Les Veillées des Antilles/Tome 1/Marie

Les Veillées des AntillesFrançois LouisTome premier (p. --92).
Lucette  ►


MARIE.

Cétait l’été ; le jour était aux deux tiers de sa course ; il brûlait sans accabler : ce beau jour n’en avait pas eu d’égal en beauté. Un berger pensif, et suivi d’un seul agneau, entrait alors dans un village de la Provence. Toutes les maisons en étaient fermées ; il le traverse sans trouver d’habitans : cette solitude, ces cabanes désertes ajoutent à l’ennui de son ame. Il arrive, en rêvant, jusqu’à la chaumière qui termine le hameau ; il voit sur la porte une bonne vieille qu’il salue.

« Ma mère, lui dit-il, êtes-vous seule dans ce village ? Je n’y vois personne. »

— « Nenni, berger, dit la bonne vieille ; mais c’est fête au hameau. Julien se marie : Julien est riche, et ne sera jamais plus heureux qu’aujourd’hui. Il a voulu que tout le monde se ressentît de sa joie, et tout le monde danse là-bas. Moi, mon fils, je ne danse plus. À mon âge, on ne peut courir où est le bonheur ; il faut l’attendre, et j’attends. Annette et Julien sont unis, je les ai vus ce matin à l’église que voilà. Je viens de les voir passer pour aller à la danse ; avant le coucher du soleil, je les verrai encore.

« La belle Annette m’a dit en s’arrêtant exprès : Bon jour, mère Geneviève. Moi j’ai dit à Annette : Dieu vous bénisse, ma fille ! Et Dieu la bénira, voyez-vous. Elle respecte la vieillesse, et s’arrête pour elle au plus beau moment de sa vie. Julien la chérit de tout son cœur, et fait bien de la chérir, car il est arrivé qu’étant aussi pauvre qu’elle est sage, Annette a pensé mourir d’amour pour Julien. »

Et le jeune berger, qui, appuyé sur sa houlette, écoutait Geneviève, lui dit : « On ne meurt pas d’amour, ma mère. »

« Dieu vous entende, mon fils, mais j’ai ouï dire qu’on en mourait. »

« D’où venez-vous ainsi, poursuivit-elle : êtes-vous du village voisin ? — J’en arrive. — Et comment ne savez-vous pas que Julien se marie ? On en doit parler là comme partout. — C’est que les nouvelles heureuses ne me cherchent guère. Je suis peut-être de ceux qui doivent courir après le bonheur ; il ne vient pas me trouver. — Ne tardez donc plus ; allez, allez danser à la grande prairie. — Danser ! répliqua-t-il avec un sourire triste ; je ne connais personne à la fête. — J’y connais tout le monde, moi ! Allez-y, croyez-m’en. Dites à Julien que c’est Geneviève qui vous invite à sa noce. Un beau visage de plus porte bonheur à une noce. Courez, mon fils, on ne refuse pas les fleurs. »

— Mais par où tourner, ma mère ?

— Par ici, dit Geneviève en montrant le chemin de la prairie : quand vous serez au bout de cette haie, vous entendrez les musettes, et puis vous regarderez, et puis vous verrez la plaine toute couverte de bergers.

— J’y vais, dit-il. — Dieu vous conduise ! dit-elle. —

Et Geneviève, toujours assise, le regarda courir. Elle se reprit à chanter, en tremblottant, une ronde qui lui ramenait doucement le souvenir du plus beau jour de sa vie ; car Geneviève avait eu aussi son beau jour. On dit qu’il y en a un pour toutes les bergères : et moi, je n’en sais rien.

Le berger d’abord s’était mis à courir, puis il s’arrêta, puis il avança encore. Quand il eut atteint le bout de la haie fleurie, il se retourna pour chercher l’appui de la bonne Geneviève ; mais il ne vit plus que son agneau ; qui, tout en suivant son maître, arrachait aux buissons de petites branches naissantes.

« J’entends les musettes, dit alors le berger ; Geneviève avait raison. Voilà cette plaine riante où pas un cœur ne souffre. Qu’irai-je faire au milieu de tous ces bergers riches et contens ? » Et il s’appuya sur sa houlette, qui n’avait à gouverner qu’un mouton.

Il fut aperçu de la plaine. En un moment tous les yeux furent tournés vers lui ; tous les bras étendus pour l’inviter à descendre. Il descendit ; aussitôt, entouré, mêlé dans la foule joyeuse et bruyante, il oublia qu’il était pauvre ; son regard fut moins timide, son maintien plus libre ; une douce confiance releva son cœur, et le plus beau des bergers en parut alors le plus aimable.

L’heureux Julien ne lui demanda ni d’où il venait, ni ce qu’il était ? On était trop pressé de s’amuser, pour être curieux : le nom de Geneviève fut son droit de présence. Annette n’avait des yeux que pour voir Julien ; une bergère aussi belle et plus pensive qu’Annette n’en avait déjà plus que pour le nouveau berger.

À peine avait-il eu le temps de regarder les autres, et de se reconnaître lui-même, qu’il fut entraîné dans la danse. On l’aurait admiré, si le plaisir de danser pour soi-même eût permis à quelqu’un de s’occuper d’autre chose. Sa grâce n’avait rien de rustique ; rien non plus de recherché : il était beau, il était simple, il était bien.

Annette, en dansant, perdit son bouquet : il fut foulé sous les pieds lourds des joyeux convives. La bergère plus pensive qu’Annette, s’en aperçut, leva en rougissant deux grands yeux noirs sur le bouquet du jeune étranger : il rencontra ces deux beaux yeux qui parlaient ; il en devint immobile, et le bouquet ne changea point de place. La bergère timide baissa ce regard qui avait dit : Ne le donnez pas.

Pour laisser aux joueurs de musettes le temps de reprendre haleine, on chanta ; tous ensemble d’abord, parce que chacun avait sa chanson qu’il était bien aise de dire. C’était un chœur de joie, renforcé de tous les échos voisins. Quand tout le monde se fut contenté, l’étranger se vit obligé de payer sa dette, et toutes les voix répétèrent le refrain de cette ronde villageoise :

Ne le croyez, si l’on vous dit, un jour :
On meurt d’amour.
Lise, en pleurant, le demande à sa mère :
S’il m’en souvient, dit la vieille bergère,
Il fait du mal. — Mais elle dit plus bas :
On n’en meurt pas.

C’est que Colin me disait, l’autre jour :
Je meurs d’amour !
Colin est mort ! s’écria la bergère ;
Il n’est pas mort. — Mais il mourra, ma mère.
Non, mon enfant, reprit-elle plus bas :
On n’en meurt pas.

Pour mieux t’aimer, qu’il dise encore, un jour :
On meurt d’amour.
Ce mal ressemble aux épines légères
Qui sont aux fleurs : c’est l’attrait des bergères.
Béni soit Dieu, dit Lise alors tout bas :
On n’en meurt pas.

Il paraît qu’au village, comme partout, on fait des chansons malicieuses contre l’amour. L’étranger, qui savait danser avec grâce, qui savait chanter, qui savait lire même, car c’était un berger instruit, ne savait pas encore de quoi il riait en riant de l’amour. Peut-être il venait de l’entrevoir ; mais au premier aspect, l’amour n’effraie pas ; loin de faire songer à la mort, il annonce la vie ; et l’indifférence, qui s’enfuit devant lui, est comme un nuage chassé par le soleil. Annette, qui le savait, souriait à Julien. La bergère aux yeux noirs, qui craignait de l’apprendre, en devint plus rêveuse ; et quand le voyageur s’approcha d’elle pour lui parler en tremblant de ce beau jour qui allait finir, elle le regarda avec douceur sans lui répondre, et se perdit au milieu de ses compagnes. Elle s’en éloigna bientôt tout-à-fait. Cette ronde joyeuse l’avait attristée.

« On n’en meurt pas ! répétait-elle ; on n’en meurt pas ! » Et elle suivait lentement un sentier peu frayé par les jeunes filles du hameau ; et ses lèvres murmuraient encore : On n’en meurt pas ! » Ce refrain lui rappelait Claudine, sa première amie. L’histoire de cette petite bergère lui revint à l’idée. Ses pas la conduisirent au dernier asile où reposait déjà Claudine. On l’y avait placée à seize ans. Trois étés avaient couvert cet asile de mousse et de fougère ; et les indifférens n’y voyaient déjà plus autre chose. On aurait ignoré au village qu’elle était là par la volonté de l’Amour, sans l’entretien qu’elle eut avec Marie, par un jour de fête, semblable au plus beau jour d’Annette. Marie l’avait alors raconté en pleurant à ses autres compagnes : ses autres compagnes l’avaient oublié, mais sa mémoire fidèle le lui retraçait encore. L’écho redit long-temps la plainte du malheur. Il fait survivre au malheureux ses derniers soupirs ; les traîne en gémissant dans les vallées lointaines. L’infortuné n’entend plus, son adieu dure encore. Et les adieux de Claudine résonnaient dans le cœur de Marie comme une musique triste, une mélodie vague, un chant simple et douloureux.


Marie.

Viens donc, viens donc vite, bergère ;
La noce est au hameau.

Claudine.

Va danser ; laisse-moi, ma chère,
Pleurer près de mon troupeau.

Marie.

Viens, viens ; mets des fleurs sur ta tête,
On en doit aux Amours.

Claudine.

Hélas ! les Amours pour la fête
Ont oublié mes atours.

Marie.

L’église est déjà disposée ;
Vois le pasteur venir.

Claudine.

Tant mieux pour l’heureuse épousée
Que le pasteur va bénir.

Marie.

Elle est riche la pastourelle,
Lubin lui doit son sort.

Claudine.

Qu’il l’épouse donc, l’infidèle !
Moi j’épouserai la Mort.

Marie.

L’Amour changera ton envie ;
Attends-le comme moi.

Claudine.

J’ai seize ans : je quitte la vie…
Il m’a blessée avant toi.

Marie.

Nos bergers, pour venger tes charmes,
T’appellent sous l’ormeau.

Claudine.

Celui qui fait couler mes larmes,
N’était-il pas le plus beau ?

Marie.

Cet Amour, si doux au village,
N’est-il pas éternel ?

Claudine.

Va le demander au volage
Qui me renonce à l’autel.

Marie.

À demain donc, pauvre bergère,
Je reviendrai te voir.

Claudine.

