Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique/XIV

XIV


Après le déjeuner, je suis allé faire un tour au cercle. Et je m’abrutissais dans la lecture des journaux, quand, tout d’un coup, un monsieur entra bruyamment, et, m’ayant aperçu, poussa un cri de joie…

— Parsifal !… m’écriai-je… mon vieux Parsifal !…

— Eh bien ?… il faut venir ici, pour te rencontrer, toi ?…

Et il m’embrasse tendrement. Parsifal n’est pas un mauvais diable, dans le fond…

— Et c’est ainsi que tu veilles sur moi ? me dit-il, ses effusions terminées. Voyons… depuis combien de temps ?

C’était vrai… il y avait bien cinq ans que je ne l’avais vu…

— Tu sais… ce n’est pas chic, mon vieux… ajouta-t-il, en me bourrant de joyeux coups de poing… Parole, c’est honteux…

Parsifal n’était pas trop changé… pas trop vieilli.

— Que fais-tu maintenant ?… lui demandai-je.

— Un peu de tout… répondit-il… ce que je trouve à faire… je fais de la publicité dans les journaux… je place du vin de Champagne… Je suis secrétaire d’un vélodrome… et Poidatz m’a mis dans l’affaire de ses théâtres populaires… Tout cela n’est pas très riche… Le meilleur et le plus sûr de mon histoire… c’est que, par Rouvier… notre vieux Rouvier… j’ai obtenu, le mois dernier… une place de correcteur d’épitaphes, pour les cimetières de la Seine… Oui, mon cher… c’est moi, maintenant, qui mets des deleatur sur les tombes !… Qu’est-ce que tu veux ?… Six mille par an… c’est toujours ça de pris…

— Et tu as renoncé, définitivement, à la politique ?

— Il le fallait bien… j’étais brûlé… brûlé… brûlé… vois-tu !… C’est ce qui m’embête le plus… Et pourtant…

Avec un mouvement comique, il me désigna ses poches :

— J’avais quelque chose là !…

Il soupira longuement…

— Je n’ai pas de veine…

— Et ta femme ? m’enquis-je, après un petit silence.

Parsifal, sur un geste, comme s’il voulait rejeter loin, très loin de lui, une chose importune…

— Ma femme, dit-il… mais elle est morte, mon vieux… il y a deux ans. Une congestion pulmonaire l’emporta… trop tard, hélas ! car c’est à celle que je dois tous mes malheurs… Elle ne put jamais rien comprendre à la politique…

Ces souvenirs l’avaient sans doute attristé… Il s’assit près de moi, prit un journal… et se tut…

Moi je pensais au passé… au passé de Parsifal… et je le revoyais, ce brave Parsifal… quand un matin de novembre, je me rappelle, il était entré chez moi, pâle, défait, et me suppliant de le sauver… Il était alors député du Nord-Nord-Ouest… Je le reçus amicalement, comme de coutume, et avec un sourire opportuniste, car j’était depuis longtemps habitué à ses façons d’agir :

— Encore une crapulerie, sans doute ? fis-je.

— Naturellement, répondit Parsifal… Quoi d’autre pourrait m’amener chez toi, à cette heure ?

— Eh bien ! parle.

Car je le tutoie. Je le tutoie, bien qu’il ne soit pas, à proprement dire, mon ami. Non. Mais il est quelques chose de pire. Il m’a été légué par Gambetta dans des circonstances que je vais conter, et vous devez comprendre qu’un legs de Gambetta est sacré pour moi, bigre ! Au moment de mourir, Gambetta me fit appeler, et voici ce qu’il me déclara, d’une voix qui avait déjà le lointain de la cantonade, de la dernière cantonade :

— Je te lègue Parsifal… Parsifal n’est pas un chien, comme tu pourrais croire… C’est un député de ma bande… Il représente ma politique, dans le Nord-Nord-Ouest… Je te dis cela, parce que tu n’es pas très au courant de mes petites affaires, hé !…

