Les Villes d’or
Revue des Deux Mondes6e période, tome 59 (p. 776-805).
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LES VILLES D’OR

IV [1]
LES SENTINELLES DU DÉSERT

Camps retranchés, fortins, châteaux-forts, villas fortifiées, cités, municipes ou colonies, tous ces avant-postes de la civilisation latine en Afrique semblent monter la garde sur la lisière des régions sahariennes.

Manifestement, Rome a voulu opposer aux envahisseurs nomades, aux pirates du désert, des masses compactes de populations sédentaires et civilisées, profondément différentes du Barbare, par leur culture et leur genre de vie, et aussi bien armées que possible pour lui résister. Il en est ainsi à toutes les époques, dans tous les pays où des races très opposées de caractère, irréductibles les unes aux autres, sont affrontées en un perpétuel état d’alerte et d’hostilité. En Lorraine, le long de l’ancienne frontière, les Allemands avaient massé, en couches épaisses, des immigrants venus de la plus lointaine et de la plus germaine Germanie. Dans l’Afrique ancienne, les colons de Théveste ou de Thimgad, établis à deux pas des régions désertiques, — vétérans, pour la plupart, des armées impériales, — ces braves gens étaient souvent plus Romains que l’Empereur lui-même.

Tout le prouve : le plan et la décoration de leurs villes, les témoignages de loyalisme sans cesse répétés par leurs inscriptions, les innombrables statues, les temples consacrés aux Césars et à leur divinité. La Tunisie centrale et occidentale regorge de ruines romaines. Ces Marches du Désert étaient peut-être encore plus profondément romanisées que le reste du pays. En tout cas, les villes mortes pullulent d’un bout à l’autre de cette région. Rien que dans le périmètre compris entre Mactar et Fériana, le voyageur d’aujourd’hui n’aurait que l’embarras du choix, si notre Service des antiquités était assez largement organisé et doté d’un budget assez riche pour exhumer au moins les plus importantes ou les plus connues de ces villes. Cilium, Uzapa, Muzuc, Limisa, Gemellæ, Thélepte, — pour n’en citer que quelques-unes, — attendent la pioche libératrice du terrassier et la sollicitude de l’archéologue. Les ruines de Thélepte, en particulier, couvrent de vastes étendues. Elles gisent à fleur de sol. Il est scandaleux qu’on les laisse ainsi à l’abandon, exposées à une destruction complète et sans remède. Il y a là plusieurs églises et chapelles chrétiennes, dont une grande basilique à cinq nefs, des thermes assez bien conservés, un théâtre, une nécropole, une forteresse byzantine, sans parler de tout ce qu’on ne voit pas et que des fouilles superficielles peut-être suffiraient pour ramener au jour. Partout des trouvailles sont probables, et des trouvailles de ruines à peu près intactes. Règle générale : là où il y a de l’eau, il y a des villages et des gourbis arabes. Et là où il y a des gourbis, il y a du romain. L’Arabe a presque tout détruit aux lieux où il s’est installé, mais il n’a guère occupé que des fermes ou des bourgades. Sa civilisation rudimentaire ne lui a pas permis de soutenir et de continuer l’œuvre urbaine des Romains. Par pauvreté, misère, barbarie, il a dû évacuer, abandonner presque toutes les villes, — ces villes qui coûtaient cher à entretenir et à défendre, — et il n’a conservé que les points stratégiques, les ports, ou les centres de ravitaillement indispensables.

C’est ce qui a sauvé en partie les ruines de l’Afrique latine. Oubliées par l’envahisseur, après qu’il les eut copieusement pillées et dévastées, les villes romaines se sont enfoncées lentement sous la terre et les décombres. Quand on rejette ce linceul, on retrouve le squelette presque tout entier. Je ne connais rien de plus tragique, ni de plus utile à méditer, — en ce moment surtout, — que le spectacle de ces cadavres de villes. Il a suffi que le Barbare passât par ici, pour que ces grands corps vivants fussent couchés par terre, que le secret de ces organismes si complexes et si délicats fût perdu, que toute cette parure d’art et de beauté se flétrit. Rien ne nous met sous les yeux de façon plus terrifiante la fragilité de nos civilisations. Ce que les hordes asiatiques ont fait de Thélepte et de Carthage, elles peuvent le recommencer ailleurs, demain, si nous n’y prenons garde. Ce qu’il advient quand on ne sait plus repousser le Barbare, Carthage et Thélepte nous l’apprennent. Ils sont venus, ils ont pillé, brûlé, saccagé, et ils s’en sont allés, ne laissant derrière eux que des pans de murs ou des maisons vides. La cité et toute la campagne d’alentour ont été séchées, stérilisées, comme une fontaine dont on coupe la source. Le vivant de la veille est devenu tout à coup un mort. Les gens qui habitaient là, occupés, comme nous, de sciences, d’arts, d’idées, de choses belles et passionnantes, sont entrés brusquement dans la nuit ; les choses dont ils étaient si fiers sont devenues un fatras inutile et quelque peu ridicule, dont on ne sait plus l’usage, ni le sens, — de l’archéologie, une pincée de cendres sur lesquelles peut-être quelqu’un viendra souffler dans des millénaires, ou qui sombreront dans l’oubli et qui seront dispersées, anéanties à tout jamais…


* * *

Parmi ces villes mortes qui, pendant des siècles, furent les sentinelles de Rome en face du Barbare, celles, trop peu nombreuses, que nos archéologues ou nos officiers ont réussi à dégager ou à restaurer d’une manière satisfaisante, — ces quelques ruines ont un caractère tellement original qu’elles nous consolent presque de l’insuffisance des fouilles et des restaurations. Tel est le cas pour Ammædara, Sufetula, Gigthi. Ce ne sont pas précisément des villes sahariennes, mais elles confinent déjà aux régions désertiques, les deux premières sur la frontière occidentale de la Tunisie, la dernière dans les sables de l’extrême-Sud tunisien, non loin des Syrtes et de la Tripolitaine.

Malheureusement, elles sont assez difficiles à atteindre. Il en est de même d’ailleurs pour la plupart des ruines antiques de Tunisie et d’Algérie. Les touristes pressés, — et les Africains eux-mêmes, — ne se doutent pas de leur abondance extraordinaire, ni de leur intérêt, parce que les routes et les chemins de fer modernes ne passent plus par ces centres urbains aujourd’hui abandonnés. Le transit et le négoce se détournent de régions autrefois prospères et surpeuplées, et où l’on ne trouve plus rien que des cailloux et de l’alfa. En outre, la structure même du pays rend les voyages longs et compliqués. La Tunisie, ainsi d’ailleurs que l’Algérie, est faite de compartiments superposés qui ne peuvent guère communiquer que par un couloir latéral, comme dans nos wagons. Ce couloir longe la côte orientale de la Régence, et il faut toujours y revenir, quand on veut passer d’un compartiment à l’autre. Vous vous trouvez, par exemple, au fond d’un de ces corridors, à trente kilomètres d’une ville romaine. Mais celle-ci est située dans le compartiment voisin. Si vous voulez y aller par chemin de fer, il faudra faire plus de deux cents kilomètres pour rejoindre le couloir de communication, et encore deux cents kilomètres en sens inverse pour traverser tout le compartiment parallèle et atteindre enfin le but de votre excursion.

Ammædara, — que les Arabes appellent aujourd’hui Haïdra, — se trouve à l’extrémité d’une ligne d’intérêt purement local, qui va de Tunis, par Gafour et Les Salines, aux exploitations minières de Kalaa-Djerda.

J’avoue que la lenteur du train et la monotonie du paysage commencèrent d’abord par me décourager. Pendant des heures et des heures, des plaines mornes s’allongeaient, sans le plus petit détail capable de retenir un instant le regard. La seule émotion, c’est l’inquiétude de savoir où l’on pourra manger tout à l’heure et coucher ce soir. Le buffet où l’on s’arrête est une cahute en planches, encore assez éloignée de la voie. Elle est prise d’assaut par la douzaine de voyageurs que nous sommes, et, quand enfin nous nous asseyons devant notre pitance, les mouches, par essaims fervents, sont déjà à table dans les assiettes et dans les plats. Je me demande avec angoisse si la lointaine et vague Ammædara vaut le supplice et l’ennui d’un tel dérangement.

Cependant, à mesure qu’on se rapproche de l’Oued-Sarrath, le style du paysage se relève. Il devient plus vigoureusement africain. A travers une grande plaine désolée, le lit de l’oued s’étale sous de hautes berges d’argile rouge ravinées et sculptées par les eaux. Et, dans le lointain, dominant toute cette étendue aride, au sommet d’un énorme massif calcaire, surgit une forteresse naturelle, qui semble construite de main d’homme, et qu’on appelle la Table de Jugurtha. Si habitué que l’on soit aux formes architecturales des montagnes africaines, on est frappé tout de suite par le caractère étrange, et, en quelque sorte, prodigieux de celle-ci.

