Les Vivants et les Morts/La nuit rapproche mieux

Les Vivants et les MortsArthème Fayard et Cie (p. 335-336).


LA NUIT RAPPROCHE MIEUX…


Et nous nous regardons tous les deux fixement,
Elle qui brille et moi qui souffre.
V. Hugo.

La nuit rapproche mieux les vivants et les morts ;
Dans l’ombre unie et calme où la fraîcheur s’élance
Voici l’heure du rêve épars et du silence.
À l’horizon s’installe, exacte et sans effort,
La lune demi-ronde, amenant autour d’elle
Son cortège glacé, scintillant et fidèle,
Semblable aux feux légers dispersés dans les ports.
Comme une blanche algèbre, énigmatique et triste,
Cette géométrie insondable persiste,
Et fait des cieux du soir un problème éternel…
Mais rien ne vient répondre à nos pressants appels ;
Tout trompe nos regards assurés et débiles,
Les cieux précipités qui semblent immobiles,

L’ombre qui, sur nos fronts, met sa protection,
Le silence propice aux nobles passions.
— Ô lune aux flancs brisés, mélancolique amphore
D’où ne coule aucun vin pour les cœurs altérés,
Sur Tarente, Amalfi, sur les rochers sacrés,
Baignant l’œillet marin, les vertes ellébores,
Vous sembliez parfois, d’un regard éthéré,
Secourir notre amère et plaintive indigence,
Mais ce soir je ne sens que votre froid dédain.
— Excitant du désir et de l’intelligence,
Ô lune, accueillez-vous dans vos pâles jardins
L’immense poésie ailée et taciturne
Qui mène les esprits par delà les instincts,
Et que nous confions aux espaces nocturnes,
À l’heure où, quand tout bruit et tout éclat s’éteint,
Notre cœur vous choisit comme un appui lointain ?…
Mais en vain mon esprit qui souffre et qui réclame
Interroge. — La brise, alerte et tiède, trame
Un tissu délié où les parfums se pâment.
Et je respire avec un cœur exténué
La douce odeur des nuits, qui vient atténuer
Le vide sans espoir où ne sont pas les âmes…