L’illustre homme d’État n’en menait pas large… on sentait que sa fin était proche… Après une pause de quelques secondes, il reprit, d’une voix moins méridionale, car la mort unifie tous les accents :

— Je te lègue Parsifal… Bien que ce soit une affreuse canaille, comme le furent, hélas ! quelques-uns de mes amis… au fond, tout de même, ça n’est pas un mauvais diable… Veille sur lui… tu me feras plaisir… D’ailleurs, il a une femme qui… une femme que…

Et le pauvre grand homme mourut sur cet inachèvement…

Qu’avait-il voulu dire par là ?… Ma foi ! Je ne le sais pas encore… D’autant que, ayant pris possession de mon legs, je ne tardai pas à reconnaître que, si Parsifal était bien réellement une canaille affreuse, sa femme, laide, acariâtre et tyrannique, n’était pas du tout de ces femmes dont un amateur moribond peut vous dire à l’oreille qu’elles sont qui… qu’elles sont que… Non, en vérité, elle n’avait rien, rien de ce que de tels conjonctifs en suspension sur le rêve laissent supposer de folâtreries, d’intimités polissonnes, à des hommes qui… à des hommes que… Non, en vérité !

Selon les intentions de l’illustre testateur, je veillai sur Parsifal, et, cinq fois, grâce aux relations disons charnelles, que j’entretiens avec la bonne d’un vieux magistrat, très obscène, je fus assez heureux pour retirer Parsifal des griffes de la Justice au moment précis où le brave législateur du Nord-Nord-Ouest allait être condamné à des peines aussi variées qu’infamantes, plus infamantes même que variées, car il s’agissait toujours de dix ans de réclusion. Il m’arriva un jour de le sauver du bagne perpétuel : ah ! ce ne fut pas sans peine. L’habileté de mes manœuvres, visiblement inspirées par l’invisible esprit du grand mort, fit que la situation politique de Parsifial, non seulement ne fut pas atteinte par ces frasques, mais qu’elle grandit d’année en année, jusqu’au jour où Parsifal, ayant cru pouvoir échapper à ma vigilance, et « voler », c’est bien le cas de le dire, de ses propres ailes, elle s’effondra dans le mépris…

Ceci posé, et ayant donné la parole à Parsifal, celui-ci me dit :

— Eh bien, voilà les bêtises qui recommencent, donc ?… Arton parle cette fois… il parle trop… il parle même de moi… Il n’est question, partout, que des quarante-sept mille cinq cents francs que ce diable d’homme me versa, en deux paiements consécutifs et réguliers, ès mains…

— Oui, en effet, il en est question…

— Et avec quelle froideur tranquille tu accueilles cette infamie… ces potins antédiluviens et périmés ? Mais tu ne sais donc pas la situation que cela me fait dans mon ménage ?

— Ton ménage… répliquai-je prudhommesquement… cela n’a pas d’importance… C’est la situation que cela va te créer dans le pays qui est embêtante…

— Ah ! le pays !… je me fiche un peu du pays… déclara Parsifal sur un ton de mépris admirable… Mais il y a ma femme… Ma femme n’est pas une entité négligeable, une abstraction, comme le pays… Et les reproches, et les scènes, et les histoires ! .. Ah ! ce n’est pas fini…

— Ta femme discutai-je… ça n’est pas sérieux… Qu’est-ce qu’elle peut dire ?… Comment peut-elle te reprocher une concussion dont elle-même profita par des toilettes plus riches, un intérieur plus soigné, et par la vie plus facile que représente, dans un ménage comme le sien, l’aubaine imprévue de quarante-sept mille cinq cents francs ? .. Mais elle est ta complice, ta femme…

— Tu n’y es pas du tout, mon pauvre ami. Et tu parles comme un économiste… Ma femme n’a profité de rien… Ah ! ça, crois-tu, franchement, que j’aurais été assez bête pour donner à ma femme… là, voyons, quarante-sept mille cinq cents francs ?… Tu ne l’as donc jamais regardée ?… Mais je ne lui ai rien donné du tout, à ma femme… Cet argent, je l’ai mangé avec des femmes un peu plus chouettes que la mienne… Et c’est bien ce qu’elle me reproche… et c’est bien de cela qu’elle enrage…

— Tu lui as donc avoué avoir touché ces quarante-sept mille cinq cents francs ?

