne que dans les autres pays où les deux voies de transport coexistent ; il y a concurrence toutes les fois que ces voies desservent un même courant de trafic, et nulle part peut-être cette concurrence n’a été dénoncée de part et d’autre avec plus d’âpreté que chez nos voisins.
Les deux parties ne sont d’accord que pour faire précisément justice de la théorie que nous rappelions tout à l’heure et qui consiste à attribuer a priori les marchandises pondéreuses à la voie d’eau et les objets de valeur au chemin de fer.
« En présence du fait notoire, dit le Directeur d’un des réseaux d’Etat prussien, que ce sont précisément les marchandises de haute valeur, telles que les céréales, le sucre, le pétrole, les colis isolés, qui voyagent par eau, et les marchandises de peu de valeur, comme les charbons, les minerais, les pierres, le bois qui empruntent les chemins de fer concurrens, il est inutile de s’arrêter à une réfutation d’appréciations de ce genre qui n’ont d’autre but que d’égarer l’opinion publique[25]. »
Un autre ingénieur a analysé en détail le trafic desservi en 1884 par le chemin de fer et par la voie d’eau[26]. Dans l’ensemble, ce trafic s’est réparti à raison de 85 pour 100 pour le chemin de fer et 15 pour 100 pour la voie d’eau. Or, tandis que la part prise par cette dernière est bien au-dessous de la moyenne pour le charbon (10 pour 100), pour le minerai (9 pour 100), pour le fer (8 pour 100), elle dépasse sensiblement cette moyenne pour le bois (30 pour 100), pour les grains et céréales (25 pour 100), pour le pétrole et l’huile (37 pour 400), pour le sucre et la mélasse (30 pour 100).
Même appréciation d’ailleurs de la part des représentans de la navigation :
« On admet généralement, dit un rapport présenté au cinquième Congrès de Navigation intérieure[27], que les voies navigables sont choisies par des marchandises qui ne peuvent supporter qu’un prix de transport minime et pour lesquelles la rapidité du transport est moins importante, tandis que les chemins de fer sont recherchés par les marchandises qui exigent un transport rapide et qui peuvent supporter des prix de transport élevés. Cette manière de voir ne paraît pas tout à fait fondée… Tout bien considéré, on ne peut pas dire que telles marchandises incombent au chemin de fer et telles autres à la navigation. Ces deux modes de transport peuvent entrer en concurrence pour les marchandises de toute espèce, ce que confirment parfaitement les chiffres cités plus loin[28]. »
Si les représentans des canaux et des chemins de fer sont du même avis sur ce qui précède, ils cessent d’être d’accord sur la question de savoir quel est celui des deux moyens de transport qui fait acte de concurrence. Chacun soutient naturellement qu’il ne fait que se défendre contre les entreprises du rival, et la navigation, par exemple, reproche amèrement aux chemins de fer de l’Etat de faire des tarifs expressément destinés à détourner le trafic acquis aux voies navigables. C’est ainsi que, dans sa séance du 9 avril 1897, l’Union centrale pour le développement de la navigation sur les fleuves et canaux s’élève contre la concurrence toujours croissante faite aux voies navigables par les chemins de fer de l’Etat, qui font « la guerre au couteau » à la navigation.
« A côté de la concurrence qu’on peut appeler naturelle, non organisée, dit un autre représentant de la batellerie[29], on trouve la concurrence artificielle, moins explicable, organisée par les chemins de fer de l’Etat prussien. » Et il fait longuement l’historique de cette lutte et de ses principaux incidens. Nous apprenons ainsi que, depuis 1883, les grains, le pétrole, le coton, la farine, les colis de détail et les marchandises pour l’exportation maritime ont été de la part du chemin de fer l’objet d’une concurrence acharnée au préjudice de la navigation.
La note change avec les représentans des chemins de fer ; non pas qu’ils nient la concurrence, mais ils assurent qu’ils la subissent et ne la font pas :
Le moyen le plus efficace de concurrence en matière de trafic, disent-ils, est la réduction des tarifs. Or, les voies navigables allemandes, et surtout les voies naturelles, ont abaissé leurs tarifs dans une telle mesure qu’ils sont notablement inférieurs à ceux des chemins de fer. Mais à cette raison vient s’en ajouter une autre des plus importantes : les tarifs des chemins de fer sont homologués par l’Etat et publiés ; ils doivent être appliqués uniformément à tous les transporteurs, tandis que les frets pour les transports par eau sont discutés dans chaque cas entre les intéressés, suivant les circonstances et la concurrence : souvent les tarifs consentis restent secrets. Si les représentans de la navigation accusent les chemins de fer de concurrence déloyale, ce ne peut être là qu’une accusation tendancieuse, dénotant un état d’esprit spécial d’après lequel tous les transports devraient appartenir aux voies navigables. Par suite, non seulement on n’admet pas que les chemins de fer se défendent, mais encore on considère comme inspirée par l’esprit de concurrence toute réduction de tarif de nature à gêner l’accaparement du trafic par la batellerie[30].
Cet échange de récriminations montre ce qu’est effectivement le soi-disant accord des voies ferrées et des voies navigables de l’Allemagne. Il n’est pas, hélas ! plus parfait que dans notre pays, et le ton de la dispute semble, au contraire, plus aigu là-bas qu’ici. Si l’on examine le résultat de la lutte, on constate que le chemin de fer est préféré pour les petits parcours. Les représentans de la navigation ne font aucune difficulté de le reconnaître : « Il est incontestable, dit l’un d’eux[31], et du reste cela est absolument naturel, que la concurrence des chemins de fer sur les deux rives du Rhin s’est exercée et devait s’exercer surtout aux dépens du trafic à courte distance. Plus le parcours qu’une marchandise doit franchir est faible, moins elle est disposée à emprunter les voies navigables, dont les inconvéniens indéniables : transport moins rapide, incertitude des délais de livraison, dangers plus grands, ne sont pas rachetés par le bon marché. Mais, lorsque, au contraire, une marchandise doit franchir un long parcours, la voie navigable est préférée à la voie ferrée. »
Du côté des chemins de fer, on constate la même situation, mais en lui attribuant un motif et des conséquences d’un ordre différent : pour les chemins de fer comme pour la navigation, le trafic à courte distance est le moins rémunérateur, car il utilise mal les moyens de transport ; par exemple, les wagons à marchandises ne fournissent pas, dans un service de ce genre, le quart de leur rendement moyen. Cela tient à ce que les opérations de chargement et de déchargement exigent le même temps, que le wagon ou le bateau ait effectué un parcours de 50 ou de 500 kilomètres. Il en résulte que le batelier ne se charge pas des transports à courte distance ou que, s’il les entreprend, ce n’est que contre un fret plus élevé, tandis que le chemin de fer est obligé d’assurer ces transports comme les autres. Pour le remercier, on l’accable de récriminations quand les wagons font défaut au moment du fort trafic d’automne, qui dépasse considérablement la moyenne de l’année et porte surtout sur des transports agricoles à petit parcours. Les bateliers, qui ont généralement laissé au chemin de fer le soin de pourvoir aux transports de cette nature, les estimant trop peu avantageux, ne manquent pas ensuite de prononcer dans les réunions des discours retentissans sur l’incapacité et l’insuffisance des chemins de fer et de demander la construction de canaux aux frais de l’Etat, comme le seul remède efficace.
Ainsi, au point de vue des parcours comme à celui de la nature des marchandises, la navigation ne prend pas seulement, comme on l’a prétendu, des transports qui ne seraient pas productifs pour le chemin de fer. Est-il plus vrai qu’elle lui rende, sous une forme indirecte, une quantité de marchandises supérieure à celle qu’elle lui prend ? L’exemple classique que l’on cite à l’appui de ce dire est celui de la ville de Francfort, où la canalisation du Mein, loin de nuire aux voies ferrées, aurait provoqué un accroissement considérable de leur trafic.
