Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique/XXII

XXII


Je ne vous dirai point par quelle suite de circonstances étranges je fus amené à recevoir, aujourd’hui, cette étrange confession, que je publie uniquement pour son grand intérêt dramatique. Je ne suis pas un dénonciateur, et j’ai toujours eu pour principe – et je m’en suis toujours applaudi – de laisser la justice se débrouiller, toute seule, parmi les crimes qu’elle est chargée de rechercher et de punir. Je n’entends pas me faire son pourvoyeur… bien au contraire… Qu’elle se débrouille donc avec Ives Lagoannec, comme avec M. Jean-Jules-Joseph Lagoffin… Il va sans dire que j’ai changé les noms de cette histoire… Précaution superflue, d’ailleurs, car l’homme qui me la conta est désormais, grâce à moi, en sûreté…

Voici donc cette confession :


Je m’appelle Ives Lagoannec. Avec un tel nom, de quel pays voulez-vous que je sois, sinon de Bretagne ? Je suis né dans les environs de Vannes, en Morbihan – Hihan ! Hihan ! – qui est tout ce qu’il y a de plus bretonnant dans toute la Bretagne. Mon père et ma mère étaient de petits cultivateurs, très malheureux, très pieux et très sales. Ivrognes aussi, cela va de soi. Les jours de marché, on les ramassait dans quel état, mon Dieu !… le long des chemins. Et bien des fois ils passèrent la nuit à dormir et à vomir au fond des fossés. Selon la coutume du pays, je grandis dans l’étable, avec les cochons et les vaches, comme Jésus. J’étais tenu si malproprement, j’avais sur moi tant et tant d’ordures accumulées que, lorsque mon père venait, le matin, nous réveiller, les animaux et moi, il fallait quelques minutes avant de me distinguer des bouses. On m’éleva dans toutes sortes de superstitions. Je connus par leurs noms les diables de la lande, les fées de l’étang et de la grève. Avec le Pater et l’Ave, quelques cantiques en l’honneur de sainte Anne, et l’histoire miraculeuse de saint Tugen, c’est tout ce que je connus. J’appris aussi à honorer le Révérend Père Maunoir qui, par une simple imposition de la main sur la langue des étrangers, leur inculquait le don de la langue bretonne, ainsi qu’il appert d’une fresque remarquable que tout le monde peut voir en la cathédrale de Quimper-Corentin… Je puis dire, non sans orgueil, que j’étais un des enfants les mieux instruits et les plus savants de la contrée.

Tout le long du jour, jusqu’à l’âge de quinze ans, je gardai, dans la lande, un petit cheval roux, un petit cheval fantôme, sur le museau duquel, à force de se frotter aux ajoncs, avaient poussé deux longues moustaches grises. Et trois brebis, noires comme des démons, avec des yeux rouges et aussi de longues barbiches pointues de vieux bouc me suivaient en clopinant et bêlant. C’est le cas de se demander de quoi tout cela vivait. De l’air du temps, sans doute… à la grâce de Dieu, probablement, car, pour ce qui est de l’herbe, il n’y en avait ni gras ni lourd dans la lande, je vous assure.

Enfin, j’étais un garçon bien obéissant et bien respectueux, craignant Dieu, respectant le diable, et toujours seul. Jamais une pensée mauvaise, comme en ont tant d’autres enfants, n’était entrée dans ma cervelle. Pour être tout à fait juste, je devrais dire que jamais aucune pensée, de quelque nature qu’elle fût, n’était entrée dans ma cervelle… pas même le soir où, ma mère étant morte, mon père fit venir ma sœur, qui était mon aînée, dans son lit… Ne vous récriez point, et ne croyez pas que c’est là une dépravation de l’instinct, une débauche contre-nature… Non… c’est l’habitude chez nous, et ça n’empêche pas de vivre en braves gens, de faire ses dévotions et de suivre les pèlerinages… Au contraire… Mon père eut de ma sœur deux enfants qui furent mes frères aussi bien que mes neveux… Ils ne vécurent que peu de mois… Mais je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout cela, qui n’a aucun rapport avec la suite de mon histoire… Et qu’est-ce que cela peut bien vous faire ?…

Comme tout le monde, je fis mon service militaire, et j’eus bien de la peine à apprendre quelques mots de français, car je ne parlais que le breton… de quoi je tirai beaucoup d’avanies et beaucoup de horions. Quant à lire et à écrire, ça, par exemple, en dépit de mes efforts et de mon application, il me fallut y renoncer… Pour m’être obstiné à ce travail, tout ce que je gagnai, en fin de compte, ce fut une espèce de fièvre cérébrale dont je faillis mourir et dont je sens bien, parfois, qu’il m’est resté dans le crâne quelque chose de pas naturel. Mais je garde de ma convalescence, à l’hôpital de Brest, et d’une certaine sœur Marie-Angèle, dont les mains blanches retinrent mon âme qui voulait s’envoler hors de moi, un souvenir charmant et très doux. J’y pense souvent, comme à ce grand cygne que je vis, un soir d’hiver, passer au-dessus de la lande… une fée peut-être… et peut-être l’âme d’une sainte, comme l’était cette si jolie sœur Marie-Angèle qui me sauva de la mort…

Il n’y a pas d’exemple qu’au sortir de l’armée, un Breton se trouvant dans les conditions où j’étais, ne se fasse domestique. La Bretagne est la terre classique du servage. Elle sert Dieu, la patrie et les bourgeois… Je me fis donc domestique.

J’entrai, comme second charretier, dans une grande ferme, près de Quimper. C’est là qu’il m’arriva une aventure assez singulière et que je pourrais appeler l’aventure du petit lièvre. J’ai toujours eu l’idée qu’elle avait eu un rapport indirect avec ma destinée… même une influence sur ma destinée. Voici ce que c’est.

Un soir, Jean, ouvrier comme moi à la ferme, revenait, ses outils sur l’épaule, des champs où, toute la journée, il avait durement travaillé. Il entra triomphalement dans la cour, agitant au bout de ses mains quelque chose qui gigotait. Il commençait à faire nuit ; on ne distinguait plus nettement les objets.

— Qu’est-ce que tu as ? demanda le maître, qui se lavait les mains à la pompe.

— C’est un petit lièvre que j’ai pris dans la haie du Clos-Sorbier, répondit Jean.