— Dame !… Il y a des preuves accablantes… évidentes… des reçus de moi… Autant tout de suite que plus tard.

— C’est idiot… D’abord, qui te prouve qu’on tiendra compte des aveux d’Arton ?… cette vieille affaire n’intéresse plus, ne passionne plus personne… Qui te prouve aussi qu’Arton aura fait réellement des révélations ? Enfin, toi, si malin, et qui n’en es pas à un mensonge près… pourquoi diable avouer ? Mais il faut toujours nier, nier contre l’évidence, nier contre la preuve… Cela laisse, quelles que soient les preuves, de l’incertitude dans l’esprit des gens… Ah ! Parsifal !… Parsifal !… Je ne te reconnais plus…

— Tu as raison… Mais, que veux-tu ?… Devant une femme furieuse, on perd la tête… Parbleu !… des Parlements, des tribunaux, je les eusse dominés… Devant le pays, devant la Justice, je me suis déjà tiré de pas plus difficiles… Mais une femme, mais ma femme ?… Conçois-tu ?

— Alors ?

— Alors, après mon aveu, j’ai fait la bête, tu comprends… J’ai commencé par affirmer que cette somme, je l’avais donnée à des pauvres, à des grèves, à la souscription Floquet… Ça n’a pas pris, d’autant que Floquet n’était pas mort à cette époque, et que lui-même… Ah ! le pauvre Floquet !… Ensuite, j’ai déclaré que j’aurais rougi d’apporter dans mon ménage, si austère, si estimé, l’impur argent de la honte, de ma conscience vendue, de mon déshonneur… Tout, plutôt que cela !… Ah ! si tu avais vu la tête que faisait ma femme… Non, vraiment, ce que les femmes se moquent de ces grands sentiments-là… c’est effrayant, mon pauvre vieux… La mienne suffoquait de rage… Elle hurlait : « Canaille ! bandit !… tu touchais des quarante-sept mille cinq cents francs… vendu… traître… espion… et moi, je n’en ai pas eu un centime !… Quarante-sept mille cinq cents francs… et je me privais de tout !… Et j’économisais sur mes chapeaux, mes robes, sur la bougie, sur le gaz, sur la boucherie !… Et je refusais toutes les invitations !… Et je n’ai pas été une fois à l’Élysée… ni au gala de l’Opéra… ni nulle part… Et je restais là, parmi mes meubles fanés, comme une bête malade, dans un coin… Ah ! la crapule !… la crapule !… la sale crapule !… Dire qu’il y a plus de cinq ans que je désirais un salon anglais… qu’il le savait, le misérable voleur !… et qu’il n’a pas eu le cœur de me le payer sur les quarante-sept mille francs qu’il touchait !… Ah ! c’est comme ça !… Eh bien, à la prison, escroc !… au bagne, forçat !… Oui, oui, le bagne, le bagne, tu entends. Et c’est moi qui t’y pousserai, au bagne ! » Enfin, tu vois cela d’ici… Les glaces, les bibelots, la vaisselle, le portait de Félix Faure, le buste de la République, la photographie du Tsar, celles de Méline et de Mme Adam, tout y a passé… La maison, c’est un pillage… Heureusement qu’il n’y en avait pas pour cher…

Et, faisant une pirouette, il ajouta d’une voix comiquement égayée :

— Pas pour quarante-sept mille cinq cents francs, hé !

Telle est la perversité de Parsifal qu’il souriait, avec complaisance et cordialité, en me racontant cette tragédie, car ce n’est pas un mauvais diable dans le fond. Gambetta avait vu clair dans son âme.

