Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique/XII

XII


J’ai fait, aujourd’hui, une découverte importante sur l’invulnérabilité du hérisson au venin de la vipère, et je vous demande, ô lecteurs futurs, la permission de m’en réjouir avec vous.

Cette invulnérabilité n’est pas due, comme le croient les naturalistes, lesquels ne voient jamais plus loin que le bout de leur scalpel, à des particularités physiologiques qui rendraient le hérisson constitutionnellement réfractaire aux intoxications vipérines ; elle vient uniquement de l’étonnante roublardise dont la nature doua ce petit quadrupède, et de la merveilleuse ingéniosité qu’il déploie dans la lutte pour la vie. Je le démontrerai tout à l’heure.

Si je ne fais point part de ma découverte à ce qu’on appelle le monde savant, c’est que je le sais par nature peu accueillant aux libres observateurs, et, par système, franchement hostile aux incursions des littérateurs dans le domaine de la science, qu’il considère comme son fief exclusif. Bien à tort, j’ose le dire. Pourtant, mes travaux antérieurs et mes subséquentes recherches devraient m’être une attestation sérieuse que je ne suis pas le premier venu, en cette partie de l’intelligence humaine. Faut-il rappeler que c’est moi qui déterminai la loi, si intéressante et si nouvelle, de l’ambulation chez les végétaux ? Quant à mes observations sur la bi-mentalité et l’autocriminologie de l’araignée, elles révolutionnèrent la physiologie de cet articulé aptère, au point que sir John Lubbock, à qui je les adressai, consignées dans un lumineux rapport, devint si furieux qu’il fallut toute l’habileté de M. le baron de Courcel, à cette époque notre ambassadeur à Londres, pour empêcher l’Angleterre de faire encore des bêtises en Égypte.

Il est heureux, cependant, que les simples poètes corrigent parfois les erreurs des savants, et je ne veux pas songer à l’affreuse nuit intellectuelle en laquelle nous resterions plongés si nous n’avions jamais que les savants pour nous expliquer le peu que nous savons des secrets de la nature. L’alchimiste Van Helmont, qui fut pour son temps un considérable savant, intuitif passionné autant qu’expérimentateur rigoureux, dota la science de la théorie de la génération spontanée. Voici, comment. Un soir, il mit dans son jardin, sous un pot de fleurs hermétiquement fermé, quelques noix sèches. Le lendemain, il souleva le pot, et vit des souris qui grignotaient les noix. Immédiatement, il en conclut que les souris naissaient des noix avec une spontanéité extraordinaire, et il porta cette bonne nouvelle aux Académies d’Europe enthousiasmées. Hélas ! presque toutes les expériences scientifiques présentent cette valeur-là : qu’elles sortent des bouillons de culture contemporains, ou des mystérieux athanors du moyen âge, elles sont toujours le mensonge, du moins au dire des Jésuites, les meilleurs éducateurs qui soient. Dans quelques années, nos fils riront des microbes de Pasteur comme nous rions des souris spontanées de Van Helmont, et les localisations cérébrales du docteur Charcot leur paraîtront, peut-être, des cocasseries plus inacceptables que l’homuncule d’Arnaud de Villeneuve et les crapauds essentiels de Brandt. Experientia fallax, comme disait le vieil Hippocrate.

Cet après-midi, je suis allé me promener, avec mon ami Robert Hagueman, dans un bois… un ancien parc abandonné qui se trouve situé à quelques kilomètres de la ville, en un endroit de la vallée où, lasse de n’être qu’une fissure dans la montagne, elle s’élargit au point de donner l’illusion d’une petite plaine… Le bois, redevenu libre, presque vierge, est délicieux de silence et de fraîcheur. Des fleurs de toute sorte y poussent, jaunes, rouges, bleues, roses, et l’on voit enfin le ciel entre les branches.

Ayant longtemps marché, je me reposais au bord d’une clairière, le dos appuyé contre le tronc d’un hêtre. Tout près de moi, des ornithogales ouvraient au soleil leurs ombelles de fleurs blanches. Tout autour, des millepertuis décoraient l’ombre de leurs vives étoiles d’or… Et je ne pensais à rien, sinon à jouir du répit de douceur et de lumière que m’offrait cette nature. Roger Hagueman, lui, s’était endormi sur un lit de mousses. Ah ! celui qui m’eût dit que j’étais sur le point de faire une découverte biologique importante, m’eût fort étonné !