En face d’elle, du côté de Kalaa-Djerda, un autre massif, celui-là complètement isolé, se dresse au milieu du steppe pelé et rugueux. De loin, on dirait une monstrueuse grenouille accroupie. C’est ce que les indigènes appellent la Montagne des Serpents. Ce nom, le nom de Jugurtha, le légendaire aventurier numide, le profil farouche de la forteresse cyclopéenne, véritable repaire de brigands ou de révoltés, l’aspect de la plaine fauve comme une peau de lion, — tous ces détails significatifs ont tôt fait de vous remettre dans l’atmosphère antique. Et, tandis qu’on se laisse fasciner par le mirage, qu’on suit des yeux les zigzags des escaliers aériens taillés dans le roc de la citadelle, les sinuosités de l’enceinte rocheuse, avec ses tours, ses demi-lunes, ses plates-formes arrondies, — le train vous débarque tout doucement entre des hangars et des cheminées d’usines, au milieu de toute une poudreuse et fumeuse agglomération industrielle, où circule, parmi les rails et les monte-charges, une population d’ouvriers cosmopolites…

Ce n’est qu’une fausse note d’un instant. Il suffit de sortir de la gare et de se tourner vers le Sud, — vers l’immense plaine où s’étale, comme un mausolée berbère, la Montagne des Serpents et que domine, du haut de son massif rocheux, la Table de Jugurtha, — toutes ces cambuses des phosphatiers disparaissent, elles ne comptent plus, elles s’effacent derrière les plis des terrains comme de petites barques derrière les houles marines. Rien que la terre nue, hérissée d’herbes dures et piquantes comme des aiguilles ; çà et là, des cabanes dont la couleur se confond avec celle du sol, des troupeaux qui bougent vaguement dans un halo de poussière, et les aboiements furieux des chiens. Les nomades voleurs ne sont pas loin. Ils passent, furtifs, sous leurs burnous terreux. Tout au fond de l’horizon, légèrement teinté de rose par le couchant, se dessinent les étranges profils des montagnes africaines, les pitons en forme de mamelles, les cônes écrasés qui rappellent le triangle mystique de Tanit, les enceintes turriformes aux escaliers de rochers vertigineux. On est dans un monde qui n’a plus d’âge, le monde des périodes géologiques et des plus lointaines légendes. On est hors du temps : condition excellente, sorte de purification préliminaire, pour se préparer à l’émotion historique…


Cependant, Ammædara et son trésor de souvenirs et de ruines anonymes sont encore loin : vingt kilomètres environ qu’il faut faire en voiture. C’est une journée entière que réclame la visite de la ville morte.

D’abord, le paysage redevient d’une monotonie désolante. Les montagnes s’abaissent, perdent leurs belles formes monumentales. Nous voici tout près de la frontière algérienne. Tébessa est à quelques lieues, derrière ces collines médiocres, à la végétation terne et cendreuse. La plaine jaunâtre, sillonnée de faibles ondulations, semble déserte. Mais ce n’est pas le désert, bien qu’il ne soit pas très loin. Ici, parait-il, fut l’antique Ammædara. On cherche… On finit par apercevoir, sur la droite de la piste, la forme confuse d’un arc de triomphe encore mal dégagé de sa gangue byzantine et, plus loin encore, dans la direction de l’Oued Haïdra, un mausolée au fronton triangulaire, qui se dresse à l’entrée de ce champ de ruines, comme une gigantesque guérite abandonnée. Enfin, au sommet d’une éminence sablonneuse, apparaît le bordj des douaniers, qui gardent la frontière. Ils sont là trois hommes, avec leurs femmes et leurs petits-enfants, perdus au milieu d’une foule de loqueteux en burnous, qui se chauffent au soleil contre les murs du bordj, ou qui se pressent devant le portail, en criant et en gesticulant de leurs bras maigres et noueux. Trois hommes anémiés et pâlis par les fièvres, et, derrière les murs de l’enceinte, une demi-douzaine de vieux fusils alignés sur un râtelier, voilà ce qui représente aujourd’hui la majesté de l’Empire aux yeux de cette foule barbare. Il faut croire que cela suffit pour la tenir en respect. Je m’incline devant les vieux fusils Gras comme devant les faisceaux des licteurs proconsulaires…

Mais je cherche toujours la ville. Où est Ammædara ?… ! J’aperçois bien, de ce côté, les décombres d’une basilique chrétienne, et, en face de moi, les remparts écroulés d’une importante forteresse byzantine. Mais la ville romaine, celle dont les citoyens ont élevé là-bas cet arc de triomphe et ce mausolée de si grande allure ?…

Elle est tout entière détruite, ou ensevelie sous des couches de sable.

Les vestiges en sont encore très nettement visibles. Après avoir longé quelque temps la forteresse, je suis descendu, par une dépression de terrain, jusque dans le lit de l’oued. Les berges, très hautes et sans cesse rongées par les eaux, ont l’air de tranchées artificielles. Dans la paroi régulière, on distingue des substructions de maisons, des racines de murailles, des restes de pavements, des colonnes couchées, des auges de pierre. Tout le travail d’exhumation reste à faire. Est-ce pour constater cette possibilité de renaissance que l’on est venu ?…

On se détourne avec mauvaise humeur, et, sur des cailloux glissants, on enjambe le lit de l’oued.

Et voilà que, tout à coup, on se trouve devant un spectacle étonnant de couleur et de somptuosité. C’est une apparition médiévale d’un relief, d’une intensité réellement extraordinaires. De l’autre côté de la rivière, d’un mouvement farouche, la citadelle byzantine, avec ses tours, ses créneaux, ses hautes portes cintrées, dévale jusqu’au bord de la berge. Elle semble faite avec des cubes d’or rouge, et toute cette enceinte massive et singulière se détache au milieu des sables roux, sur le bleu du ciel, comme une flamboyante orfèvrerie. Sous sa couronne de palmiers élancés, cette étrange silhouette se réfléchit dans la nappe mince et frissonnante de l’oued, qui se déverse en cascades dans des bassins naturels, semblables à des vasques superposées de marbre blanc. En face, sur la berge où je suis, des peupliers rabougris érigent leurs verges maigres. Et, par derrière, des collines pelées et misérables attristent l’horizon. Soudain, on grelotte. Un coup de vent froid vient de passer, qui fait frissonner les herbes et les roseaux de l’oued. On est très haut ici : c’est l’atmosphère frigide des Hauts-Plateaux.

Et rien n’est saisissant comme le contraste de cette maigreur et de cette frigidité avec l’ardeur et l’opulence de l’autre spectacle. Une flambée de couleur au bord d’une flaque d’eau, dans la tristesse d’une lande informe et incolore, voilà ce qui reste d’Ammædara.

Mais ce reste est quelque chose de tellement intense et magnifique qu’il fait oublier toutes les déconvenues. Cette forteresse byzantine, vue du côté de l’oued, est une ruine splendide et précieuse, qu’il faut conserver à tout prix. Les crues de la rivière, les coups de vent et les pluies ont tellement ébranlé le rempart, que, sur une foule de points, il menace de s’écrouler. L’arche hardie de cette porte qui se découpe, dans l’air léger, avec une telle sveltesse, une telle pureté de ligne, elle ne se tient debout que par miracle. Il serait urgent de consolider toutes les pierres branlantes et aussi de déblayer, d’ordonner un peu l’intérieur de l’enceinte, d’y remettre en place une foule d’accessoires. Il y a là les débris d’une basilique, dont la nef était surmontée de tribunes et le porche flanqué d’une tour. Tout cela pourrait être restauré au grand avantage de l’ensemble. Et je ne verrais pas d’inconvénient à ce que cette restauration fût poussée dans le plus petit détail, à condition toutefois que ce travail de réfection n’altérât point la physionomie si originale de la ruine, telle qu’elle se présente actuellement. Cette œuvre si curieuse, si pittoresque, du hasard et des siècles, doit être respectée dans ses grandes lignes. On aurait ainsi, à Haïdra, un type de forteresse byzantine comme il n’en existerait nulle part en Afrique. Celle de Tébessa, qui est plus vaste et dont les murailles sont merveilleusement intactes, englobe toute une petite ville moderne qui contraste de façon désagréable avec le style de la bâtisse. Ici l’intérieur et l’extérieur seraient en harmonie. On pourrait s’y faire une idée de ce que fut une citadelle byzantine de l’Afrique reconquise, à la veille des invasions arabes.

En outre, — et cela va sans dire, — il serait tout aussi intéressant de fouiller, autour de la citadelle, ce qui subsiste de la ville antique. On prétend que le théâtre est insignifiant. Mais peut-être que l’amphithéâtre ne l’est point. D’autres temples que ceux dont on voit les vestiges sont peut-être à découvrir, d’autres mausolées aussi. Et enfin, il conviendrait d’achever le dégagement de l’arc de triomphe, qui marquait, à l’Est, l’entrée de la ville. Suivant leur coutume économique d’utiliser les moindres débris de construction, les Byzantins l’avaient enjuponné dans un revêtement de pierres de taille, certainement arrachées aux ruines de la ville romaine, et ils l’avaient transformé en fortin. Aujourd’hui ce revêtement postiche n’est qu’à moitié démoli. Par la déchirure de la maçonnerie, on n’aperçoit qu’une des façades de l’élégant édifice, écrasé sous sa gangue de gros blocs quadrangulaires, comme un joyau enfermé dans une boite de bois blanc.