— Ce n’est pas tout, poursuivit-il, en se rengorgeant et cherchant en mes yeux, une expression admirative… Ces quarante-sept mille cinq cents francs vont mettre la Justice, et, du même coup, ma femme, sur la piste des autres concussions dont je n’hésitai pas à charger ma conscience… Et quand ma femme aura appris que, durant quinze ans de législation, j’ai touché… oui, mon vieux… j’ai touché deux cent quatre-vingt-quatorze mille francs ?… que l’Italie, la Turquie, la Russie, l’Angleterre, la Bulgarie, la Roumanie, la principauté de Monaco, etc., etc., me font des mensualités épatantes… et que, de tout cet argent, pas un centime… non, parole d’honneur !… pas même un bouquet de violettes de deux sous… n’est allé à ma femme… crois-tu que cela va être rigolo ?… Et pourquoi aurais-je apporté même un centime dans un ménage où je vis si peu… où je ne mange pas deux fois la semaine… où je ne reçois pas mes amis ?… Voyons, là, est-ce juste ?…

— Et maintenant, que vas-tu faire ?… Divorcer ?

— Mais je ne peux pas… mais elle ne veut pas… Et c’est par là que ma situation se complique.. Ma femme est furieuse… elle me déteste… oui… mais au fond, elle m’admire… Jamais elle ne m’a autant admiré que maintenant… Elle se dit : « Puisqu’il a touché, il touchera encore… C’est à moi de surveiller le pot-de-vin, d’empêcher qu’il le porte ailleurs que chez moi. » Sa grande colère, ses menaces, c’est du décor tout simplement… Sa petite comédie finie, elle remisera son décor… pour tendre sa bourse.

— Eh, bien, alors, il n’y a rien de perdu…

— Tout est perdu, au contraire… Ma vie est perdue… Car, pour toucher des quarante-sept mille francs qu’il faudrait désormais partager avec ma femme… ah ! non, par exemple ! .. J’aime mieux ne rien toucher du tout…

Je ne savais que lui dire, son cas me paraissait insoluble.

— Déjeune avec moi, proposai-je… nous trouverons peut-être une idée au dessert.

Et, d’un doigt inspiré, je lui montrai, sur le mur, le portrait de Gambetta, qui semblait nous sourire, et dont la belle figure qui… la belle figure que…

Parsifal, près de moi, avait laissé retomber le journal sur ses genoux, et, comme s’il eût évoqué, en même temps que moi, tous ces souvenirs, il dit, dans une sorte de long soupir :

— Ah ! oui… malgré tout… c’était le bon temps…

Non, en vérité, Parsifal n’est pas un mauvais diable…

Nous sortîmes ensemble, et, durant un quart d’heure, nous nous promenâmes dans les jardins du Casino. Tout à coup, dans une allée, j’aperçus un vieillard qui causait, d’une façon animée, avec un petit groom du restaurant. Je reconnus Jean-Jules-Joseph Lagoffin… et je me mis à trembler comme si j’eusse été pris de fièvre subite.

— Allons-nous en… dis-je à Parsifal… Allons-nous-en, tout de suite !

— Qu’est-ce que tu as ? fit celui-ci, ne comprenant rien à mes terreurs… Est-ce Arton, encore ?

— Allons-nous-en…

Et je l’entraînai vivement dans une autre allée, au bout de laquelle je savais qu’il y avait une porte de sortie… sur la campagne. Très intrigué, Parsifal insista pour connaître la cause de mon trouble… Je refusai de la lui dire… mais vous la comprendrez, chères lectrices, quand vous aurez appris ce que c’était que ce Jean-Jules-Joseph Lagoffin… Voici :