— Sacré Jean !… fit le maître… Et qu’est-ce que tu veux en faire, de ce lièvre ?

— Je veux l’élever, donc !

Et il demanda :

— Vous me permettez bien, le maître, de mettre mon petit lièvre dans le clapier, à côté des lapins… . et de tirer une goutte de lait, le matin, pour le faire boire ?

— C’est la maîtresse que ça regarde, mon garçon…

— Oh ! la maîtresse voudra bien…

Moi, sous le hangar, je dételais les chevaux. Je murmurai d’une voix mauvaise :

— Pardi !… Il rapporterait le loup-garou, ou bien la piterne, qu’on le remercierait encore, ce chameau-là… Si c’était moi ?… Ah ! malheur !

Je bourrai mes chevaux, et lançai un gros juron.

— Allons ! dit le maître… voilà Ives encore jaloux… Tais-toi, animal. Tu sais que je n’aime pas ça, et je commence à en avoir assez de tes manières.

Je m’exaspérai, et d’un ton aigre :

— Mes manières… Je dis une chose juste, et vous ne me faites pas peur…

Le maître haussa les épaules et ne me répondit pas, et, tandis que, sous le hangar, je continuais de maugréer, il entra dans la maison où la soupe du soir attendait, fumante, sur la table. Je ne tardai pas à venir, ayant rentré mes chevaux… Jean vint ensuite, après avoir disposé un coin vide du clapier, pour son petit lièvre. Le repas fut silencieux. J’avais un air grognon et farouche… Jean, le visage très doux, rêvait, sans doute, aux gentillesses des petites bêtes… Quand nous gagnâmes nos lits, je m’approchai de Jean et lui dis, très bas, les dents serrées :

— Je te ferai ton affaire… va… tu verras…

Jean, très calme, répondit :

— Je ne te crains point…

Et je compris, enfin, pourquoi je détestais Jean… Je le détestais parce qu’il était sympathique à tout le monde, dans la ferme et dans le pays. Doux, complaisant, de gestes moins lourds que les autres, courageux au travail, les hommes et les femmes l’aimaient. Je ne pouvais supporter cette supériorité, moi que, je ne sais pourquoi, tout le monde détestait… Chaque bonne parole, chaque compliment retentissaient en coups sourds, de haine, dans mon cœur… Bien souvent, je lui avais cherché des querelles qu’il évitait avec une ironie charmante. Bien souvent j’avais cherché à l’attendre le dimanche soir, quand il revenait de la ville, à me jeter sur lui, à lui fracasser le visage avec des pierres… Mais je redoutais les suites du meurtre. Je n’osais pas non plus aller trop loin dans l’insulte, sachant que le maître n’hésiterait pas entre Jean et moi.

Ce soir-là, dans l’écurie, sur mon grabat, je m’étendis plus mordu que jamais par la haine. Ma poitrine grondait comme une machine trop chauffée, et je serrais les draps de mon lit, avec des gestes d’étrangleur… Des images de meurtre me poursuivirent toute la nuit, et je ne pus dormir… Oh ! tuer Jean !… Il me semblait que toute douleur eût soudain disparu de mon âme… Tuer Jean !… Oh ! tuer Jean !… Il me semblait que je pourrais, après cela, aimer les autres, que je pourrais peut-être aimer mes chevaux, mes bons chevaux que je bourrais de coups, depuis que Jean m’avait versé dans le cœur le poison de l’universelle haine. Oh ! tuer Jean !… Au lieu de repousser les rouges images, les rouges et fugaces images de mort qui passaient devant moi, dans les ténèbres de l’écurie, je m’efforçais de leur donner une forme moins vague, un corps haï, la forme et le corps de Jean égorgé à mes pieds et râlant… Et j’en éprouvais un soulagement momentané… Ce fut comme une goutte d’eau fraîche sur les lèvres d’un voyageur mourant de soif… Oh ! tuer Jean !

Le petit lièvre grandissait… Chaque fois que Jean revenait des champs, il allait porter un peu de lait à l’animal et remettre de la paille fraîche dans le clapier. Il lui disait des choses douces et de petites chansons naïves, comme à un enfant… À la ferme, on aimait le lièvre, parce qu’on aimait Jean… Tout le monde demandait à Jean :

— Eh bien ?… Et ton petit lièvre ?

Jean répondit avec un bon sourire :

— Il vient bien… il boit bien… il a des yeux bien éveillés…

Moi, je détestais le lièvre, parce que je détestais Jean. Chaque fois qu’on parlait du lièvre, devant moi, je me sentais comme une affreuse brûlure dans la poitrine… Et ces soirs-là, en allant nous coucher, je disais à Jean :

— Canaille ! Tu verras que je te ferai ton affaire…

Une nuit, ne pouvant plus rester dans mon lit, je me levai, j’allumai la lanterne de l’écurie, et sortis dans la cour… J’étais nu-pieds, en chemise… Je longeai le bâtiment où Jean dormait, à cette heure, m’arrêtai quelques secondes près de la fenêtre derrière laquelle était Jean, puis je continuai ma route. Les chiens de garde vinrent me flairer et, me connaissant, n’aboyèrent pas. J’aurais bien voulu leur donner des coups de pied, mais je craignis le bruit de leurs plaintes dans la nuit. Pourquoi ? Je n’en sais rien… Je ne savais pas où j’allais et ce que je voulais. Arrivé près du clapier, je m’arrêtai de nouveau… puis je m’agenouillai… Je me couchai sur la terre, au ras d’un petit grillage à travers lequel passaient des brins de paille, et des mèches d’herbe que la lanterne éclairait… Et je criai, entre mes dent, où la voix s’étouffait :

Canaille !… Sale canaille !…

J’ouvris le grillage, écartai la paille et les herbes, plongeai ma main dans le trou…

— Je te trouverai bien… va !… Tu as beau te cacher… je te trouverai bien, sale canaille !…

Ma main tâtonna quelque temps et ramena enfin quelque chose de chaud et de mou, une boule fauve que je présentai à la lumière de la lanterne… le petit lièvre…

— Ah ! ah !… C’est toi !… C’est bien toi…

Et ma voix s’étranglait, très basse, très rauque…

— Oui, c’est bien toi… Enfin !… Dis-moi que tu es Jean, sale bête !…

Le petit lièvre avait ses oreilles couchées… Je ne voyais dans son pelage hérissé que la pointe de son museau qui remuait, et son œil noir, où la vie semblait chavirer, sous un grand vent d’effroi.

