Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique/III

III


Bien sûr que le docteur Triceps ne vaut guère mieux que le docteur Fardeau-Fardat… mais Triceps est mon ami… Il y a si longtemps que je le connais ! … Et puisqu’il est ici… puisque, après bien des aventures, il a fini par s’échouer dans cette ville d’eaux… autant lui qu’un autre… La mort n’en est pas à un médecin près…

Un type aussi, celui-là, comme dit Clara Fistule.


C’est un petit homme, médiocre, ambitieux, agité et têtu. Il touche à tout, traite de tout avec une égale compétence. C’est lui qui, en 1897, au Congrès de Folrath (Hongrie), découvrit que la pauvreté était une névrose. En 1898, il adressa à la Société de Biologie une communication très documentée, dans laquelle il préconisait l’inceste comme régénérateur de la race. L’année suivante, il m’arriva une histoire, assez peu commune, et qui me donna confiance en son diagnostic…

Un jour que j’étais descendu à la cave – Dieu sait pourquoi, par exemple –, je trouvai, au fond d’une vieille boîte d’épicerie, sous une couche épaisse de petit foin, dit d’emballage, je trouvai… quoi ?… un hérisson, Roulé en boule, il dormait de ce profond, de cet effrayant sommeil hivernal, dont les savants ne nous ont point encore expliqué la morphologie – est-ce ainsi qu’il faut dire ? La présence, dans une boîte d’épicerie, de cet animal, ne m’étonna pas autrement. Le hérisson est un quadrupède calculateur et fort « débrouillard ». Au lieu de chercher, pour l’hiver, un peu confortable abri sous un dangereux et aléatoire tas de feuilles ou dans le trou d’un vieil arbre mort, celui-ci avait jugé qu’il serait plus au chaud et plus tranquille dans une cave. Notez, en outre, que, par un raffinement de confortable, il avait choisi, pour l’hivernage, cette boîte d’épicerie, parce qu’elle était placée contre le mur, à un endroit précis où passe le tuyau du calorifère. Je reconnus bien là un des trucs familiers aux hérissons, qui ne sont pas assez stupides pour se laisser mourir de froid, comme de vulgaires purotins. L’animal, réveillé par moi progressivement, au moyen de passes savantes, ne parut pas non plus s’étonner outre mesure de la présence, dans la cave, d’un homme qui l’examinait indiscrètement, penché sur sa boîte. Il se déroula lentement, s’allongea peu à peu, avec des mouvements prudents, se dressa sur ses pattes basses, et s’étira comme fait un chat, en grattant le sol de ses ongles. Chose extraordinaire : quand je le soulevai et le pris dans ma main, non seulement il ne se roula pas en boule, mais il ne darda pas un seul de ses piquants et ne fronça point les plis barbelés de son petits crâne. Au contraire, à la façon dont il groïnait et faisait claquer sa mâchoire, à la façon aussi dont son nez farfouilleur frémissait, je vis qu’il exprimait de la joie, de la confiance et… de l’appétit. pauvre petit diable ! Il était pâle et, pour ainsi dire, étiolé, à la manière des salades qui sont restées longtemps dans un lieu obscur. Ses yeux, très noirs, brillaient de l’étrange éclat qu’ont les yeux des chlorotiques, et ses paupières humides, légèrement suintantes, révélaient à mon œil exercé d’étiologue une anémie avancée. Je le montai dans la cuisine, et, tout de suite, il nous stupéfia par sa familiarité et ses aises d’être chez soi. Il reniflait comme un affamé vers les fricots qui mijotaient doucement sur le feu, et ses narines humaient, avec d’impératives délices, les odeurs de sauces qui passaient.