Mon attention fut, tout à coup, requise par quelque chose de brillant qui se glissait entre les herbes et soulevait, comme d’un vif éclair argenté, le feuillage bas des millepertuis. Je reconnus une vipère, et je mentirais si je n’ajoutais pas : de l’espèce la plus dangereuse. Elle ne me voyait point, et s’ébattait librement, paresseusement, parmi les fleurs. Tantôt elle disparaissait, tantôt elle reparaissait, ici, droite comme une petite lame de poignard, là, ovale comme un bracelet, ou bien encore, ondulant comme un ruisselet d’eau claire, entre de la mousse. Mais quelque chose m’intrigua plus encore. Non loin de la vipère insoucieuse, j’aperçus un petit tas de feuilles sèches. Au premier abord, il n’offrait rien de particulier ; à l’examiner mieux, il me sembla suspect. Il n’y avait pas la moindre brise, pas le moindre courant d’air sous le taillis : les petites graminées restaient immobiles. On eût dit que les feuilles des bouleaux, au-dessus, eussent été peintes. Et cependant ce tas de feuilles sèches bougeait ; un mouvement léger, mais perceptible, de respiration l’animait… Il était vivant… Et d’être vivante ainsi, cette boule de feuilles sèches me donnait je ne sais quelle terreur… J’écarquillai les yeux pour la mieux voir, pour faire entrer mon regard sous la superposition de ces feuilles qui cachaient évidemment un mystère, un de ces mille crimes de la forêt meurtrière, mais quel ?

Les animaux les plus obtus, les plus humbles insectes et les larves les plus dérisoires ont le flair merveilleux de ce qui les menace. Ils dépistent l’ennemi le mieux caché, avec une intelligence qui ne les trompe jamais, si elle ne les sauve pas toujours. L’ennemi qui était là, tapi dans les feuilles, ne devait pas menacer la vipère, sans quoi celle-ci ne se fût pas montrée si confiante, si indolente, dans un étirement d’une grâce si voluptueusement sinueuse, parmi les fleurs et les molles mousses. Je m’étais sans doute trompé ; c’était mon imagination seule qui me faisait découvrir, maintenant, sous les innocentes feuilles, un museau vorace et deux yeux ardents. Je résolus d’attendre, derrière mon arbre, sans un geste, sans un mouvement, afin de ne pas effaroucher la vipère. Robert dormait toujours…

Et, tout à coup, tandis que la vipère, d’un rampement lent, frôlait le tas de feuilles, je vis une chose merveilleuse, un des drames les plus surprenants qu’il soit donné à l’homme de contempler. Les feuilles sèches volèrent à droite et à gauche, et un gros hérisson dardant ses piquants, allongeant son museau, apparut. Avec une rapidité, un bondissement d’attaque qu’il eût été impossible d’imaginer aussi lestes chez une bête d’aspect aussi lourd, le hérisson se précipita sur la vipère, l’engueula par la queue qu’il serra fortement, et se roula en boule, son corps tout entier préservé par les mille pointes dressées, comme des piquants de lance, de sa peau. Et il ne bougea plus.

Alors, la vipère souffla horriblement. Par des élans vigoureux qui la faisaient s’élancer toute droite et brillante comme un coup de couteau, elle essaya de se dégager de l’étreinte du hérisson. En vain, elle essaya de la mordre, précipitant sa gueule chargée de venin contre les piquants de l’ingénieux animal, où elle se déchirait. Toute sanglante, ses petits yeux crevés, elle continuait à se débattre et de mordre l’impénétrable armure du monstre, dans une fureur croissant avec les blessures. Cette lutte dura dix minutes. Enfin, dans sa rage à vouloir se dégager, elle se perfora le cerveau contre les inflexibles épées, et elle retomba, inerte, mince ruban gris taché de sang, près de la boule immobile.