— Dis-moi que tu es Jean ?… répétai-je… Jean… Jean… Jean !…

J’approchai le lièvre plus près encore de la lanterne.

— Que je te voie… que je te voie mourir !… Jean… Jean… Car tu es bien Jean, dis ?… Je te reconnais. Tu es Jean… Que je te voie mourir !

Et j’empoignai le lièvre sous la gorge :

— Ah ! ah !… Il y a longtemps que je veux te faire souffrir… il y a longtemps que je veux te faire mourir… Car tu es Jean… tu es son âme, son âme que je hais… que je hais…

Et je serrai le lièvre sous la gorge.

La tête de l’animal sembla grossir démesurément… Son œil jaillit de l’orbite… Il essaya de me déchirer la main avec ses pattes… longtemps il se débattit sous mes doigts… Et à mesure que sa vie s’éteignait, que ses mouvements devenaient plus faibles, je criais :

— Ah ! enfin ! Je te tiens… Jean. J’ai ta vie misérable… Tu ne me feras plus souffrir… Et jamais plus personne ne t’aimera… jamais plus…

Des frissons de volupté me couraient par tout le corps… Véritablement je crus défaillir, inondé par un flot brusque de joie trop forte… Quand le petit lièvre fut mort, je le rejetai dans le clapier, fermai le grillage et rentrai dans l’écurie où je me couchai… Les membres brisés, le cerveau vide, je m’endormis profondément comme un homme sans remords… comme un homme délivré.

Le lendemain, je pus regarder Jean, d’un regard tranquille, sans haine… Et depuis cette nuit-là, pas une seule fois il ne m’arriva de me montrer brutal et méchant envers mes chevaux, du moins tant que je restai à la ferme.

Je n’y restai pas longtemps.

J’entrai ensuite chez un notaire de Vannes… puis chez un médecin de Rennes… Rien de particulier à dire, sinon qu’on y fut content de moi. À la vérité, j’étais ponctuel, sobre, soumis, de bonne conduite… et je suppléais à mon ignorance totale du service bourgeois par des trucs d’ingénieuse mnémotechnique. Pas une fois, je ne fus repris de cette crise de haine et de meurtre qui m’avait tant fait souffrir à la ferme de Quimper. C’est à croire que le petit lièvre n’était autre que le diable, et qu’ayant étranglé le diable, j’avais tué, du même coup, les mauvais désirs qu’il me suggérait… Mais je ne gagnais que très peu d’argent et je n’avais qu’une idée, me rapprocher de Paris, où l’on disait que, dans les places, il n’y avait qu’à se baisser pour ramasser de l’or et de l’or, à poignées…

Après le médecin de Rennes, qui, en sa qualité de président de la congrégation de Saint-Yves, ordonnait à ses malades plus de prières que de purgations, ce fut une riche dame veuve, à Laval. Je ne demeurai là qu’un mois, car, étant très avare et très dévote, elle nous laissait crever de faim, pieusement… De Laval, dont je n’ai pas autre chose à raconter, je passai au Mans, chez un ingénieur – ah ! le pauvre homme, qu’il était cocu ! – et, du Mans, à Chartes, chez un évêque… Cela ne vous paraîtra pas croyable, et pourtant rien n’est plus vrai. À cette époque j’étais vierge… Les femmes ne me disaient rien, et je ne disais rien aux femmes. Mais la cuisinière de l’évêque, une grosse dondon à triple gorge et à quadruple ventre, se chargea de m’apprendre, un soir d’orage, ce que c’est que l’amour, après m’avoir forcé à boire, coup sur coup, cinq verres de chartreuse, dont je fus si malade que je pensai étouffer… Par la suite, elle s’acharna sur moi, cette vieille vampire, avec une voracité tellement gloutonne, que je serais sûrement mort d’épuisement, si je n’avais pris le parti de m’enfuir, un beau matin… Elle avait un truc vraiment peu ordinaire… Avant de faire l’amour, elle se signait trois fois, et elle m’obligeait à me signer aussi, comme lorsqu’on entre dans une chapelle bénite… Ainsi, vous croyez ? Enfin, de Chartres, j’arrivai à Paris, dans un bureau de placement… Je crus, cette fois, que j’avais conquis le monde.

Vous le voyez, je suivais mon idée et je faisais la ligne, sans m’écarter, à droite ou à gauche, du but suprême où rayonnait la Fortune…

En ces diverses étapes, je formais et j’acquérais la science de mon métier, au point que, débarquant à Paris, je pouvais servir, je ne dis pas chez des princes et des ducs, mais dans de braves maisons bourgeoises aussi bien comme cocher que comme valet de chambre. Le surlendemain de ma triomphale entrée dans la capitale, je fus présenté à un vieux petit monsieur, tout en deuil, à qui il venait d’arriver un affreux malheur. Son cocher – le cocher que je devais remplacer – avait assassiné sa femme, dans des conditions mystérieuses, et pour des raisons toujours inconnues des magistrats, à l’heure qu’il est. Il me raconta ce tragique événement avec beaucoup de discrétion et de tristesse. Il avait une figure un peu ridée et très sournoise, un long pardessus ouaté comme une douillette de prêtre, et ses mains très blanches faisaient, en remuant, un petit bruit d’osselets. Comme il lisait mes certificats, qui étaient excellents, il me dit en hochant la tête, et avec de l’effarement dans son regard :

— Les siens aussi étaient parfaits…

Il ajouta timidement :

— Vous comprenez, il me faut des renseignements précis et sérieux sur les serviteurs que j’engage… Car, maintenant, je suis tout seul… Et si je tombais encore sur un assassin, ce n’est plus ma femme… c’est moi qui serais assassiné… Ah ! Ah !… vous comprenez… Je ne peux prendre, comme ça, le premier venu…

— Monsieur peut croire que je ne suis pas le premier venu… déclarai-je… Un domestique qui serait le premier venu n’aurait pas servi chez un évêque…

— Sans doute… sans doute… Mais que sait-on ?

Et son regard semblait vouloir pénétrer en moi… descendre en moi… jusqu’au fond de l’âme…

— Et puis voilà, objecta-t-il après un silence… vous êtes Breton. L’autre aussi était Breton… Vous avouerez que ce n’est guère encourageant.