Il est exact que, dans cette ville, le tonnage expédié par chemin de fer s’est accru de 320 000 tonnes dans les trois années qui ont suivi la canalisation du Mein, tandis qu’il n’avait augmenté que de 70 000 tonnes dans les trois années précédant ce travail. Mais, si l’on examine les choses de plus près, on aperçoit que cette différence ne constitue pas un gain réel pour le chemin de fer, car elle provient de marchandises qui étaient autrefois transportées de bout en bout par voie ferrée et qui, depuis que le Mein est navigable jusqu’à Francfort, sont acheminées par eau jusqu’à cette ville, pour y être transbordées dans le chemin de fer, ou vice versa. Pour les houilles, en particulier, on constate que, tandis que les expéditions par chemin de fer à Francfort, en provenance de la voie d’eau, augmentaient de 80 000 tonnes, le transport des charbons de la Ruhr par rails, à destination de Francfort, diminuait de 40 000 tonnes, sans compter ce qui était autrefois expédié au-delà de cette ville et qui y est maintenant transbordé, comme nous venons de le dire. Or, ces transports effectuaient jadis un parcours de 300 à 400 kilomètres par voie ferrée, tandis que ceux qui sont maintenant réexpédiés de Francfort ne font plus qu’un petit trajet sur rails, et ne laissent, pour les raisons déjà données, qu’un bien moindre bénéfice[32].
Pour d’autres localités desservies à la fois par rails et par eau, l’accroissement que l’on constate dans le trafic du chemin de fer, à la suite de sa jonction avec la voie navigable, provient de détournemens effectués avec le concours de la batellerie au détriment d’autres réseaux, comme nous en avons cité de nombreux exemples au début de ce chapitre. Mais, dans ce cas, ce qui profite à une administration de chemins de fer préjudicie à l’autre. En se plaçant à un point de vue absolu, on ne peut donc dire que la voie ferrée retire un bénéfice de son contact avec la voie d’eau.
Nous venons d’exposer la situation actuelle des voies navigables allemandes et de leurs rapports avec les chemins de fer. Il nous reste à parler du projet de canaux que le gouvernement prussien a récemment essayé de faire aboutir et qui a échoué par deux fois devant la résistance du Parlement.
Pour comprendre à la fois les causes de cette tentative et celles de son insuccès, il faut remonter à vingt-cinq ans en arrière, à l’époque où M. de Bismarck orienta la politique économique du pays simultanément vers le régime protectionniste et vers le rachat des chemins de fer.
Le rachat eut pour conséquence de faire cesser la concurrence qui existait entre les chemins de fer privés, principalement dans les provinces du Rhin et de la Westphalie où de nombreuses compagnies étaient en présence. Les grosses industries, qui bénéficiaient de cette compétition sous forme de tarifs réduits et de diverses facilités de transport, se virent privées d’une partie de leurs avantages ; de plus, l’unification des tarifs, qui suivit le rachat, ne put se faire sans entraîner des relèvemens au préjudice de certains industriels qui étaient autrefois particulièrement favorisés. Les intéressés se tournèrent alors vers la navigation, et songèrent à substituer cette concurrence nouvelle à l’ancienne et à obtenir ainsi les réductions de tarifs que le chemin de fer leur refusait.
La même pensée était venue aux négocians importateurs. Dès la fin de 1870, les tarifs d’importation avaient été supprimés sur les chemins de fer privés. En protestant contre cette mesure, les compagnies prédirent qu’elle aurait pour conséquence de livrer le trafic d’importation aux voies navigables, ce qui ne tarda pas à se produire. Sur l’Elbe autrichien, jusqu’alors désert, le trafic se développa subitement d’une façon extraordinaire. Un grand port de transit fut établi à Tetschen par les soins du chemin de fer Nord-Ouest autrichien et de la Compagnie de Navigation autrichienne du Nord-Ouest. Les importations autrichiennes par cette voie s’élevèrent de 743 000 tonnes, en 1875, à 1 681 000 tonnes, en 1883, et à 2 804 000 tonnes, en 1890. La même situation se produisit sur le Rhin, et, se joignant à celle que faisait à l’industrie le rachat des réseaux privés, détermina en faveur de la navigation un mouvement qui s’étendit rapidement. Un journal fut fondé à Munster sous le titre Canaux et Industrie pour défendre et propager les nouvelles doctrines ; il fut transporté ensuite à Hanovre, lorsque se dessina le projet du Canal central. Petit à petit, ce mouvement reçut l’appui des Chambres de commerce libre-échangistes, des constructeurs et auteurs de projets plus ou moins grandioses, de la presse libérale et libre-échangiste, d’associations importantes de navigation, telles que l’Union centrale berlinoise pour la navigation intérieure. « Il se livra ainsi une bataille de dix ans dont les résultats montrent ce que peut obtenir une agitation bien organisée, pas toujours scrupuleuse dans le choix de ses moyens, et couvrant son vrai but, qui est la satisfaction des intérêts particuliers de la grande industrie, du prétexte de l’intérêt général[33]. »
Le premier résultat obtenu fut la construction du canal de Dortmund à l’Ems, voté en 1886 et terminé en 1899 au prix d’une dépense de 105 millions, qui sera portée vraisemblablement à 120 avec les travaux complémentaires reconnus indispensables. L’objet de ce canal était, comme nous l’avons dit, de donner au district métallurgique et minier du Rhin et de la Westphalie un débouché sur la Mer du Nord, sans être tributaire des ports belges et hollandais. Les espérances que l’on fondait sur lui étaient des plus brillantes, car le tonnage annuel était évalué à 1 500 000 tonnes, et, grâce à un péage d’environ 0 fr. 006 par tonne-kilomètre, on escomptait un revenu de 5 pour 100 du capital d’établissement. Au point de vue économique, la nouvelle voie devait permettre aux houilles de Westphalie de refouler les charbons anglais, aider à combattre les importations britanniques non seulement en Allemagne, mais jusque dans les pays Scandinaves, et assurer la suprématie des ports allemands sur ceux de la Belgique et de la Hollande.
Depuis que le canal est ouvert, ces magnifiques espérances paraissent s’évanouir. La première année, on ne vit pas de charbons weslphaliens descendre vers les ports du Nord, mais bien, chose surprenante, 4 420 tonnes de charbons anglais remonter vers Munster et ses alentours ! L’année suivante, il y eut 24 000 tonnes de charbon de Westphalie dirigés sur Emden, mais ils étaient presque en totalité destinés à la marine nationale à Dantzig. Pendant ce temps, les charbons de Westphalie continuaient à aller par le Rhin vers les ports étrangers de la Mer du Nord, 607 000 tonnes allaient vers la Hollande et 370 000 tonnes vers la Belgique ; l’importation des charbons anglais par Hambourg passait de 2 à 3 millions de tonnes dans les deux années 1899 et 1900. Quant aux recettes de l’Etat, elles sont d’autant plus faibles que le péage a été réduit à un taux insignifiant sur les instances des intéressés, de sorte que, loin de rémunérer le capital d’établissement, le canal ne couvre même pas ses frais d’entretien.
Quoi qu’il en soit, ce premier résultat ne constituait qu’une satisfaction insuffisante pour les promoteurs du mouvement en faveur des canaux. Ils poursuivirent leur campagne, qui aboutit, le 14 mars 1899, au dépôt par le gouvernement prussien d’un projet de voies navigables destinées à relier les grands fleuves du Rhin, de l’Elbe et de la Weser. Ce projet comprenait la construction de 553 kilomètres de canaux, l’amélioration du canal de Dortmund à l’Ems sur 102 kilomètres empruntés comme raccordement, et la canalisation de la Weser sur 61 kilomètres. La dépense totale était estimée à 380 millions, dont 326 pour la Prusse et 54 pour l’Etat de Brème. Les charges de ce capital à 3,5 pour 100, augmentées des frais d’entretien et d’exploitation des canaux, ce qui représentait au total environ 14 millions, devaient être couvertes par les péages très élevés que prévoyait le projet, savoir : 2c, 5 — 1c, 875 — 1c, 25 par tonne-kilomètre suivant la nature des marchandises sur le canal de Dortmund au Rhin, et moitié de ce taux sur le canal de l’Ems à l’Elbe. Mais, pour le cas où cette rémunération ferait défaut, les provinces intéressées devaient s’engager à garantir la moitié des charges annuelles évaluées ci-dessus, c’est-à-dire 7 millions. D’autre part, la concurrence que la nouvelle voie ferait au chemin de fer devait, d’après les prévisions du gouvernement, entraîner dans les recettes du réseau d’Etat une diminution de 84 millions, atténuée jusqu’à concurrence de 18 millions seulement par la diminution des frais d’exploitation, d’où une perte finale de 66 millions par an pour le budget de l’Etat.