Le hérisson attendit quelques instants. Puis avec une prudence, une circonspection vraiment admirables, il détendit ses piquants, risqua son museau, allongea à demi le corps, ouvrit ses deux petits yeux noirs, féroces et ricaneurs, sortit ses pattes. Puis, quand il se fut bien rendu compte que la vipère était morte, il l’avala, en groïnant, comme un porc. Après quoi, lourdaud, repu, il se traîna sur ses pattes courtes, et, fouillant la terre du groin, il se roula en boule, sur un tas de feuilles parmi lesquelles il disparut…

Au retour, Robert, qui n’avait pris aucun plaisir au récit du combat de la vipère contre le hérisson, m’étourdit d’histoires de femmes, de jeu, de chevaux. Je ne l’écoutais pas… Comme nous étions à quelque cent mètres de la ville, il me tira par le bras, et il me dit, en me désignant une jolie maison, bien placée à mi-côte, parmi des terrasses et de somptueux jardins :

— Tu connais ?

— Non…

— Mais, c’est la villa hantée, mon vieux… Comment tu ne connais pas ?… Une histoire épatante… Voici comment je l’ai apprise.

Et mon ami conta :


« Il y a deux ans, je voulais louer une villa ici… On me conseilla de m’adresser à l’un des notaires, maître Claude Barbot, qui en possédait quatre, les quatre plus belles et les mieux situées du pays. Cet officier ministériel me reçut avec force politesses, dont le caractère de jovialité un peu canaille me déplut tout de suite, infiniment.

« C’était un petit homme chauve, de figure ronde et lippue sans sensualité, et dont le ventre bedonnait sous un gilet de velours à fleurs, défraîchi et de coupe ancienne. Tout en lui était rond comme sa figure, tout en lui était vulgairement jovial, sauf les yeux, dont les blanchâtres et troubles prunelles, cerclées de rouge, enchâssées dans un triple bourrelet graisseux de la paupière, suintaient, si j’ose dire, une expression assez sinistre. Mais cette expression, j’étais tellement habitué à la retrouver, à peu près pareille, dans tous les regards des hommes d’affaires, que je n’y pris pas d’autre attention que celle, indifférente et sommaire, que j’accorde aux regards des passants dans la rue. D’ailleurs, je n’avais pas à discuter des intérêts considérables avec ce tabellion de ville d’eaux. Tout au plus pouvait-il me carotter quelques louis, même en admettant que nous tombions d’accord sur la location de sa villa.

« En quelques mots, brefs et froids, je lui expliquai le but de ma visite.

» – Ah ! ah ! fit-il en étalant sur ses cuisses courtes des mains potelées et velues – car si son crâne ne révélait pas trace de poils, il en poussait des touffes épaisses sur ses mains… – ah ! ah !… l’on vient donc se reposer, tout l’été, dans les Pyrénées ?… Excellente idée… Il n’y a pas de meilleur endroit, ni plus agréable ni plus sain…

» – Je l’espère, déclarai-je bêtement, ne sachant que dire.

« Le notaire accentua la déplaisante familiarité de ses phrases :

» – Et l’on vient… ah ! ah !… et l’on vient demander à maître Claude Barbot, ci-présent, de lui louer une de ses petites villas ?… Parbleu ! je crois bien… Ce sont les plus jolies et les plus confortables…

» – Elles ont, du moins, cette réputation…

« Décidément, je n’avais pas de chance dans le choix de mes réponses. Maître Barbot sourit :

» – Et méritée, donc !… Eh bien, mais, il me semble que nous pouvons traiter cette affaire-là… Oui, oui, nous pouvons traiter cette affaire-là…

« Le notaire se croisa les bras et se renversa l’échine sur le dossier balancé de son fauteuil.

» – Voyons ça… voyons ça… dit-il… Et résumons la situation… Premier point… Êtes-vous marié ?

» – Non.

» – Ah !… pas marié… très bien… très bien ! Deuxième point… Avez-vous une habitude ?… J’entends une connaissance… une petite amie, là, là… pour tout dire ?…

« Et, bonhomme, avec un sourire bienveillant, il ajouta :

» – Mon Dieu ! nous savons ce que c’est que la vie… La province n’est pas si arriérée qu’on le croit généralement… Il faut bien que jeunesse se passe… ici comme partout… Et nargue à la chambre des notaires !… Ah ! ah !

