Les Vignes américaines

Les Vignes américaines
Revue des Deux Mondes3e période, tome 44 (p. 685-694).
LES VIGNES AMÉRICAINES

L’étude publiée dans la Revue du 1er mars dernier par M. Prosper de Lafitte semble de nature à détruire l’espoir à peine renaissant de la viticulture.

Devant une question aussi vitale, chacun doit apporter au pays son contingent d’expériences, d’observations, de conclusions pratiques.

Newton, à qui on demandait comment il était parvenu à ses immortelles découvertes, répondit : « En y pensant toujours. » — C’est justement parce que depuis plusieurs années je pense toujours à la reconstitution de la vigne, que j’ose parler.

Je dirai donc ce que je sais et ce que j’en conclus, ce que j’espère et ce qui m’inquiète, faisant seulement remarquer que ce qui va suivre s’applique plus spécialement à la France méridionale, à la région de l’olivier, pays où l’infructuosité des autres cultures aiguise le désir de revoir des vignes et où le courage naît pour ainsi dire du fond de l’abîme. En effet, la ruine que M. Prosper de Lafitte semble prédire aux plantations prématurément hardies ne saurait être plus grande, ni plus complète que celle qui atteint déjà cette vaste région; dans le premier cas, ce serait la catastrophe; dans le second, la mort lente et fatale. On peut survivre à la première, donc il vaut mieux la risquer que d’attendre patiemment la seconde dans l’inaction. Si le Midi veut attendre la certitude absolue, il périra, car pour attendre, non-seulement il faut du pain, mais il faut encore que ce pain ne coûte pas plus cher que le travail de l’homme qu’il doit nourrir.

Ceux qui ont étudié et pratiqué savent déjà positivement deux choses ; la première, c’est qu’ici, sans vignes, il n’y a pas de pain : c’est la misère, le départ du village, la démoralisation d’un pays que l’amour du travail a conservé sain jusqu’ici. La seconde, c’est que certaines espèces de l’Amérique (états du Sud), espèces pures de toute hybridation européenne, réussissent et résistent sur nos coteaux ensoleillés, et que d’autres prospèrent dans nos plaines riches et saines; que leur produit est suffisant pour nourrir l’homme qui les cultive et pour faire rendre à la terre ce que d’autres cultures ne sauraient obtenir d’elle.

Avant de relever dans l’article de M. Prosper de Lafitte les points sur lesquels mon expérience refuse soumission à la sienne, je crois utile de résumer ce que les Américains nous ont appris du passé et du présent de leurs vignes. J’y ajouterai le peu que j’ai glané en France et enfin mes expériences personnelles depuis six ans.

Commençons par la légende[1].

Leif, fils d’Éric le Rouge, acheta le vaisseau de Byarnes[2]. Il quitta le rivage d’Iceland, en l’an 1000, avec trente-cinq hommes et un Allemand nommé Tyrker, ami de son père. Battus par une tempête, ils furent jetés sur une côte inconnue, mais magnifique. Ils l’explorèrent ravis et ne s’aperçurent qu’en regagnant le vaisseau de l’absence de Tyrker. Inquiet, Leif, suivi de douze hommes, se mit à sa recherche et le trouva, à peu de distance du rivage, revenant accablé sous le poids des fruits qu’il rapportait. Il parla et dit : « J’ai trouvé des coteaux couronnés de pampres comme ceux que j’ai connus jadis; j’ai cueilli ces fruits savoureux et me suis attardé vaincu par le charme de cette vallée, qui me rappelait le pays de mon enfance. » Leif donna alors un nom à cette contrée, qu’il appela Vineland,

Voilà la légende. Est-elle à l’histoire ce que l’aurore est au jour?

Nous trouvons ensuite un vestige de viticulture en 1564. Dans la Floride, il fut fait, paraît-il, du vin avec le raisin du pays.

La première plantation sérieuse de vignes européennes fut faite en Virginie, vers 1620, par la London Company, avec une apparence de succès telle, que cette compagnie appela des vignerons français pour compléter son œuvre.

Les vignes périrent, par la faute des vignerons français; — on ne pouvait accuser les vignes elles-mêmes, ces gloires de l’ancien monde. Le nom du phylloxéra était aussi inconnu que son existence. — Il ne restait de ressource évidemment que de conclure à l’incapacité des Français.