Ce projet fut renvoyé par la Chambre à une Commission de 28 membres, qui, après une longue discussion, repoussa, dans sa séance du 17 mai 1899, par 17 voix contre 2, le canal de Herne au Rhin et, par 18 voix contre 10, le canal du Centre. Les motifs du rejet furent exposés par le comte de Limbourg-Stirum, au nom du parti conservateur, de la façon suivante :
« Il n’est pas prouvé que le canal soit nécessité par les intérêts agricoles. Il paraît, au contraire, devoir leur porter atteinte à bien des points de vue, notamment en étendant la zone de pénétration de la concurrence étrangère, que l’on sera impuissant à enrayer, même par des mesures de tarification, ensuite en provoquant l’exode d’un grand nombre de travailleurs des champs. Cependant le parti conservateur pourrait passer outre à ces inconvéniens, si le projet était avantageux pour les intérêts généraux du pays, mais ce n’est pas le cas. Le but avoué du canal est la réduction des tarifs de transport, mais cette réduction ne profitera guère qu’aux expéditions provenant des mines de la Ruhr, et son effet sera par suite d’apporter dans les débouchés actuels des modifications de nature à gêner le développement industriel des régions non desservies par les canaux. Si l’on veut rétablir l’équilibre par des compensations, on aura en perspective une série de projets de canaux irréalisables au point de vue financier.
« D’ailleurs, les intérêts de l’Etat seront également lésés. La situation financière de la Prusse repose sur le revenu des chemins de fer ; or, une conséquence inévitable de la construction des canaux serait la réduction des tarifs, à laquelle seraient forcés de consentir les chemins de fer, pour conserver leur trafic et pour égaliser les conditions de transport dans les différentes régions du pays. De là un déficit irrémédiable, qui obligerait l’État soit à restreindre des dépenses nécessaires, soit à augmenter les impôts directs. »
Malgré ce premier échec, le gouvernement, se conformant au désir de l’Empereur, qui tenait essentiellement à ce que le projet aboutît, affronta le débat devant le Parlement, après avoir cherché à se concilier, par des promesses de compensation, les voix des représentans de la Silésie, qui s’étaient montrés hostiles dès le début. La discussion publique recommença le 15 juin 1899, et le chancelier de l’Empire, le prince de Hohenlohe, intervint personnellement pour expliquer et appuyer le projet.
« Le gouvernement, — déclara-t-il en terminant, — ne méconnaît pas que la réalisation de cette œuvre pourra produire des modifications dans les conditions de production et de consommation, modifications qui peuvent être susceptibles de conséquences fâcheuses pour certaines parties du territoire. Tout en nous réservant de revenir sur ce point au cours des débats, nous ne faisons aucune difficulté de déclarer, dès maintenant, que, d’une façon générale, nous nous efforcerons de prendre les mesures utiles pour pallier aux inconvéniens en question. Nous nous proposons, en particulier, de remédier par l’action des tarifs de chemins de fer aux troubles essentiels qui pourront survenir dans les conditions de débouchés des produits. »
En somme, le discours du chancelier visait beaucoup moins à démontrer l’excellence du projet qu’à promettre des compensations pour les inconvéniens que le gouvernement reconnaissait lui-même.
Aussi, sur la motion de M. Hiereman, président du groupe du Centre, la Chambre vota immédiatement, par 240 voix contre 160, le renvoi à la Commission pour étudier cette question des compensations. Mais c’était la mort du projet : de toutes parts surgirent des réclamations demandant soit de nouveaux canaux, soit l’amélioration de rivières, soit des abaissemens de tarifs de chemins de fer. Cent trente pétitions furent ainsi présentées, dont un grand nombre n’avaient aucune relation directe avec le projet en discussion Le ministre des Travaux publics essaya en vain de lutter contre ce Ilot envahissant ; il admit l’aménagement aux frais de l’Etat d’une voie navigable reliant Berlin à la Haute-Silésie, la canalisation de la Lippe, et, éventuellement, une réduction des tarifs de chemins de fer, plaçant l’industrie de la Haute-Silésie dans les mêmes conditions que celle du Rhin et de la Westphalie pour les relations avec Berlin. Mais ces concessions ne suffirent pas à rallier une majorité, et, finalement, le 19 août 1899, après deux jours de discussion à la tribune, le Parlement repoussa le projet de canal de Dortmund au Rhin, à un écart de trois voix seulement, et celui du Canal central, à une grosse majorité.
L’Empereur ressentit un vif mécontentement de cet échec et le témoigna à ceux de ses ministres qui n’avaient pas défendu le projet avec assez de chaleur. C’était le cas notamment de M. de Miquel, qui avait laissé entendre au cours de la discussion que son adhésion au projet n’était pas spontanée[34].
Le souverain ne se tenait d’ailleurs pas pour battu. Dès le commencement de l’année suivante, il fit annoncer le dépôt d’un nouveau projet. Ce dépôt fut cependant différé, mais, au début de la session de 1901, le discours du trône y fit de nouveau allusion en ces termes :
« Les désirs manifestés lors de la discussion à la Chambre des députés du projet de canaux, en 1899, ont donné au gouvernement l’occasion d’étudier un plan nouveau, tenant mieux compte des besoins des diverses parties de la Monarchie. Le projet de loi qui va être présenté au Landtag comporte, indépendamment du canal du Rhin à l’Elbe : la construction d’une grande voie de navigation entre Berlin et Stettin, la création d’une nouvelle voie de jonction entre l’Oder et la Vistule, la continuation des travaux d’amélioration de la Warthe depuis le confluent de la Netze jusqu’à Posen, l’amélioration du chenal de l’Oder inférieur ainsi que de la Havel inférieure et le remaniement de la canalisation de la Sprée. Un crédit sera également demandé pour poursuivre l’amélioration des voies navigables entre la Haute-Silésie et Berlin. »
Ce projet fut déposé quelques jours après ; il comprenait effectivement tous les travaux énumérés dans le discours du trône. La dépense totale à la charge de la Prusse, non compris les 54 millions à dépenser directement par l’Etat de Brème, s’élevait à 486 millions, soit 160 millions de plus que dans le projet primitif. L’intérêt et l’amortissement de ce capital au taux de 3 et demi pour 100 représentaient 17 millions, dont 12 devaient, d’après les prévisions, être couverts par le produit des péages et 5 rester à la charge des provinces.
En étendant les satisfactions données aux intéressés, le gouvernement espérait grouper une majorité en faveur de son nouveau programme. Mais son attente fut encore déçue ; dès que le projet eut été renvoyé à l’examen d’une commission spéciale, les mêmes difficultés se reproduisirent ; une vive opposition se manifesta contre certaines parties du projet, et de nombreux amendemens furent présentés. Un des plus caractéristiques au point de vue des tendances qu’il reflétait était ainsi conçu : « Il est de toute équité au point de vue économique que les parties du territoire qui non seulement ne retireront aucun avantage du réseau navigable projeté, mais même souffriront de la diminution de leurs débouchés, reçoivent une compensation. Elle devrait leur être accordée au moment de l’exécution des travaux, et consister en une réduction des tarifs de chemins de fer pour les matières premières et les instrumens de production, de manière à permettre de diminuer le prix de revient des produits de ces régions. » Les compensations visées par cet amendement devaient se chiffrer, dans la pensée de son auteur, par une dépense égale à celle du projet lui-même, c’est-à-dire de 500 millions environ.
Malgré les efforts du ministre des Travaux publics, M. de Thielen, la Commission sembla de plus en plus disposée à entrer dans cette voie. Dès lors, un nouvel échec devenait inévitable ; le gouvernement le prévint en retirant le projet dans la séance du 3 mai 1901.