Demain je serai sous la terre…
Viens me dire adieu ce soir.


En effet, le soir même, une cloche aiguë se mêla tout à coup aux joyeux instrumens de la noce. Ce son lugubre interrompit la danse, et consterna l’assemblée. Il changea pour un moment le tumulte en un silence morne. Peu à peu le mouvement et le bruit recommencèrent : les visages reprirent couleur ; la danse se ranima, et l’on dit aux violons de jouer plus fort, pour couvrir cette cloche importune, dont le tintement plaintif avait fait tressaillir un infidèle, et jeté la pâleur sur son front rouge d’orgueil.

Le vieux pasteur, qui le matin avait fait orner l’autel de rians symboles, passa silencieux et grave devant la bruyante veillée. Sa tête vénérable était penchée dans l’attitude de la méditation. On devinait, à son maintien recueilli, qu’il venait de bénir un être moins heureux que Lubin.

L’innocente victime fut apportée dans le chœur de l’église, de cette église parée encore des vestiges d’une noce. Sur cette vierge, endormie pour toujours, était posée une couronne d’églantines blanches, comme celles qui brillaient le matin sur le front radieux de l’épousée. La même main qui plaça le voile blanc sur ce front coloré de pudeur et de plaisir, étendit le voile éternel sur l’innocence et la douleur : le triste cortége foula les mêmes fleurs dont l’église avait été jonchée sous les pas de l’ingrat Lubin : ces fleurs encore fraîches furent pressées par le cercueil de Claudine… Leurs parfums s’exhalèrent dans ces deux fêtes. En un jour la chapelle retentit d’un chant d’hymen et d’un chant de mort ; et Lubin avait pu dire : C’est pour moi !

Il est à croire que cette réflexion l’atteignit, et que la vanité ne prépare guère un avenir paisible. Il s’étourdit d’abord en courant dans ces belles vallées, sur ces riches côteaux, d’où il embrassait d’un coup-d’œil les vastes récoltes dont il était le maître. Ses yeux dévoraient tout. Peu à peu ses regards fatigués s’y promenèrent plus vaguement : il les y tenait souvent fixés des heures entières sans rien voir ; le jour le plus clair lui semblait noir et orageux. Un air d’ennui se répandit sur tout son être ; son teint brillant devint terne. Tout l’importunait ; tout excitait sa sombre humeur. Il semblait rassasié de ses biens en les voyant ; et il devenait avare avec les pauvres. On ne l’appelait plus le beau Lubin, mais le brusque Lubin. Il semble que la tristesse qui suit une mauvaise action prenne la teinte de l’action elle-même : ce chagrin farouche n’attendrit personne ; il repousse tout le monde. Tout le monde fuyait Lubin, quoiqu’il fût riche ; il fuyait aussi tout le monde, quoiqu’il n’aimât pas à se trouver seul.

Quand son intérêt l’appelait aux champs, il prenait de longs circuits pour éviter de passer contre le petit enclos qui entourait une chaumière abandonnée. La croix qui s’élevait de terre à cette place lui blessait la vue, l’air qui circulait autour l’oppressait ; il en détournait la tête en grondant les pâtres qui tremblaient devant lui.

Ainsi le tombeau d’une tendre fille effrayait un méchant : il y en a donc au village ! Hélas ! il y en a donc partout ! Ce tombeau, caché dans l’herbe, au pied d’une colline, était oublié des autres. Marie en avait seule retenu le chemin. Jamais elle n’avait évité d’y passer, jamais elle n’en approchait sans joindre avec ferveur ses deux mains, en offrant à Claudine une prière simple et touchante, et le bouquet de sa colerette.

C’est là que la bergère aux yeux noirs avait porté sa rêverie ; c’est là que le berger voyageur l’eût trouvée, s’il avait osé la suivre autrement que des yeux. Le départ du jour, l’ombre des arbres, l’avaient dérobée à ses regards inquiets ; quand il les ramena autour de lui, il fut surpris de ne pas voir tout le monde attristé de l’absence de cette jeune fille.

Le jour enfin s’éclipsa tout-à-fait. Julien le remarqua tout haut. Annette l’observait tout bas. On rentra en tumulte au village, et l’on chantait encore. Le berger n’entendait plus ; il cherchait dans la foule. Que cherchait-il donc ? Vraiment il ne le savait pas bien lui-même. L’assemblée lui paraissait moins nombreuse de moitié. Je crois pourtant qu’il n’y manquait qu’une bergère. Une bergère tient-elle tant de place ?

Geneviève était encore sur sa porte. L’heureuse Annette lui dit d’une voix émue : « Bonne nuit, mère Geneviève ! » Geneviève répondit avec amitié : « Dieu vous le rende, ma fille ! »

Le lendemain, au point du jour, la bonne vieille ouvrit sa fenêtre. Le jeune étranger l’y attendait.

— Vous voilà, berger ; quittez-vous ce hameau ? — Non pas sans vous avoir remerciée, ma mère. — Vous n’êtes donc pas fâché d’avoir vu la noce de Julien ? — Oh ! vraiment non, dit-il. — Et il soupira comme s’il était triste.

— Où allez-vous présentement ? Qui vous oblige à vous mettre en voyage ? Avez-vous quitté vos moutons pour long-temps ? — Je n’en ai pas. — À quoi sert donc votre houlette, si vous n’avez pas de moutons ? — Elle peut servir à défendre les troupeaux des autres, quand ils voudront me les confier. — Et vos parens, vous ont-ils ainsi laissé partir ? — Je n’en ai plus. J’ai perdu mes parens, qui ne m’ont laissé que mon amour pour leur mémoire ; ce bien ne me sera pas enlevé ; mais pour d’autres biens, ils n’en avaient pas. Forcé de servir les étrangers, n’ayant plus la douceur de servir mon père, qui fut jadis un berger puissant, j’ai quitté mon village où la servitude ajoutait un poids trop lourd au poids de mes regrets. — N’est-ce pas-là de l’orgueil, mon fils ? — Je n’en sais rien, ma mère ; mais j’aime mieux croire que c’est de la fierté, comme aussi du courage. Et mon père disait qu’on peut beaucoup en ce monde avec du courage ; il plaît à Dieu ; par lui, les bergers pauvres ne sont jamais méprisables, quand même les bergers riches les mépriseraient. — Enfin, vous allez donc servir ? — Il le faut bien, ma mère. — Mais, où ? — Je le savais hier : je n’en sais plus rien aujourd’hui. — D’où vient cela ? — Oh ! je ne sais pas d’où vient cela. Hier, je m’en allais avec confiance trouver un vieux pasteur que mon père m’a dit d’aimer comme lui-même, à cause qu’ils s’aimèrent dans leur jeunesse. Aujourd’hui, je préfère ce village à celui du vieux pasteur… il faut pourtant que j’aille vers lui ; mon père l’a désiré : je dois remplir le dernier vœu de mon père. — Mais vous reviendrez, berger ? — Il me semble que oui, Geneviève. Et il se mit à rêver.

Geneviève rêvait aussi. — Oh ! ça ! j’ai en pensée, mon fils, de vous obliger. Nous avons au village une bergère dont les troupeaux sont si nombreux, qu’elle pourra vous en confier au moins un. Je veux vous faire parler à Marie ; elle est aussi bonne qu’elle est riche. Ne l’avez-vous point vue hier à la fête ? — Oh ! je ne crois pas, ma mère, avoir remarqué la plus riche. — Mais seriez-vous content de la servir ? — Je le serai, Geneviève ; et charmé aussi de vous devoir sa préférence. — Écoutez donc bien ce que je vais vous dire. Ce n’est plus fête aujourd’hui. Marie est aussi matinale que le soleil ; vous la trouverez aux champs. Dites-lui que Geneviève lui veut apprendre une nouvelle. — Oh ! oui, ma mère, je l’aime mieux ainsi. — Courez donc, berger. Et le berger prit sa course vers le champ de Marie, que la bonne vieille lui indiqua de la main.

« Non, disait-il en lui-même, je n’ai pas remarqué la plus riche. Celle que j’ai vue hier, que j’ai revue en dormant cette nuit, est aussi simple, aussi pauvre que moi. J’ai lu dans ses yeux qu’elle est la plus douce, la plus timide des bergères. Elle est ainsi parce qu’elle est pauvre, sans doute. Les filles riches sont gaies ; cette belle fille ne l’est pas. » Et il ralentissait sa course parce qu’il trouvait du plaisir à parler ainsi tout seul.

Il y avait au même instant, à quelques pas, une petite bergère qui se parlait de même, qui rêvait, qui chantait en souvenir de la fête :


Un étranger vint un jour au bocage ;
On célébrait la noce de Julien :
Je crus qu’Amour arrivait au village,
Et mon regard s’arrêta sur le sien.

On l’entoura ; moi je restai muette :
Il fit danser l’épouse de Julien.
Le bouquet blanc tomba du sein d’Annette,
Et je tremblai qu’il ne donnât le sien.

Qu’elle est heureuse, Annette, mon amie !
Pour son époux elle a nommé Julien.
Quel nom, me dis-je, embellira ma vie,
Si l’étranger ne m’apprend pas le sien ?

Il m’aborda : Dieu ! que j’étais craintive !
Il me parla du bonheur de Julien.
En rougissant je m’éloignai pensive ;
En m’éloignant mon cœur chercha le sien.


Il me suivit ; je ne pus m’en défendre ;
Il était tendre et plus beau que Julien.
Sa voix tremblait ; mais si j’ai su l’entendre,
Notre hameau sera bientôt le sien.

Elle s’arrêta tout à coup parce qu’elle vit accourir de son côté le berger qui l’avait déjà fait taire une autre fois. Lui, qui aperçut une bergère assise au pied d’un grand arbre, la prit d’abord pour Marie. Il ouvrait la bouche pour parler ; mais sa bouche ne trouva rien à dire. Ce n’était point Marie. C’était cette fille silencieuse et charmante, qu’il avait perdue dans la foule et cherchée du cœur : et cette jeune fille, voyant devant elle l’étranger de la plaine, se leva pour le saluer avec politesse. Puis elle passa la main sur son front, croyant peut-être en ôter la rougeur, puis elle arrangea son tablier qui n’était pas dérangé. Ils demeurèrent ainsi long-temps à se regarder.