Ayant subi d’importantes pertes dans des affaires malheureusement moins certaines et tout aussi honorables que les syndicats du Panama, des Chemin de fer du Sud et autres, force me fut, un jour, de « faire argent de tout », comme on dit. Je diminuai mon train de maison et réduisis ma domesticité au strict nécessaire – je veux dire à un valet de chambre et à une cuisinière –, sans que, d’ailleurs, l’économie me parût bien notable, ces braves serviteurs s’étant mis aussitôt, à eux deux, à me voler autant que les cinq que j’avais congédiés. Je vendis chevaux et voitures, ma collection de tableaux et de faïences persanes, une partie de ma cave, hélas ! et mes trois serres, lesquelles étaient garnies de plantes rares et magnifiques. Enfin, je me décidai à mettre en location un petit pavillon, un délicieux petit pavillon, indépendant de la propriété, et que j’avais spécialement aménagé pour des visites mystérieuses qui me coûtaient fort cher, et que je dus supprimer aussi. Par sa position isolée dans le parc et son ameublement confortable, ce pavillon pouvait fort bien convenir à un villégiaturiste de n’importe quel sexe, qui, durant trois mois d’été, eût désiré y peupler son célibat ou y cacher son adultère.

Alléchées par des annonces dans ce sens, beaucoup de personnes – étranges, ma foi, et fort laides – vinrent, à qui je vantai l’excellence et la sécurité de cette retraite – extérieurement tapissée de vignes vierges –, car, pour l’intérieur, ce n’était point l’habitude – oh ! non ! – qu’on y vît des feuilles de vigne, et encore moins des vierges. Mais ces personnes se montrèrent si exigeantes quant aux réparation à faire – ne voulaient-elles pas qu’on portât la cave au grenier, et le grenier à la cave ? – que je ne pus m’entendre avec elles. Et je désespérais de louer jamais ce pavillon – car la saison s’avançait – lorsque, une après-midi, un petit monsieur, très rasé, très droit, très poli et déjà vieux, se présenta, le chapeau à la main, pour visiter. Il avait des vêtements d’une coupe ancienne et qui ne faisaient pas un pli, une longue chaîne de montre chargée de breloques bizarres, et une perruque d’un blond verdâtre dont l’architecture démodée rappelait les plus mauvais jours de notre histoire orléaniste.

Ce petit monsieur trouva tout admirable… admirable !… et ne cessa de s’extasier en termes si complimenteurs, que je ne savais, vraiment, comment lui répondre. Dans le cabinet de toilette, devant les peintures licencieuses qui ornent les panneaux alternant avec les glaces, sa perruque eut un mouvement d’oscillation, presque de tangage, et il fit :

— Ah ! ah !

— C’est de Fragonard, expliquai-je, ne sachant pas si ce « Ah ! ah ! » contenait une réprobation ou marquait un contentement. Mais je fus vite fixé.

— Ah ! ah ! répéta-t-il… de Fragonard ?… vraiment ?… Admirable !

Et je vis ses petits yeux se plisser étrangement sous l’influence d’une sensation non équivoque.

Après un court silence, qu’il employa à un examen plus détaillé des panneaux, il dit : — Eh bien… entendu… Je prends ce pavillon admirable.

— Et si discret.. ajoutai-je sur un ton confidentiellement égrillard, tandis que, par la fenêtre ouverte, je désignais, d’une geste éloquent, le haut, l’épais, l’impénétrable rideau de verdure qui nous entourait de tous les côtés.

— Et si discret… parfaitement !

Devant l’enthousiasme respectueux et probablement « folichon » de cet accommodant locataire, je crus devoir, sous divers ingénieux prétextes, et sans nulle objection de sa part, majorer de quelques centaines de francs le prix, déjà exorbitant, que j’avais fixé dans les annonces. Mais ceci n’est qu’un incident sans importance, et, si j’en parle, c’est uniquement pour rendre hommage à la parfaite bonne grâce de ce petit monsieur qui se déclara, au surplus, enchanté de mes façons d’agir envers lui.