— Mais monsieur sait, répondis-je avec une assurance dont je fus moi-même tout étonné… monsieur sait que si tous les Bretons ne sont pas des domestiques… tous les domestiques sont Bretons…

— Oui… oui… mais ça n’est pas une raison… Je suis tout seul, maintenant ; je suis très vieux… j’ai… j’ai… beaucoup de choses chez moi… Montrez-moi vos mains.

Je lui tendis mes mains. Il les examina attentivement, mesura pour ainsi dire la longueur des doigts, l’écartement du pouce, en fit jouer les jointures… Et il dit :

— Elles n’ont pas mauvais air… elles n’ont pas l’air terrible… Ce sont des mains…

— Des mains de travailleur… déclamai-je fièrement…

— Oui… oui… oui… Enfin, nous verrons… nous réfléchirons…

Ni les certificats, ni l’examen médical, ni le minutieux interrogatoire qu’il me fallut subir ne furent jugés suffisants. Le petit monsieur désira envoyer à toutes les personnes chez qui j’avais servi un questionnaire très détaillé sur mon caractère, mon état mental, mes qualités évidentes, mes défauts possibles, mes dispositions au meurtre, ataviques ou autres, etc. Je n’avais rien à redouter de cette enquête et je m’y prêtai de la meilleure grâce du monde, car vous pensez bien que j’avais négligé de compter parmi mes références celles du fermier de Quimper… Mais, au fond de moi-même, énervé par ces défiances, horripilé par cette sorte d’espionnage physiologique, auquel, comme un criminel, j’avais dû me soumettre, je sentais, pour la seconde fois se lever des pensées obscures et de troubles désirs, dont il me semblait qu’ils exhalaient une odeur âcre et forte, grisante et terrible.

Huit jours après cette entrevue, le petit monsieur me fit prévenir que je pouvais arriver chez lui avec mes bagages et prendre immédiatement possession de mon service de cocher.

J’y allai tout de suite…

Mon nouveau maître habitait, dans la rue du Cherche-Midi, une très ancienne maison qui, malgré d’annuelles réparations, gardait un aspect fort délabré. Lui-même était un vieux maniaque. Il collectionnait – je vous demande un peu – des éteignoirs !

Vous ai-je dit que mon maître s’appelait le baron Bombyx ? Je m’aperçus tout de suite qu’il était avare et méticuleux. Bien que sa maison se composât d’une gouvernante, d’un valet de chambre et d’une cuisinière, il ne voulut laisser à personne le soin de m’installer. Il me montra l’écurie et la vieille jument blanche, une bête déjà bien lasse et qui tremblait sur ses jambes arquées…

— Elle s’appelle Fidèle… me dit-il… Ho ! ho ! Fidèle… Ho ! ho !

Et lui caressant la croupe, il entra dans le box.

— C’est une bonne jument… elle est très douce… Je l’ai depuis dix-neuf ans… Ho ! Fidèle… n’est-ce pas, Fidèle ?

Fidèle tourna la tête vers son maître et lécha la manche de son pardessus.

— Vous voyez ?… un mouton… Seulement, elle a une manie… elle n’aime pas qu’on l’étrille de droite à gauche… elle veut qu’on l’étrille de gauche à droite… Comme ça, tenez…

Le baron, avec sa main allant et venant sur le ventre de la bête, imitait le mouvement de l’étrille.

— C’est une manie… Il suffit de la connaître… De gauche à droite, vous vous rappellerez ?

J’examinai les jambes de Fidèle, raidies et déformées par des éparvins.

— Elle doit boiter, cette jument-là ? demandai-je.

— Un peu… répondit le baron… elle boite un peu, c’est vrai… Dame, elle n’est plus jeune… Mais elle n’a pas un service dur… Je la ménage…

Je fis une grimace et pris une voix grognonne :

— C’est ça… elle ne tient pas debout… C’est un vieux carcan… Et puis, si elle se fiche par terre, monsieur le baron dira que c’est de ma faute… Ah ! je connais le truc…

Mon maître me regarda de coin, en clignant de l’œil, et il dit :

— Il ne s’agit pas de ça… Elle ne bute jamais…

— Non… c’est moi qui bute, peut-être… grommelai-je entre mes dents…

Je me sentais très libre, très à mon aise, avec ce pauvre homme qui m’avait, du premier coup, livré toute sa faiblesse. Et j’éprouvais comme un violent plaisir à le dominer par l’insolence et par la peur. Je vis dans ses yeux passer quelque chose comme un reproche… Mais il n’osa pas répondre à ma grossièreté. Il sortit du box, qu’il referma.

— Ho ! ho ! .. Fidèle… Ho !… ho !…

Et nous allâmes dans la remise.

Sous une housse de lustrine grise, dormait une vieille berline, comme je me rappelais en avoir vu parfois, dans mon enfance, emporter des caricatures de marquises, sur les routes de là-bas… Dans un coin étaient empilées des caisses vides d’épicerie et des boîtes de fer-blanc, vides aussi et bosselées. Je fus humilié. Certes, je n’espérais pas entrer du premier coup, dans une maison ultra-chic, revêtir de somptueuses et correctes livrées, et mener des pur-sang de vingt mille la paire, mais je n’avais pas, non plus, compté, à Paris, m’enterrer dans ces poussières anciennes, rétrograder vers un passé disparu. Depuis huit jours que je me promenais par la ville, aux endroits les plus élégants, bien des idées, bien des ambitions m’étaient venues, et je sentais battre en moi une âme moderne…

Je me consolai en pensant qu’il fallait bien commencer par quelque chose… prendre, pour ainsi dire, l’air dire, l’air de ce pays nouveau, et je me promis à moi-même de ne pas rester longtemps dans cette bicoque… Je soulevai la housse et jetai sur la voiture un coup d’œil méprisant.

— Ça n’est pas, non plus, une jeunesse… dis-je… Ah ! mazette, non… Le vieux Bombyx n’eut pas l’air d’avoir entendu cette réflexion. Il ouvrit une porte.

— Voici la sellerie, fit-il.

