Les Visages de la vieEdmond Deman (p. 63-66).
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L’EAU


Ô cette vie, au clair de l’eau !
Et les miroitements et les langues de l’eau
Et les mille émeutes de l’eau,
Dans le soleil, contre la peau !

La mer émeraudée et le soleil,
Dites, comme ils sont beaux,
Avec leurs falaises sauvages
Et l’étagère en or des soirs et des nuages,
Dites, la vie, au ras, la vie, au fond de l’eau,
La vie âpre et primordiale,
En des grottes coruscantes et glaciales !


Mon corps, il est si las ;
Mes pauvres yeux, mes pauvres pas,
Mon morne corps, ils sont si las
De mes chutes et de mes longs efforts
Par les chemins dédaliens du sort !
Mes mains se sont usées
À des besognes embrasées
La nuit, à coups de folie et de fièvre,
Mon cœur, buisson ardent, a mis en feu mes lèvres
Et la sueur mauvaise a raviné mon torse,
Comme une écorce.

Dites, la mer nue et pure, comme une idée,
Qui luit et envahit mon âme émeraudée !

Dites, le vent à enlacer et à poursuivre ;
Le vent sauvage à saisir, par brassées,
Parmi des roches, vernissées
Par des lames, couleur de cuivre !

Dites, les estuaires de nitre et de phosphore
Et les courants tragiques et nerveux
Et l’infini qu’on aime et l’infini qu’on veut
Boire soudain, avec la soif de tous ses pores !


Dites, la paix des grands couchants en mer !
Dites, et leur douceur et leur splendeur penchante,
Le soir, lorsque l’on croit, là-bas, dans le soleil,
Que la lumière chante !

Et qu’elles sont claires et apaisées
Les pensées ;
Et comme, en planités mentales,
Elles s’étalent,
Sur les nappes des mers horizontales !

Oh ! s’endormir, près des vagues étales,
Comme quelqu’un des premiers temps du monde,
Être la mer, être le soir,
Ne faire qu’un, avec l’or de leurs miroirs
Et les pourpres de leur Golcondes !

Se transmuer, pour revivre, soudain,
D’une vie atlantique et surhumaine !
Dites, loin des regrets et loin des haines,
Dans l’ivresse des soirs et l’amour des matins !

Là-bas, en des grottes, où des yeux d’eau
Voient scintiller de nageantes cuirasses
Et d’énormes fleurs rondes flotter,

Comme des lunes, qui se déplacent,
J’entends, sous leurs fluides rideaux,
Les sirènes violentes chanter
Et s’étreindre dans l’eau.

Sur des récifs, cabrés en cavales qui fument,
— Croupes de pierre et crinières d’écume —
Le corps épanoui dans l’or, elles s’appellent.
Le flot les vêt de joyaux clairs,
Leurs jeux noués courbent des arcs-en-ciel dans l’air,
L’une d’elles, dont les cheveux voilent les yeux,
Darde ses seins impérieux,
Plus éclatants, au loin, que tous regards,
Et, droite, elle s’érige, et, droite, elle interpelle
Les errants fous, au long des mers continuelles,
Qui vont les bras ouverts et lumineux vers elle.

Dites, les voix des soirs légendaires en mer !
Et comme on les entend
Là-bas, au Nord, le cœur battant !
Et comme on va, vers leur folie,
Avec la joie ou la mélancolie,
De retremper son être à ces brassins de vie
Dont les siècles, jadis, ont ameuté la mer !