Il est difficile de prévoir ce qu’il adviendra finalement de cette lutte engagée à propos des canaux. Toutefois certaines circonstances survenues dans ces derniers temps sont de nature, sinon à modifier les intentions du gouvernement, tout au moins à ajourner leur réalisation. C’est d’abord la grosse question des nouveaux tarifs de douane, qui va occuper vraisemblablement le Parlement pendant toute la session prochaine ; c’est ensuite le programme d’augmentation de la flotte, qui sollicite l’attention du souverain et qui va grever lourdement le budget de l’Empire. D’autre part, la situation financière de l’Allemagne n’est plus de nature à encourager les projets coûteux ; les catastrophes qui se sont produites l’année dernière dans la banque et dans l’industrie ont eu leur contre-coup sur la richesse publique ; le revenu des chemins de fer, cette importante ressource du budget, est en voie de diminution. Une politique de prudence et d’économie s’impose donc, probablement pour longtemps, et cette situation est de nature à empêcher la réalisation du projet de canaux, en donnant plus de force aux graves objections d’ordre économique et financier qui ont été présentées contre lui.
Sans doute, la décision du Parlement est due en grande partie à l’attitude du parti agrarien, qui était opposé d’une manière irréductible au projet, et nous verrons tout à l’heure qu’il avait de sérieuses raisons pour cela. Mais cet ordre de considérations n’est pas le seul qui ait impressionné l’assemblée. Elle a vu d’autres inconvéniens de la politique dans laquelle on cherchait à l’engager, tels que ceux qu’indique la déclaration de M. de Limbourg-Stirum, et qu’avaient déjà mis en évidence les travaux d’économistes comme Cohn, Ulrich, Dehn, Wagner, etc. Ces objections, que nous allons passer en revue, paraissent d’autant plus dignes d’un examen attentif que la plupart ont une portée absolument générale.
Au point de vue social, les avantages que les voies navigables procurent, aux frais du Trésor public, c’est-à-dire de tous les contribuables, ne s’adressent qu’à un petit nombre d’intéressés, auxquels ils constituent un véritable privilège. Il n’existe de voies navigables que dans certaines régions de l’Allemagne : une grande partie du pays en restera toujours dépourvue, à cause de ses conditions topographiques, et cette partie est précisément la plus pauvre, tandis que les régions pourvues de voies navigables sont aussi celles que la nature a le plus favorisées à tous les points de vue : telles sont, par exemple, les vallées du Rhin et de l’Elbe avec leurs riches cités et leurs territoires fertiles. Pendant que ces régions bénéficient des dépenses considérables que l’Etat consacre à la navigation, les contrées pauvres sont obligées de recourir presque exclusivement aux chemins de fer, sur lesquels on paie des tarifs qui représentent non seulement les frais d’entretien et d’exploitation, ainsi que l’intérêt et l’amortissement du capital, mais encore un impôt au profit de l’État.
De plus, les voies navigables profitent surtout aux grandes villes et peu aux petites localités et aux campagnes. La cause en est surtout dans la capacité toujours croissante des bateaux, qui atteint maintenant 2 100 tonnes sur le Rhin et 1 100 tonnes sur l’Elbe. Des expéditions d’un pareil tonnage ne peuvent guère se faire que vers de grandes villes où il existe des industries importantes et où le batelier trouve sûrement un fret de retour. En outre, les transports de la campagne se font surtout à petite distance, et nous avons vu que la navigation délaisse ce genre de trafic.
En tous cas, le bénéfice que l’agriculture pourrait tirer de la voie d’eau est très inférieur au préjudice que celle-ci lui cause par l’introduction du grain étranger. Car les voies navigables favorisent au plus haut degré l’importation étrangère et contrecarrent ainsi la politique économique de l’Allemagne.
A tort ou à raison, ce pays a adopté le régime protectionniste ; pour être conséquent avec lui-même, il ne devrait pas restituer indirectement une partie des droits de douane qu’il perçoit. Or, c’est ce qui se produit en réalité, car les voies navigables, et en particulier les grands fleuves, grâce à leurs frets réduits, atténuent l’effet des droits de douane. En outre, les deux plus grands fleuves, le Rhin et l’Elbe, sont surtout fréquentés par des bateaux étrangers ; enfin, le Rhin favorise dans une large mesure les ports belges et hollandais au détriment des ports allemands.
Tandis que le chemin de fer est de beaucoup la voie la plus utilisée pour l’exportation, les restrictions qui lui sont imposées pour les tarifs d’importation laissent le champ libre à la batellerie, qui n’est gênée par aucune entrave de ce genre[35]. C’est surtout pour les produits de l’agriculture que la différence est frappante. Dans les années 1894-1896, les chemins de fer allemands n’ont transporté que 20 pour 100 des produits agricoles importés ; tout le reste est allé à la navigation ; même le grain russe a pris la voie du Rhin. En 1882, l’importation du froment s’élevait, en Allemagne, à 687 000 tonnes, dont 298 000 entrées par le Rhin ; en 1898, la quantité importée atteint 1 million et demi de tonnes, dont 1 million par le Rhin[36]. A Berlin, en 1883, les arrivages de grains se répartissaient en 206 204 tonnes par chemins de fer et 193 749 tonnes par eau. Douze ans après, la situation est inverse ; le chemin de fer ne fournit plus que 177684 tonnes, tandis que les voies navigables en apportent 365121. Or, le grain amené par eau est à peu près sans exception du grain étranger ; celui qui vient par les voies ferrées est produit presque entièrement sur le soi national[37].
Une expérience plus récente encore est celle du canal de Dortmund à l’Ems, qui n’a guère été fréquenté jusqu’ici que par des importations ; celles du grain, en particulier, limitées à 1 300 tonnes la première année, se sont élevées ensuite à 43 000 tonnes, en 1899, et à 25 000, dans les neuf premiers mois de 1900. Cette situation ne ferait que s’aggraver, si le canal du Centre était construit. Les grains importés gagneraient les régions situées entre la Weser et l’Elbe, qui, jusqu’ici, n’ont pas eu trop à souffrir de la concurrence étrangère, et viendraient faire un tort considérable aux agriculteurs de cette région.
Quant aux ports allemands, loin de les favoriser, comme on l’a prétendu, le Canal central et le canal de Dortmund au Rhin leur seront très nuisibles, sauf en ce qui concerne Brême, qui bénéficiera du raccordement de son fleuve avec le réseau des nouveaux canaux. Les autres doivent s’attendre à une diminution sensible de leur trafic au profit des ports belges et hollandais. C’est ce qu’ont mis en évidence les rapports des Chambres de commerce de Hambourg, d’Altona, de Harbourg et d’Emden, et ce qu’on conçoit aisément. Les ports d’Anvers, d’Amsterdam et de Rotterdam doivent une grande partie de leur prospérité à l’Allemagne, dont ils sont actuellement le débouché. Cette situation leur a permis de développer leur trafic dans une proportion supérieure à celle des ports allemands eux-mêmes. Dans le dernier quart de siècle, tandis que le trafic des quatre ports réunis d’Altona, Hambourg, Harbourg et Brême augmentait de 3 à 9,4 millions de tonnes, soit de 305 pour 100, celui d’Anvers et de Rotterdam réunis croissait de 3,8 à 12,8 millions de tonnes, soit de 342 pour 100. Rotterdam a dépassé Anvers dans ces dernières années et est devenu le grand marché des métaux, du café, du tabac, de la laine, etc. Les navires anglais, allemands, Scandinaves y viennent en concurrence avec les navires hollandais et contribuent ainsi à l’abaissement des frets. Déjà, pour les grains et la farine, les frets sont plus bas vers les ports néerlandais que vers Hambourg et Brême, et, pour l’Amérique, la différence est de 2 fr. 50 par tonne ; déjà Rotterdam, qui a affranchi le trafic du Rhin de tout droit de port, alimente toute la région baignée par ce fleuve jusqu’à la frontière suisse. Si le Canal central lui ouvre de nouveaux débouchés vers Magdebourg et Berlin, ces villes seront desservies par Rotterdam à des prix plus réduits que par Hambourg et Brême.