Nous rentrâmes à la maison où je m’empressai de rédiger un court bail, sous seing privé, par quoi je fus amené à lui demander ses nom, prénoms et qualités. Je sus ainsi qu’il s’appelait Jean-Jules-Joseph Lagoffin, ancien notaire à Montrouge. Je le priai ensuite, pour la bonne correction de l’acte passé entre nous, de me dire s’il était marié, veuf ou célibataire. Sans me répondre, il aligna devant moi, sur la table, une rangée de billets de banque, ce qui m’obligea, sans plus, à lui donner quittance de son argent et de mes questions. « Évidemment, pensai-je, il est marié… Seulement, il ne veut pas l’avouer, à cause… de Fragonard. »

Alors, je le regardai davantage. Je regardai ses yeux qui eussent, peut-être, exprimé de la douceur, s’ils avaient exprimé quelque chose. Mais ils n’exprimaient rien, tant ils étaient morts, en ce moment, morts autant que la peau du front et des joues, laquelle, molle, plissée et toute grise, semblait avoir été cuite et recuite, à petit feu, dans de l’eau bouillante.

Après avoir accepté, par politesse, un verre d’orangeade, Jean-Jules-Joseph Lagoffin partit avec force remerciements, salutations et révérences, en me prévenant qu’il viendrait – si cela ne me dérangeait pas – qu’il viendrait, le lendemain même, s’installer dans le petit pavillon, dont, sur sa prière, je lui remis une des clefs.

Le lendemain, il ne vint pas ; le surlendemain, il ne vint pas davantage. Huit jours, quinze jours s’écoulèrent, sans que j’entendisse parler de lui. C’était curieux, mais explicable, après tout. Il était peut-être tombé malade. Mais il m’eût écrit, son excessive politesse m’en était le garant. Peut-être, la compagne qu’il devait amener dans le petit pavillon avait-elle, au dernier moment, refusé de venir ? Ceci me sembla davantage plausible, car je ne doutais pas un instant que Jean-Jules-Joseph Lagoffin n’eût loué cet admirable et discret pavillon en vue d’une compagne quelconque, ses yeux bridés à l’éblouissante vision des Fragonard et le mouvement désordonné de la perruque m’étant une indication formelle de ses intentions luxurieuses. Et je jugeai que je n’avais pas à me préoccuper outre mesure qu’il vînt ou qu’il ne vînt pas, puisque j’étais payé, payé généreusement, payé au-delà de mes espoirs.

Un matin, j’allais donner de l’air aux pièces du petit pavillon, resté fermé depuis la visite de Jean-Jules-Joseph Lagoffin. Je traversai l’antichambre, la salle à manger, le salon, et, sur le seuil du cabinet, je poussai un cri et reculai d’horreur.

Sur des coussins, un corps nu, un cadavre de petite fille, était étendu, effrayamment raide, les membres tordus et convulsés, comme ceux d’un supplicié de la torture.

Appeler au secours, appeler me gens, appeler tout le monde, tel fut mon premier mouvement, quand, soudain, la première impression d’épouvante passée, je réfléchis qu’il valait mieux d’abord examiner les choses par moi-même, tout seul, sans témoins. J’eus même la précaution de refermer à triple tour la porte d’entrée du pavillon.

C’était bien une petite fille de douze ans à peine, une petite fille avec des formes grêles de jeune garçon. Elle portait à la gorge des marques de doigts strangulateurs ; sur la poitrine et sur le ventre, de longues, de fines, de profonde déchirures, faites avec des ongles, ou plutôt, avec des griffes pointues et coupantes. Sa face gonflée était toute noire. Sur une chaise, des vêtements de pauvresse, une pauvre petite robe effrangée et boueuse, des jupons en loques étaient rangés presque minutieusement. Et sur le marbre de la toilette, j’aperçus, dans une assiette, un reste de pâté, deux pommes vertes, dont l’une avait été grignotée comme par des dents de souris, et une bouteille de vin de Champagne vide.

Il n’y avait rien de changé dans les autres pièces que j’examinai l’une après l’autre. Chaque meuble, chaque chose étaient à leur place coutumière.