Parmi les éclats de pierres qui jonchent le sol aux alentours, je le considère de plus près. Il rappelle l’arc de Tébessa, la cité voisine, — celui qui est dédié à Caracalla et à Julia Domna, « la mère des camps. » De chaque côté du cintre, mêmes pilastres corinthiens, mêmes avant-corps supportant des couples de colonnes. Mais, si, là-bas, l’ornementation est plus riche, plus délicate, ici l’édifice est plus élevé et plus majestueux. Les colonnes des avant-corps sont plus élancées. Au fronton du monument, peut-être surmonté, comme à Tébessa, d’édicules à colonnettes, j’essaie de déchiffrer l’inscription dédicatoire. Elle est très endommagée. Il faut apprendre ailleurs que cet arc de triomphe était consacré à Septime Sévère, le grand empereur africain, le fondateur de villes, le héros éponyme de tout ce vaste pays qui va de Leptis Magna à Césarée de Maurétanie. Maintenant, sur les pierres rugueuses du frontispice, on ne peut plus lire que ces deux mots gravés en hautes majuscules romaines : ADIABENICO. PARTHICO… Et la mémoire est obligée de rétablir tout le reste de l’inscription : « A Septime Sévère, Empereur, grand Pontife, Père de la Patrie, vainqueur des Parthes et de l’Adiabène… »

Pour comprendre le son vraiment triomphal que rendent ces quelques syllabes latines aux oreilles du voyageur, et de quel éclat spirituel brillent ces fantômes de lettres à peine visibles, il n’est que de s’imaginer la misère et la désolation qui environnent cette ruine fastueuse. Partout la terre nue, que bossèlent, çà et là, quelques tas de décombres et, dans le lointain, au ras du sol, quelques burnous pouilleux devant un gourbi pareil à une étable de porcs. Et, au milieu de cette poussière et de cette abjection, ce cri de victoire, venu du plus profond des siècles, qui traverse tout, qui domine tout : ADIABENICO. PARTHICO !… Et cet étalage des titres du civilisé, ce rappel d’une grandeur, d’une puissance, d’une force ordonnée et bienfaisante dont le prestige survit à tout : « A Septime Sévère, Empereur, grand Pontife, Père de la Patrie !… » Y a-t-il quelque chose de comparable à l’émotion lyrique qu’on éprouve ici, à ce cri qui réveille les instincts les plus nobles et les plus essentiels de toute une race et qui suscite devant ses yeux de si enivrantes images ?

Mon regard flotte sur la grande plaine vide. Je n’aperçois à ma droite que le mausolée, autre sentinelle perdue, avec les quatres colonnes de son attique, et, par derrière, des collines pierreuses et ternes, aux sommets boisés de pins d’Alep. Mais, vers le Sud, du côté du désert, les perspectives les plus lointaines sont toutes roses. Des voiles bleus et mauves s’étendent sur les espaces sablonneux. Là-bas, la montagne des Serpents se vêt d’une couleur de jacinthe. Et voici des femmes qui s’approchent dans leurs haïcks rouges, harmonie de pourpres ardentes, qui monte tout à coup comme un chant, qui s’exalte avec le vent, au milieu des tourbillons de poussière jaune… Pourpre des espaces désolés et fascinants, pourpre des vieilles pierres, pourpre impériale, tout cela se confond et se mêle dans l’imagination et les yeux éblouis : ADIABENICO. PARTHICO : « à Septime Sévère, Empereur, grand Pontife, Père de la Patrie, vainqueur des Parthes et de l’Adiabène… »

Quoi qu’on en pense, la grandeur humaine est quelque chose. Si l’on peut concevoir ailleurs combien elle est à la fois glorieuse et misérable, ici on rencontre un spectacle réellement unique, que Rome elle-même ne peut pas montrer : les féeries du Désert mêlées aux splendeurs de l’Histoire. Et, symbole plus émouvant et plus significatif encore : l’indestructible Barbarie face à face avec la pérennité, pour ne pas dire l’éternité de la Ville.


* * *

On devrait aller le plus facilement et le plus rapidement du monde d’Ammædara à Sufetula. Mais celle-ci se trouve dans un autre compartiment géographique que sa voisine. Le pauvre voyageur, obligé de se servir du chemin de fer, doit revenir sur ses pas jusqu’au couloir latéral et refaire, en sens inverse, tout un long trajet.

Il est vrai qu’on peut s’arrêter en route et visiter, en passant, les ruines de Thuburbo majus, ou celles de Maclar, qui sont considérables. De même, en allant à Sufetula, Kairouan offre une halte tout indiquée, — Kairouan avec sa fameuse mosquée de Sidi-Okba, qui, à l’intérieur comme à l’extérieur, est ornée de colonnes romaines et byzantines. Une fois de plus, on y pourra constater que l’art arabe est fait des dépouilles de la latinité. On peut même dire que la mosquée de Kairouan, dont la principale curiosité consiste en cette forêt de merveilleuses colonnes prises aux églises et aux temples païens d’Hadrumète et de Carthage, forme un beau musée d’art gréco-romain. L’armature de l’édifice est toute latine comme le sous-sol du pays.

Admirer, étudier en détail les colonnes et les chapiteaux de Kairouan, voilà donc une excellente préparation pour le pèlerin de Sufetula. La transition se fait naturellement de la ville moderne à la ville antique.

Les ruines de celle-ci, — que les indigènes appellent aujourd’hui Sbeïtla, — couvrent un très grand espace sillonné de rues et d’avenues à demi enterrées. Si l’on achevait l’œuvre commencée très brillamment déjà par le Service des antiquités, cela deviendrait quelque chose de plus beau et de plus complet que Thimgad. Pour reconstruire la ville, sans en fausser la physionomie, il suffirait, ici encore, de relever les matériaux qui gisent par terre. L’abondance des colonnes, des corniches, des éclats de marbre, des débris de sculpture, qui encombrent le champ des ruines, est un perpétuel sujet d’étonnement. On reste songeur devant ces vieilles cités africaines, qui sont à peu près sans histoire et qui avaient de si beaux monuments. Sufetula, par exemple, n’est guère connue que par une lettre de saint Augustin adressée « aux protecteurs, aux notables, au Sénat de la colonie de Suffecte. » (Suffecte ou Suffecta est évidemment i une mauvaise leçon pour Sufetula).

Cette lettre de l’évêque d’Hippone est extrêmement curieuse. Elle prouve qu’à cette époque, — environ cent ans après l’édit de tolérance des Empereurs, — la lutte était encore vive entre païens et chrétiens. Les rixes et les émeutes étaient fréquentes dans les villes entre les deux partis. Il y avait des blessés et des morts : « Votre crime, dit l’évêque Augustin aux gens de Sufetula, votre crime a ensanglanté vos temples et vos places publiques… Vous avez anéanti les lois romaines, insulté et méprisé les Empereurs. Celui d’entre vous qui a le plus tué a été le plus comblé d’éloges. Vous lui avez donné une place d’honneur dans votre curie. » À ces invectives les païens répondaient que les chrétiens avaient mis en pièce une statue d’Hercule, sans doute pour se venger du meurtre des leurs. « Eh bien, soit ! ripostait Augustin : nous vous rendrons votre Hercule, nous le peindrons en rouge, pour rehausser encore l’éclat de vos cérémonies sacrées… Oui, puisque vous prétendez que cet Hercule était à vous, nous nous cotiserons pour vous acheter un dieu. Mais rendez-nous tous nos frères que vous avez massacrés !… »

Laissons de côté le fait historique et sa signification, faisons la part de la phraséologie officielle dans cette épitre de saint Augustin : elle n’en donne pas moins une certaine idée avantageuse de Sufetula. Ces protecteurs, ces notables, cette curie, ce sénat, ces cérémonies sacrées, ces temples, ces places publiques, ces statues de divinités peintes en vermillon, aux cheveux et à la barbe d’or, ce titre de colonie, — tout cela ajoute encore au prestige de la ville morte, telle que nous l’imaginons : , d’après le spectacle de ses ruines. Sa prospérité, comme celle de la plupart des villes africaines, dut atteindre son apogée à l’époque des Antonins ou des Sévères. Mais son importance politique se soutint longtemps après. Aux approches de l’invasion arabe, le patrice byzantin Grégoire en avait fait, paraît-il, une des capitales du pays.


* * *

Le premier aspect n’a rien d’extraordinaire.

On a, devant soi, une grande plaine vaguement ondulée, hérissée de pierrailles et de touffes d’alfa, où l’on ne distingue d’abord que la silhouette d’un arc de triomphe, et, tout au fond, derrière des épaulements de terrain, un groupe de bâtisses qui sont peut-être des temples en ruines, peut-être des cambuses administratives : on ne sait trop. Et l’on s’achemine tout de suite vers la porte monumentale qui marquait certainement, autrefois, l’entrée de la ville antique.