Ne nous indignons pas, nous en faisons autant tous les jours. Lorsque les Américains nous envoient un plant, selon eux réfractaire au bouturage, on dit en France qu’on saura bien le faire reprendre; s’il en reprend un sur mille, on chante victoire; mais qu’on perde l’espèce sans avoir obtenu même une feuille, on condamne l’inconnue sans autre forme de procès. Un sentiment de patriotisme mal entendu nous fait préférer l’insuccès dans des essais condamnés d’avance par la science d’outre-mer à l’acceptation pure et simple de cette science consacrée par la pratique et le succès. Ainsi acceptée, elle serait fécondée par notre climat et notre intelligence. Rien n’est nouveau sous le soleil : l’esprit qui portait les Américains à taxer d’incapacité les vignerons français est le même que celui qui empêche d’accepter d’un seul coup la vigne américaine, ses traditions, ses pratiques, en les modifiant peu à peu selon les besoins du pays, sinon pour notre plus grande gloire, au moins pour notre plus grand profit.

Retournons au Nouveau-Monde et à ses persévérans travaux.

Plusieurs essais tentés par des Suisses, des Français, des Allemands n’obtinrent aucun succès; notamment, en 1790, une colonie suisse avec un capital de 10,000 dollars, somme énorme pour le temps, fit de grandes plantations dans le Jessamine County, Kentucky. Ces colons échouèrent dès le début avec leurs cépages européens, cependant ils ne se découragèrent qu’en 1801 : ils changèrent alors de pays et de cépages et élirent domicile à 45 milles au sud de Cincinnati, sur l’Ohio, dans un endroit qu’ils nommèrent Vevay. Ils s’adressèrent cette fois à la vigne indigène: le schuylskill-mascadel, découvert sur les bords du Schuylskill par Alexander, jardinier de Penn. Dufour, l’intelligent directeur de la colonie, donna à ce cépage le nom de cape ou de constantia, soit pour spécifier une ressemblance avec son homonyme, soit pour conjurer les préventions fâcheuses des colons contre un cépage sans attaches à la mère patrie.

Voilà déjà deux phases bien caractérisées de la viticulture en Amérique : la première, — importation européenne, échec complet; la seconde, — essai de la race native, prise telle quelle au bord d’un fleuve, succès, puisque la colonie cultivait encore une partie de ces vignes quarante ans après.

La troisième phase est caractérisée par des efforts patiens pour améliorer cette vigne native.

Pour la clarté de ce qui va suivre, il devient utile de tracer quelques grandes lignes de démarcation divisant les principaux cépages en genres, espèces et variétés. Un tableau permettra d’éviter l’aridité de ces détails :


FERTILES, PLANTS DIRECTS.

Sud, estivalis, goût franc.
Nord, labrusca, goût foxé.

INFERTILES, PORTE-GREFFES. riparia, reprise facile. cordifolia, reprise difficile. Inutile de s’occuper des catalogues de botanistes ou pépiniéristes, quant à présent.

Trois systèmes président aux essais d’amélioration :

1° Hybridation de la vigne indigène par les cépages européens. Mince résultat, défaillances, causes d’effroi. Le fruit ne vaut pas son père, la racine n’a pas la solidité maternelle. Résistance douteuse, qualité médiocre.

2° Hybridation des espèces américaines entre elles ; il est clair que là où le labrusca succombe, ses hybrides ne résistent guère[3].

3° Amélioration par sélection et hybridation de sujets de même espèce. Prenant pour sujet l’estivalis, doué de tant de qualités, en cherchant les gros grains, les grosses grappes, en rejetant les grains trop solides et trop secs, on ajoutera à ses qualités natives celles qui lui manquent. — Déjà Jæger et d’autres viticulteurs sérieux ont obtenu en Amérique des résultats assez encourageans pour les engager à continuer leurs travaux.

A côté de cette viticulture ardue, mais très prudente, on a vu surgir en France une nouvelle école que l’on pourrait appeler l’industrie viticole franco-américaine.

C’est à peine si les Français admettent que la vigne française ait vécu. Lorsqu’ils daignent accepter la vigne américaine, ils lui disent : « Tu ne parleras plus ta langue, tu quitteras ta couleur d’un vert trop changeant, tu te transformeras pour nous servir à notre guise, pas à la tienne, oubliant ta nature et ton éducation première. » Comment s’étonner si cette vigne vigoureuse et primesautière s’étiole et périt sous la désastreuse influence d’une taille trop courte et d’un milieu contraire à sa nature !

