Les Visages de la vieEdmond Deman (p. 39-45).
◄  L’Amour
La Douceur  ►
LE MONT


Ce mont,
Avec son ombre prosternée,
Au clair de lune, devant lui,
Règne, infiniment, la nuit,
Tragique et lourd, sur la campagne lasse.

Par les carreaux de leurs fenêtres basses,
Les chaumières pauvres et vieilles
De loin en loin, comme des gens, surveillent.
Aux pieds de leurs digues en terre,
Les clos ont peur du colossal mystère

Que recèle le mont,
Lorsqu’il règne, toute la nuit,
Avec son ombre prosternée,
En prière, devant lui.

Sous les rochers qu’il accumule,
S’élabore la vie énorme et minuscule
Des atomes et des poussières.
Les fers, les plombs, les ors, les pierres
Y reposent. Et les joyaux et leurs yeux lourds
Qui ne peuvent se voir dormir,
Mais qui s’éveilleront pour, tout à coup, frémir
D’unanime clarté suprême,
Attendent là, que, largement, un jour,
Au front des rois, ils surgissent en diadèmes.

Ce mont,
Avec son ombre prosternée,
Au clair de lune, devant lui,
Déchire et domine la nuit,
Du haut des rocs plantés, en cercle, sur sa tête.

Il abritait, aux temps anciens, des bêtes
Monstrueuses, que des hommes, vêtus de peaux,
Tuaient, à coups de hache et de marteaux,

Et dépeçaient, en des fêtes, envenimées
De disputes, de cris, de sang et de fumées.
Sous les couches du terreau lourd et gras,
Les silex clairs, les os géants, les dents énormes
Dorment,
Restes blanchis de meurtre ou de combat.
Des blocs immobiles, ainsi que des statues,
Que les gouttes de l’eau tombante ont revêtues
De tuniques de nacre et d’écailles d’argent,
S’y regardent, depuis mille et mille ans.
Le silence y séjourne — et, seul, on y entend
Sur ces pierres de haut en bas luisantes,
Le même choc des gouttes d’eau tombantes,
Une à une, depuis mille ans.

Ce mont,
Avec son ombre et ses ténèbres,
Blottis, comme une armée, à l’horizon,
S’épand, vers les hameaux et leurs clochers funèbres.

Un murmure lointain de songe et de légende
Circule, autour de lui, la nuit,
Lorsque, de loin, son front commande
Aux souvenirs, dans les veillées.
On songe alors à ses grottes taillées,
Où travaillaient des nains, sur des enclumes d’or,

Où leurs ombres courraient, dansaient, volaient,
Dans le décor
Funèbre et merveilleux des antres noirs.
Au jour levant, la caverne semblait un bouge,
Mais les brasiers, soudainement, les soirs,
Y soulevaient de gigantesques ailes
Qui s’en allaient
— Plumes et étincelles —
Battre, de haut en bas, les parois rouges.

Jadis, Vénus ardente et pâle,
Sachant qu’un jardin d’or s’y fleurissait de sang,
Y recueillit, au cœur des feux, l’amour resplendissant
Et les braises des passions fatales.
Elle s’y penchait, au dessus de la flamme,
Elle y chauffait ses seins cruels et ses yeux clairs
Et condensait, au tréfonds de sa chair,
L’inextinguible ardeur qui fait hurler les âmes.
Les villages s’en souviennent : c’était l’hiver ;
Le gel compact avait durci les berges,
Le sol sonnait de froid, l’arbre dressait, dans l’air,
Ses branchages, comme des verges ;
Des lueurs d’or couraient au ras des neiges…
On avait vu Vénus et son cortège
Passer, brûlante et nue, à travers la campagne,
Les hommes fous crier d’amour vers leurs compagnes,

Les chiens casser leur chaîne et les taureaux
S’ériger lourds et leurs soufflants naseaux,
Dans l’étable nocturne, ameuter la tempête.

Ce mont,
Avec son ombre, en prière, devant lui,
Plombait de son mystère et de sa nuit
Les cœurs naïfs et leurs affres secrètes.

Il incarnait l’immensité,
Ses murs dataient des premiers temps du monde,
Des forêts d’or avaient grandi, s’étaient entées
Sur sa base, pour s’élever et s’abaisser
Et retomber, vers les plaines fécondes
Et ressurgir encor de leur poussière.
Les siècles le sacraient — et l’on eût dit à voir
L’énorme entassement se bossuer, le soir,
Qu’un orage, soudainement, s’était fait pierre.

Je suis entré avec des torches, au cœur du mont,
Ombres et feux semblaient sortir de moi,
Ils projetaient leur vol brusque, sur les parois,
De l’un à l’autre bout, des salles colossales.

Les déesses, les nains, les ors profonds

Les yeux clos des joyaux, la fable
Des batailles entre hommes et dragons
Mêlaient leurs souvenirs en tourbillons ;
J’étais le miroir vague et formidable,
J’étais le carrefour, où tout se rencontrait ;
Le sol, le roc, le feu, la nuit et la forêt
Semblaient les substances mêmes de ma pensée ;
Je m’emplissais de peur ; j’étais comme insensé
De vivre et de sentir tant de siècles frémir,
En cet instant du temps que je serai dans l’avenir.

Mon âme était anxieuse d’être elle-même ;
Elle s’illimitait en une âme suprême
Et violente, où l’univers se résumait ;
Sur la vie et la mort planait même visage,
Je ne distinguais plus leur forme au fond des âges ;
Tout me semblait présent et je me transformais
Moi-même et je me confondais, avec un être immense
Qui ne voit plus quand tout finit, quand tout commence,
Ni pourquoi la tragique humanité
Avec ses cris, avec ses pleurs, avec ses plaintes,
Traîne ses pas marqués de sang, au labyrinthe
De la nocturne et flamboyante éternité.

Ce mont,
Avec son ombre projetée,

Au clair de la lune, devant lui,
Oppresse, infiniment, la nuit,
Le songe épars, sur les campagnes lasses.