L’arc de triomphe est, si l’on ose dire, le lieu commun, la banalité de l’Afrique latine. Il y en a partout, dans les moindres bourgades, et la forme n’en est pas toujours très variée. Celui-ci, en revanche, est d’un caractère tout à fait original. Il a une physionomie qu’on ne peut plus oublier, une fois qu’elle s’est fixée dans le regard. Il sied de le mettre à part avec ceux de Thimgad, de Tébessa et d’Haïdra.

Je m’approche du vénérable monument, en partie restauré par les soins du Service des antiquités. C’est réellement un très beau morceau. En ce moment, il se réfléchit tout entier, de la corniche au soubassement, dans une flaque d’eau, qu’un orage nocturne a formée auprès. Au milieu de l’aridité environnante, cela donne l’illusion d’un invraisemblable bouquet de couleurs. Les pierres, peut-être ferrugineuses, ont une teinte rose foncée qui rappelle le grès rouge des Vosges, cette riche matière dont est faite la cathédrale de Strasbourg. Mais, ici, la couleur de la pierre a quelque chose de plus délicat, de plus vermeil aussi, de plus chaud, et, encore une fois, de plus vivant. Le grain des blocs est rugueux comme la peau d’une orange, et tout l’édifice est robuste, regorgeant de sève comme un beau palmier : dans ces pays du Sud, il faut toujours en revenir à cette comparaison. Et pourtant, malgré cette variété de couleurs, ces tons d’or, et ces dégradations infinies de roses et de rouges, cette rudesse d’écorce, ces nodosités et ces rides presque végétales, l’arc de triomphe de Sbeïtla, comme le temple capitolin de Dougga, offre un profil parfaitement harmonieux. Les lignes en sont d’une pureté toute classique.

Il faut s’arrêter devant ces arcs de triomphe africains et les contempler longuement, parce que ce sont des types d’un art complètement disparu. Ils sont beaucoup plus simples, beaucoup moins chargés de sculptures et de bas-reliefs que les arcs de Rome et surtout que nos modernes arcs de triomphe, lesquels, à l’exception de celui de l’Etoile, ne paraissent point faits pour le plein air. La recherche et la fragilité de leur ornementation requièrent la vitrine protectrice d’un musée. Considérez le charmant arc, — déjà si abimé, — du Carrousel : on le voit mieux sous globe qu’à l’air libre. En Afrique, au contraire, l’édifice est merveilleusement adapté aux conditions du sol et du climat. Il surgit comme une plante vivace et drue, une pousse naturelle de cette terre ardente et violente. Sous sa rude carapace, il est capable de résister à toutes les injures de l’air et à toutes les brûlures du soleil. Néanmoins, malgré cette solidité de structure et d’épiderme, cette bonhomie un peu rustique, il se compose avec le même air de grandeur et de noblesse, la même beauté harmonieuse et grave qu’un chant de Virgile ou un chapitre de Tite-Live. Le secret de cette architecture-là est mort avec le génie antique. Des profils comme ceux de l’arc de triomphe de Sbeïtla ou du temple de Dougga ne se reverront jamais plus. C’est pourquoi il faudrait essayer d’en prolonger pieusement la durée.


* * *

Par une grande voie dallée et bordée de décombres, je m’achemine vers le centre de la ville morte. Ainsi entrait, dans Sufetula, voilà dix-huit siècles, le voyageur venu de Carthage ou d’Hadrumète. Mes pas se posent dans ses pas, et, si nos modernes véhicules pouvaient me suivre ici, les roues s’enfonceraient dans les ornières tracées par les roues de son char.

Afin de mieux embrasser l’étendue des ruines, j’oblique, à droite, vers une éminence, que dominent quelques colonnes et à laquelle s’adossait le théâtre.

Il était bâti sur la berge d’un oued profondément encaissé, et dont le caractère est tout à fait étrange, même pour les yeux d’un vieil Africain. Les colonnes, que j’apercevais de loin, formaient, au fond de la scène, une ordonnance décorative. Du haut des gradins, parfaitement reconnaissables sous la couche de terre où ils sont ensevelis, on peut s’orienter à travers les ruines et en prendre une idée d’ensemble. On identifie des thermes, des basiliques chrétiennes, des rues encadrées de pans de murs ; puis le regard se fixe sur un admirable ensemble de constructions, qui émergent parmi tous ces débris informes : le forum de Sufetula, sa porte triomphale, son enceinte quadrangulaire, ses portiques, ses trois temples capitolins. Mais la distance en diminue un peu l’effet. Le paysage de l’oued tout proche est tellement énergique et singulier qu’on se détourne de ce panorama archéologique pour considérer la splendide et sauvage nature.

Le promenoir qui s’élevait en avant de la scène est un endroit excellent pour jouir de cette belle vue. Ici, l’architecte l’avait-il fait exprès ? Etait-ce réellement un portique que protégeait ce haut mur percé de larges baies ? Y avait-il là une terrasse en bordure de la rivière, où l’on venait prendre le frais, pendant l’été, en jouant au cottabe, ou en récitant des vers ? Ce qu’il y a de sûr, c’est que la vue y est merveilleuse. Dans le fond, comme au bout d’un grand corridor, on aperçoit un pont romain, flanqué de piles-rondes et pareilles à des tours, qui enjambe le lit raviné et tourmenté de l’oued. L’eau, déjà rare, brille en un mince filet entre des touffes de lauriers-roses. Ailleurs elle s’étale en un miroir cristallin où se décomposent les nuances exquises de l’atmosphère. Avec ses étages inégaux, le lit du torrent semble, comme celui d’Haïdra, un canal de marbre blanc qui se déverse dans une cuve d’or gondolée et boursouflée par un caprice de toreuticien. Au-delà du pont, il se perd entre des escarpements sablonneux et turriformes, des monticules qui font songer à des troupeaux de sphinx allongés dans une attitude de repos et de méditation.

De l’autre côté, vers le Sud, ce dur paysage de métal solidifié a pour pendant l’éternelle et aérienne féerie désertique. Dans le ciel léger, les fonds vaporeux se teignent de roses et de mauves d’une délicatesse infinie, de bleus pâles dans les lointains. Et, sur ces instables et mouvants tissus, se détachent des montagnes fantômes. Elles s’alignent au bord de l’horizon comme des groupes d’offrandes, à la cimaise d’un temple : des trépieds, des candélabres ; des cônes et des triangles mystiques de la Déesse. Et puis tout s’efface dans les brumes lumineuses du couchant…


* * *

Par un sentier qui longe quelque temps le bord escarpé de l’oued, je gagne les deux grandes basiliques chrétiennes, qui, au Nord du forum, sur un espace considérable, déploient les colonnades de leurs nefs, l’enchevêtrement de leurs absides, de leurs atriums, de leurs chapelles latérales et de leurs cellules monastiques. Il y avait là des couvents et, comme toujours, autour des sanctuaires, des sépultures, de véritables nécropoles. Malgré les indigènes qui ne cessent de détériorer et de mutiler tout ce qui reste debout, les chèvres et les vaches qui viennent brouter l’herbe maigre poussée entre les pavés, — en somme l’abandon complet de ces basiliques sous la surveillance purement décorative d’un gardien arabe qui borne ses fonctions à exhiber au passant la plaque de cuivre officielle, — ces ruines chrétiennes sont parmi les mieux conservées que j’aie vues en Afrique.

Mais on peut prédire leur disparition à bref délai. Si l’on n’y prend garde, ces vestiges si émouvants, d’une couleur si chaude, d’un charme si naïvement antique et d’un si haut intérêt documentaire, vont être encore une fois réenterrés. Comment les catholiques, à défaut des archéologues, ne s’en préoccupent-ils pas ? Pourquoi ceux d’Algérie et de Tunisie n’ont-ils pas encore organisé une ligue pour la conservation de leurs antiquités ? La création de « l’Œuvre des Basiliques africaines » s’impose. Elle est nécessaire pour la plus grande beauté de l’Afrique, pour la continuité de la tradition et aussi pour le bien matériel du pays. J’en appelle aux évêques et au clergé d’Algérie et de Tunisie. S’ils le voulaient, ils pourraient attirer, chaque année, des centaines de milliers de pèlerins et de curieux.

L’Amérique et l’Angleterre défileraient à Tipasa, à Tigzirt, à Tébessa, à Carthage, à Sbéïtla, en une foule d’autres endroits où les ruines chrétiennes sont non moins nombreuses et captivantes. Les Français eux-mêmes, qui ignorent leurs propres richesses, qui s’en désintéressent, ou qui, par routine, ne consentent même pas à y penser, les Français eux-mêmes finiraient par se joindre aux étrangers. Car il ne faut point se lasser de le crier aux oreilles de ces sourds qui ne veulent pas entendre : en fait d’antiquités chrétiennes des premiers siècles, aucun pays du monde ne peut rivaliser avec la patrie de saint Cyprien et de saint Augustin.