Aussi n’est-ce pas seulement les représentans des intérêts agricoles qui ont protesté contre le projet de canaux ou demandé éventuellement des compensations. Nous avons déjà cité les quatre Chambres de commerce d’Hambourg, Altona, Harbourg et Emden. Les Chambres de commerce de Breslau, d’Oppeln, de Scheindnitz, l’Union minière et métallurgique de la Haute-Silésie, ont fait entendre également leurs réclamations et demandé des dédommagemens sous forme de canaux et de tarifs réduits de chemins de fer. Une opposition particulièrement vive s’est manifestée contre le projet en Saxe, où le commerce des charbons se serait trouvé menacé par la double concurrence des charbons anglais et des lignites de Bohême : aussi la province a-t-elle refusé la garantie financière que le gouvernement prussien lui demandait comme aux trois autres provinces intéressées. Citons encore la Chambre d’industrie de la Saar, qui a combattu d’une manière générale le développement de la construction des canaux[38]. Enfin le collège royal d’Economie politique de Prusse s’est également prononcé- contre le projet, dans une réunion tenue le 4 février 1898, bien que l’Empereur fût présent et que les ministres de l’Agriculture et des Travaux publics eussent fait valoir en personne leurs argumens.
Aux objections d’ordre économique viennent s’en ajouter d’autres, non moins graves, d’ordre financier. Il s’agit d’une dépense considérable, qui grèvera d’une manière inquiétante le budget de l’Etat et celui des provinces. On compte, il est vrai, sur le produit des péages pour faire face aux charges du capital dépensé ; mais cette espérance est aléatoire et repose sur des évaluations fantaisistes. D’abord le trafic n’atteindra pas les chiffres que l’on fait figurer sur le papier : l’exemple du canal de Dortmund à l’Ems est significatif à cet égard. Il ne faut pas oublier que les péages prévus sont très élevés : s’ils sont maintenus, ils ne permettront pas au trafic de prendre de l’extension. Mais, ici encore, l’exemple du canal de Dortmund permet de prévoir ce qui arrivera : les intéressés feront valoir que les péages perçus sont prohibitifs et empêchent la voie nouvelle de rendre les services qu’on en attendait. Ils demanderont et obtiendront une diminution des taxes, et la rémunération des dépenses de l’État ne sera pas plus assurée par l’augmentation du trafic coïncidant avec l’abaissement des péages qu’elle ne l’était dans la situation inverse. Finalement, une partie du déficit retombera à la charge des contribuables, qui fourniront de leurs deniers, à un petit nombre d’intéressés, le moyen de faire transportera prix réduit leurs marchandises par voie d’eau.
Cette conséquence en aura une autre, non moins singulière. Dès le début de leur exploitation, les nouvelles voies navigables vont faire aux chemins de fer de l’Etat une concurrence qui se traduira pour ceux-ci par une perte estimée dans le projet de loi à environ 80 millions par an, somme que, dans son désir de faire aboutir le projet, le gouvernement a probablement évaluée au-dessous de la réalité. Or, le produit net que ces chemins de fer donnent actuellement sert à couvrir non seulement l’intérêt du capital employé à leur construction, mais une partie des dépenses générales du budget[39]. Il faudra donc recourir à l’impôt pour compenser ce déficit, et le paysan de Thuringe ou de Silésie, qui ne bénéficie d’aucune voie navigable, paiera à la fois pour la construction de ces voies et pour la concurrence qu’elles font au seul moyen de transport qui pénètre jusqu’à lui.
Il faut une singulière aberration pour ne pas voir ces conséquences inévitables du projet. Que dirait-on, si le ministre des Travaux publics proposait la concession à une compagnie privée d’un chemin de fer allant du Rhin à l’Elbe, desservant les principales villes de l’Allemagne, relié aux ports belges de la Mer du Nord, c’est-à-dire outillé d’une manière formidable pour faire concurrence au réseau de l’Etat ? On douterait de son bon sens. Et cependant il fait bien pis encore, car, cette ligne concurrente, il propose de la subventionner aux frais des contribuables, de manière qu’elle puisse percevoir des prix plus réduits que ceux des chemins de fer de l’Etat.
Pour faire accepter cette énormité, le gouvernement déclare que les chemins de fer de la Ruhr sont devenus absolument insuffisans pour le trafic qu’ils ont à desservir. Cette raison est probablement aussi inexacte que le reste. Le même ministre qui la donne aujourd’hui disait, en 1894, à la Commission chargée de l’examen du projet de canal de Dortmund au Rhin (projet qu’il combattait alors) : « Les chemins de fer ont jusqu’ici desservi régulièrement le trafic de la Ruhr, et il n’y a aucun doute qu’il en soit de même dans l’avenir, pourvu qu’on mette les installations et les moyens à la hauteur de la progression croissante de la production[40]. » Maintenant que le ministre, se conformant aux vues du souverain, a changé d’avis sur l’utilité du canal, il déclare que le chemin de fer ne peut plus suffire. Cependant le trafic en question est desservi de l’Est à l’Ouest par six lignes parallèles offrant neuf voies de circulation. De plus, la capacité des wagons a été portée, dans ces dernières années, de 10 tonnes à 12 tonnes et demie et même à 15 tonnes, ce qui réduit le nombre des trains dans une proportion analogue. Et cette augmentation de capacité du matériel n’est pas à sa dernière limite, puisqu’en Amérique, on construit des wagons pouvant porter jusqu’à 50 tonnes.
D’ailleurs, comme la Direction des chemins de fer d’Essen le faisait remarquer, à la fin du mois d’octobre 1900, en réponse à des réclamations concernant la fourniture tardive de wagons, si le matériel est parfois insuffisant à l’automne, la cause en est pour une part dans ce que les voies navigables chôment par suite de basses eaux et que les transports qu’elles enlèvent au chemin de fer pendant le reste de l’année affluent soudainement à celui-ci, qui est obligé de les accepter. Loin d’améliorer cette situation, la construction des canaux ne fera que l’aggraver, car l’Etat se croira dispensé d’accroître le matériel des chemins de fer, et ceux-ci se trouveront plus tard dans l’impossibilité absolue de faire face à l’afflux subit de trafic provoqué par le chômage des canaux nouvellement créés.
Mais, lors même que l’insuffisance des voies ferrées serait chose rigoureusement exacte, elle ne justifierait en rien le projet du gouvernement. Car elle n’affecte que le nombre des voies, la dimension des gares, la quantité du matériel, et il suffit de les augmenter pour permettre au chemin de fer de rendre tous les services qu’on lui demandera, sa capacité de transport étant pour ainsi dire indéfinie. Le trafic intérieur de l’Angleterre est incomparablement plus fort que celui de l’Allemagne, et cependant il est assuré presque exclusivement par des chemins de fer, qu’on ne songe pas à suppléer par des canaux. C’est que les installations nécessaires pour doubler, tripler la puissance de transport d’une voie ferrée sont infiniment moins coûteuses que la construction d’un canal. Dans le cas qui nous occupe, les voies navigables projetées coûteront plus de 600 000 francs par kilomètre : pour la moitié de cette dépense, on aurait un chemin de fer rendant non seulement les mêmes services, mais beaucoup plus de services, car outre le transport des marchandises il assurerait celui des voyageurs, des messageries, de la poste. De plus, ces services seraient permanens, au lieu d’être, comme ceux de la navigation, interrompus périodiquement par les gelées et les chômages de toute sorte.
Les partisans des voies navigables répondent que ces voies ont sur le chemin de fer une supériorité, celle de constituer un instrument de transport plus économique, et que cet avantage, à défaut d’autre, suffirait à justifier leur construction. Mais cette assertion, bien que très répandue dans le public et y trouvant généralement créance, n’est pas plus exacte que les autres. Le public se figure que la voie d’eau est plus économique que la voie de fer, parce qu’il paie en général ses transports meilleur marché sur la première que sur la seconde. Mais son erreur consiste en ce qu’il croit payer sur une voie comme sur l’autre la totalité du prix de transport, ce qui n’est pas. Sur la voie d’eau, il ne paie à l’instant qu’une partie des frais, celle qui représente la location du bateau et la rémunération du batelier, et en outre, sur les voies à péage restreint, une part des frais d’entretien et d’administration de la voie. Le reste, qui correspond à l’intérêt et à l’amortissement des dépenses de construction de la voie et au surplus des frais de son entretien, n’est pas réclamé immédiatement ; mais il n’en est pas moins perçu. Il l’est en fin d’année sous forme d’impôt, et d’une manière singulièrement peu équitable, car une partie seulement en est payée par celui qui a bénéficié du transport, et le surplus par le contribuable voisin qui n’a jamais rien expédié par eau.