— Que cherchez-vous, berger ? dit-elle enfin avec un regard aussi pur que le jour qui se levait, et avec un sourire plus gracieux qu’on ne saurait dire. — Je cherche une bergère. — Je suis une bergère. — Vous n’êtes pas celle que Geneviève me fait chercher… Et le doux sourire et le doux regard se voilèrent d’une teinte de tristesse. — Nommez-la donc, dit-elle d’une voix timide, et je vous la ferai trouver. — Je ne suis pas pressé de lui parler. — Vous couriez pourtant bien fort au-devant d’elle ! — C’est qu’elle peut m’arrêter dans ce village, qui est pour moi plus beau que tous les villages du monde. — Heureuse bergère ! dit la jeune fille ; et leur silence recommença.

La jeune fille mourait d’envie de soupirer. Elle en surmonta la crainte en parlant : il n’y a rien de si embarrassant qu’un soupir au milieu d’un grand silence.

— Eh bien ! reprit-elle, dites-moi donc son nom, afin que vous lui parliez plus vite. — Quel nom ? s’écria-t-il en revenant à lui-même. — Mon Dieu ! Geneviève sait-elle mieux que vous celui de la bergère qui peut vous arrêter ici ? — J’aime mieux savoir le vôtre ; car il me semble que j’ai comme oublié le sien. — Je suis Marie ; mais ce n’est pas moi que vous cherchez. — Marie ! la riche Marie ! répliqua-t-il avec surprise ! — Qu’importe, berger ? — C’est que Geneviève m’a dit ce nom, et en vérité, bergère, je ne pensais pas qu’il fût le vôtre. — Êtes-vous donc fâché qu’il le soit ? — Fâché ! oh ! oui, fâché de n’avoir pas prévu que j’allais tant l’aimer !

Elle eut encore besoin de passer la main sur son front. Ils restèrent de nouveau sans parler, regardant les arbres, qu’ils ne voyaient pas ; et cherchant des mots, qu’ils ne trouvaient guère.

L’heureux nom de Geneviève les sortit encore de peine : Marie ne songeait plus à lui en vouloir. — Bonne Geneviève ! dit-elle tout émue. — Oui, bonne, ajouta-t-il, puisqu’elle m’envoie vers vous, belle Marie ; puisqu’elle veut vous prier en ma faveur. — Que pensez-vous qu’elle attende de moi ? — Le bonheur de celui qui vous parle, la grâce de vous servir, d’y consacrer mes jours. Je suis pauvre, et n’ai plus d’amis, plus de parens, point de troupeaux. Je veillerai sur les vôtres, et je me dirai heureux. Je le serai de ne pas quitter ce hameau, d’y borner mon voyage, et d’y cacher mon infortune. Si vous refusez Geneviève, je n’ai rien à faire ici ; dès aujourd’hui je poursuivrai mon chemin, j’irai…

— Berger, dit-elle vivement, vous savez mon nom, et moi je ne sais pas encore le vôtre. — Olivier est celui que m’a donné mon père. — Olivier, Olivier, répliqua-t-elle plus vivement encore, prenez ma place ; voici ma houlette. Veillez avec elle sur mes moutons. Je n’ai pas vu Geneviève aujourd’hui. On dit qu’elle porte bonheur à ceux qui lui parlent au matin ; et j’allais l’oublier !

Aussitôt la petite Marie, légère comme une chèvre qui fuit la contrainte, se mit à courir, sans attendre la réponse d’Olivier. Elle ne respira que lorsqu’elle se crut hors de sa vue ; s’arrêta pour retrouver son cœur qui battait avec violence ; et, songeant enfin qu’elle allait voir Geneviève, elle répéta vingt fois le nom d’Olivier, comme pour s’en ressouvenir.

Olivier, tout tremblant, s’appuyait sur la houlette de Marie. Elle me la confie, dit-il, elle me donne sa place… n’est-ce pas comme si elle avait répondu : « Berger, vous êtes mon serviteur. Je vous donne le droit que j’accorde aux pauvres pâtres qui reçoivent ce titre, de garantir mes troupeaux, de les défendre, et de les augmenter par votre active vigilance. » Ah ! Marie ! vous êtes aussi délicate que belle ; vous savez ménager les malheureux. Mais, hélas ! vous êtes riche, et bientôt, sans doute, j’aurai deux maîtres à servir… Deux maîtres !… C’est trop pour un berger si fier. Il le sentit, regarda en soupirant les nombreux moutons de Marie, répandus au loin dans la plaine, et ses yeux revinrent avec tristesse sur son agneau, son unique agneau, qui, tout joyeux de n’être plus seul, courait et bondissait au milieu de ses nouveaux compagnons. Son jeune maître resta long-temps absorbé dans un mélange de joie et de douleur. Deux pensées l’y plongeaient : Je reste où est Marie ; que je suis heureux ! Marie est riche ; que je suis à plaindre !

Enfin Marie remercia Geneviève : Olivier les remercia toutes deux. Gardien vigilant des troupeaux de sa jeune maîtresse, il ne se plaignait plus du sort qui l’obligeait de servir. Il se rappelait parfois le vieux pasteur, le désir de son père ; puis il l’oubliait. Mais passait-il un jour sans bénir Geneviève et la noce de Julien ? Oh ! non. Ces souvenirs charmaient les rêveries de son cœur : l’image de Marie était au milieu.

Une fois, il l’observait de loin ; c’était presque toujours ainsi qu’il la voyait. Marie n’osait l’appeler que de ses yeux noirs et languissans. Le regard d’Olivier semblait dire : Est-il vrai qu’elle m’appelle ? et son cœur languissant, comme les yeux de Marie, n’osait répondre : oui, elle t’appelle. Comme il devait souffrir ! il ne se plaignait pourtant pas.

Il l’aperçut, un jour, tenant sur ses genoux l’agneau qui, moins craintif que son maître, courait au-devant d’elle et la suivait partout. Elle le parait alors d’un ruban pour mieux le reconnaître, disait-elle. En avait-elle besoin pour le distinguer des autres ? Elle le regarda, le pressa dans ses bras, d’un air plein d’amitié, et lui donna doucement un coup de houlette pour l’obliger à retourner vers son maître dans ce nouvel et galant équipage. L’agneau se mit à fuir : Il m’entend, dit-elle avec joie ! comme si les agneaux entendaient !

Bientôt elle ne le vit plus. Elle fut d’abord contente, puis fâchée, puis inquiète. Si je l’avais blessé de ce coup de houlette ! c’est la première fois que je l’ai chassé ainsi ! où est-il !… s’il allait se perdre !… Pauvre Olivier ! Je t’aurais privé de ton agneau, ta seule richesse, ton seul amour peut-être !… tu dirais alors que je suis une méchante bergère ! Pour cette fois la crainte l’enhardit, et la douce Marie se crut autorisée à porter ses pas où l’appelait son cœur… Quelle joie pour elle d’y trouver en même temps l’agneau fidèle, et le pâtre solitaire qui le carressait à son tour avec un doux transport ! Les pieds légers de la petite Marie l’avaient apportée sans le moindre bruit : sa respiration précipitée la trahit. Olivier la devina sans la voir, et se leva plein de trouble et de saisissement, comme s’il venait de commettre une méchante action. Sa belle maitresse sut bientôt ce qui le faisait ainsi trembler.

« Ah ! berger, dit-elle, j’ai eu peur. Je le croyais perdu ; et… voilà ce qui m’amène de ce côté. »

Tandis qu’elle essayait à se justifier, Olivier tremblait de ne pouvoir se justifier lui-même. Marie, sans vouloir l’y contraindre, l’y contraignit pourtant. Elle se remit à flatter l’agneau de sa main carressante. Où donc est le ruban ? s’écria-t-elle : quoi ! petit agneau, tu as perdu mon ruban ! et ses yeux se portèrent timidement au chapeau du berger. Il est perdu, poursuivit-elle, ah ! je vois bien qu’il est perdu ! — Non, Marie, non, vous le retrouverez s’il vous est si cher, dit Olivier avec tristesse ; il ne tient qu’à vous de le reprendre. — Où donc est-il, berger ? — Il est là, dit-il en montrant son cœur ; il est là, Marie, sans cesser d’être à vous et avec vous… — Eh bien ! dit-elle avec une joie naïve, qu’il y reste avec moi ! et que ne pouvez-vous, berger, posséder de même tout ce que Marie possède et pourra jamais posséder ! Hélas ! vous n’avez qu’un mouton, vous qui savez si bien les conduire ; et j’en ai tant pour moi seule !… quand je sais à peine les garder !

Olivier ne pouvait respirer ni répondre : il était à deux genoux devant elle, et, ne pouvant détacher de son cœur le ruban qu’il venait d’y cacher, il voulut pourtant essayer de le rendre : il saisit la main de Marie, et l’approcha de ce cœur éperdu. Dieu ! comme il palpitait !… Marie eut peur, oh ! oui, peur d’avoir fait du mal au berger. Elle retira doucement sa main… sans le ruban. Elle était si bonne ! il était si beau !

— Et vous, petit agneau, dit-elle en respirant de son trouble, vous vous en passerez pour cette fois. — Ah ! Marie ! il peut bien s’en passer, lui ! Votre amitié vaut infiniment plus qu’un ruban, vous en aviez paré cet agneau,… vous l’aimez… — Oh ! oui, berger, reprit-elle dans l’abandon de son âme, mieux que mes troupeaux réunis, mieux que ces champs, ce côteau, ces cabanes que m’a laissés mon père. J’échangerais tout pour ce charmant agneau qui me suit sans cesse. Il me suit, berger, poursuivit-elle avec un sourire tendre et expressif. — C’est que vous l’appelez, dit-il. — Non, non, je n’ai pas besoin de l’appeler. Il me suit simplement parce qu’il sait que je l’aime. — Il sait que vous l’aimez ! Ah ! quel bonheur de vous suivre alors ! Que cela est bien facile ! et qu’il est heureux ! — Vous le croyez heureux. Eh ! bien, tant mieux, berger. Qu’il soit heureux toujours comme je veux que son maître… que tout le monde le soit auprès de Marie ! — Et deux larmes, brillantes comme la rosée sur les fleurs, roulèrent sur les joues de cette tendre fille.

