Les Vivants et les Morts/En écoutant Schumann

Les Vivants et les MortsArthème Fayard et Cie (p. 75-76).


EN ÉCOUTANT SCHUMANN


Quand l’automne attristé, qui suspend dans les airs
Des cris d’oiseaux transis et des parfums amers,
Et penche un blanc visage aux branches décharnées,
Reviendra, mon amour, dans la prochaine année,
Quels seront tes souhaits, quels seront mes espoirs ?
Rêverons-nous encor tous deux comme ce soir,
Dans la calme maison qu’assaille la rafale,
Où l’humble cheminée, en rougeoyant, exhale
Une humide senteur de fumée et de bois ?
Entendrons-nous, mes mains se reposant sur toi,
Ces grands chants de Schumann, exaltés, héroïques,
Où le désir est fier comme un sublime exploit,
Où passe tout à coup la chasse romantique
Précipitant ses bonds, ses rires, ses secrets
Dans le gouffre accueillant des puissantes forêts ?

— Ô Schumann, ciel d’octobre où volent des cigognes !
Beffroi dont les appels ont des sanglots d’airain :

Jeunes gens enivrés, dans les nuits de Cologne,
Qui contemplez la lune éparse sur le Rhin !
Carnaval en hiver, quand la froide bourrasque
Jette au détour des ponts les bouquets et les masques,
— Minuit sonne à la sombre horloge d’un couvent, —
Un falot qui brillait est éteint par le vent…
— Et puis, douleur profonde, inépuisable, avide,
Qui monte tout à coup comme une pyramide,
Comme un reproche ardent que ne peut arrêter
La trompeuse, chétive, amère volupté !
— Ô musique, par qui les cœurs, les corps gémissent,
Musique ! intuition du plaisir, des supplices,
Ange qui contenez dans vos chants oppressés
La somme des regards de tous les angoissés,
Vous êtes le vaisseau dansant dans la tempête !
Avec la voix des morts, des héros, des prophètes,
Dans les plus mornes jours vous faites pressentir
Qu’il existe un bonheur qui ressemble au désir !
— Pourtant je vois, là-bas, dans l’ombre dépouillée
Du jardin où le vent d’automne vient gémir,
Les trahisons, les pleurs, les âmes tenaillées,
La vieillesse, la mort, la terre entre-baillée…