Les Villes à pignons/Les Boutiques

Deman (p. 24-27).


Les Boutiques


Tatillonnes et frénétiques,
Les sonnettes dansent à l’huis
Des petites boutiques,
Les sonnettes de la Saint-Guy.

On n’entend qu’elles
Dans les ruelles,
Les jours de foire et de marché ;
Elles se hèlent et s’interpellent
Depuis l’aube jusqu’au soleil couché.


Rubans, cordons, aiguilles fines,
Lacets, fils et bobines
Sont achetés chez le mercier ;
Les salons d’or du pâtissier
Montrent des tartes rondes
Comme le monde ;
Le quincaillier fournit des chaudrons clairs
Comme un juillet rayé d’éclairs,
Et les marins s’abordent
Au seuil branlant d’un vieux marchand de cordes.

La fièvre étreint tous les comptoirs ;
Mais, du matin jusqu’au soir,
Quoi qu’on débite et qu’on achète,
Les sonnettes mènent la fête
Et dominent le branle-bas
Des coups têtus de leur délire.

Et l’une tinte, ainsi qu’un glas,
Et l’autre éclate, ainsi qu’un rire,
Et d’autres font des bonds de sons,
Qui tout au loin se répercutent,
Sitôt que leurs battants se buttent
Au bronze vert de leurs jupons.


Ménagères à croupe énorme,
Bourgeois précis et uniformes,
Campagnards roux en sarreau bleu,
Et ceux du port lointain, et ceux
Dont le pignon sur la grand’rue
Se bombe, ainsi qu’un avant de bateau,
Augmentent du remous de leurs dos
Le tas houleux de la foule bourrue.
Mais que les fracs, les schalls, les mantelets
Soudain s’immobilisent ou tout à coup s’agitent,
Toujours, comme les dés d’un gobelet,
Les battants clairs se précipitent
Et s’enragent terriblement.
Des boutiques et des tavernes,
Les sons menus vont ricocher
Jusques au seuil de l’évêché,
Pour s’engouffrer sous la poterne
Et dans la cour du « Lion d’Or » ;
Et puis, là-bas, dans les rigoles,
Quand sautèlent les folioles
Au vent des Nords,
Les sonnettes, prestes et nettes,
Rythment la danse et la guident encor.


L’ombre descend enfin ; chacun s’en va ;
Leurs marchés faits, les conducteurs attèlent
Aux chars-à-bancs leurs haridelles
Et les fouettent à tour de bras ;
Trot des chevaux vers les campagnes,
Les sonnettes vous accompagnent
Une dernière fois de leur dreling dément,
Puis se calment, et, d’heure en heure,
Dans le soir et la nuit, se meurent
Interminablement.