De même que les monuments païens, les monuments chrétiens, — basiliques, chapelles, baptistères, nécropoles, catacombes, — couvrent le pays tout entier, du Maroc à la Tripolitaine. Cette multitude d’édifices, restaurés dans leurs parties essentielles, seraient, pour le voyageur, une leçon d’archéologie et d’histoire, comme ils n’en recevront nulle part ailleurs. Si l’on veut revivre l’ère héroïque des martyrs, fouler le pavé des églises où ils ont prié, c’est ici qu’il faut venir. Sans doute, Rome est toujours Rome. Mais elle ne peut montrer qu’une faible partie des antiquités chrétiennes qui foisonnent dans la Numidie et la Proconsulaire. Pourquoi donc, après l’obligatoire pèlerinage à la ville des Apôtres, les fidèles de toute confession et, avec eux, tous les fervents du passé, ne viendraient-ils pas à Carthage, et, de là, dans les villes africaines, compléter leur voyage, pour ne pas dire plus ? De Rome à Tunis, en passant par Naples et la Sicile, les escales seraient aussi rapprochées qu’agréables, — et les voyageurs qui auraient accompli ce périple de la Méditerranée occidentale, pourraient se flatter d’en rapporter vraiment l’image intégrale de l’ancienne latinité…

J’évoque de nouveau ces beaux projets d’avenir, en rôdant autour de la margelle d’un baptistère, qui se trouve dans une de ces basiliques de Sufetula. Si je ne m’abuse, il est d’une forme unique, inconnue jusqu’ici. Pour ma part du moins, je n’en ai pas encore vu de pareil, si ce n’est celui de Djerba, qu’on a jugé à propos de transporter au Musée du Bardo. Celui-là aussi est en forme de croix, mais le dessin en est tout autre et la disposition intérieure très différente. On y descend par un escalier, aménagé dans une des branches de la croix. Aux deux extrémités des bras, des sièges sont creusés, sans doute pour le baptiste et son assesseur. Des colonnes disposées sur le pourtour supportaient un toit, de sorte que l’édicule devait avoir l’apparence d’un kiosque de jardin. Comme le baptistère de Thimgad, dont la disposition aussi est différente, l’intérieur et les bords de la vasque baptismale étaient tapissés de mosaïques aux tons éclatants et aux motifs ornementaux d’un caractère archaïque et primitif, qui rappellent les broderies des étoffes indigènes. Une fois de plus, on le constate : tout ce que nous croyons arabe ou oriental n’est que du berbère ou du romain.

Les grandes mosaïques des nefs et des absides offrent la même simplicité et la même richesse ornementale. Ces tapis de fraîcheur, qui s’étendaient sous les pieds nus des fidèles en prière, avaient l’éclat des laines qui, aujourd’hui encore, dans les tapis d’Orient, composent ces étranges bouquets d’arabesques et de couleurs. Malheureusement la destruction qui menace les basiliques de Sbeïtla menace aussi ces précieuses mosaïques. Morceaux par morceaux, elles se défont sous les pieds des troupeaux et des touristes. Je ramasse quelques petits cubes rouges et bruns qui gisent sur le sol découvert, au milieu d’une grande plaie faite à une des mosaïques des nefs. Ils sont arrondis et deux au toucher, pulpeux comme les grains d’une grenade. Il suffit de les humecter légèrement, pour qu’ils se mettent à luire d’un éclat profond et translucide, comme les gemmes frottées par la peau de chamois du bijoutier…

Et tout en roulant dans ma main les petites pierres brillantes, je songe à toutes les autres mosaïques qui sont en train de se défaire dans la plupart des autres villes africaines. On les abandonne avec une négligence coupable et qui devrait être réprimée par une loi. Comment se fait-il, par exemple, que la célèbre mosaïque de l’Oued-Athménia, près de Constantine, ait totalement disparu, — cette vaste composition qui figurait une villa romaine avec ses dépendances, ses jardins, ses parcs, ses chenils, ses haras ? Il n’en reste plus, parait-il, que le souvenir, ou bien des descriptions purement littéraires et historiques, comme celle qu’en a donnée Gaston Boissier dans son Afrique romaine, ou enfin des dessins inexacts et fantaisistes publiés dans des recueils d’archéologie. Je tremble qu’il n’en soit bientôt de même pour cette admirable scène de chasse, que j’ai pu contempler, il y a six ans, a Hippone, dans la propriété Dufour. Il est peu de mosaïques qui présentent un pareil intérêt documentaire. C’est encore une œuvre unique en son genre, un tableau réaliste, d’une vie et d’une précision extrêmes, dont je me suis inspiré dans Sanguis Martyrum, pour décrire une chasse au lion. Va-t-on laisser cette pièce capitale se détériorer et s’anéantir comme celles de l’Oued-Athménia ?

A Tunis même, au Musée du Bardo, je me suis scandalisé de voir certaines mosaïques, encastrées dans le pavement des salles, s’effacer peu à peu sous les semelles des passants, ou encore de voir vendre à des touristes certains tableautins en mosaïque, sous prétexte que c’étaient des répliques, des pièces communes, sans grand intérêt. Mais, de grâce, regardez de près ces morceaux que vous considérez comme des doubles : ils diffèrent par le dessin, comme par la couleur. Ce n’est peut-être qu’une différence de ton. Mais un ton de plus ou de moins, et voilà la valeur du morceau changée du tout au tout. Dans la mosaïque des anciens, la couleur en elle-même est la chose capitale. Elle peut aussi avoir une importance documentaire. Il est très curieux pour nous de savoir la couleur d’un habit de chasse ou d’une gandoura d’intérieur, au temps des Sévères ou des Antonins. Et je m’étonne, à ce propos, du beau dédain que lui témoignent les archéologues. Quand ils nous décrivent une mosaïque, ils nous parlent de tout, sauf de la couleur. S’ils prétendent nous en donner une idée d’après des planches coloriées, les couleurs sont fausses, ou trop pâles ou trop crues : ce qui détruit à peu près complètement l’effet décoratif cherché par l’artiste.

Quant au dessin des mosaïques anciennes, il est à la fois conventionnel, — ou plus exactement traditionnel, — et très ingénument réaliste. C’est ce qui en fait le charme singulier, et c’est pourquoi l’artiste ne se répète jamais. Avec la couleur, due à l’emploi de certaines pierres, et dont le secret semble perdu, il confère à la mosaïque un caractère à peu près inimitable. Si cependant, ces œuvres d’un art disparu, au lieu d’être pendues aux murs d’un musée, étaient rétablies aux lieux où on les trouva et suffisamment protégées, par des clôtures ou par des toitures, contre les intempéries et les dégradations ; en un mot, si elles étaient convenablement mises en valeur, peut-être qu’elles suggéreraient à nos décorateurs modernes toute une rénovation de la mosaïque, cet art somptueux et charmant, qui, aujourd’hui, est tombé au niveau de la photographie.


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Des basiliques chrétiennes de Sufetula, qui devaient se trouver en dehors de la ville, au forum qui, sans doute, en occupait le centre, il y a une distance assez considérable.

On chemine quelque temps à travers des amas de décombres, des rues encore très nettement marquées. Cela permet de mieux apprécier l’élégante silhouette des trois petits temples capitolins juxtaposés, presque l’un contre l’autre, sur le côté postérieur du forum. Dès le seuil des basiliques d’où je viens, on les voit grandir peu à peu et, en quelque sorte, émerger du sol. Avec leurs pilastres corinthiens, leurs attiques ébréchés ou rompus, ils se présentent de dos, encastrés dans le mur d’enceinte quadrangulaire dont les Byzantins entourèrent le forum de Sufetula, comme ils avaient fait à Thugga et partout. C’est encore un de leurs ridicules petits fortins, poussés comme des champignons au milieu des ruines antiques.

Entre le temple médian et le temple de droite (en venant des basiliques), on franchit un portail au large cintre, et, par le corridor ménagé entre les deux édifices, on débouche sur une place dallée, encombrée de fûts de colonnes, de piédestaux, d’éclats de marbres et de matériaux de toute sorte. Elle était environnée d’un portique à colonnades, qu’il serait très facile de relever, et décorée, sur sa façade antérieure, d’un arc de triomphe dédié à l’empereur Antonin. Pour mieux juger de l’ensemble, je sors du forum par la grande arche de cette porte monumentale, et je me retourne vers la place et vers les trois temples qui s’inscrivent magnifiquement dans la courbe élancée de l’arc de triomphe.

Je suis au milieu d’une grande rue montante, pavée, suivant la coutume romaine, de larges dalles de marbre, bordée de galeries et de boutiques. À droite et à gauche, on distingue les ruines des Thermes et celles d’une basilique byzantine. Devant moi, au sommet de la rue, exhaussé de quelques marches, s’ouvre, par sa triple baie, le bel arc d’Antonin, qui faisait au forum de Sufetula une entrée des plus majestueuses. Ce n’est pas le meilleur modèle du genre, en Afrique. Avec ses colonnes engagées, ses statues placées dans des niches au-dessus des petites baies latérales, Il n’a pas la robustesse harmonieuse, le grand air de l’arc, qui se dresse en face, à l’autre extrémité de la ville. Mais il s’ordonne merveilleusement avec les trois petits temples capitolins, au-devant desquels il forme comme un portique triomphal.