Je lui offris d’abord du lait, et il le but avidement. Ensuite, je lui présentai un morceau de viande, sur laquelle, dès qu’il l’eut flairée, il se précipita voracement, comme un tigre sur sa proie. Les deux pattes de devant croisées sur la viande, en signe de possession définitive, il la déchiquetait, de coin, en grognant, et son petit œil noir s’allumait de lueurs féroces. De menues lanières rouges pendaient à sa mâchoire, et son groin se barbouillait de sauce. En quelques secondes, la viande fut engloutie. Une pomme de terre eut le même sort ; une grappe de raisins disparut aussitôt qu’offerte. Il avala une tasse de café, à grandes gorgées retentissantes… Après quoi, repu, il se laissa tomber dans son assiette, et s’endormit.

Le lendemain, le hérisson était apprivoisé comme un chien. Dès que j’entrais dans la pièce où je lui avais fait une litière bien chaude, il marquait une joie excessive, venait à moi, et n’était heureux que lorsque je l’avais pris. Alors, caressant, ses piquants si bien couchés sur son dos qu’ils étaient doux ainsi qu’un pelage de chat, il poussait de petits cris sourds qui devinrent, en peu de temps, continus, monotones et endormeurs comme un ronronnement.

Oui, il faut que les naturalistes le sachent, ce hérisson ronronnait. Comme il m’amusait beaucoup et que je commençais à l’aimer, je l’avais admis à l’honneur de ma table. On lui mettait une assiette à côté de la mienne, et il mangeait de tout, exprimant par de comiques colères son mécontentement, quand il voyait emporter un plat dont il n’avait rien goûté. Jamais je n’ai connu une personne aussi facile à nourrir. Viande, légumes, conserves, entremets, fruits, il n’était pas un mets qu’il refusât de manger. Mais il avait une préférence pour le lapin. Il le humait de loin. Ces jours-là, il devenait fou ; et on ne pouvait le rassasier. Il eut trois indigestions de lapin dont il faillit mourir, la pauvre bête, et auxquelles je dus opposer des remèdes énergiques et de solides purgations.

Le malheur voulut que, par faiblesse, par perversité, peut-être je l’accoutumasse aux boissons alcooliques. Quand il y eut goûté, il se refusa, avec un entêtement colérique, à en boire d’autres. Chaque jour, il avalait son verre de fine champagne, comme un homme. Il n’en éprouvait aucune gêne, aucun trouble, aucune ivresse. Buveur solide, il « portait la boisson », comme un vieux capitaine. Il prit aussi l’habitude de l’absinthe, et parut s’en trouver bien. Son pelage avait foncé, ses yeux ne pleuraient plus, toute trace d’anémie avait disparu. Et, quelquefois, je surprenais, dans son regard, d’étranges préoccupations, et comme des lueurs de luxures. Certain qu’il rentrerait à son gîte, par les belles nuits chaudes je le lâchais dans le bois, à l’aventure, et le matin, dès l’aube, il était là, près de la porte, attendant qu’on lui ouvrît. Presque tout le jour, il dormait d’un sommeil de plomb, réparant ainsi ses débauches nocturnes.

Un matin, je le trouvai étendu sur sa litière. Il ne se leva pas à mon approche. Je l’appelai. Il ne bougea pas. Je le pris dans ma main ; il était froid. Pourtant, il respirait encore… Oh ! son petit œil, et le regard qu’il me lança, qu’il eut encore la force de me lancer, jamais je ne l’oublierai… ce regard presque humain, où il y avait de l’étonnement, de la tristesse, de la tendresse, et tant de choses mystérieuses et profondes que j’aurais voulu comprendre… Il respirait encore… Une sorte de petit râle, pareil au glouglou d’une bouteille qui se vide… puis deux secousses, un spasme, un cri, encore un spasme… Il était mort.

Je faillis pleurer…

Je le considérai bêtement dans ma main. Il ne portait aucune trace de violence sur son corps, flasque, maintenant, comme un chiffon ; aucun symptôme apparent de maladie ne se révélait. La veille, il n’était point sorti dans le bois, et, le soir, il avait bu joyeusement, virilement, son verre de fine champagne. De quoi donc était-il mort ? Pourquoi cette soudaineté ?