Olivier la regardait dans un muet ravissement. Rien n’altérait l’ivresse où son âme était plongée. Ses yeux étincelaient du feu de la vie et de l’amour. Il regardait Marie ; il ne voyait qu’elle. Nulle distance ne l’en séparait, l’espoir seul était entre eux deux, un rêve enchanteur endormait la fierté. Cette jeune bergère, simple comme un enfant, lui faisait oublier qu’il était sans héritage. Et comment songer alors qu’il était pauvre ? il avait son ruban.

— Voyez, dit-elle, voyez, Olivier, ces riantes plaines qui s’étendent au loin, ces arbres courbés de fruits, cette moisson protégée du ciel et de la bénédiction de mon père, les voyez-vous ?… Ces biens, si fort estimés des habitans du hameau, sont devenus le partage d’une orpheline : qu’en ferai-je ?… qu’en feriez-vous, Olivier, s’ils étaient le vôtre ?

— Belle Marie, pourquoi demander à qui ne possède rien ce qu’il ferait d’un trésor qu’il n’aura jamais ? Dieu seul connaît le cœur et les pensées de ceux dont il enchaîne les actions. — Vous n’êtes donc pas heureux, berger, reprit-elle timidement ? — Heureux ! s’écria-t-il, je le suis de vous servir, ô Marie ! comme cet agneau l’est de vous suivre. Il n’a pas d’autre ambition. Je n’ai pas d’autre félicité. — Servir ! répéta Marie ; servir !… ne dites plus ce mot, Olivier ; il fait du mal à Marie… Ah ! si je pouvais le changer ! et elle porta les yeux au ciel ; puis se penchant doucement vers l’agneau : Écoute-moi, lui dit-elle, écoute-moi bien ! et l’agneau n’écoutait pas. Mais le berger écoutait, et elle continua. — J’irai à la prairie, à cette place heureuse où j’ai vu l’amour… de Julien pour Annette. Viendras-tu, petit agneau ? — Quand irez-vous à la prairie, bergère ? — Je ne sais, berger, mais j’irai. — Ce soir, Marie ? — Et Marie ne répondit pas. — Ce soir, répéta-t-il encore, comme s’il implorait sa réponse. — Oh ! dit-elle en s’échappant, il le devinera bien. —

Quand elle fut un peu loin, il lui vint en tête de se retourner pour s’assurer si l’agneau l’avait devinée. Elle ne vit qu’Olivier dont le regard suppliant semblait lui répéter : Ce soir, Marie, ce soir.

Pourquoi cet entretien tomba-t-il dans l’oreille d’un méchant ? Il faut donc toujours parler bas quand on parle d’autre chose que du soleil et de la moisson. Mais alors il faudrait être bien près l’un de l’autre pour s’entendre, et Dieu sait ce que les méchans en pourraient penser ! Celui qui le fut assez pour surprendre à travers les feuilles d’un bouquet d’arbres le premier secret de Marie, sans en respecter l’innocence, était aussi un berger, mais avare et jaloux ; assez instruit dans l’art de conduire les troupeaux ; mais mieux instruit de beaucoup dans toutes sortes de noires malices. Or, puisqu’il en faut parler, il est juste de dire tout ce que l’on en raconte.

La jalousie qui le piquait au cœur, n’avait pas en vérité l’amour pour son excuse. Il avait bien les yeux assez grands pour voir que Marie était belle ; mais ses yeux s’ouvraient avec plus d’envie sur ses beaux troupeaux qu’il avait autrefois gouvernés, et voilà pourquoi il était fâché de leur voir un autre gardien. Ce pâtre ingrat était pourtant riche par le bon cœur de Marie. Cette généreuse bergère lui ayant retiré la conduite de ses moutons, en faveur de l’étranger de la prairie, n’avait pu supporter une idée d’injustice. En gardant ses autres serviteurs, serviteurs choisis, estimés par son père, elle avait comblé celui-ci de bienfaits, et lui avait dit avec sa grâce touchante : « Écoute, Lucas, voici une pannetière nouvelle ; prends-la, prends encore cette jolie houlette. Sais-tu pourquoi je te fais ce présent ? Eh bien ! Lucas, c’est pour t’avertir que tu vas avoir un petit troupeau, dont tu seras le maître à toi seul, dont tu pourras faire tout ce que tu voudras. J’y joins aussi cette jeune chèvre et son chevreau. Si quelque mouton vient à te manquer par la faute du loup ou bien autrement, viens aussitôt me le dire. Avec cela tu peux devenir riche et te marier à Rose qui t’a déjà donné son ruban, de quoi sa mère était fâchée. Elle ne sera plus fâchée quand elle te verra berger pour ton compte ; et moi je serai contente d’avoir ainsi fait ton bonheur et celui de Rose. Accepte donc, Lucas, et songe à moi le jour de ton mariage. »

Lucas prit tout sans rien dire, et s’en alla. Marie disait : « Il ne parle point, parce qu’il est surpris et troublé de joie. Que Dieu m’a fait de grâces en me rendant une riche bergère ! »

Depuis lors, ce mauvais pâtre n’avait pas osé murmurer tout haut ; on lui aurait dit : Lucas, tu n’as pas raison de te plaindre, et tu devrais rougir. Il ne murmurait donc pas, mais il roulait dans sa tête quelque complot de haine contre l’innocent Olivier. On peut juger en quoi ce jeune berger méritait sa haine. L’envieux Lucas passait souvent presque sur ses pieds sans lui dire une seule fois : Dieu vous garde, berger, ou d’autres choses qui marquent un bon cœur. Olivier n’y songeait guères, il songeait à Marie. Seulement il portait la main à son chapeau ; car l’amour n’empêche pas d’être poli ; mais il l’empêchait de s’apercevoir que ce noir Lucas le regardait en-dessous comme s’il lui avait dit : Prends garde !

Voilà comme il se fit que rôdant incessamment autour des champs de Marie, il vit ses beaux yeux attachés sur ceux du berger attentif, et devina tout ce que des yeux si beaux peuvent dire quand l’âme y vient toute entière.

Il n’eut plus alors la patience d’attendre une autre fois pour insulter l’étranger de la prairie : c’était toujours ainsi qu’on le désignait au village.

Oh ! que l’Amour aurait bien dû le rendre aveugle ! et ne l’ayant pas fait, peut-être par pitié pour Rose qui était jolie, le rendre au moins muet, afin d’enchaîner cette méchante langue qui va causer tant de mal ! Que n’était-il là quelque enfant malin pour chasser ou distraire ce curieux insensible ! Mon Dieu ! n’y avait-il personne pour empêcher ce qui va survenir !

« Ah ! ah ! dit-il dans son grossier langage, c’est donc pour ensorceler les bergères que tu viens ici, berger ? »

Olivier regarda d’où sortait tout à coup cette voix grosse et dure. Ah ! qu’elle lui sembla rude ! celle de Marie résonnait encore à son oreille. Il chercha l’autre, mais avec peine, car ses yeux, son âme, ses pensées, tout était fixé sur le ruban de sa bergère chérie.

« Vraiment ! poursuivit Lucas, tu fais déjà, je m’en doute, le compte de tes moutons et de l’argent qu’ils peuvent valoir ; et Marie croit que c’est à elle seule que tu rêves. Mais à qui n’a rien comme toi, il faut d’autres dons que des rubans, n’est-il pas vrai ? »

« Tu es un lâche berger, s’écria Olivier. Qui t’a dit que ce ruban vînt de Marie ? je te trouverais bien osé de le croire, et de le soutenir devant moi ! » « Osé ! dit Lucas, en raillant, ose donc, toi, démentir ce que j’ai vu. Mais non, ce n’est point Marie qui t’a donné ce ruban ; c’est toi qui l’as pris, comme aussi la place d’un autre ; et qui prend cela peut prendre tout le reste, encore qu’il n’ait rien à donner en retour. »

« Va ! dit Olivier, tout tremblant de colère, s’il m’était permis de lever le bras contre un seul de ce village où j’ai trouvé l’hospitalité, tu serais déjà renversé à terre, et pour long-temps, vil espionneur de bergers. Je te tiens plus méchant qu’un loup : j’en ai tué plusieurs, prends-y garde ! et si tu n’as pas avec ta noirceur, la prudence de t’enfuir au plus vite, tu verras que le pauvre pasteur que tu insultes, est puissant et riche en courage ! »

L’attitude et le regard d’Olivier que l’on croyait timide, glacèrent tout à coup la brusque ironie de Lucas, qui était lâche, à vrai dire. Il fut décontenancé de frayeur, devint pâle, de rouge-brun qu’il était, et s’éloigna à reculons pour choisir tout doucement la minute de prendre sa course. « Va ! va ! cria-t-il en s’enfuyant, je ne te ferai point de tort ; épouse seulement notre bergère, si tu as autant de courage pour porter ta honte, que tu en as pour menacer ceux qui voient clair dans tes ruses et tes sortiléges d’amour. »

Olivier s’élança pour courir après lui, car le sang lui montait du cœur au visage, et avec lui le besoin de se venger. Mais l’humiliation ! ce trait amer qu’on venait de lui jeter droit dans l’âme, l’humiliation l’enchaîna sur la place ; et le jeune berger, couvrant de ses deux mains les larmes brûlantes qu’il rougissait de répandre, se laissa tomber sur l’herbe, où il pensait tant à la fois, qu’il ne pensait plus.

Cependant, que Marie était heureuse ! Qu’elle était calme et soulagée ! tout la charmait, tout s’animait pour elle. Il lui semblait voir pour la première fois des choses qu’elle avait vues mille fois et davantage. Qu’il a raison, disait-elle, de trouver ce village charmant ! Comme le ciel y est bleu, clair et serein ! Comme les fleurs sont gaies, vives et brillantes ! Et tout en parlant, en rêvant, elle en cueillit pour sa coiffure. Elles brillaient dans ses cheveux noirs, et semblaient tenir leur éclat de son bonheur : elle en mit dans sa collerette, elle en assembla d’autres en bouquet ; on voyait bien, à son sourire caressant, sur quel cœur il devait se reposer.

Ce jour passa, il n’avait pas eu un nuage. Ah ! Marie ! n’en souhaitez pas la fin : il est si pur ! si c’était le dernier ?