« Comme je ne répondais pas, étonné et choqué du tour que prenait la conversation, maître Barbot expliqua :

» – Mon Dieu… si je vous pose ces questions, excusez-moi… C’est pour me rendre compte de ce qu’il vous faut… c’est par sollicitude de propriétaire… Mes quatre villas, cher monsieur, sont aménagées en vue de certaines situations sociales… situations définies… ou pas définies, au choix… comprenez-vous ?… J’en ai une pour les vrais ménages : c’est la moins bien… une autre pour les ménages de passage, les ménages d’été : elle est mieux… une autre pour les hommes seuls : admirable, celle-là, cher monsieur… Et ainsi de suite… Vous comprenez, ce qui convient à l’un ne convient pas à l’autre… Alors… dans quelle catégorie dois-je ?…

» – Je suis seul, affirmai-je.

» – À la bonne heure… applaudit maître Barbot… Et vous avez choisi le vrai chemin… Vous avez donc droit à la plus belle de mes villas… Vous m’en voyez très heureux, car vous me plaisez beaucoup… beaucoup…

« J’esquissai un vague geste de remerciement… Le notaire reprit :

» – Cela vous étonne peut-être que je destine aux hommes seuls la plus belle, la plus complète, la plus luxueuse, la plus admirable de mes villas ?… C’est une idée à moi, et que je vous expliquerai tout à l’heure… en visitant, si vous le permettez…

« Et son regard, blanchâtre et trouble, m’examinait, me fouillait. Je sentais réellement ce regard me palper, me soupeser, déterminer ma valeur sociale, morale et marchande. J’étais, dans le regard de cet homme, comme une pierre précieuse dans la main d’un juif.

« À ce moment, la porte du cabinet s’ouvrit et dans un chiffonnement de soie et de dentelles, dans un parfum violent de femme et de fleur, j’aperçus une chevelure rousse, une bouche rouge, l’éclair bleu de deux yeux adorablement ardents, une apparition éblouissante, miraculeuse de beauté, de jeunesse et d’amour, qui, à peine apparue, disparut en jetant ce cri : « Pardon ! »

» – Ma femme… expliqua négligemment maître Claude Barbot.

» – Mes compliments ! fis-je, non encore revenu de la surprise où m’avait plongé la vision rapide de cette rayonnante créature, à peine entrevue dans l’entrebaîllement d’une porte, vite ouverte et vite refermée… »

Robert se tut un instant :

— Ah ! mon vieux… souffla-t-il… quand j’y repense !… Quels yeux !… Quelles lèvres !…

Puis il reprit :

« La villa me plut. Joliment plantée sur la montagne, entre des massifs d’arbres, entourée de jardins, d’une architecture sobre et svelte, maître Barbot n’en avait pas exagéré les mérites. L’intérieur était d’une décoration claire, vibrante, d’un luxe discret, qui laissait toute leur importance aux paysages de verdure, de montagne et de ciel, au milieu desquels elle s’élevait.

« Je me souviens surtout de la chambre, une chambre jaune à meubles blancs, d’une douceur, d’une mollesse délicate et voluptueusement gaie, où les contours des objets, les tons de la chair acquéraient une extraordinaire finesse, une qualité de lumière indicible et pénétrante jusqu’au rêve. Quelques gravures licencieuses, des copies de Jules Romain, d’autres tout à fait obscènes, des Rops, je crois, ornaient les murs ; et, ça et là, sur la cheminée, les étagères, les tables, d’impures figurines de Saxe, mettaient des grâces de joli péché…

« C’est justement dans cette chambre que nous étions, maître Barbot et moi, quand, décidé à louer cette villa, je lui en demandai le prix.

» – Cinquante mille francs, pas un sou de moins… déclara-t-il, d’une voix ferme.