J’envoyai le cadavre à Triceps qui l’autopsia. Et voici le petit mot bref que, trois jours après, je reçus :


Cher ami,

Intoxication alcoolique complète. Est mort de la pneumonie des buveurs. Cas rare, surtout chez les hérissons.

À toi.

Alexis Triceps.

D. m. p.

Vous voyez bien que mon ami Triceps n’est pas tout à fait une brute.


Brave Triceps !

Ah ! ce voyage que je fis à X… pour des affaires de famille ! Comme il y a longtemps déjà ! Mes affaires réglées, je me souvins que j’avais un ami interne à l’asile des aliénés, et que cet ami n’était autre que Triceps. Je résolus de lui rendre visite. Il faisait un temps de chien, ce jour-là… L’air était glacé ; des rafales furieuses de nord-ouest me cinglaient terriblement le visage. Au lieu de m’échouer dans un café, je hélai un fiacre et me fis conduire à l’asile.

Le fiacre avait traversé les quartiers commerçants et les faubourgs populeux. Il roulait dans des banlieues mornes où, tout d’un coup, entre des terrains vagues, enclos de palissades goudronnées, surgissaient d’énormes et noirs bâtiments, hôpitaux, casernes et prisons, ceux-ci sommés de croix branlant au vent, ceux-là surélevés de lourds campaniles, autour desquels des corneilles à bec jaune croassaient sinistrement. Puis il s’engageait entre de hauts murs enfumés, de la pierre triste, épaisse, étouffante, percée çà et là de petits carrés vitreux, barrés de fer, et derrière laquelle l’on sentait de la souffrance, de la damnation et de la mort. Enfin, devant une porte en forme de voûte, peinte de gris sale et ferrée de gros clous à tête quadrangulaire, il s’arrêtait.

— C’est les fous… Nous sommes arrivés… dit le cocher.

J’hésitai, durant quelques secondes, à franchir le seuil redoutable. D’abord, je ne doutai point que j’allais être, par mon ami, accablé de demandes indiscrètes et de sollicitations de tout genre, ensuite, je me rappelai que je ne peux plus supporter le regard d’un fou. Le regard des fous m’effraie par la possibilité d’une contagion, et la vue de leurs longs doigts crispés, de leurs grimaçantes bouches me rend malade. Mon cerveau devient aussitôt la proie de leur propre délire ; leur démence se communique instantanément à tout mon être ; et j’éprouve à la plante des pieds comme un chatouillement douloureux et persécuteur qui me fait sautiller, dans les cours d’asile, ainsi qu’un dindon que de cruels gamins forcent à marcher sur une plaque de tôle rougie.

J’entrai pourtant. Le portier me remit aux mains d’un gardien, qui me fit traverser des cours, des cours, et encore des cours, par bonheur désertes, à cette heure ; qui me fit suivre des couloirs et monter des escaliers, des escaliers, des escaliers. De temps en temps, sur les paliers, des portes vitrées laissaient entrevoir de grandes salles, des voûtes blanchâtres, et j’apercevais des bonnets de coton s’agiter étrangement sur des fronts pâles et plissés. Mais je m’efforçai de ne regarder que les murs et le plancher, sur lesquels, dans des carrés de lumière, il me semblait que passait l’ombre de mains tordues. Je ne sais comment je me trouvai dans une chambre très claire. Mon ami Triceps me sauta au cou et me dit :

— Ah ! par exemple ! … Ah ! par exemple ! … C’est toi ?… Ah ! tu tombes bien… tu ne pouvais pas mieux tomber… Quelle chic idée !…

Et, sans autres paroles de bienvenue, il débita :