Je rentre sur le forum, je m’assieds sur les escaliers des galeries couvertes qui en faisaient le tour, pour mieux contempler cette charmante trinité architecturale. Seule, la restauration du temple de gauche a été suffisamment poussée, pour qu’on puisse juger de la silhouette ancienne. Les deux autres sont mutilés de leurs péristyles. Devant le temple du milieu, s’élève une plate-forme confuse où s’entassent des chapiteaux écornés, des débris de larmiers et de cimaises. On a peine à y reconnaître la tribune aux harangues. Mais l’autre édifice, celui de gauche, — qui a été fort heureusement réparé, — vaut presque le temple de Dougga pour la pureté classique des lignes et pour l’opulence invraisemblable de la patine. Lui aussi, il porte des traces éteintes de polychromie. Ce ne sont plus que des nuances presque insaisissables qui se mêlent aux dorures, aux rousseurs orangées des vieilles pierres et des sculptures. Si ce n’est l’élégance harmonieuse du profil, rien ne vaut le moelleux, le précieux, la rareté de la substance. On dirait un ivoire, une cire légèrement colorée, un chef-d’œuvre ingénieux et menu. Et pourtant le poids de ces blocs, la noblesse et le style de cette composition éveillent l’idée d’une grande chose.

Tandis que je médite et que j’emplis mes yeux de ce spectacle rare et délicieux, tout à coup, dans le silence crépusculaire, une détonation éclate derrière les cellas des temples vides. Et aussitôt, deux hommes, pieds nus, le visage maigre et bruni sous le burnous troué, m’apportent un oiseau de proie qu’ils viennent d’abattre. Le rapace palpite encore sous son plumage roux comme celui des ruines. Son corps est chaud comme les pierres pénétrées de soleil où je suis assis, et, entre ses pattes, dans le duvet fauve, éclate un filet de sang, pareil aux traces de vermillon qui luisent, là-haut, sur l’écorce dorée du tympan. Cette petite vie cruelle qui agonise entre les mains des hommes farouches, ce spectacle soudain et un peu douloureux pour les nerfs du civilisé d’aujourd’hui, provoque dans mon esprit une foule de similitudes et de correspondances. Il me semble que le forum de Sufetula m’aurait moins ému sans l’apparition brusque de ce cadavre d’oiseau, enfant de ses ruines…


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J’ai monté les degrés du temple et je m’arrête sous le péristyle, entre deux hautes colonnes corinthiennes, d’un galbe admirable. De là, on domine toute la plaine de Sbeïtla, les ruines des thermes et du théâtre. Dans le lointain, se profile le grand arc de triomphe, celui qui marquait, vers le sud, l’entrée de la ville. Par-delà cette arche ouverte sur le désert, les vapeurs féeriques de l’extrême horizon se teignent de nuances mourantes, d’une délicatesse toujours plus divine. Formes douteuses, tremblant sous leurs voiles mauves et roses, les montagnes coniques et triangulaires alignent leur rangée d’offrandes sur le bord du ciel, d’un violet sombre. Le regard se perd avec une inlassable admiration dans ces immenses étendues dénudées et splendides.

Au milieu de cette solitude, de ces pierrailles tranchantes, de toute cette aridité magnifique, est couché le cadavre de l’antique Sufetula. Une cuve de cuivre rouge, d’où émergent des colonnes et des temples d’ivoire et d’or.


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Encore une fois, il faut revenir sur ses pas et regagner le corridor latéral, pour aboutir à Gighti, en passant par Sfax, ville relativement moderne, bâtie avec les pierres de l’antique Taparura.

Chemin faisant, il est difficile de ne pas s’arrêter à El-Djem, l’ancienne Thysdrus, dont le nom est mentionné quelquefois dans l’histoire. C’est là que le proconsul Gordien fut malgré lui proclamé empereur, en 238 après J.-C. Ses soldats et des colons révoltés le forcèrent à revêtir la pourpre. Etant devenu leur chef, il fut bien forcé de les suivre. Cette tragique aventure, où le César africain perdit la vie, est une manifestation, entre une foule d’autres, du vieil esprit autonomiste du pays. Dès que le pouvoir central faiblit, l’Afrique retourne à son rêve d’indépendance et même de domination. Elle devient conquérante. A son tour, elle veut posséder l’Empire.

Cet épisode, assurément, n’ajoute pas grand’chose à l’intérêt que peut inspirer l’antique Thysdrus. Mais nous savons que la ville était considérable, qu’elle fut élevée d’assez bonne heure au rang de colonie.

Cette importance nous est attestée par une ruine colossale qui, de très loin, attire les regards des voyageurs, comme les Pyramides de Gizeh, ou le tombeau de la Chrétienne sur les collines du Sahel d’Alger. C’est l’amphithéâtre de Thysdrus, comparable et à peu près égal, pour la grandeur, au Colisée romain. L’un et l’autre tiennent, en effet, beaucoup de place. Mais le colosse africain a l’avantage d’une coloration beaucoup plus riche que celle du Colisée : il est d’une belle couleur orangée qui rappelle celle du Théâtre de Bacchus, à Athènes. Des alignements de pilastres corinthiens, fort bien conserves, encadrent les hautes arcades des galeries superposées. Bien que le sol se soit affaissé autour de l’édifice et que les vomitoires d’accès soient en partie enterrés, il produit un très grand effet. Il écrase complètement le pauvre village arabe qui se tasse à ses pieds avec ses cambuses cubiques aux toits plats, couverts de fascines, et, çà et là, ses minarets et ses coupoles de marabouts qui émergent au-dessus des terrasses toutes blanches, comme de gros œufs à la coque posés sur leurs coquetiers. Ces misérables bâtisses en plairas, sans profil et sans lignes, s’effondrent devant la ferme ordonnance et la solidité romaine. De quel air impérial, cet amphithéâtre d’El-Djem surgit, parmi les cactus et les oliviers de sa maigre campagne, au milieu d’une plaine blonde, sablonneuse, déjà désertique, d’une sévérité et d’une tristesse infinies !

Enorme et splendide de patine, il est aussi plus imposant que le Colisée, parce que la vue n’en est pas obstruée par des constructions toutes proches. On le voit de plus loin. En outre, il a des parties intactes qui n’existent plus à Rome. Tout le sous-sol, en particulier, subsiste encore : les cages des bêtes féroces, les prisons des condamnés, les conduites qui amenaient l’eau de la mer dans l’arène transformée en bassin pour les naumachies. Néanmoins, malgré cet état d’intégrité relative, j’avoue ma froideur devant ce formidable cylindre de pierres. C’est trop énorme pour moi, c’est sans âme et sans pensée. Mais le public d’aujourd’hui, qui a le goût du colossal et du néronien, les lecteurs de Quo vadis ? se passionneront sans doute pour l’amphithéâtre d’El-Djem. Nos romantiques aussi partageaient cette passion rétrospective pour ce qu’ils appelaient « le Cirque. » Flaubert adolescent l’écrivait à son ami Lepoittevin : « Ah ! le Cirque, c’est là qu’il faut vivre, vois-tu ! On n’a d’air que là ! Et on a de l’air poétique à pleine poitrine, comme sur une haute montagne, si bien que le cœur vous en bat… » Le bon Flaubert s’illusionne, en cherchant de la poésie à l’amphithéâtre. C’était un lieu de brutalité, où s’épanouissait tout un monde d’abominables instincts, une sorte de Cloaca Maxima de la cruauté, de la luxure et de la bêtise des foules… Décadence, décadence ! Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’amphithéâtre, dans sa lourdeur et sa rotondité toutes matérielles, n’est pas intelligent. Et c’est pourquoi celui d’El-Djem, qui peut-être ravira le touriste, m’émeut médiocrement.


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Je m’y arrête tout juste entre deux trains et je reprends ma route vers Gigthi.

On m’avait déconseillé cette excursion. On me disait : « C’est loin, c’est pénible ! Au moins quinze heures de chemin de fer, à travers un paysage ingrat ! Et il n’y a pas grand’chose à voir… » Pour moi, j’étais persuadé du contraire, par je ne sais quel pressentiment infaillible, et, à cause de cela, j’étais résigné aux pires incommodités. Je me composais de Gigthi une image séduisante, et si nette dans mon esprit, qu’aujourd’hui encore je pourrais la dessiner sur du papier. Mais ce n’était pas cela du tout.