C’était une pièce très étroite, pavée de carreaux de brique, lambrissée de sapin verni, déverni, plutôt… Les harnais, posés sur des chevalets, semblaient parler, entre eux, de choses surannées. L’air humide avait terni les cuirs et noirci les boucles de métal… Un petit poêle, qu’on n’allumait pas, et dont le tuyau crevé traversait le mur, donnait la réplique à une chaise dépaillée, à qui manquaient les traverses du dossier. Sur une planche, couverte d’un papier goudronné, était rangée la livrée de l’ancien cocher.

— Je vous prie de l’essayer, me dit mon maître.

— C’est que, objectai-je, je n’aime pas beaucoup entrer dans les habits d’un autre.

— Une livrée, déclara le baron, ça n’est pas des habits… C’est à tout le monde et ça n’est à personne… Celle-ci est, d’ailleurs, presque neuve. Il ne l’avait pas mise plus de dix fois, quand…

Il n’acheva pas la phrase, que coupa un pli grimaçant de sa bouche…

— N’importe ! insistai-je… je n’aime pas ça, surtout quand…

— Je l’ai fait passer à l’étuve…

Et, après quelques secondes de silence, il ajouta d’une voix moins timide :

— Je désire que vous l’usiez… On n’y voit plus les taches de sang… Je ne puis pourtant pas acheter tous les jours des livrées neuves… Chacun va selon ses moyens…

— Enfin ! soit, concédai-je… Mais monsieur le baron doit comprendre que ça n’est guère engageant… Encore, s’il n’avait pas été un assassin !…

— Il était très propre… répliqua le baron… Allons… essayez la livrée… Elle doit aller à merveille…

Ayant examiné ma taille, la largeur de mes épaules, il répéta :

— Elle doit vous aller… elle vous ira certainement…

Je pris la livrée et la dépliai. C’était une tenue bien modeste et avec laquelle il n’y avait pas moyen de faire le faraud : veston de droguet bleu, gilet bleu, pantalon bleu avec un passepoil rouge, casquette de cuir verni, ornée d’un galon d’or. Il y avait aussi un gilet d’écurie, à raies rouges et noires. Tout cela, en effet, était propre et comme neuf. À peine si je remarquai sur le drap, aux coudes du veston, aux genoux du pantalon, des places plus luisantes.

J’essayai la livrée.

— Je vous l’avais bien dit, s’écria le baron… Elle vous va admirablement… elle vous va mieux qu’à lui… elle semble taillée exprès pour vous.

— Je ne trouve pas… dis-je.

— Qu’est ce que vous ne trouvez pas ? Elle est tout à fait à votre mesure… Mais regardez-vous dans la glace… Le veston n’a pas un pli… il vous moule… Le pantalon tombe très bien, très droit… C’est merveilleux…

Alors, d’une voix lente et grave, je prononçai :

— Je n’ai pas besoin de me regarder dans la glace… Cette livrée me va très bien au corps, possible… mais c’est à l’âme qu’elle ne va pas du tout !…

Le vieux baron maîtrisa l’effroi qui, soudain, était apparu dans ses yeux :

— Qu’entendez-vous dire par là ?… Pourquoi me dites-vous cela ?… Vos paroles n’ont aucun sens…

— Les paroles ont toujours un sens, monsieur le baron… Et si les miennes n’en avaient pas, vous ne trembleriez point de peur en ce moment, comme vous faites… hé ?…

— Moi ?… Ta ta ta ta !… Tous les Bretons sont un peu toqués…

Mais il avait résolu de fermer ses oreilles aux voix qui, à cette minute même, j’en suis sûr, se multipliaient en lui et lui disaient, et lui criaient : « Cet homme a raison… Achète-lui une livrée toute neuve… Brûle celle-ci en qui, malgré l’étuve et les acides du teinturier, habite un démon… n’en garde même pas les cendres… » Et, brusquement, avec des geste fébriles, qui faisaient craquer les jointures de ses longues mains blanches, il me dit :

— Venez, maintenant, que je vous montre votre chambre.

La chambre se trouvait au-dessus de l’écurie, et à côté du grenier. On y accédait par un petit escalier de bois, où traînaient toujours des brindilles de paille et des poussières de foin. Un vrai galetas que cette chambre, et dont un chien n’aurait pas voulu pour sa niche. Tout de suite je me dis : « Attends un peu que j’aie levé dans le quartier une jolie petite femme de chambre… une jolie petite fruitière… une jolie petite n’importe quoi… et tu verras si je pose longtemps là-dedans ! » Une couchette de fer avec un matelas sordide, deux tabourets paillés, une table de bois blanc supportant une cuvette ébréchée, composaient le mobilier. Pas de placard : une simple penderie au-dessus de laquelle était fixée une tringle de fer, où, sur des anneaux, courait un rideau de vieille indienne usée et pourrie, à palmes rouges ; sur un escabeau, près du lit, trônait un vase de nuit, en grès brun, et qui avait été jadis, je pense, un pot à beurre. Et l’odeur du purin montait entre les fentes du plancher.

— Eh bien, vous voilà chez vous, me dit le vieux Bombyx. Ça n’est pas luxueux, mais il ne vous manque rien.

Il allait partir, quand, tout à coup :

— Ah ! J’ai oublié de vous dire… C’est moi qui fais les achats d’avoine, de paille et de foin… vous n’avez pas à vous en occuper… vous n’avez pas le sou du franc sur les fournitures de l’écurie… vous n’avez que vos gages… C’est un principe… ici…

Et il sortit de la chambre.

Je me jetai sur la couchette. Il se passait en moi quelque chose de bizarre et d’effrayant. À la minute même où j’avais revêtu la livrée de l’ancien cocher, j’avais senti sur ma peau comme une démangeaison… Puis, cette démangeaison, peu à peu, entrait en moi, s’imprégnait en moi, descendit dans ma chair, au plus profond de mes organes, et elle se faisait brûlure… En même temps, d’étranges pensées, troubles encore, montaient à mon cerveau, qui semblait se gonfler de brouillards rouges et de vapeurs de sang…

— Vieux grigou… hurlai-je… c’est toi qu’on aurait dû tuer.

Je me levai… j’arrachai violemment mes habits, et je marchai, tout nu, dans la chambre, longtemps… Puis ma fièvre finit par se calmer… j’accrochai la livrée au porte-manteau de la penderie… revêtis mes habits à moi… et j’allai retrouver Fidèle, dans l’écurie :

— Ho ! ho ! Fidèle !… Ho ! ho !…

C’est dans ces conditions singulières que je pris mon service chez le vieux baron Bombyx… service peu accablant et facile et qui me laissait, je dois le dire, beaucoup de liberté. Je n’avais qu’à soigner Fidèle, laver la voiture, astiquer les harnais. Deux fois par semaine, le matin, je conduisais la gouvernante au marché, chez les fournisseurs et, le dimanche, à la messe. Il était rare que nous sortions du quartier. Durant les huit mois que je demeurai dans cette place, nous ne passâmes que huit fois les ponts.