— Écoute… tu vas me rendre un service, n’est-ce pas ?… Tiens, je viens de terminer un petit travail sur les « dilettantes de la chirurgie »… Tu ne sais pas ce que c’est, peut-être ?… Non ?… C’est une nouvelle folie qu’on vient de découvrir… Les types qui découpent les vieilles femmes en morceaux… ça n’est plus des assassins… c’est des dilettantes de la chirurgie. Au lieu de leur donner du couperet sur la nuque, on leur flanque des douches… Du service de Deibler, ils ont passé dans le mien… C’est comme ça… Tordant, hein ?… tordant !… Mais moi, ça m’est égal… J’ai fait un mémoire très documenté sur les dilettantes de la chirurgie… j’ai même – ça, c’est rigolo – j’ai même trouvé la circonvolution cérébrale correspondant à cette manie… tu comprends ?… Alors, voilà, je vais présenter ce mémoire à l’Académie de médecine de Paris… Eh bien, il faut que tu intrigues pour m’obtenir un prix… un prix épatant… et les palmes académiques… Je compte sur toi… Tu verras Lancereaux, Pozzi, Bouchard, Robin, Dumontpallier … tu les verras tous… je compte sur toi, hein ?… Du reste, j’allais t’écrire… Ah ! mon vieux, tu tombes bien… non, là, vrai… c’est de la chance…

Durant qu’il parlait, je l’observais. Il me semblait de taille encore plus exiguë, de crâne plus étroit, de barbe plus en pointe. Avec sa calotte de velours et sa blouse de toile bise, qui le gonflait comme un ballon, ses gestes saccadés, il ressemblait à un jouet d’enfant, comme on en voit aux boutiques des passages.

— Et qu’est-ce que tu dis de ma chambre ? me demanda-t-il brusquement. C’est gentil, ici, pas ?… Je suis bien, ici ?… Et ça ?… qu’est-ce que tu dis de ça ?

Alors il ouvrit la fenêtre et il m’indiqua :

— Ces arbres-là, tout près, et ces petites machines, blanches, c’est le cimetière… Ici… à droite, ces grandes maisons noires, c’est l’hôpital… À ta gauche… suis-moi bien… ça… les casernes de l’infanterie de marine… Tu ne peux pas bien voir la prison… mais dans la cour, tout à l’heure, je te la montrerai… Hein ! on a de l’air, ici… c’est calme… c’est tranquille… Descendons… je vais te faire voir tout cela…

Nous descendîmes, en effet… On entendait sonner des cloches.

— Eh bien, tu en as de la veine ! … me dit Triceps… voilà les fous qui vont dans les cours…

Et nous pénétrons dans une cour.

Quelques fous se promènent sous les arbres, tristes ou hagards ; quelques fous sont assis sur des bancs, immobiles et têtus. Contre les murs, dans les angles, quelques fous sont prostrés. Il y en a qui gémissent ; il y en a qui sont plus silencieux, plus insensibles, plus morts que des cadavres.

La cour est fermée, quadrangulairement, par de hauts bâtiments noirs, percés de fenêtres qui semblent, elles aussi, vous regarder avec des regards fous. Aucune échappée sur de la liberté et de la joie ; toujours le même carré de ciel vide. Et l’on entend un sourd lamento de cris étouffés, de hurlements bâillonnés venant on ne sait de quelles chambres de torture, on ne sait de quelles invisibles tombes et de quelles limbes lointaines… Un vieillard saute, à cloche-pied, sur ses jambes débiles et tremblantes, le corps ramassé, les coudes plaqués aux hanches. Il y en a qui marchent très vite, emportés vers quels buts ignorés ? D’autres se livrent avec eux-mêmes à des conversations querelleuses.

Dès qu’ils nous aperçoivent, les fous s’agitent, se groupent, chuchotent, délibèrent, discutent, dirigeant obliquement vers nous des regards sournois et méfiants. On voit aussitôt se lever, et remuer dans l’air, des gestes grimaçants, des mains très pâles qui ressemblent à des vols d’oiseaux effrayés. Les surveillants passent parmi les groupes, et, bourrus, les exhortent au calme. Des colloques s’engagent.