Marie, dans la plus tendre ivresse, courut enfin au bocage. La campagne se reposait de la chaleur du jour. Vers le soir, le silence des champs est si expressif, il dit mille choses qui pénètrent le cœur, et Marie les entendait. Le soleil brûlait encore ; par degrés il brûla moins ; puis il pâlit, puis il s’effaça ; ce ne fut que lorsqu’on ne vit plus que le nuage rouge qui le suit à l’horizon, que la bergère en détourna ses yeux éblouis ; ils parcoururent en vain la grande prairie, elle n’y vit que quelques bergers qui déjà regagnaient le hameau. Elle porta la main sur son cœur oppressé : il faut croire qu’il l’était beaucoup, car elle parlait ainsi tout haut, se persuadant peut-être qu’Olivier en entendrait quelque chose :

Olivier, je t’attends ; déjà l’heure est sonnée :
Je viens de tressaillir comme au bruit de tes pas.
Le soleil qui s’éteint va clore la journée ;
Ici j’attends l’Amour, et l’Amour ne vient pas.

Le berger lentement regagne sa demeure.
Tout est triste au vallon ; Olivier n’est pas là !
De notre rendez-vous lui-même a fixé l’heure :
Je n’avais rien promis, et pourtant me voilà.

Adieu, mon Olivier, je m’en vais au village ;
Pour toi je l’ai quitté ; j’y retourne sans toi.
Demain pour t’excuser tu viendras au bocage ;
J’y laisse mon bouquet, il parlera pour moi.

Elle jetta son bouquet à la place même qu’elle venait de quitter ; et sa plainte n’ayant que bien peu soulagé son cœur, elle sortit du bocage, porta son tablier sur ses yeux brûlés des derniers rayons du soleil ; et peut-être aussi pour essuyer quelques larmes : qui sait ? une bergère amoureuse pleure souvent.

Elle s’en retournait donc cette belle Marie, la tête penchée ; effeuillant, sans y songer, les marguerites et les roses qui lui restaient pour parure : qu’avait-elle besoin d’y prendre garde ? que lui faisait-il à cette heure d’en être ornée comme aux jours de fêtes ? Hélas ! pour qui veut-on être belle au village ? ce n’est pas pour soi-même.

« Bonsoir, bergère, » lui dit-on ; et ses yeux se levèrent à peine, car elle entendit bien que cette voix n’avait rien à lui dire de plus que bonsoir. « Bonsoir, Lucas », répondit-elle avec sa douce manière. Pouvait-elle croire qu’il fût la cause du chagrin qu’elle emportait avec elle ? Pauvre bergère ! vous étiez triste avec l’innocence au fond du cœur ; il était joyeux avec la malice au fond de l’âme. Il voyait bien ce qui vous rendait pensive, il savait bien pourquoi les roses et les marguerites vous tombaient des mains : il en riait dans sa méchante joie, et suivait d’un œil moqueur la démarche inégale et triste de celle qui n’avait jamais su être joyeuse que du bonheur des autres.

Elle rentra dans sa chaumière avec sa douleur, cette vague douleur que la nuit nourrit trop bien dans l’âme. Elle n’avait pas de colère, pas de jalousie ; qu’avait-elle donc ? que disait-elle pour ses raisons ? Elle ne disait rien, elle pleurait. Ce fut ainsi qu’elle passa la moitié de cette nuit, appuyée sur une petite fenêtre, regardant courir la lune tantôt claire et radieuse, tantôt obscurcie par des nuages qui couraient plus vite qu’elle ; ce qui attristait beaucoup les rêveries de la bergère. Elle regardait aussi parfois la petite cabane de berger où dormait sans doute Olivier. Ses yeux seuls, je crois, pouvaient l’apercevoir à cette heure et de si loin. Mais ne lui enviez pas son sommeil, Marie,… Olivier ne dort pas plus que vous.

Par degrés le vallon disparut dans une obscurité profonde ; les arbres, les côteaux, la petite cabane même, tout se voila d’une ombre noire, la chaleur devint étouffante, un bruit sourd effraya la nature endormie, les nuages s’abaissèrent ; on aurait cru pouvoir les toucher de la main ; des éclairs les entrouvrirent bientôt ; et l’orage éclata de tous les points du ciel. Quelques oiseaux effrayés fuyaient leurs nids en jettant un cri d’allarme ; et en se rencontrant dans leur vol inégal et rapide, semblaient s’annoncer leurs craintes et leur danger en poussant dans l’air des cris plus aigus.

Marie n’osait plus ni rester à la fenêtre, ni rentrer dans sa chambre. Point de lumière, personne pour la rassurer. On a bien plus peur quand on ne peut dire à quelqu’un : j’ai peur !

Était-ce d’ailleurs pour elle seule qu’elle était tremblante ? « Olivier ! disait-elle à voix basse, Olivier !… » Ce nom commençait et finissait sa prière ; et en priant, elle regardait ce désordre, ces torrens de pluie qui paraissaient devoir inonder le village : elle respirait à peine ; un éclair vint encore rougir l’obscurité, et Marie crut entrevoir au pied de sa maison… Un coup de tonnerre plus fort que tous les autres lui fit fermer les yeux et lui arracha un cri perçant : une voix douce lui répondit jusqu’au fond de l’âme. Oh ! la voix des anges est-elle plus ravissante que ne le fut cette voix pour l’effrayée Marie ? Elle osa donc rouvrir les yeux, et, s’approchant encore de la fenêtre, elle entendit ces mots prononcés tristement : « Calmez-vous, Marie, calmez-vous ! Demain, ô mon amie !… Demain je vous verrai encore ! »

Cet accent plaintif était celui de l’Amour même, c’était l’accent d’Olivier. « Cruel ! » dit la bergère ; et sa voix, faible de tendresse et de frayeur, ne put trouver une plus longue réponse. Le pauvre Olivier l’avait bien entendue.

Le silence succéda. Le tonnerre s’éloigna en roulant au loin sa force épuisée. Le calme revint au ciel, et Marie ferma sa fenêtre. Elle tomba sur son lit où la fatigue et le sommeil effacèrent de son esprit le rendez-vous, l’orage et la frayeur.

Les rêves prirent la place de la réalité. Ils se plaisent à distraire une âme agitée ; celle de Marie s’ouvrit à leur impression : dans cette foule variée et légère, qui s’évanouit sans laisser de trace, une erreur touchante la reporta vers sa douzième année. Heureuse année où les bergers ne font pas encore pleurer les bergères !

Elle était seule sur le penchant d’une colline, bordée d’arbres touffus et de buissons parfumés. De cette colline descendait un ruisseau qui courait dans les prés émaillés de fleurs, s’enfuyait en serpentant à travers les champs voisins, et les ornait d’une bordure d’argent. Une petite chaumière dominait sur cette colline : c’était la seule habitation de ce lieu le plus solitaire de la contrée. Les fleurs y venaient sans culture et mouraient sans avoir été cueillies. C’est là que Claudine avait reçu la vie, c’est là qu’elle dormait au murmure des feuilles et de l’eau : le soleil couchant semblait abandonner à regret ce lieu paisible et le caresser de son dernier rayon. La lune se levait pour l’éclairer à son tour, et cette heure vague entre le jour et la nuit, enchaînait la pensée entre la joie et la tristesse ; nul être vivant n’animait ce tableau, nul bruit ne se mêlait au léger bruit du vent qui formait dans l’air une plainte aussi douce que la dernière plainte de Claudine.

Marie était sans frayeur, mais elle respirait à peine, pour ne pas troubler la paix silencieuse qui régnait autour d’elle ; toute entière à la rêverie, ses pieds semblaient attachés au sol ; immobile, et muette dans sa contemplation, elle souriait au ciel pour le prier de ramener Claudine dans sa chaumière inhabitée… Et le ciel ne rend pas les anges qu’il reprend à la terre ! Mais il faut croire qu’il accorde à ceux qui les ont aimés la faveur de les entrevoir parfois dans le sommeil. Aussi Marie crut entrevoir une jeune fille qu’elle reconnut pour Claudine ; elle était belle comme la vierge qu’elle priait à l’église du hameau. Marie la regardait avec ravissement s’élever au-dessus d’elle en lui tendant les bras : la joie et la surprise lui rendirent la voix. Viens donc, Claudine, viens donc, dit-elle ; nous irons jouer à la prairie. Et Claudine la regardait sans répondre.

Dis-moi, bergère, qui t’a donné ce voile blanc comme celui d’une vierge ?… Et Claudine déploya sans parler un autre voile qu’elle étendit sur la tête de Marie… Oh ! Claudine ! pour qui est celui-ci ? s’écria-t-elle… Elle crut le sentir tomber sur elle ; et, levant les bras pour essayer de s’en dégager, elle s’éveilla en appelant Claudine.

Je rêvais, dit-elle, et Claudine m’est venue voir. Elle se leva sans trouble, mais abattue et faible. Le jour qui se levait aussi, se ressentait comme elle de la fatigue de l’orage. L’air était épuré, mais le soleil manquait de force. L’automne approchait ; les oiseaux n’osaient plus chanter gaîment : ils gazouillaient en secouant leurs petites ailes mouillées.

Marie entrouvrit sa chaumière, elle fut émue d’y trouver Olivier qui paraissait l’attendre ; les vêtemens du berger semblaient tout pénétrés de la pluie, et Marie n’eut pas la force de mettre un reproche dans son regard. Il y en avait peut-être de plus touchans dans son maintien, dans le désordre de ses beaux cheveux que ne retenaient ni chapeau, ni ruban ; enfin dans la rougeur légère qui monta sur son front. Tout cela pouvait parler au berger, dont l’aspect n’était pas plus joyeux. Il venait, ce pauvre berger, prendre un long congé de sa jeune maîtresse, et cherchait avec quels mots il pourrait dire : Adieu, Marie ! Ceux-là lui ôtaient la respiration.

— Quelle nuit ! dit enfin la bergère en regardant la campagne attristée. — Quel orage ! dit Olivier en posant la main sur son cœur. Il semblait que l’orage fut là ! — La soirée était si belle à la prairie, ajouta-t-elle d’une voix tremblante. — Les yeux d’Olivier troublèrent son âme : ces yeux-là étaient si tristes ! Ce fut pourtant avec le courage d’un honnête berger qu’il se justifia dans l’esprit de Marie, qu’il lui rendit grâces du bonheur qu’il avait eu de la servir, et qu’il lui apprit la nécessité cruelle où il se voyait de quitter le village, parce qu’il était pauvre et qu’il l’adorait, qu’elle était riche et ne pouvait pas l’aimer. — Je vais trouver le vieux ami de mon père, continua-t-il, je ne rentrerai dans ce village trop chéri, que si je puis un jour mêler des troupeaux à ceux de ma belle maîtresse, car encore et toujours Marie sera la maîtresse du fidèle Olivier, qui la prie à genoux de reprendre sans colère cette houlette qu’elle confia généreusement au malheureux étranger. — Comme aussi tout mon amour, dit Marie à voix basse, et que je ne saurais reprendre comme on reprend une houlette. — Ce mot d’amour prononcé presqu’en gémissant, traversa le cœur d’Olivier, déjà tout navré de tristesse ; mais il porta dans cette tristesse une joie indéfinissable, car cette joie est sans gaîté, et s’exprime avec le silence et des larmes.