« Je sursautai. Mais le notaire m’invita à m’asseoir, et voici ce qu’il me dit, tandis que son regard blême était fixé sur moi, étrange, dominateur :

» – Cinquante mille francs… cela vous paraît cher, au premier abord ? Je le comprends… Mais je vais vous éclairer d’un mot… Cette villa est hantée…

» – Hantée ?… balbutiai-je.

» – Parfaitement… Toutes les nuits, il y vient un fantôme… Oh ! ce n’est pas un fantôme à tête de mort, à corps de squelette, et qui traîne des suaires, des ferrailles, des lueurs de lune, par les couloirs, sur le coup de minuit… Non… C’est un fantôme comme on n’en voit pas souvent, même en rêve, un adorable et merveilleux fantôme, à tête et à corps de femme, dont la chevelure rousse, les yeux bleus, la chair irradiante sous la transparence des batistes parfumées, feraient damner un saint… Ce fantôme a ceci de particulier qu’il connaît tous les secrets de l’amour et qu’il en invente, et qu’il est discret, discret… Il vient quand on veut… il s’en va de même… Personne n’en sait rien… ni vu, ni connu… Enfin, c’est à prendre ou à laisser… Je loue la villa avec le fantôme… je ne la loue jamais sans lui… Si vous n’en voulez pas, je ne suis pas en peine… Non, je ne suis pas en peine, sacrédié !

« Je regardai le notaire… Un sourire cynique bridait ses lèvres, éraillait ses prunelles, autour desquelles le cercle rouge s’avivait de suintements sanguinolents… Et je criai :

» – Ce fantôme… je le connais, je l’ai vu… C’est…

« Maître Barbot m’imposa silence par cette interruption violente :

» – Un fantôme, voilà tout… Vous ne le connaissez pas, vous n’avez rien vu… C’est un fantôme comme tous les fantômes… Allons-nous-en… Vous réfléchirez en route…

« Et, haussant les épaules, avec un air de mépris souverain, il dit encore :

» – Ah ! les imbéciles qui marchandent l’amour d’un fantôme… d’un pareil fantôme !… Oh ! là là !… Et ça se vante de chercher des sensations rares, des voluptés inédites ?… Littérateurs !… Allons-nous-en… »


Ayant terminé son récit, Robert tout à coup me demanda, en sautant de voiture.

— Et tu ne sais pas… qui habite, cette année, la villa hantée ?… Mais, c’est Dickson-Barnell, le milliardaire américain… D’ailleurs, tu sais que nous dînons ce soir, avec lui… À tout à l’heure !…


Un charmant garçon que ce Dickson-Barnell…

Les présentations faites et quelques cocktails bus ensemble, avant le dîner, nous devînmes, tout de suite, les meilleurs amis du monde… C’était du reste – il m’a paru tel au premier abord – un joyeux compagnon, d’une gaieté entraînante et franche… franche comme l’or. Cordialement, je m’empressai de le féliciter de sa gaieté.

— Une vertu bien rare, cher monsieur, et qui se perd, de jour en jour, chez nous… dis-je avec une solennité affectueuse et dogmatique. Il n’y a plus, d’ailleurs, que les Américains pour être un peuple gai…

Dickson-Barnell approuva :

— En effet… dit-il… je suis gai, si tant est que je sache exactement ce que c’est que la gaieté. Mais cela ne veut pas dire que je sois heureux… Les moralistes ont raison, voyez-vous… Les riches ne peuvent pas être heureux… Le bonheur, c’est autre chose que la richesse… C’est même, je crois, le contraire.

Comme je m’étonnais de cette suite d’axiomes mélancoliques :

— Ah ! soupira-t-il… quand on est riche comme je suis, on a vu trop vite le fond de toutes choses… La vie devient quelque chose d’horriblement monotone, et sans imprévu… Les femmes, le vin, les chevaux, les voyages… les tableaux, les bibelots, si vous saviez combien l’on en ressent aussitôt l’écœurement… l’immense écœurement… l’immense vanité… Vanitas vanitatum.

J’étais décidé à flatter cet homme de toutes les manières, et je lui dis :

— Vous parlez d’or, monsieur.

— Dame ! répondit simplement le milliardaire, avec un geste dont je n’oublierai jamais la suprême mélancolie.