— Est-ce le préfet ?

— Vas-y, toi…

— Non, toi…

— Il ne me comprend pas quand je lui parle.

— Il ne m’écoute jamais.

— Il faut pourtant demander qu’on ne nous serve plus des crapauds dans notre soupe.

— Il faut pourtant obtenir qu’on nous mène un peu dans la campagne.

— Vas-y, toi… Et parle-lui carrément, comme à un homme.

— Non, toi…

— J’y vais…

Quelques fous se détachent des groupes, s’avancent vers Triceps, exposent des réclamations judicieuses ou obscures sur la nourriture, la conduite des gardiens, l’injustice du sort. Les visages s’allument, les cous se tendent. Dans toutes ces pauvres prunelles effarées d’enfant, passent des lueurs d’espoir vague, tandis que le vieillard, indifférent à l’événement, continue de sauter à cloche-pied, sur ses jambes débiles, et qu’un jeune homme, les yeux pleins d’extase, bondit, les bras en avant, ouvrant et refermant de longues mains osseuses qui, sans cesse, étreignent le vide. Triceps, à toutes les réclamations, répond : « C’est entendu… c’est entendu ».

Il me dit :

— Ce sont de très bons diables… un peu toqués… N’aie pas peur.

Je réponds :

— Mais ils n’ont pas l’air plus fous que les autres… Je me faisais d’eux une autre idée. Je trouve que ça ressemble à la Chambre des députés, avec plus de pittoresque.

— Et plus de gaieté… Et puis, mon ami, tu vas voir, c’est très amusant… On ne sait pas où ces pauvres bougres ont l’esprit, quelquefois…

Il arrête un fou qui passe, et l’interroge :

— Pourquoi ne demandes-tu rien aujourd’hui, toi ?

Pâle, maigre, très triste, le fou esquisse un geste.

— À quoi bon ? fait-il.

— Tu es fâché ?… Tu fais ta tête ?

— Je ne suis pas fâché… Je suis triste.

— Il ne faut pas être triste… C’est très mauvais dans ton état… Dis-nous comment tu t’appelles ?

— Plaît-il ?

— Ton nom ? Dis-nous ton nom ?

Avec un air de douceur, le fou, doucement, reproche :

— Ce n’est pas bien de railler un pauvre homme. Vous savez mieux que personne que je n’ai plus de nom… Puis-je en faire juge monsieur ?… Monsieur est sans doute le préfet ?

Et sur un geste affirmatif de Triceps :

— Eh bien, je suis très content de cette circonstance… Voici, monsieur le préfet… J’avais un nom, comme tout le monde… C’était mon droit, n’est-ce pas ? Il me semble que ce n’était pas excessif, qu’en pensez-vous ?… En entrant ici, monsieur m’a pris mon nom…

— Tu ne sais pas ce que tu dis.

— Pardon, pardon, je sais ce que je dis…

Et s’adressant à moi :

— Où monsieur a-t-il mis mon nom ?… Je l’ignore… L’a-t-il perdu ?… C’est possible… Je le lui ai réclamé plus de mille fois… Car, enfin, j’ai besoin de mon nom… Jamais il n’a voulu me le rendre… C’est très triste… Et je ne sais pas jusqu’à quel point monsieur avait le droit de me prendre mon nom ?… Il me semble que c’est un véritable abus de pouvoir… Vous devez comprendre, monsieur le préfet, combien cela est gênant pour moi… Je ne sais plus qui je suis… Je suis non seulement pour les autres, mais pour moi-même… un étranger… De fait, je n’existe plus… Figurez-vous que tous les journaux veulent écrire, depuis longtemps, ma biographie … Mais comment faire ?… La biographie de qui ?… de qui ?… Je n’ai plus de nom… Je suis célèbre, très célèbre, tout le monde me connaît en Europe… Mais à quoi me sert cette célébrité, puisqu’elle est, aujourd’hui, anonyme ?… Enfin, il doit y avoir un moyen de me faire rendre mon nom ?… Je le rassure :

— Certainement… certainement… J’y penserai…

— Merci ! Et puisque vous êtes assez bon pour vous intéresser à moi, monsieur le préfet, puis-je vous demander un autre service ?… Car enfin, je suis la victime de choses extraordinaires, auxquelles je ne croirais pas moi-même, si elles étaient arrivées à d’autres que moi…

— Parlez, mon ami.