Il restait à genoux. Marie était plongée dans sa douloureuse surprise. Elle le regarda long-temps sans parler. — Olivier, dit-elle enfin, ne t’en va pas, car je mourrai. — On ne meurt pas d’amour, Marie ! — Et son regard troublé le démentait. — Ah ! berger ! c’est ta chanson qui dit cela, mais mon cœur dit autrement ! et un soupir s’échappa de ce cœur profondément blessé ! — Quel mal vous me faites, Marie ! — Ne souffrez pas, reprit doucement la bergère, il me semble que je souffre assez pour nous deux. Allez, ajouta-t-elle, allez chercher ailleurs tout ce qui manque ici pour vous rendre heureux. — Oh ! ne parlez pas ainsi, ma bien-aimée Marie ! Ne dites pas des choses qui déchirent le cœur. — Que faut-il dire, berger, pour vous rendre content ? — Content ! hélas ! je ne puis l’être, mais soyez-le du moins. Que je n’emporte pas votre image attristée. — Oh ! Marie ! faites qu’elle me console, puisqu’elle sera la compagne de ma vie ! oh ! que je voie encore une fois votre bouche sourire !

Marie le regarda en s’efforçant de sourire. Hélas ! il ne savait pas ce qu’un sourire coûte à la douleur ! Ce tendre effort le trompa, il lui donna le courage de s’éloigner enfin de cette belle Marie, qui resta immobile sur le seuil de sa porte. Sa bouche conserva long-temps la même expression ; et ses larmes coulaient depuis une heure, que sa bouche souriait encore.

On ne peut savoir comment Olivier trouva son chemin en s’arrachant d’auprès d’elle ; il cacha sa figure sous ses mains tremblantes : c’était sans doute par le simple effet de l’habitude, car il ne recouvra la vue, la pensée et la vie, qu’en traversant la grande prairie. Là, s’appuyant à l’entrée du bocage où Marie l’avait attendu la veille, il crut sentir son cœur entr’ouvrir sa poitrine pour se jetter sur le bouquet effeuillé qu’il aperçut dans l’herbe… Il saisit ce trésor que l’orage avait flétri, et l’emporta pour le seul prix de ses soins et de la paix de ses beaux jours. En quittant ces lieux, il ne se plaignit pas : qu’avait-il encore à dire ? il avait dit adieu à Marie.

La reconnaissance le conduisit à la porte de Geneviève. La bonne vieille laissa tomber sa quenouille en l’écoutant. Elle s’était dit à elle-même. Marie est orpheline et maîtresse de son héritage ; mon étranger est pauvre, mais il est jeune et beau ; je les verrai peut-être un jour entrer à l’église comme Annette et Julien. Tous deux s’arrêteront aussi devant moi, en souvenir du jour où je le fis descendre dans la plaine. Cette idée la rendait fière et joyeuse. L’adieu d’Olivier dissipa ce beau rêve ; on les aime à tout âge ; Geneviève perdit celui-ci à regret ; elle n’avait plus guère de rêves à recommencer. — Adieu donc, mon fils, lui dit-elle, je ne saurais blâmer ni louer votre courage ; mais je vois qu’il faut vous plaindre, et je vous plains. Que le ciel vous conduise et vous ramène ! Oui, je le prierai pour Marie, qui est une si bonne bergère. Il saura bien, s’il lui plaît, défaire tout l’ouvrage du méchant pâtre qui vous fait fuir. — Oh ! ma mère, dit Olivier, je ne fuis pas ! je m’en vais pour le repos de cette belle Marie. Hélas ! je ne puis l’honorer par ma tendresse, puisque le mépris tombe sur ceux qui n’ont que de l’honneur ! Et il s’en alla.

Geneviève ramassa lentement sa quenouille : son rouet tourna languissamment jusqu’au soir. Il ne fit pas clair ce jour-là au village ; l’absence de la gaîté est comme l’absence du beau temps. Tous les jours se ressemblèrent pour Marie. Le hameau s’agrandit pour elle, et devint désert : il lui semblait que tous les habitans s’en étaient allés ; qu’on l’avait oubliée dans sa chaumière, et qu’elle restait-là pour attendre et pleurer. Le temps se traînait sur son cœur, l’étouffait de son poids ; sa douleur, qui ne s’exhalait par aucune plainte, devint l’unique sentiment de sa vie.

Un soir, au retour des champs, elle rêvait sur sa porte. Lucas guettait pour connaître l’effet de son manége ; il passa si près d’elle, que son ombre lui fit peur. En s’excusant de la distraire, il s’arrêta, enhardi par la nuit, parla du temps, dit qu’il était orageux, nuisible à la terre, et trop chaud pour l’automne.

— Oui, dit-elle sans lever les yeux, le temps me pèse ! mais toi, Lucas, malgré l’orage, tu dois être content. — Il faut l’être de tout, dit-il en essayant de rire. — Oui, reprit-elle tristement, même du chagrin des autres. — Par votre bonté, s’écria-t-il, je n’ai pas un si mauvais cœur, et quand je vois de l’ennui sur un visage, cela m’empêche de chanter. — Ne me regarde jamais au visage, dit elle, car tu ne chanterais de long-temps. — Oh ! reprit-il, en cherchant une voix plus douce, elle doit être heureuse celle qui fait le bien, qui donne de petits troupeaux aux pâtres de son village, l’hospitalité à ceux qui n’en sont pas… — Ah ! cette bergère n’est plus heureuse, s’écria Marie, depuis qu’elle craint de voir des méchans autour d’elle. —

Lucas rougit, mais il faisait sombre, et il répondit hardiment : « Une bonne bergère doit-elle craindre les méchans ? Tout son hameau la chérit, la respecte. Ceux qui l’ont vue petite, qui l’ont servie dans son enfance, la défendraient contre les étrangers qui voudraient lui nuire. Ceux-là, j’entends, qui s’arrêtent par hazard, par ennui, par curiosité, qui se disent malheureux pour éprouver les bons cœurs, qui prennent un air triste pour intéresser les jeunes bergères. »

— Que veux-tu dire, Lucas ; interrompit Marie avec émotion ? — On a vu de pareilles choses, poursuivit-il, en cherchant à lier dans sa tête ce qu’il disait au hasard. Mais on reconnaît bien les bergers des habitans des villes. Il en est qui cherchent les aventures de village ; le village les fatigue bientôt, et ils s’en vont. —

Marie ne l’entendait plus. Plongée dans une rêverie qui absorbait jusqu’à sa raison, elle semblait attentive à la voix qui venait de lui déchirer l’âme. Mais la voix trompeuse n’y arrivait plus : cette âme faible se refermait sur le trait mortel qu’elle avait reçu. Trop naïve pour démêler l’artifice, trop sensible pour ne pas accueillir un nouveau motif de larmes, elle crut sans réflexion tout ce qu’il plût à Lucas d’inventer pour noircir Olivier, se justifier lui-même, et regagner les bonnes grâces de la bergère. La voyant silencieuse, il ajouta mystérieusement qu’Olivier n’était qu’un jeune seigneur s’en allant recueillir un héritage ; sans doute l’héritage qui le rendait glorieux, jusque-là de lui avoir reproché de n’être qu’un rustre et un grossier villageois. Tout le monde ici, continua-t-il, sait bien comme moi qu’il n’est pas berger, car il était fier, et dansait mieux que nous ; sans compter qu’il lisait en gardant vos moutons, au lieu de ne penser à rien et de dormir comme font les pâtres.

« Va-t-en, Lucas, dit alors Marie à voix basse, va-t-en. J’en sais plus qu’il n’en faudrait pour être contente. Si l’étranger n’est pas à plaindre, je connais d’autres infortunés ! Ma pitié sera pour eux. Va-t-en. »

Lucas partit joyeux. Marie devint alors tout à fait malheureuse, elle n’espéra plus. Olivier n’était donc qu’un trompeur !… Ah ! disait-elle, s’il fût né aux champs, il m’aimerait encore ; mais, hélas ! il n’est pas de mon hameau : je l’aime pourtant comme si j’étais née le même jour et dans la même chaumière… C’est donc à la ville qu’il s’est en allé !… — Ce fut la première fois qu’elle s’occupa de la ville. Enviée dans son village, elle mourait de douleur de n’être qu’une bergère ; cet orgueil d’amour était le seul qu’elle eût jamais connu. On ne la voyait plus aux jours de fêtes. Elle restait isolée et sombre ; et les jours où tout le monde se livrait au travail, elle abandonnait le sien pour pleurer sous le grand arbre qui lui servait de retraite. Sa voix, qui commençait à s’affaiblir avec ses forces, exhalait des plaintes perdues ; elle les adressait à l’image cruelle et chérie qu’elle voyait errer partout. Olivier, s’écria-t-elle, Olivier !

Que n’as-tu comme moi pris naissance au village !
Que n’as-tu pour tout bien un modeste troupeau !
Olivier ! les trésors d’un brillant héritage
Valent-ils le bonheur que t’offrit le hameau ?

Sans regret, tu l’as donc quitté ce simple asile !
Le calme pour le bruit, et les champs pour la cour !
Tes beaux jours, Olivier, couleront à la ville,
Et moi dans un hameau je vais mourir d’amour.

Si jamais au village un regret te ramène,
Si tes pas incertains s’égarent au vallon,
Tu verras nos deux noms gravés sur le vieux chêne,
Et le cœur qui t’aima, couvert d’un froid gazon.

