Les Visages de la vie/La Foule

Les Visages de la vieEdmond Deman (p. 29-34).
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LA FOULE


En ces villes d’ombre et d’ébène,
Où buissonnent des feux prodigieux,
En ces villes, où se démènent,
Avec leurs pleurs, leurs ruts et leurs blasphèmes,
À grande houle, les foules ;
En ces villes soudain terrifiées
De révolte sanglante et de nocturne effroi,
Je sens grandir et s’exalter en moi,
Et fermenter, soudain, mon cœur multiplié.

La fièvre, avec de frémissantes mains,

La fièvre au cours de la folie et de la haine
M’entraîne
Et me roule, comme un caillou, par les chemins.
Tout calcul tombe et se supprime,
Le cœur bondit, soit vers la gloire ou vers le crime ;
Et tout à coup je m’apparais celui
Qui s’est, hors de soi-même, enfui
Vers le sauvage appel des forces unanimes.

Soit rage, ou bien amour, ou bien démence,
Tout passe, en vol de foudre, au fond des consciences,
Tout se devine, avant qu’on ait senti
Le clou d’un but profond entrer dans son esprit.

Des gens hagards échevèlent des torches,
Une rumeur de mer s’engouffre, au fond des porches,
Murs, enseignes, maisons, palais, gares,
Dans le soir fou, devant mes yeux, s’effarent ;
Sur les places, des poteaux d’or et de lumière
Tendent, vers les cieux noirs, des feux qui s’exaspèrent ;
Un cadran luit, couleur de sang, au front des tours ;
Qu’un tribun parle, au coin d’un carrefour,
Avant que l’on comprenne un sens à ses paroles,
Déjà l’on suit son geste — et c’est, avec fureur,
Qu’on jette à terre et qu’on outrage un empereur,
Qu’on brise et qu’on abat le socle, où luit l’idole.


La nuit est colossale et géante de bruit ;
Une électrique ardeur brûle dans l’atmosphère ;
Les cœurs sont à prendre ; l’âme se serre,
En une angoisse énorme, et se délivre en cris :
On sent qu’un même instant est maître
D’épanouir ou d’écraser ce qui va naître.

Le peuple est à celui que le destin
Dota d’assez puissantes mains
Pour manœuvrer la foudre et les tonnerres
Et dévoiler, parmi tant de lueurs contraires,
L’astre nouveau que chaque ère nouvelle
Choisit pour aimanter la vie universelle.

Oh dis, sens tu qu’elle est belle et profonde
Mon cœur,
Cette heure
Qui crie et frappe au cœur du monde ?

Que t’importent et les vieilles sagesses
Et les soleils couchants des dogmes dans la mer ;
Voici l’heure qui bout de sang et de jeunesse,
Voici la formidable et merveilleuse ivresse
D’un vin si fou que rien n’y semble amer.
Un vaste espoir, venu de l’inconnu, déplace

L’équilibre ancien dont les âmes sont lasses,
La nature paraît sculpter
Un visage nouveau à son éternité ;
Tout bouge — et l’on dirait les horizons en marche.
Les ponts, les tours, les arches
Tremblent, au fond du sol profond,
La multitude et ses brusques poussées
Semblent faire éclater les villes oppressées,
L’heure a sonné des débâcles et des miracles
Et des gestes d’éclair et d’or,
Là bas, au loin, sur les Thabors.

Comme une vague en des fleuves perdue,
Comme une aile effacée, au fond de l’étendue,
Engouffre toi
Mon cœur, en ces foules, battant les capitales
De leurs terreurs et de leurs rages triomphales ;
Vois s’irriter et s’exalter
Chaque clameur, chaque folie et chaque effroi ;
Fais un faisceau de ces milliers de fibres :
Muscles tendus et nerfs qui vibrent ;
Aimante et réunis tous ces courants — et prends
Si large part à ces brusques métamorphoses
D’hommes et de choses,
Que tu sentes l’obscure et formidable loi
Qui les domine et les opprime

Soudainement, à coups d’éclair, se préciser en toi.

Mets en accord ta force avec les destinées
Que la foule, sans le savoir,
Promulgue, en cette nuit d’angoisse illuminée.
Ce que sera, demain, le droit et le devoir,
Seule, elle en a l’instinct profond,
Et l’univers total s’attèle et collabore,
Avec ses milliers de causes qu’on ignore
À chaque effort vers le futur, qu’elle élabore,
Rouge et tragique, à l’horizon.

Oh ! l’avenir, comme on l’écoute
Crever le sol, casser les voûtes,
En ces villes d’ébène et d’or, où l’incendie
Rôde, comme un lion dont les crins s’irradient ;
Minute unique, où les siècles tressaillent ;
Nœud que les victoires dénouent dans les batailles ;
Grande heure, où les aspects du monde changent,
Où ce qui fut juste et sacré paraît étrange,
Où l’on monte vers les sommets d’une autre foi
Où la folie, en ces tempêtes,
Forge la vérité nouvelle et la décrète,
Et l’affranchit de la gaîne des lois,
Comme un glaive trop grand pour le fourreau
Et trop serein pour le bourreau.


En ces villes soudain terrifiées
De fête rouge et de nocturne effroi,
Pour te grandir et te magnifier
Mon âme, enferme toi.