Alors, d’une voix confidentielle :

— J’étais poète, monsieur le préfet, et j’avais un tailleur à qui je devais de l’argent… Il me fallait de beaux habits, fréquentant chez la marquise d’Espard, chez Mme de Beauséant, et devant épouser Mlle Clotilde de Grandlieu … L’histoire est, tout au long, dans Balzac… Vous voyez que je ne mens pas… Ce méchant tailleur venait me relancer très souvent… Il réclamait son argent avec violence… Je n’en avais pas… Un jour qu’il se montrait plus menaçant que jamais, je lui offris, pour se payer, de prendre chez moi ce qu’il voudrait… une pendule – j’avais une très belle pendule –, des souvenirs de famille… enfin, ce qu’il voudrait… Or, savez-vous ce qu’il prit ?… C’est inconcevable… Il prit ma pensée… Oui, monsieur le préfet, ma pensée… comme, plus tard, monsieur devait me prendre mon nom… Vraiment, ai-je de la chance ?… Et que pouvait-il en faire, lui, un tailleur ?

— Mais comment vous êtes-vous aperçu que ce tailleur vous avait pris votre pensée ?… questionné-je.

— Comment ? Mais je l’ai vue, dans ses mains, monsieur le préfet… Il la tenait dans ses mains, monsieur le préfet… Il la tenait dans ses mains au moment où il me la prit.

— Comment était-elle ?

Le fou prend un air où se mêle une double expression d’admiration et de pitié tendre :

— Elle était, monsieur le préfet, comme un petit papillon jaune, très joli, très délicat, et qui bat de l’aile ; un petit papillon, comme il y en a sur les roses, dans les jardins, les jours de soleil… Je priai le méchant tailleur de me rendre ma pensée… Il avait de gros doigts, courts et malhabiles, des doigts brutaux, et j’avais peur qu’il ne la blessât, elle, si légère, si fragile… Il la mit dans sa poche et s’enfuit en ricanant…

— C’est, en effet, une aventure extraordinaire.

— N’est-ce pas ?… D’abord, j’écrivis au tailleur pour lui réclamer ma pensée, morte ou vive… Il ne me répondit pas… J’allai trouver le commissaire de police, qui me mit brutalement à la porte de chez lui et me traita de fou… Enfin, un soir, des gens de mauvaise mine pénètrent chez moi et me conduisirent ici… Voilà six mois que je suis ici… et que j’y vis, monsieur le préfet, parmi des êtres grossiers et malades, qui font des choses déraisonnables et effrayantes… Comment voulez-vous que je sois heureux ?

Il tire de la poche de sa vareuse un petit cahier soigneusement enveloppé de papier, et, me le tendant :

— Prenez ceci… supplie-t-il… J’ai consigné, dans ceci, tous mes malheurs … Quand vous aurez lu, vous déciderez telles mesures de justice qu’il vous plaira.

— C’est entendu…

— Mais je n’espère rien, je dois vous le dire… Il y a des fatalités tellement étranges, tellement supérieures aux volontés humaines, qu’on ne peut rien contre elles.

— Oui… oui… je vous promets.

Après un court silence :

— Voulez-vous que je vous dise quelque chose, à vous seulement ?

— Dites !

— C’est très curieux.