En revanche, tous les huit jours, le samedi, durant trois longues heures, je les promenais, la gouvernante et le baron, au pas, dans les bois de Sceaux…

Ces courses ne m’amusaient pas, car j’avais à subir bien des avanies. Cette vieille jument boiteuse, qui semblait venir, directement, des pâturages symboliques de l’Apocalypse, cette antique voiture plus apocalyptique encore que la jument, ma livrée, aussi, dont la casquette trop large me couvrait entièrement les oreilles et la nuque, et, sur le fond grisâtre de la garniture à petites fleurettes, ces deux étranges visages, l’un – celui de la gouvernante – mol et boursouflé, perdu dans les fanfreluches d’une mode caricaturale et disparue, l’autre – celui du baron – sec et pâle, avec des yeux toujours effarés, sortant du velours passé de la douillette, comme de son écrin noir un tout petit ivoire, jauni et frotté par les siècles… tout cela excitait les rires des passants dans la rue. On nous suivait, on nous lançait des acclamations grotesques… Les lazzi insultants pleuvaient sur nous, comme sur des masques crottés, un jour de carnaval pluvieux et sale… Ma dignité eut beaucoup à souffrir de ce ridicule, et plus encore de ce ridicule que de ma livrée ; je détestai le baron, qui avait la cruauté de me l’imposer.

Jamais je ne pénétrais dans les appartements de M. le baron. Ils étaient, paraît-il, remplis de vitrines dans lesquelles il rangeait soigneusement, méthodiquement, par époques et par pays, ses éteignoirs. Au dire des gens du quartier, il y en avait pour plusieurs millions… Des millions d’éteignoirs !… Et il en achetait toujours !… La matinée, ce n’étaient qu’allées et venues de brocanteurs. À midi, après son déjeuner, le baron sortait, toujours seul, toujours à pied, et il courait jusqu’à six heures les boutiques de ferraille, les magasins de curiosités… Je ne le voyais qu’à sept heures, tous les matins… Il venait passer l’inspection de l’écurie, et se rendre compte par lui-même « où en était l’avoine ». Puis il caressait la croupe de la jument :

— Ho ! ho !… Fidèle… Ho ! ho !…

Et il s’en allait, sans jamais m’adresser la parole… non par mépris, mais par crainte plutôt, et pour ne point rencontrer mes regards qui – je l’avais remarqué – le troublaient d’étrange façon.

La cuisinière et le valet de chambre m’avaient très mal accueilli dès la première fois. C’étaient de vieilles gens, à face humble, à dos courbés, à gestes de dévots. Je sentis, tout de suite, que ce devaient être de profondes canailles, qu’ils s’entendaient merveilleusement pour voler le patron et mettre la maison – éteignoirs à part – en coupe réglée. Les heures des repas étaient pénibles… Nous mangions silencieusement, à la hâte, nous disputant les morceaux et la bouteille de vin avec des expressions et des mouvements de bêtes ennemies. Et, dans leurs faces vermoulues, poussiéreuses, comme les lambris, les solives et les escaliers de cette maison, se levaient, de temps en temps vers moi, des regards de haine, des regards d’une haine si amère et, en même temps, si lourde, que j’avais peine, vraiment, à en supporter le poids…

Mais c’était surtout ma livrée qui m’exaspérait le plus et me rejetait, le plus violemment, à la porte de moi-même. Quand je l’avais sur la peau – et, par une anomalie étrange, par une invincible perversité, je ne voulais plus la quitter, même en dehors de mon service –, je n’étais plus réellement moi-même. Un autre se substituait à moi, un autre entrait en moi, s’infiltrait en moi, par tous les pores de mon derme, s’éparpillait en moi, pareil à une substance dévoratrice, subtil et brûlant comme un poison… Et cet autre, c’était, à n’en pas douter l’ancien cocher, le cocher assassin, dont l’âme de meurtre était restée dans les habits que je portais. De quoi était formée cette âme ? Je tentai vainement de le savoir… Était-ce un gaz ?… un liquide ?… un mucilage ?… une réunion d’invisibles organismes ?… J’essayai de tout pour la tuer !… Je me ruinai en benzine, en camphre, en poudre insecticide, en lavages de pétrole, en pulvérisations savantes des plus sûrs antiseptiques. Rien n’y fit. L’âme résista à toutes les expériences. Et, ô prodige terrible ! ô mystère affreux !… le drap ne fut pas brûlé par une infusion prolongée dans de l’acide sulfurique, tant cette âme obstinée avait imprégné l’étoffe de son immortalité. Non seulement le drap ne fut pas brûlé, mais l’âme y gagna d’être plus active, plus ardente, plus virulente. Je la nourrissais, je la fortifiais de ce qui aurait dû la tuer… Dès lors, je l’abandonnai et m’abandonnai moi-même à son destin.

Pourtant, une fois encore, je voulus lutter. Comme le baron était venu, à son heure habituelle, visiter l’écurie et caresser la jument dans son box :

— Ho ! ho !… Fidèle !… ho ! ho !…

Je lui dis, d’une voix ferme :

— Monsieur le baron a tort de ne pas me donner une autre livrée…

Et j’accentuai, en faisant un geste que j’essayai de rendre mystérieux et troublant, et grave aussi :

— Il a tort… que monsieur le baron comprenne enfin qu’il a tort…

— Est-ce qu’elle est usée, déjà ? demanda-t-il.

Je regardai fixement le vieux Bombyx, et secouant la tête :

— Non, répondis-je. Cette livrée ne s’usera jamais… elle ne peut pas s’user…

Je sentis qu’un petit frisson courait sous sa longue douillette. Ses paupières battirent comme des persiennes secouées par le vent… Il dit :

— Qu’est ce que cela signifie ?… Pourquoi me dites-vous cela ?

— Je dis cela à monsieur le baron parce qu’il faut que monsieur le baron le sache… Il y a une âme dans la livrée. Il est resté une âme dans la livrée.