Alors, rapidement, fiévreusement, sans ordre, je songeai :

— Avertir la police, la Justice ?… Jamais… Les juges viendraient, et je ne saurais quoi leur dire… Dénoncer Jean-Jules-Joseph Lagoffin ?… Évidemment, cet homme ne m’avait pas dit son véritable nom, et je n’avais pas besoin d’aller à Montrouge pour savoir qu’il n’y habitait point.. Alors quoi ?… Ils ne me croiraient pas… Ils croiraient que c’est une défaite… Ils ne pourraient pas admettre que cet homme qui avait commis cet abominable crime, à deux pas de chez moi, dans une étrange maison qui m’appartenait, je ne l’eusse pas vu, pas entendu… À d’autres !… On ne se moque pas de la Justice à ce point… Alors, méfiants, avec des regards de hyène, ils m’interrogeraient, et, fatalement, je tomberais dans le guet-apens de leurs questions insidieuses et louches… Ils iraient fouiller ma vie, toute ma vie… Fragonard m’accuserait, Fragonard crierait l’impudicité de mes plaisirs, la honte coutumière de mes luxures… Ils voudraient savoir le nom de toutes celles qui sont venues ici, de toutes celles qui pourraient être venues ici, de toutes celles qui ne sont pas venues ici… Et les saletés des domestiques chassés, du grainetier que j’ai quitté, du boulanger que j’ai convaincu de faux poids, du boucher à qui j’ai renvoyé sa viande empoisonnée… et tous ceux qui seraient prêts, sous la protection du juge, à me salir de la boue de leurs vengeances et de leurs rancunes !… Et finalement, un beau jour, devant mes réticences, l’embarras de mes réponses, ma peur des scandales, qu’ils prendraient pour des aveux, ils m’empoigneraient… Ah ! non… pas de juges… pas de gendarmes… pas de police ici !… Rien… Rien qu’un peu de terre sur ce pauvre petit cadavre, un peu de mousse sur la terre, et le silence, le silence, le silence… sur tout cela !

Je pris la robe effrangée et boueuse, les jupons en guenilles, et j’en enveloppai, comme d’un suaire, le corps de la petite inconnue… Puis, après avoir vérifié que tout, dans le pavillon, était clos hermétiquement, clos aux curiosités indiscrètes ou fortuites de mes domestiques, je sortis. Durant toute la journée, j’errai autour du pavillon, attendant que la nuit vînt.

Ce soir-là, c’était la fête du village. J’y envoyai mes gens, et quand je fus seul, bien seul, je me mis à ensevelir la petite dans le parc, profondément, au pied d’un hêtre…

Oui ! oui ! Le silence, le silence, le silence, et la terre, la terre, la terre sur tout cela !…

Deux mois après, dans le parc Monceau, je rencontrai Jean-Jules-Joseph Lagoffin. Il avait toujours la même peau molle, le même regard mort, la même perruque d’un blond verdâtre. Il suivait une petite bouquetière qui vendait aux passants des fleurs de soleil. Près de moi, un sergent de ville se dandinait en regardant une bonne… Mais la stupidité de son visage me fit rebrousser chemin… Je prévis les complications inextricables, les quoi ?… les qu’est-ce ?…

— Ma foi ! qu’ils s’arrangent, me dis-je. Ça n’est pas mon affaire… Et, lestement, je m’enfuis dans la direction contraire à celle du sergent de ville, de Jean-Jules-Joseph Lagoffin et de la petite bouquetière… qu’un autre peut-être enfouira dans son parc, sous un hêtre, la nuit !…

Nous arrivâmes, Parsifal et moi, devant la porte de l’hôtel, sans avoir dit un mot. Parsifal avait oublié ma terreur… et il songeait… Il songeait sans doute au passé, car, en me quittant, il me serra la main, et il me dit :

— Oui… oui… mon vieux… c’est vrai… c’était le bon temps.