Et, après quelques minutes de silence, brusquement, il me demanda :

— Fumez-vous ?

— Volontiers…

Il me tendit un cigare haut comme un obélisque et qui resplendissait pareil à une colonne d’or dans le soleil.

— Fichtre ! admirai-je. Dickson-Barnell sourit de ce sourire désenchanté et si amer qui, tant de fois, dut apparaître sur les lèvres du pessimiste Ecclésiaste. Et il m’expliqua :

— Oui, c’est une idée à moi. Ce cigare est fait tout entier avec des feuilles d’or contrôlé et poinçonné. J’en ai plein des caisses, des caisses aussi longues, aussi profondes que les divans dont il est parlé dans votre Baudelaire… Il m’avait semblé que fumer de l’or, ce serait le comble de la richesse. Eh bien ! il n’y a rien de si mauvais, mon cher monsieur… C’est absolument infumable…

Il eut un geste de découragement d’une telle amplitude qu’il embrassait réellement tout l’univers… Et il dit sur un ton dont il m’est impossible de rendre d’accent et le prolongement symboliques :

— Tout hélas ! est infumable…

Puis :

— C’est comme les femme… Ah ! mon cher monsieur… je puis dire que je les ai eues toutes… et je puis dire que je n’ai rien eu du tout, rien que de la lassitude et du dégoût… Alors, j’ai voulu réaliser le rêve des poètes… J’ai voulu tenir dans mes bras les créatures de beauté et de chimère, les ultra-terrestres créatures telles qu’on les voit dans les poèmes. J’ai fait exécuter, par d’incomparables artistes, des femmes dont les chevelures étaient d’or vrai, les lèvres de corail pur, le teint d’une indiscutable pulpe de lys… les seins modelés dans de la neige véritable, etc, etc… Oui, mon cher monsieur… Eh bien…

— Eh bien ?

— C’était infumable…

Et il gémit :

— Oh ! être riche… être trop riche… funeste destin !… Et cette affreuse pensée qu’on peut tout avoir, à la minute même du désir, tout… même le génie littéraire… avec de l’argent !… Car j’ai aussi du génie littéraire… Je suis l’auteur d’une quantité de drames écrits par un jeune homme qui m’accompagne partout… Ces drames sont prodigieux et ils m’embêtent. Il n’y a rien d’aussi épouvantable que cela… parce que je ne sais pas moi-même à quel point je suis riche… J’ai beau, chaque jour, piquer des têtes dans la mer immense de ma richesse, jamais je n’ai pu en atteindre le fond. Connaissez-vous mes jardins ?

— Non… mais comme je voudrais les connaître !

— Ce sont des jardins de cinquante hectares, où toutes les fleurs de toutes les flores sont artificielles, et renferment de petites lampes électriques dans leurs calices. Le soir, quand la nuit vient, je tourne un bouton, et toutes les fleurs s’illuminent… C’est féerique, mon cher monsieur… et vous ne savez pas à quel point cela me dégoûte… Cela me dégoûte tellement que, dans mes palais, yachts, châteaux et villas, j’ai remplacé la lumière électrique par la lumière fumeuse et primordiale des oribus… Ah ! nom d’un chien, mon cher monsieur, ne devenez jamais riche…

Dickson-Barnell poussa un long soupir. Il se tourna et se retourna sur les coussins sans pouvoir trouver une position qui lui fût agréable. Et il poursuivit d’un ton lamentable :

— J’ai essayé de la science, de la philosophie, de la photographie et de la politique. J’ai lu, lu, lu des livres de toute sorte et de tout le monde. J’ai voulu soumettre, pour en extraire des idées et me les approprier, les œuvres de M. Paul Bourget, de M. René Doumic, de M. Melchior de Vogüé, au même procédé mécanique de concassement et de lavage que les blocs aurifères, dont on extrait l’or.

— Hélas ! interrompis-je… Il y a bien longtemps que ces livres ont passé par des cribles plus sévères que les vôtres. Et il n’en est resté, jusqu’ici, que de la matière inerte et du poids mort.

