Les Villes à pignons/Les Grands Mangeurs

Deman (p. 38-44).


Les Grands Mangeurs


À l’auberge des « Cent Frelons »,
Dont l’ample hôtesse, à la prime aube, entasse
En son corset trop dur, sa poitrine trop grasse,
Une vessie ample et falote,
Au bout d’un bâton long
Ballotte.

Octobre est loin, voici Toussaint et puis Noël ;
Et les boudins couleur de sang,
Et les boudins couleur de miel,
Chapelets noirs, chapelets jaunes,
Se débitent par aunes
Autour des étaux blancs.


On fait kermesse en leur honneur :
Le ferblantier, le forgeron et le sonneur,
La bouche ardente et les yeux fous,
Parlent, huit jours durant, du formidable trou
Qu’il leur faudra, pour que la fête
Soit belle et soit parfaite,
Creuser, violemment, au centre
De leur ventre.

Et voici l’heure où s’allument les feux.
Dans la cuisine aux carreaux bleus,
Les cuivres nets, pareils à des cymbales,
Vers les bâfreurs joyeux et fraternels
Jettent, tel un appel,
Leur cri de clarté franche et triomphale.
Les gros boudins crépitent sur le gril ;
L’oreille entend comme un bruit de grésil
Et la bouche se remplit d’aise.
Autour de la nappe blanche trônent les chaises ;
Les convives, dispos et frais,
Sur un signal venu du cabaret,
Entrent l’autre après l’un, dans la grand’salle,
Et la bombance colossale

Au creux des plats fumants et monstrueux,
S’inaugure, dans le silence.

On mange, avec ferveur et violence ;
Les appétits larges et fastueux,
Bouches pleines, lèvres poissées,
Font merveille de l’un à l’autre bout
Des deux tables, face à face dressées.
On y boit ferme, et coup sur coup.
L’ample hôtesse, dont les chairs reluisent et bougent,
Travaille, à larges bras, dans l’or des fourneaux rouges,
Incendiant la sauce avec des piments frais ;
Sa claire et fraîche humeur ne se lasse jamais ;
Elle prodigue le sel et le poivre à la livre,
Pour qu’aux tables, là-bas, les brocs entreheurtés
Soient largement vidés à la santé
Des autres brocs qui les vont suivre.

Le haut sonneur Mandus Calix,
Qui ne manqua jamais la plus mince kermesse,
Raconte alors quelles prouesses
Illustrèrent les gros mangeurs du temps jadis.


Son aïeul Nol engloutissait dans sa bedaine,
Trois porcs entiers, au bout d’une semaine ;
Jan Klaverdonk, toujours creux et dispos,
Ayant autour de lui rangé trente chopines,
Expédiait quatre jambons de la Campine
En les rongeant jusques à l’os ;
Son père à lui, Nestus Calix, marchand de pommes,
Eût avalé, pour son repas, Anvers et Rome ;
Il dévorait en même temps,
Tripes, boudins, lards, groins, pattes, oreilles ;
Le voir bafrer était une merveille :
Sa femme eut son dernier enfant
Quand Nest Calix eut soixante ans.

Mais le sonneur se tait, préférant boire,
Que de parler de ceux qui ne sont plus
Vivants que dans son cœur et dans leur gloire ;
D’autant que, lentement, d’un geste irrésolu,
Le fils du ferblantier se lève et tousse et chante.
Oh sa voix rauque et lourde et trébuchante !
D’un ton pleurard et faux, il raconte comment
Une fille d’Alost tua ses deux amants
Et la féroce et sanglante complainte

Traine, cahin caha, jusqu’au moment
Où, d’un trop gauche mouvement,
Il renverse sa pinte.

Le forgeron sentant son appétit
Qui peu à peu s’émousse et s’alentit,
S’interrompt de manger et applaudit quand même.
D’autres rient du poëme,
Mais se poussent pour voir entrer en vacillant
Un plat montueux d’aulx et de cervelas blancs.

Les deux Terlink, frères ennemis, luttent
À qui dévorera en quatre coups de dents,
Un boudin long comme une flûte ;
Ils l’avalent, le front têtu, les yeux ardents,
Sans un seul spasme,
Et la salle rayonne et bout d’enthousiasme.

Mais le sonneur qu’on avait cru
À bout d’entrain et de frairie,
Se rengorge, se carre, et tout à coup parie
Qu’il mangera un jambon cru,

Sans boire, en vingt minutes.
On l’en défie avec fureur.
Alors, le haut et violent sonneur
Fait apporter l’objet de la dispute
Et découpant de clairs et savoureux morceaux
Sous la couenne rugueuse et saure,
Se met à l’œuvre, et bellement dévore,
Tel un héros.

Les yeux rieurs et la bouche torchée,
Il engloutit, à quadruples bouchées,
Rompant un coin de pain, mêlant le maigre au gras,
Crispant sa lèvre ardente et goguenarde
Et maculant, de temps en temps, le bord du plat
D’un paquet jaune de moutarde.
Tous l’admirent. Il mange avec ferveur.
On dirait que le lard coule jusqu’à son cœur ;
Les dents nettes, fortes et blanches,
Mordent sans se lasser, l’ampleur ronde des tranches ;
Il mange et mange, avec un tel amour,
Qu’il mangerait durant trois jours,
Sans parvenir à satisfaire
Sa goinfrerie obstinément autoritaire.


L’exploit du haut sonneur met fin
À cette fête énorme et rouge de la faim.
Minuit résonne à coups d’airain dans l’ombre ;
Seul, le ferblantier, vidant un dernier broc,
De tous les brocs vidés augmente encor le nombre ;
Chacun s’en va, ayant bu fort, ayant bu trop.
Sixtus, veilleur de nuit, aux carrefours écoute
De grands pas inégaux heurter, au loin, les routes ;
Tandis qu’au bout de ton bâton,
Sous l’enseigne des « Cent Frelons »,
Tu ballottes, comme affolée,
Pauvre vessie étrange et dégonflée.