Cette même prévention contre la vigne étrangère a fait préférer la vigne sauvage d’Amérique, comme porte-greffe, à celles dont les Américains se servent avec la sécurité que donne une longue expérience. Là est un danger tout aussi grand que celui que courrait un Européen débarqué nouvellement au Mexique, s’il préférait le cheval des pampas affublé d’une selle anglaise et d’un mors à bascule, à la monture souple et pittoresquement harnachée de l’haciendero inspectant commodément son troupeau.

En effet, là, gît un grand danger à côté d’une belle espérance. C’est sur cette voie séduisante que je voudrais placer la prudence de M. de Lafitte et lui rendre quelque hardiesse d’initiative. L’accident, cette quantité inconnue qui sans cesse dérange l’équilibre de toutes choses, vient trouver l’expérimentateur trop prudent, où qu’il s’abrite, tandis que la fortune se plaît à choyer les audacieux intelligens, qui, marchant bravement du connu vers l’inconnu, regardant, écoutant, n’avançant d’ailleurs qu’autant qu’ils savent leur retraite assurée.

Parmi les espèces pures, il en est qui ont brillé, puis fléchi[4]. Proscrivons-les, comme le font les Américains, et comme jadis en France nous proscrivions les variétés que l’expérience avait trouvées plus sensibles que d’autres à l’oïdium, à l’anthracnose, etc.

Les défaillances des labrusca confirment ma foi dans les estivalis, puisque, dans un même milieu phylloxéré, l’un périt et l’autre prospère.

Le riparia se défend d’autant mieux qu’il est peu attaqué; on trouve peu de phylloxéras sur ses racines, qui semblent avoir en outre une constitution inattaquable.

Le cordifolia a les mêmes qualités de résistance, mais est de reprise difficile. Peut-être supporte-t-il mieux l’aridité et l’altitude.

Je cite le rotundifolia pour mémoire. La constitution de sa racine l’amènera peut-être à nous servir un jour. Actuellement, on ne lui connaît d’autre aptitude que celle de la résistance.

Je me résume :

Les essais antérieurs à 1801 ont échoué parce que la vigne européenne a rencontré dans le nouveau monde un ennemi implacable et inconnu: le phylloxéra.

Les essais de la colonie de Vevay ont donné des résultats heureux, mais encore incomplets, avec le schuylskill-labrusca, accessible au phylloxéra, quoiqu’il puisse vivre avec lui, s’il est placé dans un milieu favorable. Cette résistance douteuse, le goût foxé de ses fruits atténuent les qualités de précocité et de fertilité communes à sa race[5].

Les produits de l’hybridation du labrusca avec les estivalis, riparias, cordifolias sont entachés de cette même variabilité de résistance[6] ; sur ce terrain mouvant pas de théories possibles : prudence, patience, expérience ; pour une fois je tombe d’accord avec M. de Lafitte.

Mais les estivalis résistent certainement assez longtemps pour nous payer de nos peines, peut-être résisteront-ils toujours. Leur vin ressemble aux vins français; sa couleur, son degré d’alcool, varient du narbonne le plus corsé aux vins rosés les plus légers. Il ne remplacera évidemment jamais les grands crus, mais il se faufilera partout où se faufilait le montagne en s’appelant tour à tour des noms de Beaune, Saint-Georges, Langlade. Si d’ailleurs les grains de l’estivalis sont trop petits et trop secs, une patiente sélection aura raison de ces défauts. Il est vrai encore que sa multiplication est très difficile; il faudra adopter le mode de propagation américain : boutures à un œil, en serres chaudes et tempérées. Je sais par expérience que cette méthode laborieuse et délicate est possible, excellente même dans ses résultats, car un plant, produit de bouture à un œil, est très supérieur à un plant, produit de marcotte ou de bouture à plusieurs yeux. Enfin, cette difficulté de reprise une fois vaincue, l’estivalis nous fournira nos meilleurs porte-greffes. Hier même, pensant déjà à ce que j’écris aujourd’hui, je demandais à un paysan des plus intelligens et des mieux renseignés ce qu’il comptait planter pour lui-même. Il m’a répondu sans hésiter : « Des herbemonts[7] enracinés; je les grefferai la seconde année en bonnes espèces du pays. Si une partie des greffes manque, j’aurai quand même une vigne régulière, car l’herbemont ne périra pas ; j’aurai un revenu régulier augmenté par le plus ou moins de greffes réussies. »

La plan de campagne d’un homme qui y pense toujours, qui depuis six ans est sans cesse courbé sur un sarment, sur une greffe, résume ce que je sais, ce que j’en conclus, ce que j’en espère.