En est-il de même pour le transport par chemins de fer ? Bien loin de là. Le réseau prussien donne, comme nous l’avons dit, un produit net, qui non seulement couvre toutes ses charges d’établissement, mais même subvient en partie aux dépenses de la guerre, de la marine, de l’instruction publique, etc. Lors donc qu’un expéditeur fait transporter des marchandises sur ce chemin, il débourse immédiatement une somme qui représente les frais réels et complets du transport, plus une part d’impôt qui profite à la généralité des contribuables. Ainsi, celui qui fait faire un transport par eau en paie une partie immédiatement, une autre plus tard, et fait acquitter le solde par ses concitoyens ; celui qui remet un transport au chemin de fer en paie tout de suite le prix intégral et fait, en outre, cadeau d’une part d’impôt aux autres contribuables[41].
Toute l’économie prétendue de la voie navigable réside dans cette différence, que l’on masque soigneusement au public en équivoquant sur la définition du prix de transport. En réalité, la voie la plus économique est celle qui couvre tous ses frais avec les prix de transport les plus réduits. Dans ces conditions, l’avantage est incontestablement en faveur des chemins de fer. La démonstration technique en a été faite bien des fois[42], en considérant les divers élémens du prix de revient kilométrique et en tenant compte de ce que la longueur du parcours entre deux points donnés est en général notablement plus grande par eau que par voie ferrée, en raison des détours que subit le fleuve ou le canal (la différence atteint 24 pour 100 pour le trajet de Hambourg à Dresde, 44 pour 100 pour celui de Hambourg à Berlin, 43 pour 100 pour celui de Breslau à Stettin). Mais la meilleure preuve est que, de l’aveu même des représentans de la navigation, elle serait incapable de subsister, si l’Etat lui appliquait intégralement, sous forme de péages, les charges de l’établissement et de l’entretien des voies navigables. Par une contradiction trop rarement mise en relief, ce sont les mêmes écrivains qui présentent la navigation comme le mode de transport le plus économique et qui affirment que ce serait la tuer que lui imposer un péage de quelque importance.
Dans ces conditions, est-on fondé à attribuer au projet de canaux un caractère d’utilité publique ? C’est à un des partisans les plus convaincus et les plus autorisés de la navigation que nous emprunterons la réponse. « Une voie navigable artificielle, a dit M. Sympher[43], n’est justifiée, au point de vue économique, qu’autant que les deux conditions suivantes sont remplies :
« 1° En assurant à meilleur marché des transports qui s’effectuaient déjà, ou en permettant le transport de nouvelles marchandises, en créant ou en mettant en valeur de nouvelles industries, la voie navigable doit procurer un avantage tel que non seulement les frais d’entretien et d’administration ainsi que l’intérêt du capital d’établissement soient couverts, mais aussi les pertes pouvant résulter pour les autres moyens de transport de la création de la voie nouvelle. Comme conséquence, cette voie doit être en état de supporter, — si c’est nécessaire, — des taxes suffisantes pour couvrir les frais d’entretien et les charges du capital.
« 2° Les avantages à attendre de la nouvelle voie ne peuvent être mieux obtenus d’une autre manière. »
En admettant même que le projet du gouvernement satisfasse à la première de ces conditions, ce qui est déjà très contestable, il ne satisfait certainement pas à la seconde. Car le problème économique qui a été posé comporte, d’après ce que nous avons vu, une meilleure solution, qui consiste à compléter le réseau des voies ferrées, s’il est insuffisant, et à y abaisser les tarifs, s’ils sont trop élevés. Non seulement la situation financière des chemins de fer de l’Etat, qui rapportent plus de 7 pour 100, le permet, mais on pourrait presque dire qu’elle l’exige, car elle équivaut en fait à la perception d’un impôt de transport qui n’a jamais été prévu par la loi. En tout cas, cette solution serait infiniment moins coûteuse que celle qui consisterait à créer avec les deniers publics des voies navigables, aux usagers desquels on ferait cadeau d’une partie des frais de transport, et qui feraient concurrence aux chemins de fer de l’Etat. Elle serait aussi beaucoup plus équitable, car elle profiterait à tout le monde, puisque tout le monde se sert aujourd’hui du chemin de fer, tandis que les fleuves et les canaux ne sont et ne seront jamais accessibles qu’à la minorité de la population.
Au cours de notre étude, nous nous sommes efforcé d’envisager tous les aspects de la question, si complexe, des voies navigables, et de ne laisser de côté aucun des nombreux et délicats problèmes qu’elle soulève. Pour plus de clarté, nous croyons utile de résumer brièvement les conclusions auxquelles nous a conduit notre examen.
L’Allemagne a été dotée par la nature d’un magnifique réseau de fleuves et de rivières, que leur situation géographique destinait forcément à un grand trafic et que des travaux relativement peu importans ont appropriés aux exigences d’une navigation intense. Parmi ces voies, deux, le Rhin et l’Elbe, sont d’un ordre exceptionnel par leur étendue, leur volume d’eau, leur faible pente et la richesse naturelle des pays qu’elles traversent. Un seul fleuve français peut leur être comparé à ces divers points de vue, et encore n’a-t-il pas, comme eux, l’avantage d’être une voie internationale, ni celui de desservir une région houillère merveilleusement pourvue.
Les grands fleuves de l’Allemagne absorbent à eux seuls les quatre cinquièmes des transports qui se font par eau. Ils constituent donc les véritables artères du réseau navigable, et les canaux, dont la longueur est d’ailleurs relativement faible, n’ont en général qu’une importance secondaire. Tout autre est la situation de la France, qui, bien moins favorisée sous le rapport des voies navigables naturelles, s’est constitué un réseau de canaux d’une étendue de près de 5 000 kilomètres, c’est-à-dire double de celui de l’Allemagne et plus perfectionné que celui-ci au point de vue de son utilisation par les bateaux de grande dimension.
Depuis 1879, indépendamment des améliorations considérables apportées en France aux voies existantes, la longueur navigable s’est accrue d’environ 30 pour 100, tandis qu’en Allemagne, elle n’augmentait que dans une proportion insignifiante. D’ailleurs, la dépense consacrée pendant cette période aux travaux de navigation intérieure a été deux fois plus élevée chez nous que chez nos voisins ; et, si l’on prend comme point de départ l’époque à laquelle remontent les premières statistiques précises, on constate que notre pays a dépensé trois fois plus que celui qu’on lui cite comme exemple. Le réseau navigable ainsi obtenu a la même étendue des deux côtés, mais sa partie créée artificiellement représente en France 36 pour 100 de la longueur totale et dessert 58 pour 100 de l’ensemble des transports par eau, tandis qu’en Allemagne, elle n’atteint que 17 pour 100 de la longueur du réseau et ne retient que 20 pour 100 du trafic.
L’importance du mouvement de la navigation, mesurée par le tonnage des marchandises transportées, est la même dans les deux pays. S’il en est autrement des parcours, cela tient à ce que, par suite des conditions différentes de production et de consommation, les marchandises sont obligées de faire un plus long trajet en Allemagne qu’en France. Quant à la part que prennent respectivement les chemins de fer et les voies navigables dans l’ensemble des transports, elle est beaucoup plus favorable à la navigation en France qu’en Allemagne, où la part de la batellerie tend à diminuer, tandis qu’elle augmente constamment dans notre pays.
Cette situation est due pour une bonne part au régime différent auquel la navigation est soumise dans les deux Etats. Exempte chez nous de toute redevance pour l’usage de voies navigables, qui ont coûté plus de 1 500 millions à l’Etat depuis moins d’un siècle, elle est assujettie, dans la plus grande partie de l’Allemagne, au paiement de péages sur les canaux et les rivières canalisées. La tendance allemande est même, depuis quelques années, d’augmenter l’importance de ces péages sur les voies qui y donnent lieu et de percevoir des taxes sur les voies naturelles améliorées qui en étaient exemptes jusqu’ici.