Et tout bas :

— Il vient ici, quelquefois, un petit papillon… je ne sais trop pourquoi, car il n’y a pas de fleurs ici, et cela m’a longtemps inquiété… Il vient ici, quelquefois un petit papillon jaune… Il est pareil à celui que je vis, cet affreux jour, dans les grosses et malpropres mains du tailleur… Comme lui, il est délicat, frêle et joli… Et il vole gracieusement… C’est délicieux de le voir voler… Mais il n’est pas toujours jaune… Il est quelquefois bleu, quelquefois blanc, quelquefois mauve, quelquefois rouge… cela dépend des jours… Ainsi, il n’est rouge que quand je pleure… Cela ne me semble pas naturel… Et je crois bien… oui, je suis intimement convaincu que ce petit papillon…

Il se penche vers moi, et mystérieusement, ses lèvres presque collées à mon oreille :

— C’est ma pensée… Chut ! …

— Vous croyez ?

— Chut ! … Elle me cherche… elle me cherche depuis six mois. Ne le dites pas… ne le dites à personne… Ah ! quel chemin, la malheureuse ! … Elle a peut-être traversé des mers, des montagnes, des déserts, des plaines de glace, avant de venir ici… cela me brise le cœur d’émotion… mais comment voulez-vous qu’elle me trouve, puisque je n’ai plus de nom ? Elle ne me reconnaît plus… J’ai beau l’appeler, elle me fuit… C’est évident… Et que feriez-vous à sa place ? Alors, elle s’en va… Voilà pourquoi monsieur a très mal agi.

Il se retourne brusquement.

— Et tenez, la voyez-vous… là-bas… au-dessus des arbres ?

— Je ne vois rien.

— Vous ne voyez rien ?… Tenez… là-bas… elle descend.

Le pauvre fou désigne dans l’espace un point imaginaire et vide :

— Elle est mauve aujourd’hui, toute mauve… Je reconnais son vol léger et fidèle… Elle me cherche… et nous ne nous joindrons plus jamais… Vous permettez ?

Il salue, s’éloigne, se dirige vers le point imaginaire. Durant quelques minutes il donne la chasse à un papillon invisible, court, tourne, pointe en avant et revient, fauchant l’air de ses bras. Puis il tombe haletant, épuisé, en sueur, au pied d’un arbre.

Triceps sourit et hausse les épaules :

— Bast ! … Il n’est peut-être pas plus fou – il l’est peut-être moins, qui sait ? – que les autres poètes, les poètes en liberté qui prétendent avoir des jardins dans leur âme, des avenues dans leur intellect, qui comparent les chevelures de leurs chimériques maîtresses à des mâtures de navires … et qu’on décore, et auxquels on élève des statues… Enfin !…

Mais la vie de ces pauvres êtres m’est trop douloureuse. Je prie Triceps de m’arracher à ce spectacle horrible… Nous traversons des cours et des cours et des cloîtres tout blancs, et nous arrivons sur une sorte de terrasse où poussent quelques maigres fleurs, où deux cerisiers s’étiolent sous leurs longues larmes de gomme. De là, on découvre tout le tragique paysage de murs noirs, de fenêtres louches, de jours grillés, de verdures grisâtres, tout ce paysage d’effroi social, de lamentations et de tortures, dans lequel on sent une pauvre humanité enchaînée souffrir, râler, mourir… Le cœur serré, une angoisse m’agrippant à la gorge, je reste silencieux avec la sensation sur toute ma personne de quelque chose d’inexprimablement lourd, d’intolérablement dément.

Alors, tout petit, bouffon, avec sa calotte de velours noir et sa blouse qui ballonne, Triceps me crie :

— Tiens, à ta gauche… la prison, mon vieux… Très chic… tu sais… dernier modèle…

Et il conclut en m’entraînant je ne sais où :

— Tu vois… on est bien ici… des fleurs, de l’horizon, de la verdure. C’est tout à fait la campagne !…

Et çà et là, au-dessus de murs gris, au-dessus de murs noirs, dans les chemins de ronde invisibles, d’invisibles soldats promènent l’éclair vif de leurs baïonnettes …