Les estivalis du Sud prospéreront dans la région de l’olivier; ils enrichiront le travailleur après l’avoir nourri.

A côté de cette ligne absolument sûre se placent des essais faits avec les porte-greffes, greffés en espèces françaises. Soyons prudens sur cette route à peine tracée. J’y marche pourtant avec confiance, puisque chez moi, dans les mas de Baguet[8], mes plantations se divisent ainsi qu’il suit :

¬¬¬

Au 1er mai 1880, il existait en taylors 242 hectares
(Principalement jacquez) estivalis 80»
riparias 75»
divers
405 hectares.

Il existera, au 1er mai 1881,60 hectares de plus en jacquez, vialla, riparias, — mais dans un nouveau pays, au Deffends, en Provence[9]. Le changement de sol m’impose plus de prudence que dans les mas de Baguet, où la terre semble prédestinée aux plantations américaines. J’insisterai moins sur le taylor, qui craindrait le diluvium alpin, très calcaire par endroits. Mais le jacquez occupera de grands espaces, ainsi que les riparias soigneusement triés par variétés, à l’exclusion des douteuses, qui nuisent à la réputation des autres ; le vialla prendra aussi une large place dans les parties trop calcaires, laissant les terres rouges et chaudes à l’herbemont, — tandis que les solonis, cordifolias, rupestris se joindront à ce dernier pour s’échelonner, selon les sols et altitudes, sur les plateaux de Saint-Antonin[10].

A Châteauneuf-le-Rouge[11], les bords de l’Arc recevront des riparias greffés en variétés françaises.

Si je parle ainsi de mes actes et de mes projets, c’est uniquement pour prouver que je ne dis pas à mes collègues viticulteurs : Allez, mais: Venez, que je leur offre le partage de ce que l’expérience m’a appris, avec d’autant plus de plaisir que cette expérience commence à être appuyée sur des succès réels.

Reprenons maintenant dans l’article de M. Prosper de Lafitte sa théorie sur la résistance. En effet, les vignes résistent toutes plus ou moins. Elles ont cela de commun avec les autres végétaux, qui, selon leur nature et leur milieu, résistent ou succombent devant un même fléau. Nous voilà arrivés à l’adaptation, que M. de Lafitte semble considérer comme une excuse commode et toute prête pour expliquer les insuccès sans nier la résistance. Il me paraît injustement sévère pour ce mot, exprimant une vérité et une action traditionnelle et insensible qui présidait naguère à la répartition des différens cépages français dans la zone qui leur était propice. Chaque variété a une patrie autour de laquelle elle rayonne en diminuant de valeur à mesure qu’elle s’éloigne du point où les circonstances lui permettent d’atteindre son plus haut degré de perfection : l’aramon, dans l’Hérault; la folle-blanche, dans l’Ouest, etc. Il me paraît donc illogique de demander à la vigne américaine, à cette colonie composée de tant de cépages variés, venue de tous les points d’une vaste contrée, transportée dans une cale surchauffée et malsaine, de se répartir avec discernement sur la face d’une terre étrangère sans erreur de latitude, de sol ni d’exposition.

Étant donné, d’une part, cette répartition à laquelle le hasard seul a présidé, de l’autre une légion d’insectes prêts à fondre sur les souffreteux, est-il surprenant que la mortalité soit plus grande que si les malades avaient été éliminés et les bien portans intelligemment placés

[12] dès leur arrivée? — Qui n’a vu dans un poulailler des myriades d’insectes achever les poussins malades et respecter les bien portans, ou encore les herbivores logeant par milliers les larves de mouches parasites qui dominent ou sont dominées selon l’état général de l’animal?

M. Prosper de Lafitte dit qu’il faut du temps, beaucoup de temps pour savoir ce que vaut la résistance de chaque cépage. Vingt ans lui suffisent-ils ? En ce cas, les jacquez de M. Borty, à Roquemaure[13], pourraient être acceptés comme résistans, et à eux seuls repeupler le Midi. Puis le jacquez étant un estivalis créé par un estivalis, comparativement plus délicat que son aîné l’herbemont, nous pourrions, ce me semble, accepter celui-là aussi et par extension raisonnée tous les estivalis purs d’hybridations européennes.

Mais là encore reparaissent les malices de l’adaptation, qui ne permettent pas au norton’s Virginia une fructification normale dans notre région.