— Quand je vous le disais !… gémit l’infortuné Dickson-Barnell… Tout est infumable… Et tenez !… J’ai été en affaires avec le roi des Belges – quel type aussi, celui-là ! – pour lui acheter la Belgique… Je pensais renouveler là les fastes et les farces des Empereurs romains… Nous étions presque d’accord, Léopold et moi… quand j’ai vu Quo vadis ? à la Porte-Saint-Martin… Cela m’a dégoûté, à tout jamais, du néronisme… Tout est infumable !…

Le dîner fut morne… Robert Hagueman était sans entrain… Dickson-Barnell buvait comme un sourd, silencieusement… la face couperosée, l’œil injecté de sang… En vain Triceps déployait des grâces d’écureuil… et sautait d’un sujet à l’autre.. Moi, je songeais à la lutte, dans la clairière fleurie, de la vipère et du hérisson… Comme nous nous levions de table :

— Eh bien… dis-je à Dickson-Barnell… est-ce que la fantôme de la villa hantée… ah ! ah !… est infumable, lui aussi ?

— Infumable… bégaya le milliardaire américain d’une voix grasse.

Plus vague, avec un dandinement de pochard, il ajouta :

— Tout… tout est infumable…

Il essaya de se lever comme les autres… Ses jambes molles ne purent porter le poids de son corps… Il retomba comme une masse sur sa chaise… en bredouillant, avec une obstination d’ivrogne :

— Tout est infumable… in… fu… ma… ble !

Et il s’endormit…

Rober Hagueman dit, au fumoir :

— Il est joliment changé, ce pauvre Dickson-Barnell. Je l’ai connu épatant… autrefois… D’abord, il portait la boisson comme un foudre… Et puis, il ne se plaignait pas de la vie, comme un poète lyrique…

— Dame ! à force d’être si riche, si longtemps riche… fit Triceps, on serait neurasthénique à moins.

Et Robert poursuivit :