Il faut bien avouer que, de Sfax à Gabès, l’interminable trajet est quelque chose de désolant. Je ne connais guère au monde de pays plus terne, d’une platitude plus monotone et désespérément continue. Sans un petit incident dramatique, ce funèbre trajet n’eût laissé aucune trace dans ma mémoire. Devant une gare minuscule perdue dans la désolation de la brousse, au milieu d’un attroupement d’hommes en burnous et de tirailleurs qui gesticulent, qui crient, en brandissant leurs fusils, le train s’arrête démesurément. Il parait qu’on transporte dans un fourgon plusieurs morts et quelques blessés, ramassés à quelque cent mètres de la station, après une escarmouche entre soldat réguliers et déserteurs, — des conscrits indigènes en rébellion qui terrorisent la contrée. Les crosses des fusils sonnent d’une façon belliqueuse sur les marche-pieds des wagons. Il y a certainement de la poudre dans l’air… Ce simple détail suffit à vous rappeler que vous êtes entrés dans une zone qui n’est pas toujours sûre, celle des régions limitrophes du Sahara. Me voici sur le limes romanus, l’antique marche de la romanité. Sans doute, aux temps des Gordiens, les citoyens de Gigthi, où je vais, étaient exposés à des rencontres et à des émotions beaucoup plus sérieuses que celle-ci…

Je débarque à Gabès, en pleine nuit, sous des ténèbres opaques, où les nochers maltais lancent leurs véhicules en une course périlleuse et furibonde, parmi des injures, des clameurs de disputes… Et le lendemain, à l’aube, c’est le réveil délicieux devant les palmiers, les eucalyptus, les fleurs d’un jardin tout embaumé de senteurs printanières, dans la joie du ciel matinal et le halo nacré de la mer voisine.

Malgré son oasis fameuse, Gabès ne me retient pas longtemps.

Et pourtant cette oasis a des recoins, des détours ou des chutes d’oued, qui sont d’une réelle beauté. Sous les feuilles des bananiers et les parasols des palmes, circule tout un petit monde de jardiniers et d’agriculteurs dont j’ai essayé, ailleurs, de dire le charme un peu enfantin. Mais, — l’avouerai-je ? — je n’ai jamais été très ébloui par les paradis terrestres des oasis. Cette maigreur des verdures me déçoit toujours. Et puis, la saleté, la puanteur des villages blottis à l’ombre des vergers, ces marmots qui grouillent, parmi les porcs et les volailles, avec des mouches collées au coin des yeux, leur méchanceté sournoise, les regards hostiles ou méprisants du fellah, — tout cela m’impressionne désagréablement. Évidemment, cela doit les agacer, eux aussi, d’être traités par nous en bêtes curieuses. Quoi qu’il en soit, le milieu n’est pas précisément aimable et souriant pour un pauvre Roumi, qui erre, tout désemparé, à travers cette rusticité africaine. Fuyons ces rivages empestés et mal accueillants…


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De Gabès à Gigthi, il me reste encore à faire, en automobile, près de cent vingt kilomètres : c’est aller chercher bien loin de problématiques merveilles.

Mais, dès que la voiture est lancée sur la route de Médénine, je suis conquis, tout de suite émerveillé. Je sens déjà sur mes lèvres le vent salé qui a traversé les chotts. Cette fois, c’est bien le Sud, ce sont les grands horizons dépouillés et splendides que j’aime plus que tout au monde. Ni Haïdra ni Sbeïtla ne m’avaient donné une impression désertique aussi complète. Des deux côtés de la piste, à perte de vue, des terrains fauves et cuivrés, qui se boursouflent et qui ondulent comme une houle de métal figé, et, dans les arrière-fonds, enveloppant de gazes ténues les belles montagnes africaines, de légères vapeurs imperceptiblement teintées de ces roses et de ces mauves qui sont la séduction indéfinissable du Sud. À la limite des terres, se déploient toujours ces étonnantes rangées d’offrandes, ces formes confuses d’architectures, de statues et de vases précieux, que j’avais tant admirées sur les degrés du temple capitolin de Sufetula. Tout cela flotte dans une brume très fine, lumineuse et attirante à la façon d’un mirage prêt à se dissoudre. Cela baigne dans une grande clarté radieuse, inépuisable, prodigue comme les sources mêmes de la lumière. C’est immobile et rayonnant, — un paysage d’éternité, qui vous exalte et qui vous enivre, où l’on a l’illusion de se sentir un maître, — le seul maître, — qui paraît fait uniquement pour vous, pour votre joie. Non, vraiment, les plus fameux paysages d’Europe, qui occupent votre pensée de choses particulières, qui vous font souvenir de celui-ci ou de celui-là, ne sont rien à côté de ce désert nu comme la main, où l’on est seul, où l’on n’a rien devant soi que l’espace et la lumière, à l’infini…

Dans le vent de la course vertigineuse, c’est un éblouissement, à mesure que monte le soleil matinal. Cependant quelques menues singularités finissent par détourner l’attention. Voici la petite oasis de Ménara, et, aux environs, des cavaliers en burnous, des familles de paysans Gétules entassées dans des chars à hautes roues ; là-bas, sur des mamelons, quelques ruines antiques : fermes, villas, forteresses byzantines… Enfin, voici Médénine, apparition étrange et funèbre au fond d’une cuvette sablonneuse. On recule tout à coup de deux mille ans à travers les siècles : les « mappalia » des Numides, telles que Salluste les a décrites dans son Jugurtha, surgissent devant vous, bâtisses primitives serrées les unes contre les autres, comme des stèles dans une nécropole. L’historien latin les a bien vues : ce sont effectivement des carènes de navires renversées, sans ouvertures, sinon un ou deux trous percés sur le devant. Elles sont ensevelies sous une épaisse couche de chaux. On dirait des habitations funéraires vides et abandonnées.

Une extraordinaire impression de mort se dégage de cette bourgade saharienne endormie sons son linceul de blancheur immaculée.


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Ce caractère de mort et de désolation s’accentue encore, dès qu’on est sorti de la cuvette relativement fertile où est bâtie Médénine. Plus on se rapproche de Gigthi, plus l’aspect de la plaine redevient désertique. Et cependant cette plaine rocailleuse a dû être fertile, elle aussi, aux temps anciens. De loin en loin, minuscule comme un jouet d’enfant s’aperçoit un petit palmier, un petit figuier, un olivier expirant sur un sol maigre où s’est infiltré un peu d’eau. Mais les terrains conservent toujours leur belle couleur chaude. C’est une pâte de cuivre rose, où se discernent à peine, comme une mousse ou comme une écume, des iris des sables et des immortelles, squelettes de fleurs, qui se brisent et qui s’évanouissent en poussière au moindre contact.

On chemine assez longtemps à travers cette aridité. Et puis soudain, la poitrine se dilate : on sent la mer. Une ligne d’un bleu un peu dur tranche sur le ciel pâle. On tourne la tête vers le halo nacré qui annonce les rivages, — et voici que sur une colline, perdue dans la stérilité de la plaine, on distingue soudain des fûts de colonnes, un profil de temple, de vagues blancheurs architecturales, ces tons d’ivoire et d’or qui revêtent, à la façon d’une rouille précieuse, les ossements des villes mortes africaines. Une silhouette amie se dessine au milieu de ces grands espaces informes et hostiles à la vie. Il y a là de l’intelligence et de la beauté, quelque chose d’humain et de dominateur qui donne un sens au paysage.

On enjambe des ravins, on escalade des monticules tout bosselés de décombres, tout hérissés d’herbes sèches, en écrasant sous ses pieds des pommes de coloquintes qui ont l’air de suer des poisons, ou dont l’écorce vide s’écrase et se réduit en cendre comme le fruit de l’arbre de Sodome… Et brusquement, sans transition, on se trouve sur une place publique, aux grandes dalles de calcaire jaune, encombrée de colonnes gisantes et de bases de statues ; sur le pourtour, un portique à colonnades, ainsi que dans tous les forums africains ; à gauche, le sanctuaire de la Concorde Panthée flanqué d’une chapelle d’Apollon ; dans le fond, un autre temple consacré au génie d’Auguste, et, formant le centre architectural de l’esplanade, un autre grand temple dédié à Jupiter-Sérapis, et que précédait, comme à Sbéïtla, une tribune aux harangues. Rome est ici, avec ses dieux, sa politique, ses arts et ses lettres. Mes regards tombent sur un socle de statue, et je lis « Aurelio Vero Gigthenses publicè. — A Aurélius Vérus, les habitants de Gigthi, aux frais de la République. » Ce langage m’est familier. Je suis chez moi.

D’autres bases gisent à côté. Elles portent les noms de Marc-Aurèle, de Nerva, de Trajan. Une inscription commémore l’envoi à Rome d’une « délégation magnifique, — legatio magnifica. » Décidément, je suis en pays latin ! Puis, à considérer plus attentivement ces ruines, une foule de souvenirs vous reviennent qui élargissent encore devant l’esprit, les perspectives de l’histoire. Vues de près, ces vieilles pierres dorées paraissent toutes blanches. Elles étaient revêtues de stucages, dont on reconnaît encore la trace. Les chapiteaux et les colonnes sont de marbre blanc veiné de rose. Certains sont mauves, ou d’un gris gorge-de-pigeon. Tout cela compose un ensemble clair et joyeux, beaucoup moins sévère que l’habituelle architecture romaine. Cette ville blanche rappelle Pompéï et la Campanie. Et l’on se souvient que Gigthi, d’abord carthaginoise, s’ouvrit, à toutes les époques, au commerce de l’Hellade. Gigthi est plus grecque que romaine. Nous voici sur les confins où le monde latin et le monde hellénique se mêlaient jusqu’à se confondre.