— Il est resté… quoi ?… quoi ?…

— Une âme, je vous dis, une âme… C’est assez clair…

— Vous êtes fou…

— Que monsieur le baron me permette de lui répondre avec tout le respect que je lui dois… C’est monsieur le baron qui est fou…

J’avais parlé lentement, affirmativement, j’essayais de dominer ce vieil homme par des regards impétueux. Le baron détourna la tête, et, saisi d’un petit tremblement, il ramena sur sa maigre poitrine les pans lâchés de sa douillette. Et il dit d’une voix timide :

— Ne parlons plus de cela, mon ami. C’est inutile… quand elle sera usée, je vous en donnerai une autre :

Il eut un pâle sourire et il ajouta :

— Vous êtes trop coquet, vraiment… Et je ne suis pas assez riche… Diable !

Alors je n’insistai plus. Mais, reprenant une physionomie hostile :

— Soit ! criai-je. Comme monsieur le baron voudra… Et, s’il nous arrive un malheur, c’est monsieur le baron qui l’aura voulu… Au diable !

Je saisis la fourche et remuai violemment la paille du box…

— Ho ! ho ! tourne Fidèle !… Ho ! ho !… Fidèle !… Ho ! ho !… sacrée rosse !

La paille volait aux dents de la fourche ; quelques parcelles de crottin frais allèrent éclabousser la douillette du baron. Et la pauvre Fidèle, étonnée de cet emportement, piétina de ses sabots raidis le dallage dur de l’écurie et se rencogna dans l’angle de la mangeoire, en me regardant d’un œil inusité, comme on regarde les fous dans les asiles…

Le baron m’arrêta. Et il me demanda :

— De quel malheur parlez-vous ?

Dans sa terreur, il eut pourtant la force de hausser les épaules. Et je répliquai :

— Est-ce que je sais, moi ?… Est ce qu’on sait ?… Avec une âme de démon comme celle-là… Au diable !… au diable !…

Le vieux Bombyx jugea prudent de quitter l’écurie. Il fit bien. Car, à cette minute même, je sentais, réellement, physiquement, l’âme de l’ancien cocher s’agiter en moi, descendre en moi, se couler dans mes membres, et, au bout de mes mains, pénétrer dans le manche de la fourche, qu’elle gonflait comme un autre bras, de l’invincible, du torturant, du rouge désir de tuer…

Redouté de mon maître, repoussé des gens de l’office et chassé de moi-même, je ne tardai pas à devenir une profonde crapule, et cela sans efforts, sans luttes intérieures, tout naturellement. Paresseux insigne, effronté menteur, chapardeur, ivrogne, coureur de filles, j’eus tous les vices, toutes les débauches, les pratiquais avec une science merveilleuse de leurs pires secrets, comme s’ils m’eussent été une habitude déjà longue. Il me semblait que j’étais né avec ces terribles et ignoble instincts que, pourtant, je venais d’hériter avec la livrée de l’autre. Ah ! le temps était loin où, chez le brave notaire de Vannes, serviteur inquiet et plein de zèle, je tremblais de ne jamais remplir assez rigoureusement mes devoirs, où je me tuais pour ne pas laisser un grain de poussière sur la robe du petit cheval, où je dépensais des forces de débardeur à frotter des cuivres, à faire reluire, par exemple, l’acier d’un mors, anciennement gravé par la rouille. Mais il ne restait plus rien de ce petit homme actif, laborieux, dévoué et timide que j’étais, quand j’étais moi-même. Maintenant, mon service, pourtant si facile et rétribué au-delà de ce que j’avais espéré, je le négligeais complètement. Fidèle était mal tenue, sale, les jambes jamais faites, la tête malpropre, comme celle de quelqu’un qui reste huit jours sans se raser. D’innombrables équipes de vermines habitaient sa crinière et sa queue que j’avais pris le parti de ne jamais plus peigner ni laver. La plupart du temps, j’oubliais de lui donner à manger. Il n’était pas rare que huit jours passassent sans que je fisse, sur elle, le simulacre d’un pansement. Il m’arriva même de la blesser au genou, d’un coup d’étrille, que je lui donnai sans raison. Le genou enfla. Le vétérinaire déclara que c’était un accident très grave, et prescrivit des ordonnances que je me gardai bien d’exécuter. De quoi je me félicitai, car la pauvre bête guérit plus vite, sans doute de n’avoir pas été soignée. Il faut toujours s’en remettre à la nature, voyez-vous… Elle seule sait exactement ce qu’il y a dans le genou des vieilles juments, comme dans l’esprit obstiné des vieux Bombyx et aussi, et surtout, dans la mystérieuse livrée des cochers…

Ma vie, vous la voyez d’ici, je suppose, et sans qu’il soit besoin de la narrer en ses détails. La nuit, chez les filles, de qui je sus, promptement et sans éducation préalable, tirer de notables profits ; le jour, chez les marchands de vins, où mon temps s’écoula à jouer au zanzibar, avec d’étranges compagnons, rôdeurs de faubourgs, écumeurs de banlieues, pas mal sinistres, qui venaient voir s’il n’y avait point de bons coups à préparer dans le quartier. Braves types d’ailleurs, généreux à leur manière, et rigolos, ils ne tarissaient pas de m’amuser, avec leurs vieux complets anglais à carreaux, leurs casquettes à côtes de drap clair, et leurs bijoux, dont chacun avait une histoire sanglante ou d’amour. Tout de suite, ils avaient compris que j’étais quelqu’un de « leur bord ». Et ils parlaient devant moi, à cœur ouvert, en amis, en frères.

— Ce quartier est admirable… disaient-ils. Nul autre ne possède de pareils trésors. C’est plein de vieilles demoiselles, dames et veuves, seules ou mal gardées, dévotes en diable, chez qui l’on peut honnêtement travailler, rafler de vrais sacs et d’abondantes monnaies qui ne doivent rien à personne. C’est plein aussi de très curieux vieillards, rentiers, collectionneurs, avares et maniaques de tous genres, où la récolte serait bonne. Seulement, voilà, les vieux, on n’en finit jamais de les estourbir… Le surin s’ébrèche sur leurs os… Ils ont un sacré cuir, dont on ne peut pas venir à bout. C’est le diable à tuer !