— Vous vous souvenez sans doute – car ce fut un événement parisien – de ce qui lui arriva, une matinée qu’il conduisait son mail. Comme il rentrait chez lui, le mail, lancé au trot de ses quatre chevaux, heurta, dans le tournant, la grille de l’hôtel d’un coup si violent et si malencontreux que Dickson-Barnell fut projeté, ainsi qu’un paquet, sur le pavé de la cour et s’y écrasa. On le releva évanoui et dans un tel état de démolition qu’on le crut mort. Et comment n’eût-il pas été mort, en effet ? Il avait le crâne fracturé en deux endroits, trois côtes enfoncées, les genoux déboîtés, une jambe broyée, et, par une large déchirure du ventre, le sang coulait à flots. À grand-peine, on parvint à le transférer dans son lit. Sur son passage, dans les escaliers et les vestibules, il laissait un sillage de sang, et les domestiques qui le portaient en étaient tout rouges… Appelé en hâte, le médecin, qui était un ami très cher de Dickson-Barnell, accourut, examina les plaies, fronça le sourcil, et procéda aux pansements urgents en attendant le chirurgien que, au premier aspect du blessé, il avait mandé aussitôt. « – Est-ce qu’il est mort ? » demanda le secrétaire qui entra dans la chambre. « – Pas encore ! » répondit le médecin… mais… » Et il hocha la tête d’un air qui voulait dire : « – Mais c’est comme s’il l’était… » « – Mon Dieu ! mon Dieu ! »… gémit le pauvre homme… À quoi le docteur répliqua, sévère : « – Eh bien, master Winwhite… si votre maître vous entendait, il ne serait pas content »… Le pansement terminé, le blessé revint à lui. Il regarda le médecin de ce regard net, précis et sondeur, avec quoi il regardait alors toutes gens et envisageait toutes choses dans la vie, eut conscience de la gravité de son cas, et d’une voix sèche, avec cette façon de parler abréviative qu’il avait : « – Fichu ? » interrogea-t-il. « – Probable », répondit le médecin qui, dans la fréquentation de son ami, avait acquis ce tour de langage télégrammatique et sommaire, dans lequel les mots inutiles et même les mots tout court n’ont pas de place, changés qu’ils sont en simples signes phonétiques, pour ainsi dire. « – Très bien », fit Dickson-Barnell… Et sans autre attendrissement sur soi-même, en homme qui apprit à ne jamais récriminer sur un fait contre quoi l’on ne peut rien, il passa un trait noir sur sa vie, comme sur une mauvaise créance… « – Pourtant, reprit le médecin, je crois qu’on peut tenter une opération… Voulez-vous ? » « – Quelle ? » interrogea Dickson-Barnell. « – Débrider le ventre largement… laver les intestins noyés de sang… recoudre… » « – Je vois… je vois… », interrompit vivement le blessé… Et, rapidement, il questionna : « – Combien de chances, avec opération ? » « – Deux sur dix. » « – Très bien… Combien de chances sans opération ? » « – Aucune. » « – Opération… » Cela avait été dit sans un geste, sans une plainte, sans un frisson de terreur, avec une tranquillité aussi parfaite que s’il se fût agi d’un achat de grains ou d’un ordre de Bourse. Mais, si brefs qu’ils fussent, les mots le fatiguaient, et puis il n’avait plus rien à dire. Quelques instants, il demeura silencieux, la physionomie calme sous le bandage qui lui entourait le crâne… Le chirurgien vint qui examina, à son tour, les blessures attentivement, et, après un court colloque entre les deux hommes de science, Dickson-Barnell demanda : « – Il me faut une demi-heure, avant… Puis-je ?… » « – Parfaitement, consentit le docteur… C’est le temps nécessaire aux préparatifs. » « – Très bien !… Master Winwhite ?… Mon testament, please ?… » Master Winwhite retira du tiroir d’un meuble une large enveloppe cachetée de six cachets rouges, qu’il remit au mourant. Et durant que les médecins et leurs aides stérilisaient rapidement la pièce voisine et y dressaient le lit de torture, Dickson-Barnell relut son testament, raya des paragraphes, rédigea des dispositions nouvelles, d’une main ferme, assurée, dont la souffrance ne put, une seule minute, faire dévier l’inébranlable volonté. Quand ce fut fini, il pria son ami le docteur de certifier, sur le testament, qu’il était sain d’esprit et dans toute la lucidité de son intelligence. Il exigea, en outre, que les deux aides apposassent leur signature au-dessous de celle du médecin, pour en bien attester l’inattaquable authenticité. Après quoi, l’enveloppe refermée et recachetée, il attendit le couteau… Vers le milieu de la nuit qui suivit l’opération, pris d’une fièvre intense et dévoré par la soif, Dickson-Barnell appela : « – Winwhite ! » « – Monsieur ? » « – De l’eau… à boire ! » « – Non, monsieur. » « – Cinq cents dollars ! » « – Non, Monsieur ». « – Deux mille dollars. » « – Non monsieur. » « – Très bien… » Le médecin, qui, sur une chaise longue étendu, sommeillait dans la chambre, entendant un bruit de voix, se réveilla, et vint au chevet du malade : « Vous voulez quelque chose ? » demanda-t-il. « – Oui… de l’eau… à boire ! » « – Non. » « – Vingt mille dollars ! » « – Non. » « – Cinquante mille dollars ! » « – Non. » Alors, surpris de cette résistance, Dickson-Barnell dirigea vers son ami un regard extraordinaire, un regard qui, en vérité, évaluait, soupesait sa valeur marchande… « – Cent mille dollars ! » fit-il enfin, suprême enchère. « – Non. » « – Très bien ! »… Il n’insista plus ; mais, apercevant sur une table, près de son lit, à portée de sa main, son lorgnon, il le prit et le porta à sa bouche. La fraîcheur du verre sembla le calmer un peu, et il s’assoupit…

Quand Robert eut fini de parler, Triceps écarta la portière qui séparait les deux salons. Et nous aperçûmes Dickson-Barnell, la tête roulant sur la poitrine, les lèvres molles, les bras pendants… toujours effondré, et ronflant sur sa chaise…

— C’est beau, un homme riche… fit Triceps.

Il referma la portière, prit un excellent cigare, l’alluma, et lançant en l’air des jets de fumée.

— Tout est infumable !… gémit-il, parodiant la voix du pauvre Dickson-Barnell.