Comme la fleur des bois qui se dessèche et tombe,
Le soir d’un jour brûlant verra finir mon sort ;
Et notre bon pasteur écrira sur ma tombe :
« Olivier ! ne plains pas la douleur qui s’endort. »

« Tu chantes, Marie, et tu as l’air triste. » Marie leva sa tête languissante, et vit l’heureuse Annette portant dans ses bras le premier fils de Julien. — Bonsoir, Annette. Que parles-tu de chanson ? — Tu en essayais une, Marie ; mais peut-on chanter si tristement ! — C’est que j’étais seule, dit-elle. — Et ses yeux, encore humides, se portèrent sur l’enfant qui dormait au sein de sa mère.

« Écoute, Marie ; j’ai été seule comme toi ; je perdais mes couleurs comme tu vas perdre les tiennes : regarde-moi ! Julien me les a rendues. Oh ! Marie ! Serais-tu triste encore si tu tenais dans tes bras un enfant beau comme le mien ? si tu le voyais rire et s’agiter comme pour te remercier de l’avoir fait naître ? »

Marie embrassa le bel enfant sans répondre, et soupira profondément : les deux amies restèrent alors immobiles en face l’une de l’autre ; elles se regardaient d’un air touchant, mais ne se parlaient pas ; Annette n’osait plus paraître heureuse, et Marie se reprochait d’attrister Annette.

La voix de Julien les sépara. Il appelait de loin son Annette, qui le rejoignit rêveuse. Marie les vit s’embrasser et se disputer le plaisir de porter l’enfant endormi ; ils rentrèrent ensemble sous leur toit paisible ; elle regagna le sien, seule ! toujours seule ! Que ne devinait-elle les tourmens d’un cœur qu’elle croyait avoir perdu ! qui avait tant souffert pour elle ! Triste et froide absence ! hiver de l’amour ! quel voile vous étendez sur la vérité même ! qu’il est facile de la méconnaître sous les ombres vagues dont vous l’enveloppez !

En quittant le hameau, se traînant au hasard, suivant à peine les routes qu’on lui indiquait pour gagner un autre village, Olivier s’arrêtait souvent accablé de lui-même. Souvent il retournait sur ses pas, s’arrêtait encore, et reprenait le chemin qu’il venait de parcourir deux fois ; il s’assit enfin au bord d’un ruisseau qui semblait causer avec lui, et le plaindre. Les brûlantes chaleurs de l’été avaient changé la couleur des campagnes ; la verdure était flétrie ; les fleurs n’avaient plus d’éclat, leurs feuilles détachées tombaient dans le ruisseau qui s’enfuyait avec elles ; les bois recevaient à chaque heure l’adieu de tout ce qui les avait embellis : le bruit du vent, des feuilles et de l’écho, leur disait lentement adieu ! Ce mot plaintif circulait partout, et venait mourir dans le cœur du jeune berger.

Une seule marguerite se balançait encore sur sa tige, au milieu de l’herbe desséchée ; cette reine modeste des prairies attacha les regards d’Olivier, elle lui retraçait Marie : tout ce qui était simple et gracieux lui ressemblait ; et il se plaignit à cette fleur comme à sa bien aimée.

Marguerite, fleur de tristesse,
Je t’aime mieux qu’une autre fleur :
De ma jeune et simple maîtresse
Ne m’offres-tu pas la candeur !

L’auréole qui te couronne
Attire et repose les yeux ;
Le doux éclat qui l’environne
Est l’aimant d’un cœur malheureux.

Ruisselet, dont l’eau calme et pure
Parle tout bas au voyageur,
Le bruit égal de ton murmure
Est moins égal que son humeur :
Ton onde ranime en sa course
Le tremble et le frêle roseau ;
Ainsi, sa belle âme est la source,
Chaque jour, d’un bienfait nouveau.

Et vous qui gémissez encore
Du doux gémissement des bois,
Triste écho, votre voix sonore
Est moins sonore que sa voix !
Si vous plaignez ma rêverie,
Répétez l’accent du malheur ;
Rendez-moi le nom de Marie,
Et soyez l’écho de mon cœur !


L’écho le redit et le promena long-temps ; il était perdu dans l’air, qu’Olivier l’écoutait encore… puis, comme sortant d’un songe, il se retrouva seul, et s’éloigna.

Les routes inégales qu’il suivait, reculèrent le but de son voyage ; de lourds nuages couvraient les journées, et ôtaient aux nuits leur fraîcheur salutaire. Un soir, égaré du chemin, excédé de fatigue, il s’arrêta au pied d’une cabane, n’osant y frapper si tard : un banc de gazon, qui se trouvait à la porte, lui servit de lit ; il attendait impatiemment l’heure où les bergers vont aux champs, pour leur demander et reprendre sa route, lorsqu’il entendit ouvrir une fenêtre de la cabane. L’obscurité couvrait encore la vallée et les maisons ; mais il distingua les voix de deux femmes qui causaient ainsi entre elles :

« Peux-tu dormir, paresseuse bergère !
Dans ton laitage a-t-on mis des pavots ?
Éveille-toi ! l’alouette légère
Chante le jour et l’heure des travaux. »

« Non, non, ma sœur, ce n’est point l’alouette ;
Elle sommeille avec son chant d’amour :
C’est un berger dont la tendre musette
Durant la nuit te fait rêver au jour. »


« Ouvre les yeux ! vois l’étoile brillante
Qui vient chercher le pasteur matinal.
Son doux rayon chasse la nuit brûlante,
Et du ruisseau fait blanchir le cristal. »

« Non, le rayon qui perce la feuillée,
D’aucun pasteur n’avance le réveil ;
Et cette lampe éclaire, en sa veillée,
L’impatient qui trouble ton sommeil. »

« Quoi ! ta paupière est encore accablée,
Tu dors !… Pour toi la nuit règne toujours.
Mais nos bergers causent dans la vallée,
Et ta lenteur fait déjà leur discours. »

« Non ! c’est l’écho qui m’appelle dormeuse.
Tous les bergers ne sont pas amoureux !
Je n’en vois qu’un… et je suis si peureuse !
J’irai, ma sœur, quand il en viendra deux. »


« L’amour les éveille, dit Olivier, pour les réunir aux bergers qui les aiment. Qu’il est heureux de s’éveiller ainsi ! » Il se disposait à s’éloigner, lorsqu’il crut voir quelqu’un marcher dans l’ombre ; un chien accourut vers lui en grondant, et retourna pour avertir son maître, qui, surpris de rencontrer à cette heure un étranger, lui demanda ce qu’il voulait ? Olivier l’aborda, lui dit qu’il s’était écarté de sa route, s’étant perdu la veille dans la vallée.

Ils continuaient à s’entretenir quand les deux sœurs accoururent. « Que le plus importun soit puni, dit la dormeuse en se frottant les yeux, je porterai contre lui mes plaintes à ma mère ; mais elle récompensera celui qui laisse dormir les bergères. » — « Je ne demande, dit Olivier, que la route que j’ai perdue. » La jeune fille, toute honteuse, s’enfuit dans la cabane, et sa sœur l’y suivit. Le berger matinal, riant de la méprise et de leur frayeur, conduisit l’étranger sur le bord du grand chemin, lui souhaitant un bon voyage et d’heureuses amours.

Vers la chute du jour, il arriva au village du vieux pasteur ; sa maison à demi cachée dans les arbres lui fut montrée par un enfant. Il en passa le seuil en invoquant son père, au nom duquel il s’offrit aux yeux du vieillard. La bienveillance suit le nom d’un honnête homme ; et le vieillard assis devant un grand feu, suivant l’habitude des campagnes après la moisson, se leva aussi vite que son âge le lui rendait possible, regarda long-temps le jeune voyageur avec émotion, l’attira vers lui, et le pressa en silence contre sa poitrine. Olivier, plus ému encore, regardait avec respect cette tête vénérable qui s’inclinait vers lui ; et lorsqu’il sentit fléchir ses genoux devant le vieillard, il crut s’agenouiller devant son père, et il pleura.

« Olivier, lève-toi, lui dit le vieillard d’une voix calme et affectueuse. J’ai perdu l’ami de ma jeunesse, tu seras celui de mes vieux jours. Je ne puis te rendre ton père… qui peut rendre un père ! Mais je t’en parlerai, et tu m’aimeras. Ma mémoire chancelle sur mille souvenirs, mais mon cœur est plein de lui. Ta mémoire aidera la mienne ; mon cœur répondra au tien ; car je le vois, tu es un bon fils, tu pleures en voyant l’ami de ton père, comme tu pleurerais en voyant son ombre : lève-toi donc, et viens t’asseoir à mon foyer ; nous parlerons de lui ! »

Olivier se croyait charmé d’un rêve heureux ; et craignait de s’éveiller. Il suivait les regards, les gestes du bon vieillard… Oui, pensait-il, c’est l’ombre chérie de mon père. Oh ! que cela fait de bien, seulement d’en entendre parler avec tendresse !… Cette maison tranquille, cet accueil paternel, tout ranimait son âme, tout y versait la confiance qui guérit… qui soulève au moins le poids d’une longue tristesse.

En peu de jours, il fut établi, reconnu et salué dans le village comme l’ami d’un homme chéri des vieillards et des enfans. On respecte ceux que la vertu protège. Olivier ne voyait donc enfin autour de lui que la bienveillance et l’amitié ; mais l’amour gémissait au fond de son cœur. C’est là qu’il entendait sans cesse la douce voix de Marie. Elle y vivait, elle y régnait avec ses grâces naïves, avec ce sourire de douleur qui la rendait si charmante dans leurs adieux. Poursuivi par cette image tendre qui semblait lui reprocher sa fuite, il l’emportait le matin dans les champs attristés par l’hiver ; après en avoir soupiré tout le jour, il rentrait avec elle, consumé d’une morne tristesse. Les veillées où la joie éclatait par des chants n’étaient pour lui qu’un surcroit de déplaisir ; sa voix ne se fit jamais entendre au milieu de cette mélodie rustique qui fatiguait son âme, au lieu de la distraire. Les jeunes serviteurs du vieillard, encouragés par le sourire de leur maître, rassemblés autour du feu, se livraient à toute leur gaîté ; mais c’était en vain qu’ils chantaient chaque soir aux oreilles d’Olivier :

La chanson du pêcheur
A frappé le rivage ;
Et les échos en chœur
L’ont portée au bocage.

Berger, réveillez-vous !
Cherchez votre bergère ;
Elle est au rendez-vous,
Peut-être sans sa mère.

Suivez ce bel agneau,
Messager de tendresse ;
Il rejoint son troupeau,
Rejoignez sa maîtresse !

