Les Vivants et les Morts/Les Journées Romaines

Les Vivants et les MortsArthème Fayard et Cie (p. 164-169).


LES JOURNÉES ROMAINES


L’éther pris de vertige et de fureur tournoie,
Un luisant diamant de tant d’azur s’extrait.
Virant, psalmodiant, le vent divise et ploie
La pointe faible des cyprès.

C’est en vain que les eaux écumeuses et blanches,
Captives tout en pleurs des lourds bassins romains,
S’élèvent bruyamment, s’ébattent et s’épanchent :
Neptune les tient dans sa main.

Je contemple la rage impuissante des ondes ;
Dans cette vague éparse en la jaune cité,
C’est vous qu’on voit jaillir, conductrice des mondes,
Amère et douce Aphrodité !


L’odeur de la chaleur, languissante et créole,
Stagne entre les maisons qui gonflent de soleil ;
Comme un coureur ailé le ciel bifurque et vole
Au bord tranchant des toits vermeils ;

Et là-bas, sous l’azur qui toujours se dévide,
Un jet d’eau, turbulent et lassé tour à tour,
Semble un flambeau d’argent, une torche liquide
Qu’agite le poing de l’Amour.

Rome ploie, accablé de grappes odorantes,
La surhumaine vie envahit l’air ancien,
Les chapiteaux brisés font fleurir leurs acanthes
Aux thermes de Dioclétien !

Dans ce cloître pâmé, des bacchantes blêmies
Gisent ; silence, azur, léthargiques dédains !
Le soleil tombe en feu sur la gorge endormie
De ces Danaés des jardins…

Ils dorment là, liés par les roses païennes,
Ces corps de marbre blond, las et voluptueux :
Ô mes sœurs du ciel grec, chères Milésiennes,
Que de siècles sont sur vos yeux !


L’une d’elles voudrait se dégager ; sa hanche
Soulève le sommeil ainsi qu’un flot trop lourd,
Mais tout le poids des temps et de l’azur la penche :
Elle rêve là pour toujours.

De vifs coquelicots, comme un sang gai, s’élancent
Parmi les verts fenouils, à Saint-Paul-hors-les-Murs ;
Un dôme en or suspend des colliers de Byzance
Au cou flamboyant de l’azur.

Ce matin, dans le vent qui vient puiser les cendres,
Pour les mêler au jour ivre d’air et d’éclat,
Je respire ton cœur voluptueux et tendre,
Pauvre Cécile Métella !

Tu n’es pas à l’écart des saisons immortelles,
Un tourbillon d’azur te recueille sans fin ;
Je n’ai pas plus de part que tes mânes fidèles
À l’univers vague et divin !

Les blancs eucalyptus et le cyprès qui chante,
Où viennent aboutir les longs soupirs des morts,
Racontent, chers défunts, vos détresses penchantes,
Votre sort pareil à nos sorts.


Quels familiers discours sur la voie Appienne !
Tissés dans le soleil, les morts vont jusqu’aux cieux ;
Vous renaissez en moi, ombres aériennes,
Vous entrez dans mes tristes yeux !

Là-bas, sur la colline, un jeune cimetière
Étale sa langueur d’Anglais sentimental,
Les délicats tombeaux, dans les lis et le lierre,
Font monter un sang de cristal.

Midi luit : la villa des chevaliers de Malte
Choit comme une danseuse aux pieds brûlants et las.
Comme un fauve tigré l’air jaunit et s’exalte ;
Une nymphe en pierre vit là.

Elle a les bras cassés, mais sa force éternelle
Empourpre de plaisir ses genoux triomphants ;
Le néflier embaume, un jet d’eau est, près d’elle,
Secoué d’un rire d’enfant.

Les dieux n’ont pas quitté la campagne romaine,
Euterpe aux blonds pipeaux, Erato qui sourit,
Dansent dans le jardin Mattei, où se promène
Le saint Philippe de Néri.


— Mais c’est vous qui, ce soir, partagez mon malaise,
Dans l’église sans voix, au mur pâle et glacé,
Déesse catholique, ô ma sainte Thérèse,
Qui soupirez, les yeux baissés !

Malgré vos airs royaux, et la fierté divine
Dont s’enveloppe encor votre cœur emporté,
L’angoisse de vos traits permet que l’on devine
Votre douce mendicité.

Ô visage altéré par l’ardente torture
D’attendre le bonheur qui descend lentement,
Appel mystérieux, hymne de la nature,
Désir de l’immortel amant !

Je vous offre aujourd’hui, parmi l’encens des prêtres,
Comme un grain plus brûlant mis dans vos encensoirs,
Le rire que j’entends au bas de la fenêtre
Où je rêve seule, le soir ;

C’est le rire joyeux, épouvanté, timide
De deux enfants heureux, éperdus, inquiets,
Qui joignent leurs regards et leurs lèvres avides,
— Et dont tout le sanglot riait !


Ils riaient, ils étaient effrayés l’un de l’autre ;
Un jet d’eau s’effritait dans le lointain bassin ;
La lune blanchissait, de sa clarté d’apôtre,
La terrasse des Capucins.

Une palme portait le poids mélancolique
De l’éther sans zéphyr, sans rosée et sans bruit ;
Rien ne venait briser son attente pudique,
Que ce rire aigu dans la nuit !

Et je n’entendis plus que ce rire nocturne,
Plus fort que les senteurs des terrasses de miel,
Plus vif que le sursaut des sources dans leur urne,
Plus clair que les astres au ciel.

— Je le prends dans mes mains, chaudes comme la lave,
Je le mêle aux élans de mon éternité,
Ce rire des humains, si farouche et si grave,
Qui prélude à la volupté !