Ils racontaient de sauvages histoires, d’horribles et lentes agonies de vieux, dans le farfouillement du couteau ; épouvantables boucheries, crimes atroces, évoqués avec des voix grasses, ricanantes et qui, loin de me faire frissonner d’horreur, m’exaltaient plus que des poèmes et des musiques un artiste, me soûlaient plus que l’alcool un ivrogne, me faisaient monter au cerveau l’ardente fumée des ivresses de sang. Plusieurs fois, les coudes sur la table, le menton tout dégouttant de vin dans les mains, graves et tranquilles, nous philosophions sur le moyen de nous introduire, la nuit, chez le vieux Bombyx…

— Je le connais… Ce qu’il doit avoir la peau dure, celui-là ! Ah ! malheur ! c’est tanné !… disait l’un.

— Faudrait partager avec le valet de chambre… et il n’a point une gueule d’honnête homme… disait l’autre.

— Y a du pour… y a du contre !… disait un troisième. C’est chanceux.

Et un quatrième me disait :

— Ses éteignoirs !… Qu’est ce que tu veux que nous fichions de ses éteignoirs ?

Ce projet, pourtant, me souriait. Vingt fois je le remis en discussion, quand l’absinthe flambait dans les yeux de mes doux amis. Néanmoins, il en resta là.

Si le vieux baron, maniaque et méticuleux comme il était, se montra content de mes services, ah ! vous devez bien le penser… Il enrageait. Seulement, il n’osait pas me faire la moindre observation. À sa petite tournée réglementaire dans l’écurie, le matin, je sentais qu’il s’était bien promis de m’adresser des reproches, toute sorte de reproches… Mais, dès son entrée, je le regardais d’un œil si dur que je lui renfonçais immédiatement dans la bouche les paroles prêtes à en sortir. Alors, il tournait et retournait dans le box, mal à l’aise, avec de pauvres gestes gauches, et il balbutiait, d’une voix tremblante, quelques mots incohérents :

— Très bien… c’est très bien… Ah ! ah !… bon crottin… un peu sec… mais bon tout de même… bon, bon crottin…

Pour augmenter son trouble, je criais :

— Il n’y a plus d’avoine…

— Comment ? il n’y a plus d’avoine ?… vous en êtes sûr ?… Pourtant il doit y en avoir encore pour douze jours…

Et je grognais :

— Ah ! ah !… est-ce que M. le baron s’imagine que je la mange, son avoine ?

— Bien… bien… bien… Je me suis sans doute trompé… je vais écrire, aujourd’hui… Bon crottin… très bon crottin… un peu noir… mais bon… bon.

Finalement, caressant, à sa coutume, la croupe de la jument, il disait :

— Pauvre Fidèle !… Ho ! ho ! Fidèle !

Et il s’en allait de son pas vacillant et menu…

Un matin, j’étais rentré ivre et je m’amusais – histoire de rire – à peindre en rouge la crinière et la queue de Fidèle. Le patron apparut.

Le premier moment d’étonnement passé, il eut la force de me demander :

— Qu’est-ce que vous faites là ? — Ce qui me plaît… répondis-je… Et de quoi te mêles-tu, vieux grigou ?… Moi, à mon écurie… toi, à tes éteignoirs !… Est-ce compris ? Allons… oust !

Le vieux baron appela à lui tout son courage et il me déclara solennellement :

— Votre service ne me plaît pas… Je vous donne vos huit jours… Vous partirez dans huit jours…

— De quoi ?… de quoi ?… Répète un peu… Non, là… . répète pour voir.

Je cherchai ma fourche… Mais Bombyx avait disparu. Je lui criai, tandis qu’il filait dans la cour :

— C’est bon… c’est bon… Moi aussi j’en ai assez de ta baraque… J’en ai assez de ton sale mufle… Entends-tu ?… Hé ! hé !… Entends-tu, vieux fourneau ?

Alors je quittai l’écurie, m’habillai à la hâte et sortis… Une vraie bordée, et qui dura trois jours et trois nuits.

Ce ne fut que le quatrième jour que, très ivre, pouvant à peine me tenir sur mes jambes, je réintégrai la maison de la rue du Cherche-Midi, au petit matin… Je dus attendre, assis sur le trottoir, parmi les ordures, que la porte s’ouvrît… Je n’avais pas d’autre idée que de me coucher, cuver mon vin, dormir des heures, des heures et des heures… Non, en vérité, je n’en avais pas d’autre… Et quelle autre idée pouvais-je avoir avec une telle ivresse qui liquéfiait mon cerveau et me soulevait l’estomac en lourdes houles de nausées ?…

Je trouvai la porte de ma chambre fermée à clef, la porte du grenier ouverte… Je pénétrai dans celui-ci et, d’un bloc, je me laissai tomber sur les bottes de foin, qui me parurent un lit moelleux et charmant. Je n’étais pas là depuis dix minutes, que le vieux Bombyx montra, dans le rectangle de la porte, sa silhouette courbée, cassée, tout en angles étranges. Il venait chercher une botte de foin, pour Fidèle, et je compris que c’était lui qui, durant ces trois jours d’absence, faisait mon service… Cette constatation m’amusa.

Il ne m’avait pas vu, il ne savait pas que j’étais rentré… Et, grognant tout seul des injures à mon adresse, sans doute : « Bandit !… Misérable ivrogne !… Assassin ! », il s’approcha de moi, si près, que sa main me frôla.

Instantanément je fus dégrisé… Je sentis qu’une joie immense, presque voluptueuse, pénétrait en moi, coulait en moi, je ne sais quoi de puissant qui rendait à mes membres leur souplesse et leur force. Je saisis la main du vieux, je l’attirai près de moi, d’un coup sec. Il tomba en poussant un cri… Mais de ma main restée libre, j’avais pris une poignée de foin que je lui enfonçai dans la bouche. Et, me relevant d’un bond, et tenant sous mes genoux le maigre vieillard, je lui serrai, autour du cou, mes deux mains, où il me sembla que toutes les forces éparses dans la terre venaient d’affluer…

Je restai ainsi longtemps, longtemps, car je me rappelais les paroles de mes amis : « Les vieux, c’est le diable à tuer ! » Puis, quand ce fut fini, j’empilai sur le cadavre des bottes et des bottes, et de la paille… Et soulagé, heureux, je m’allongeai sur la pile, où je m’endormis d’un sommeil profond et très doux… sans rêves.