* * *

Par une porte monumentale, je débouche sur une rue en pente qui s’abaisse vers la mer. A gauche, au sommet d’une colline assez élevée, des murailles blanches s’aperçoivent : c’est le bordj de Bou-Grara, le fortin qui défendait les approches de la côte. A droite, au-delà d’une dépression de terrain, monte une autre colline, — sur laquelle, parait-il, était construite l’ancienne Gigthi, la Gigthi carthaginoise, — et qui semble toute gonflée de ruines. Déblayée çà et là, elle montre un lacis de ruelles tortueuses, des racines de murs qui dessinent de petites maisons, un marché, des thermes, plus loin une palestre et un temple de Mercure. Du côté de la plage, de vagues débris qui représentent des docks et le môle du vieux port…

J’ai devant moi la Mer des Syrtes, la mer inhospitalière, l’inhospita Syrtis de Virgile. Dans sa bordure de sables et sa frange d’écume, elle est toute bleue, d’un bleu dur et violent, à l’éclat et à la solidité métalliques. Elle est déserte. Pas un être vivant sur la plage, ni nulle part, si loin que le regard puisse aller. Cela rappelle certaines anses solitaires de la Mer Morte. Dans la direction du bordj, à une faible distance du rivage, on voit seulement quelques écueils lavés par le flot, et, parmi ces écueils, un bâtiment plat, tout blanc de chaux, qui a le même aspect d’habitation funéraire que les silos de Médénine. Sous son blanc linceul, il est clos et aveugle de tous côtés, il est vide et inhabité. Personne non plus aux alentours, personne sur la barque à l’abandon, la barque unique, qui dresse ses vergues sans voiles au-dessus des écueils, et qui a l’air immobile comme la mer elle-même. Avec son museau de dauphin, elle évoque ces barques très archaïques qui sont peintes dans les hypogées d’Egypte, et qui transportaient les morts sur le Fleuve infernal. Au-dessus, une falaise aux parois lisses et perpendiculaires comme un mur, la falaise où est bâti le bordj à peu près invisible. On dirait le rivage escarpé de l’Ile des Morts… Et, ceignant toute la courbe de la baie, se déployant à l’infini, une mer de sable, une mer vermeille qui semble manger la mer bleue des Syrtes, la dévorer, la recouvrir petit à petit, — immense nappe d’or tout unie, sans une ondulation, où n’apparaissent, çà et là, que de grosses boules végétales, pareilles à des récifs dans une eau calme.

De ce grand paysage léthargique, il se dégage une impression d’effroi. C’est l’épouvante dans la clarté, l’horreur panique des pays de soleil… Mais, derrière les flots bleus solidifiés, le regard qui se tend, finit par découvrir, derrière un voile de brumes légères, quelque chose de joyeux, de doré et de chatoyant, qui ressemble à une terre de mirage. De loin, cela a beau être charmant, ensorcelant, comme l’éternelle illusion, cela est réel. Cette terre, enveloppée de vapeurs fantastiques, c’est Djerba, l’île antique des Lotophages.

Depuis des millénaires, elle a fasciné le navigateur errant, Homère l’a chantée. Ulysse, ballotté par la tempête, tira les nefs fatiguées sur le sable de ses plages. Enivrés par la liqueur délicieuse du lotos, ses compagnons faillirent y oublier la patrie, au milieu des voluptés étrangères. Ils avaient bu et mangé le fruit de rêve, qui amollit les courages. Pourtant ce fruit divin était réel comme la terre qui le porte. Sous ces fables des Grecs, il y a toujours de la réalité, comme derrière les mirages de la Méditerranée, il y a des îles et des continents. Le lotos n’est pas une imagination de poète. De graves historiens l’ont décrit. Il avait, nous disent-ils, une saveur exquise, un parfum délectable. Il tenait à la fois de la datte et de la figue, et il offrait une belle couleur dorée. Ses baies grosses comme celles des myrtes, formaient de véritables grappes d’or….

Il n’en fallait pas plus pour enchanter des hommes à l’imagination vive. On comprend que des Orientaux indolents finissent par s’enlizer ici dans le plaisir et la paresse. Mais des races énergiques ne trouvent au Pays du lotos, après de passagères voluptés, qu’un stimulant à l’action. Pour le Grec, la mer des Syrtes n’était que le seuil d’un continent merveilleux, plein de prestiges et de trésors, où, sur les pas d’Héraklès, le dieu conquérant et dompteur de monstres, on allait conquérir les toisons fabuleuses. C’était l’entrée des grands pays vagues et splendides du Couchant, — l’Hespérie, le Moghreb, comme disent les Arabes d’aujourd’hui, en mettant dans ce mot voilé tout le mystère et tous les éblouissements des régions inconnues.

Cette Hespérie des pommes d’or et des dragons aux yeux d’azur — les Hellènes, arrêtés dans leur route par Carthage et ne pouvant la coloniser par leurs armes et par leurs comptoirs, l’ont colonisée idéalement par leurs légendes. Sous les platanes d’Olympie, leurs odes triomphales contaient comment Hercule le Thébain, suivi de son fidèle Iolaüs, avait conquis toute l’Afrique. Il y fonda Capsa, Théveste, Icosium, Tanger, Lixus. C’est près de Carthage qu’il vainquit, en combat singulier, Antée le Géant. C’est sur les hautes montagnes africaines, du côté de Miliana et de l’Ouarsenis, qu’il s’assit un jour, pour relayer Atlas, fatigué de porter le ciel sur ses épaules. A El-Kantara, les traces de son talon victorieux sont encore visibles sur les roches d’or qui séparent du Tell les régions sahariennes. Et c’est pourquoi on appelait ce défilé Calceus Hercidis, le Talon d’Hercule. Plus loin, entre Tanger et Gibraltar, se dressaient ses fameuses Colonnes, la porte du Détroit, qu’il avait creusé de ses mains divines, pour réunir la mer Tyrrhénienne à la mer Atlantide.

Ainsi le héros hellène avait laissé l’empreinte de ses pas sur toute la face de la terre africaine. Les dieux mêmes de l’Hellade avaient daigné enseigner l’art des villes à cette contrée sauvage : Cyrène, la grande métropole lybique, avant d’être une cité illustre, fut d’abord une nymphe poursuivie par Apollon à travers les vallées d’Arcadie. Enlevée par le dieu, transportée dans une oasis de la mer des Syrtes, — dans le jardin de Venus, disaient les Grecs, — Cyrène, en souvenir de son immortel amant, lui bâtit un temple vermeil, à l’extrémité d’une rue toute droite, bordée de portiques et pavée de dalles polies, où sonnaient les sabots des coursiers gélules et numides…

Mais il serait interminable de vouloir dérouler et déployer en son entier ce tissu de légendes et de beaux récits mythologiques, dont les Grecs avaient enveloppé le pays des Lotophages et des Hespérides. La broderie est d’une telle ampleur et d’une telle somptuosité, qu’elle finit par recouvrir toute l’Afrique et par voiler complètement le visage de la Terre barbare. Dans leur insatiable appétit de merveilleux, ils avaient même franchi les colonnes d’Héraklès, et, par-delà la Tour de Chronos, ils avaient placé leur île des Bienheureux, que caressent les brises de l’Océan, et où les fleurs naissent du sol en une floraison changeante et perpétuelle…


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C’est sans doute cette poésie très antique et toujours jeune qui donne à Gigthi un caractère à part, si réellement original, parmi les autres Villes d’or. Attirés dans son port par le souvenir des Lotophages, les Grecs l’ont aimée, — et certainement Gigthi a aimé la Grèce, ses marchands, ses poètes et ses artistes. L’élégance, la grâce de son temple capitolin suffiraient seules à le prouver.

Avec ses chapiteaux de marbre blanc, nuancés de rose comme la conque d’Aphrodite, il prend, en face des sables et de la Syrte inhospitalière, la signification et la majesté d’un symbole. Il atteste la pérennité d’une forme de civilisation sans pareille, dont nous sommes les héritiers. C’est pourquoi il importe de sauver à tout prix ses ruines. On y a retrouvé autrefois une tête de Zeus selon le type immortalisé par Phidias. Je voudrais qu’un moulage de cette tête fût replacé dans la cella restaurée du sanctuaire africain. Sur le seuil de l’immense continent noir, qui s’enfonce là-bas, derrière la ligne des sables et les brumes marines, on évoquerait ainsi plus facilement la silhouette du dieu au front rayonnant et au bras armé de la lance, — éternelle figure de l’Intelligence souveraine, de la Pensée civilisatrice…


LOUIS BERTRAND.

  1. Voyez la Revue des 15 août, 1er septembre et 1er octobre.