En ce qui concerne les rapports de la batellerie avec les chemins de fer, ils sont, en Allemagne, aussi bien que dans les autres pays, ceux de deux concurrens, et les assertions relatives à l’entente qui existerait entre ces deux moyens de transport sont absolument fantaisistes. Les représentans des deux parties sont d’accord à ce sujet, ainsi que pour constater l’inexactitude de la théorie d’après laquelle le trafic se partagerait naturellement entre les deux voies, la batellerie recueillant les marchandises pondéreuses qui ne seraient pas rémunératrices pour le chemin de fer, et celui-ci conservant le transport des produits fabriqués et des objets de valeur. En fait, la concurrence de la navigation s’exerce, de l’aveu général, aussi bien et peut-être plus sur les marchandises de valeur que sur les matières premières. À cette première cause de préjudice pour les chemins de fer s’en ajoute une seconde, tenant à ce que la navigation dessert presque exclusivement le trafic à grande distance et laisse aux voies ferrées les transports à petit parcours, qui sont beaucoup moins productifs.
Il n’est d’ailleurs pas exact que ce préjudice soit compensé par les transports nouveaux qu’apporte au chemin de fer le développement industriel des régions pourvues de voies navigables. D’abord ce développement n’est, dans bien des cas, que la résultante d’un déplacement de trafic, dû à ce que les industries, et surtout les marchés de produits étrangers, viennent s’établir de préférence sur les cours d’eau, pour bénéficier des prix de transports réduits que permettent l’absence de péages sur les voies naturelles et la perception de péages minimes sur les voies artificielles. Le chemin de fer perd ainsi en totalité dans une région le trafic qu’il ne retrouve qu’en partie dans une autre, le reste allant à la voie d’eau. C’est également de ce détournement de trafic, soit dans l’étendue d’un même réseau, soit au préjudice d’un réseau voisin, que résulte la prospérité de certaines grandes gares, à la suite de leur jonction avec une voie navigable. La multiplicité de ces jonctions, que l’on a interprétée parfois comme un indice de l’entente qui existerait entre les deux moyens de transport, est due en réalité à la concurrence que se sont faite jadis les compagnies privées et que se font encore aujourd’hui les réseaux des divers États de l’Empire germanique, avec l’aide des voies navigables.
La situation de la navigation intérieure allemande, envisagée aux divers points de vue qui précèdent, n’est donc nullement celle dont certains discours ou écrits ont, en France, tracé le tableau complaisant ; il n’est pas plus exact de prétendre que cette situation va être améliorée à bref délai. Sans doute, un important projet de canaux a été conçu par le gouvernement prussien, à l’instigation des principaux industriels et négocians importateurs. Mais ce projet a été repoussé à deux reprises par le Parlement, et il est douteux qu’il reçoive dans l’avenir l’adhésion des députés qui lui ont été jusqu’ici hostiles. Car cette opposition est due non seulement à des causes politiques, mais aussi, pour une bonne part, aux graves objections d’ordre économique et financier que soulève un tel projet.
Il ressort, en effet, tant des déclarations formulées à la Chambre que des travaux d’économistes et d’ingénieurs allemands, que la construction de nouveaux canaux aggraverait une situation qui est déjà très préjudiciable à la majorité des contribuables. Si les voies navigables favorisent les grandes villes, les gros industriels, les régions auxquelles la nature a déjà prodigué toute sorte d’avantages, en revanche elles n’existent pas pour les contrées montagneuses et pauvres, pour le petit commerçant, ni pour le paysan. Cependant ces déshérités sont obligés de supporter leur part des charges écrasantes qu’impose l’aménagement de voies navigables dont bénéficient gratuitement, ou presque, un petit nombre d’intéressés. Cette situation est particulièrement pénible pour l’agriculteur, que l’impôt grève lourdement, et qui se voit, en outre, ruiné par l’importation étrangère dont les cours d’eau sont par excellence le véhicule.
Au point de vue financier, les inconvéniens ne sont pas moins graves. Sans doute, la dépense énorme qu’entraînerait l’exécution du projet devrait, dans la pensée du gouvernement, être équilibrée par le produit des péages à percevoir sur les nouvelles voies. Mais il est à prévoir que, si ces taxes restaient élevées, elles feraient obstacle au trafic ; si on les abaissait, comme c’est probable, elles ne pourraient pas davantage faire face aux charges d’établissement et d’entretien des canaux. C’est donc en définitive le contribuable qui paierait.
Il paierait même deux fois, car les canaux construits feraient, grâce à cette subvention, une concurrence funeste aux chemins de fer, qui non seulement supportent, eux, toutes leurs charges, mais encore constituent un élément de recettes important pour le budget de l’Etat. Il est difficile de trouver raisonnable une politique qui consisterait ainsi à se concurrencer soi-même, quelles que soient les raisons mises en avant pour la justifier.
Mais ces raisons n’ont elles-mêmes que la valeur d’un sophisme. Sans parler de l’insuffisance prétendue des chemins de fer, à laquelle il serait en tout cas facile de remédier plus sûrement et à bien moins de frais que par la création de canaux, la plus répandue et aussi la plus fausse de ces raisons est la soi-disant économie de frais de transport que les voies navigables offrent par rapport aux voies ferrées. Une pareille erreur n’a pu être entretenue et passer presque à l’état d’axiome que grâce à une équivoque, qui disparaîtrait le jour où les transports par eau supporteraient, comme ceux des chemins de fer, toutes les charges d’établissement, d’administration et d’entretien qui leur incombent.
Dans ces conditions, et conformément aux principes posés par M. Sympher et par l’ancien ministre des Finances, M. de Miquel, il n’est pas justifié de construire des canaux sur un parcours déjà suffisamment desservi par des voies ferrées, comme c’est le cas des canaux projetés par le gouvernement prussien.
Nous pourrions ajouter qu’il en est à peu près ainsi de toutes les voies de navigation qu’on pourrait, à l’heure actuelle, être tenté de créer dans notre vieille Europe. Les cours d’eau naturellement navigables, ou susceptibles de le devenir à peu de frais, sont depuis longtemps utilisés, et on ne peut que s’en applaudir, car cette utilisation est réellement conforme à l’intérêt général. Il était parfaitement, justifié aussi de construire des voies navigables artificielles, lorsqu’on ne connaissait pas encore le chemin de fer. Mais la situation n’est plus la même aujourd’hui, et il suffit, pour s’en rendre compte, de soumettre les voies nouvelles qu’on représente comme les plus nécessaires au critérium de la formule que nous venons de rappeler. Par exemple, sans vouloir entrer en quoi que ce soit dans la discussion du projet soumis actuellement aux Chambres françaises, il suffit de jeter un coup d’œil sur les évaluations de dépenses et de trafic contenues dans l’exposé des motifs de ce projet pour reconnaître qu’aucune des voies qu’il s’agit de créer ne satisfait à la double condition de pouvoir supporter toutes ses charges et d’être le moyen de transport le plus économique sur son parcours.
Ces appréciations ne sont guère d’accord, nous le savons, avec les idées que l’on répand généralement dans le public, où elles ne trouvent que trop facilement créance, toute mesure représentée comme susceptible de réduire le prix des transports étant naturellement considérée comme un bienfait. Mais de telles idées reposent sur un certain nombre d’erreurs et de légendes qui ne résistent pas à un examen sérieux de la question. Nous serons heureux si nous avons pu, pour notre part, contribuer à les dissiper.
ALFRED MANGE.
- ↑ Le projet de loi, déposé à la Chambre dans la dernière session, comprend en outre 116 millions de travaux à exécuter dans les ports maritimes.
- ↑ Il faut faire une exception, en Angleterre, pour le canal exclusivement maritime de Manchester, long de 60 kilomètres, qui a été terminé en 1894. Cette voie, dont la construction a coûté 400 millions, couvre à peine ses frais d’exploitation et ne rémunérera pas d’ici longtemps son capital d’établissement.