Les gens qui, comme moi, aiment à croire et désirent croire, acceptent la théorie d’un sérieux viticulteur du Texas, qui divise les estivalis en trois groupes, prospérant chacun dans une zone différente, mais se conservant dans toutes : le norton au nord, le jacquez au sud, le rulander au milieu, l’herbemont presque dans les trois. Inutile de cataloguer et diviser toutes ces variétés, dont la grande culture n’a que faire quant à présent. Lorsque nous aurons atteint le bien, nous chercherons le mieux; en attendant, raffermissons-nous dans ce qui est acquis et conservons-le.

Je lis encore : « Tel cépage vit depuis tant d’années avec le phylloxéra dans telles conditions de climat, de sol, de culture, mais rien ne permet de dire combien de temps il a encore à vivre. » Moi je dis : Si la durée connue est assez longue pour que les frais de plantation et d’entretien soient largement dépassés pendant la période de résistance connue et qu’on puisse de la sorte assurer un revenu annuel et rémunérateur à la terre, plantons et espérons; car d’abord cela rapportera plus qu’un statu quo timoré, et ensuite qui peut dire si un végétal qui a vécu déjà dix ans, vingt ans, ne dépassera pas ces limites?

Quant aux taches observées ici, là,.. phylloxériques ou autres, je réponds : J’ai une vigne dans laquelle plusieurs variétés se suivent par rangées parallèles et traversent un point rond qu’on pourrait croire phylloxéré, car toutes y faiblissent, sauf l’herbemont, et encore! Mais avant d’être vigne, ce champ accusait la même tache dans l’orge, le maïs, les betteraves, etc.;.. eux aussi étaient froissés dans leur adaptation.

Quant à la question engrais, cause de résistance, je dirai peut-être un jour, lorsque je serai plus sûre de mon dire : engrais, cause de dépérissement. Je sais pourtant d’ores et déjà que la fumure, telle qu’elle se pratique en France, est favorable au riparia et au taylor.

J’arrive au point qui me paraît être le plus saillant de la thèse à laquelle je réponds. C’est peut-être pour raconter ce qui se passe dans mon village que je prends la plume, par amour du clocher.

Je cite la phrase en entier : « Ceux qui connaissent ces cépages parce qu’ils en voient semblent les apprécier beaucoup moins que ceux qui les connaissent par ce qu’on en dit ; ainsi l’étranger qui admire ces belles vignes dans les terrains riches de l’Hérault ou du Gard et qui suppute par la pensée ce que rapportera à son heureux propriétaire le sarment d’une seule de ces magnifiques souches se demande avec étonnement pourquoi le voisin qui a toute l’année ce séduisant spectacle sous les yeux en plante lui-même si rarement. »

À ceci je répondrai par des faits, des étendues, des dates. Je prouverai que, si moi, j’ai été assez osée pour planter plus de 450 hectares de vignes en six ans, — pour en préparer autant à planter d’ici à 1884, — j’ai eu et j’ai pour complices mes propres ouvriers et fermiers à mi-fruits, qui soignent mes vignes et les voient d’assez près pour avoir une opinion ; et pourtant ils risquent leur travail, leur temps, leur salaire pour en planter à leurs frais exclusifs à mi-fruits moyennant la jouissance gratuite pendant dix années d’une étendue de terre correspondante à l’étendue plantée. — Il m’en vient tous les ans de nouveaux ; pourtant mes conditions d’indemnité se resserrent chaque année et mes exigences de plantations s’élargissent, vu la confiance croissante dans la reconstitution des vignobles[14]. Si vraiment la vigne américaine résiste fructueusement, comme j’ai tout lieu de l’espérer, j’aurai planté avec joie et orgueil aux avant-postes de la viticulture le drapeau des vignerons de Garons[15]. Mes hardis compagnons de route ne se sont pas arrêtés aux estivalis, — la rareté de ces plants, la difficulté de reprise les eût retardés au début. Je n’avais pas encore une fabrique de plants avec serres chaudes et tempérées, pour le bouturage à un œil, comme je l’ai établie en vertu de ce principe économique qui veut que lorsque, par nécessité, on est acheteur au profit d’autrui, on retourne la situation et devienne vendeur au sien.