- ↑ Le Rhin au point de vue de son importance économique et des tarifs de transport, par le docteur Landgraff, secrétaire de la Chambre de Commerce de Mannheim.
- ↑ À titre de renseignement, nous signalerons que la distance comprise entre l’embouchure et l’altitude de 100 mètres est pour la Seine de 556 kilomètres (pente moyenne de 0m, 18 par kilomètre) et pour le Rhône de 215 kilomètres (pente moyenne de 0m, 47 par kilomètre).
- ↑ L’Elbe, son trafic et ses tarifs, par Richard Pollak, secrétaire de l’Union de l’Elbe à Aussig.
- ↑ En 1898, les recettes ont été de 2 millions, les dépenses de 2 500 000 francs, et par conséquent le déficit de 500 000 francs en chiffres ronds.
- ↑ Cette évaluation résulte : pour la période 1880-1890, des données recueillies par Sympher, Péages sur les voies navigables, 1892 : pour la période 1891-1899, du Rapport du ministre des Travaux publics de Prusse et des budgets des divers États.
- ↑ France. — Longueur des fleuves et rivières : 8 832 kilomètres, longueur des canaux : 4 930 kilomètres ; Allemagne. — Longueur des fleuves et rivières : 11 637 kilomètres, longueur des canaux : 2 126 kilomètres.
- ↑ Exactement 42 pour 100, en 1899.
- ↑ Les seules rivières dont la densité de trafic atteigne 1 million de tonnes sont l’Escaut sur 48 kilomètres, l’Aa sur 29 kilomètres et la Scarpe sur 8 kilomètres.
- ↑ Colson, Revue politique et parlementaire du 10 novembre 1896.
- ↑ Transports et tarifs. Paris, 1818.
- ↑ La Politique française en matière de chemins de fer, par le docteur de Kauffmann, professeur à l’Université de Berlin. Berlin, 1896.
- ↑ Exactement 6 700 000 francs, en 1893.
- ↑ Lotz, Développement du trafic de l’Allemagne de 1800 à 1900. Leipzig, 1900.
- ↑ Lotz, loc. cit.
- ↑ Enquête du Comité de la Loire navigable.
- ↑ « Considérations théoriques sur la question des péages sur les voies navigables en Allemagne. » Archiv fur Eisenbahnwesen, mars-avril 1901.
- ↑ Dans la séance du 4 février 1893, notamment, M. de Miquel s’exprimait ainsi au sujet du relèvement des droits de navigation sur les canaux de la Marche :
« Le crédit d’amélioration de ces voies est prévu sous réserve d’un relèvement correspondant des droits de navigation. Cela correspond d’ailleurs à la manière de voir du Gouvernement sur la question. J’ai déjà eu l’occasion d’exprimer l’avis qu’il est impossible de poursuivre l’aménagement de nos voies, la construction de nouveaux canaux, l’approfondissement et l’élargissement des fleuves, l’installation d’un système approprié d’écluses, sans percevoir une compensation, au moins modérée, pour la caisse de l’État. La Chambre sera certainement d’accord pour faire comprendre au pays que les grosses dépenses que nous consacrons à l’amélioration de la navigation sur les fleuves et les canaux ne peuvent être faites à fonds perdus. » - ↑ La situation se modifie, si l’on envisage des deux côtés non plus le tonnage absolu, mais le tonnage kilométrique, c’est-à-dire le produit du poids des marchandises transportées par le nombre de kilomètres qu’elles ont parcouru : ce produit est, pour l’année 1899, de 10 700 millions de tonnes kilométriques en Allemagne, contre seulement 4 489 en France. Mais cela tient exclusivement à la différence des parcours (320 kilomètres en moyenne d’un côté, 136 seulement de l’autre), et cette différence provient elle-même de ce que les deux pays n’ont ni la même configuration géographique, ni la même répartition des richesses minières et agricoles, ni les mêmes conditions d’existence.
- ↑ Guide de l’Exposition du ministère des Travaux publics de Prusse. Paris, 1900.
- ↑ Tarifs différentiels et voies navigables, par M. Ulrich, président de la Direction des chemins de fer de l’État prussien. Berlin, 1894.
- ↑ De Kauffmann, la Politique française en matière de chemins de fer. Berlin, 1896.
- ↑ Séance du 13 avril 1899.
- ↑ Chemins de fer et voies navigables d’État, par M. Ulrich, président de la Direction des chemins de fer de l’État prussien.
- ↑ Le trafic des marchandises sur les voies navigables allemandes, par M. Todt, conseiller du Gouvernement et aujourd’hui président de la Direction des chemins de fer de l’État prussien à Essen.
- ↑ Rapport sur le rôle respectif des chemins de fer et voies navigables, par le docteur Van der Borght, secrétaire de la Chambre de commerce de Cologne.
- ↑ C’est aussi ce que constate une enquête récente du Comité de la Loire navigable. « L’organisation de la batellerie, la transformation du matériel fluvial, la construction des ports intérieurs et des gares d’eau, ont donné les résultats que l’on pouvait en attendre ; les transports par eau se sont trouvés en état de concurrencer les chemins de fer et de partager avec eux non seulement le transport des marchandises encombrantes, mais encore celui des marchandises de plus grande valeur, telles que les marchandises en caisses. » Enquête sur les voies navigables allemandes, par M. Louis Laffitte.
- ↑ Dr Landgraff, Rapport au 5e Congrès de la navigation intérieure.
- ↑ Ulrich, Chemins de fer et voies navigables d’État.
- ↑ Le Rhin au point de vue de son importance économique et des tarifs de transports, par le Dr Landgraff.
- ↑ Ulrich, Tarifs différentiels et voies navigables.
- ↑ Canaux et flotte, par Paul Dehn. Berlin, 1900.
- ↑ « Je ne suis nullement un enthousiaste des canaux, avait-il déclaré ; je ne pense pas non plus à leur donner des avantages particuliers sur les chemins de fer, ni à construire de nouveaux canaux où nous avons des voies ferrées suffisantes. J’ai toujours été d’avis que, si l’on construit des canaux, il faut que les conditions de leur construction et de leur utilisation permettent non seulement de faire face aux frais d’exploitation, mais même d’assurer un revenu convenable du capital engagé. »
- ↑ La Chambre de commerce de Ruhrort a mis ces faits en évidence dans son Rapport de 1900, à la suite de recherches statistiques sur le trafic échangé entre le Bas-Rhin et la Westphalie.
- ↑ Dehn, Politique nationale de transports.
- ↑ Dans la séance de la Chambre des Seigneurs de Prusse tenue le 16 février 1887, le ministre des Travaux publics, M. de Thielen, a déclaré lui-même que « le grain étranger utilise les voies navigables presque exclusivement et dans une mesure qui inspire de grandes préoccupations à l’agriculture allemande. »
- ↑ La question de la construction d’un canal du Rhin à la Weser et à l’Elbe, par Richard Mohs. Berlin, 1899.
- ↑ En 1900, ces dépenses générales ont été couvertes jusqu’à concurrence de 430 millions par le produit des chemins de fer, après paiement de l’intérêt du capital d’établissement.
- ↑ Politique nationale de transports, par Paul Dehn.
- ↑ Remarquons que la situation est la même en France, ou les compagnies de chemins de fer procurent à l’État, sous forme d’impôts et d’économies sur le transport de la poste, des militaires, etc., un bénéfice annuel d’environ 240 millions. Il est vrai que certaines de ces compagnies font appel à la garantie d’intérêts. Mais, déduction faite du montant de cet appel, qui ne constitue d’ailleurs qu’une avance remboursable avec intérêts, le bénéfice de l’État a été encore, en 1901, de plus de 220 millions, somme qui excède l’intérêt des dépenses qu’il a faites pour subventionner les lignes secondaires desservant les parties pauvres du territoire.
- ↑ Citons notamment, en Allemagne : Cohn, Système d’économie politique ; Von Borries, Journal des ingénieurs allemands, 1894 ; Ulrich, Tarifs différentiels et voies navigables ; en France : Picard, Traité des chemins de fer ; Colson, Transports et tarifs ; Leygues, Chemins de fer, notions générales et économiques, etc.
- ↑ Rapport au 5e Congrès de la navigation intérieure.