Mes premiers colons ont d’abord planté des taylors comme je l’ai fait moi-même à côté de mes nombreux estivalis. Ces premiers essais nous donneront cette année abondance d’œillades[16], de cinsant[17] et de chasselas. Deux ans après j’ai pu leur fournir des riparias. Si réellement ce dernier porte bien la greffe d’aramon, alors la viticulture ne rencontrera plus d’obstacle sur le chemin de la prospérité, — et je n’admets pas ce que dit M. Prosper de Lafitte des 70 hectolitres remplaçant les 300 sur les porte-greffes, car je sais des exemples du contraire[18], — et celui pris chez M. Pagézy ne prouverait rien, si, comme je le crois, ses aramons sont greffés sur clinton; ce dérivé du cordifolia, non-seulement ne prospère pas, mais il ne vit pas dans. notre région; peut-être se comporte-t-il mieux chez M. Pagézy, mais en tout cas la réputation du Clinton est trop mauvaise pour pouvoir nuire à celle des plants greffés. Quant au doute émis sur la durée des riparias, il l’est peut-être légèrement. Ce doute est né à côté des pleins succès du vialla et les variétés de riparias sont si inégales de valeur et si nombreuses (un méticuleux et savant observateur en a compté trois cents et plus nées d’hybridations infinies dans les forêts d’Amérique), que je ne m’en inquiète nullement. De ces buissons grimpans on peut séparer quelques belles variétés bien caractérisées, bien suivies, — les unes, les glabres, s’accommodant de la sécheresse des coteaux, d’autres, pubescentes, préférant les plaines profondes. Ces riparias à peu près purs donneront de beaux résultats, et si le vialla est d’une adaptation plus générale, si son nom français satisfait l’esprit national, ce n’est pas une raison pour le soutenir aux dépens du riparia. Cette partialité n’augmenterait pas sa résistance si elle n’était complète, — et ce cépage nous est arrivé sous des auspices si éclairés, si respectés, qu’il n’y a qu’à le laisser faire pour qu’il se place à la tête des porte-greffes heureux.

Je me réjouis comme propriétaire de ne pas partager les craintes de M. Prosper de Lafitte; elles sont contraires à tout ce que je vois et à tout ce que j’ai expérimenté ; c’est dans le désir de rendre service à la viticulture et en n3 me qualifiant que de grape-grower for profit que je suis venue combattre un très spirituel touriste agricole.


LÖWENHJELM, duchesse de Fitz-James.

  1. Découverte de l’Amérique au Xe siècle, par Prasta, publié à Stralsund.
  2. Probablement Björn, mot Scandinave signifiant ours, et en même temps nom d’homme.
  3. Le taylor entre autres, né chez le juge Taylor, Jéricho (Kentucky), hybride de labrusca et riparia, tient plus de ce dernier. Excellent dans les sols légers, riches et profonds. S’il a des défaillances hors de son milieu, il les doit à son origine labrusca, qui lui a créé des besoins inconnus au riparia.
  4. Le catawba en est un exemple. Le major Adlum signalait ce labrusca vers 1820 en disant qu’il croyait rendre à son pays, en vulgarisant cette variété, un service égal à celui qu’il lui rendrait en payant la dette nationale.
  5. Je ferais peut-être une exception pour le hartford-prolific, si vigoureux, si fertile qu’il mérite l’appellation qu’il a reçue : the grape for the million.
  6. Le Clinton, dérivé du cordifolia, succombe dans le Midi; pourtant il a produit le vialla, qui résiste vigoureusement partout.
  7. Herbemont : le plus répandu des estivalis du Sud, fertile, vigoureux, vin fin et léger.
  8. Canton de Saint-Gilles (Gard).
  9. Canton de Trets (Bouches-du-Rhône).
  10. Près Aix en Provence, ancien camp retranche de Marius, plateau élevé entre la montagne de Sainte-Victoire et la plaine de l’Arc, borné de ce côté par le Cengle, barre de rochers formant rempart.
  11. Au pied du Congle, borné par l’Arc, canton de Trets.
  12. Le spiran d’Espagne et l’œillade sont fertiles entre Nîmes et Aigues-Mortes et ne le sont pas dans le même département et dans les mêmes conditions apparentes.
  13. Près d’Avignon.
  14. J’ai loué dans ces conditions 223 hectares à 20 colons différens.
  15. Canton de Nîmes (Gard).
  16. Gras raisin noir, précoce, excellent.
  17. Ressemble au précédent, plus précoce, moins parfumé.
  18. Des riparias plantés en bouture en 1876 et greffés en 1877 en aramon ont produit cette année en moyenne 16 kilogrammes de raisins par pied. En prenant pour moyenne 12 kilogrammes pour des pieds âgés de trois à six ans, nous aurions 28,000 kilogrammes de raisins à l’hectare, par conséquent en déduisant 4,000 litres de marc, 240 hectolitres de vin. — Nous sommes loin des 70 hectolitres dont M. de Lafitte nous menace.