Si vous cherchez l’Amour,
Belles de haut parage,
Abandonnez la cour,
Et venez au village.


Le pauvre berger les regardait rire : l’ami de son père l’observait en silence, remarquait sa pâleur, et cherchait à pénétrer la cause de l’ennui profond qui paraissait miner sa vie.

Retiré sous un vieux chêne dont les branches à moitié dépouillées offraient un triste asile à son affliction, Olivier se croyant seul, livrait un jour sa pensée à Marie, la regardait dans le passé, la voyait dans l’avenir ; mais quel avenir !… Un soupir s’échappa vers lui ; ses yeux, en se levant au ciel, rencontrèrent l’œil attentif du vieillard, qui depuis long-temps était attaché sur lui. Il quitta vivement le tertre où il était assis. Le bon vieillard y prit place : Olivier se tint à son tour immobile devant lui. Il craignait la raison d’un vieillard : Pouvait-elle être plus sévère que la sienne ? N’avait-elle pas résisté aux larmes de Marie ?

« Olivier, lui dit le pasteur, pourquoi t’isoler des bergers de ton âge ? Pourquoi cette humeur grave, ce front distrait, au milieu des tableaux rians qui entourent ta jeunesse ? Je fus l’ami de ton père. Parle-moi, car si tu l’avais encore, tu lui devrais le secret de ton ennui, comme lui s’efforcerait de l’adoucir. Olivier ! parle-moi, car je fus l’ami de ton père ; et tu me vois ici pour le remplacer. »

Olivier n’eut pas la volonté de résister au nom de son père ; et, les yeux baissés par la crainte, il laissa toute son âme s’épancher dans l’âme du vieillard qui l’écoutait avec attention.

« Je venais vers vous, dit-il ; je suivais l’ordre de mon père ; votre nom m’était cher et sacré, je l’avais recueilli dans son dernier soupir. Le hasard… non !… mon sort, me fit traverser un village, le plus beau de la terre ; il a donné le jour à Marie !… Une jeune fille me regarda, ce regard enchaîna mes pas et mon cœur, j’y vis le ciel ; mais un ciel nouveau, plus ravissant, plus pur, je crois, que celui qu’habitent les anges et mon père ! Je la croyais pauvre, parce qu’elle était simple ; je l’aimai, parce qu’il faut aimer dès qu’on la voit ; j’appris qu’elle était riche, je l’appris avec douleur, car je n’osai plus l’aimer ; et pourtant, je ne pus résister à la douceur de lui parler ; de la voir, de la servir !… Comment ne pas se croire heureux de servir Marie ! Son premier regard m’avait dit : je t’ordonne de m’aimer ; son sourire ajouta : je te prie de m’obéir. Bonne, belle, sensible, Marie me distingua malgré ma misère, je ne cherchais point à être remarqué ; elle me distingua de même sans le chercher. Douce et cruelle faveur du ciel ! ne deviez-vous un moment charmer mon âme, que pour déchirer l’âme tendre de Marie ! Je fus envié d’un méchant ; sa basse jalousie épia les naïves paroles de la bergère ; il surprit son secret et le mien ; il vint me reprocher lâchement mon infortune, m’accuser de séduire l’innocente Marie… ô mon père ! de la séduire, de n’aimer que son héritage ; et il railla jusqu’à mon respect pour elle. Je ne pus venger cet outrage sur le serviteur de ma jeune maîtresse ; il s’enfuit après cette grossière injure ; je dédaignai de faire un pas pour l’atteindre. En punissant ce mauvais pâtre, il fallait fuir comme un coupable ; tout le hameau se fût soulevé contre un malheureux étranger, et la douce Marie blâmée de m’avoir accordé son choix. Je m’en allai, mon père, ou plutôt je m’arrachai de cette belle fille qui doit rester l’honneur et la gloire de son village. Je remplis alors le vœu de mon père, mais trop tard pour le repos de mon cœur, qui, vous le voyez, ne peut se consoler, même auprès de vous, de ne plus voir Marie. »

— Marie ne partage donc pas ton amour ?

— Elle m’a dit en me voyant partir : « Olivier ! ne t’en va pas, car je mourrai. »

— Et tu as pu la quitter ?

— Hélas ! j’avais ouï dire qu’on ne mourait pas d’amour ; et je le croyais alors. —

Il détourna ses yeux pleins de larmes.

« On n’en meurt pas, dit le vieillard en se levant. Pauvre Olivier ! tu me ferais croire le contraire. » Il s’éloigna.

Son jeune ami le regarda tristement aller, et retomba dans sa rêverie habituelle. Il trouva le lendemain l’ami de son père, qui l’avait devancé aux travaux, s’occupant lui-même à passer en revue ses troupeaux nombreux. Il tendit la main à Olivier, et lui dit : « Chacun a ses peines ; tu vas en juger. Une bergère obscurcit ton sort ; tu languis loin d’elle, et l’âge destiné au bonheur pour les autres hommes, se passe pour toi comme une nuit d’hiver. Mon âge, moins brillant, mais paisible, se voit tout-à-coup tourmenté ; ma vie, troublée vers son déclin, est un jour qui va s’éteindre dans les nuages… Olivier, tu m’as donné ta confiance, reçois la mienne.

« Si je ne puis te guérir d’un chagrin qui charme ceux qu’il tue, aide-moi du moins à chasser le mien ; je veux m’endormir en paix. J’ai un fils, et un fils digne de moi ; mais si l’on meurt loin d’une maîtresse, il est difficile de vivre loin d’un fils ! Il s’est choisi une compagne ; mais, hélas ! hors de ce village. Comme Marie, elle fait la gloire et l’ornement du sien. Je n’ai pas exigé qu’il l’oubliât pour son vieux père ; rien ne pouvait lui tenir lieu d’elle ; mais qui peut me tenir lieu de lui ?… Veux-tu me suivre, Olivier ? Tu seras le témoin de ma joie ; et ta tristesse en sera plus légère : le temps, l’amitié pourront te consoler du mal que t’a fait un amour imprudent. Veux-tu me suivre ? »

« Partout », dit Olivier.

« Chasse donc devant toi ces troupeaux ; c’est l’héritage de mon enfant : un sûr gardien veillera le reste pendant notre absence ; car si je reviens mourir dans cette maison qui m’a vu naître, Olivier ! promets-moi d’y revenir encore avec moi. »

Le berger posa la main du vieillard sur son cœur, et ne répondit que par un regard expressif.

Quand le jour eut dissipé les brouillards légers qui couvraient le village, ils en étaient déjà loin.

Un froid sec, un ciel épuré que le soleil égayait d’un souvenir, rendirent leur marche facile. On lisait sur le front du vieillard qu’il allait au-devant du bonheur. Les rayons blancs du soleil de l’hiver tombaient sur ses cheveux, et rendaient leur blancheur plus éclatante. Il guidait de l’œil son jeune compagnon, qui, souvent distrait, veillait sur le troupeau ; mais il avait beau cheminer, ce n’était pas le bonheur qu’il voyait devant lui !

Ils s’arrêtèrent la nuit dans une riche ferme, dont le vieux pasteur connaissait le maître ; et, au point du jour, ils se remirent en chemin. Olivier s’efforçait de vaincre sa tristesse, pour répondre aux discours du vieillard qui s’égayait à mesure qu’il approchait du but de son voyage.

« Les chemins coupés que je t’ai fait prendre, dit-il enfin, en atteignant le sommet d’une montagne, ont abrégé la route. J’ai tant de fois parcouru ces belles campagnes, que tous les détours m’en sont familiers. Si je t’avais laissé le soin de nous conduire, nous aurions voyagé long-temps ; car je le vois, Olivier, tu ne connais pas ce sentier qui tourne autour de la colline ; presse-toi d’arriver au bout, et dis-moi si rien de plus beau s’est jamais offert à tes regards ? »

Olivier s’avança, troublé d’un sentiment inexplicable ; mais arrivé à la fin du sentier, il pensa tomber aux pieds du pasteur, suffoqué de saisissement et de joie, en se retrouvant près de la maison de Geneviève qui filait auprès de la fenêtre. « Dieu ! s’écria-t-il en pressant les mains du vieillard dans ses mains tremblantes, ô Dieu ! où sommes nous ?… » Et sa voix expira dans un sourire délirant.

« Tu reconnais donc ce village ? dit le vieillard avec douceur. J’avoue qu’après le mien, il me paraît ainsi qu’à toi le plus beau de la terre ; j’y viens jouir du bonheur de mon fils, et l’unir moi-même à celle qui le distingua, le croyant pauvre et orphelin. N’es-tu pas jaloux de voir cette généreuse bergère ? et sera-t-il besoin que je te dise son nom pour l’aller chercher ? »

« Oh ! mon père ! dit Olivier, mon père ! venez, venez ; car j’ai peur de mourir avant de l’avoir revue. » Et de toutes les forces qui lui restaient, il entraînait le vieux pasteur.

« Crois-moi, mon fils, dit le pasteur en riant, va m’anoncer à cette bergère ; demande lui la permission d’amener ton père devant elle. Il faut ménager une jeune fille ; la présence d’un étranger lui ferait peur. Je t’attendrai dans cette chaumière ; j’ai plus besoin que toi de m’y reposer. »

Il entra chez Geneviève, et le berger balbutiant encore sa reconnaissance, s’élança vers le champ de Marie, n’y vit rien que des moutons et un pâtre, qu’il renversa dans sa course rapide comme le vol d’un oiseau. Le pâtre resta par terre, frappé de l’apparition d’Olivier. C’était Lucas, qui, tout étourdi de sa chute, et plus encore troublé par la frayeur, le regarda courir, persuadé qu’il voyait voltiger un esprit.

Olivier, hors d’haleine, s’arrêta tout à coup. Son cœur palpitant se resserra quand il fut près de la maison, et qu’il la trouva fermée. « Où est Marie ? se dit-il avec terreur ; sa maison est déserte ; les ronces croissent à la porte ; elles en gênent le passage… Marie n’y est donc pas entrée depuis long-temps ? Où est Marie ? où est Marie ? » s’écria-t-il encore, et il se remit à courir hors de lui-même.

En passant près de la cabane de berger qu’il avait habitée quelques mois auparavant, il en vit sortir un mouton qu’il crut reconnaître ; c’était le sien, c’était l’agneau qu’avait aimé Marie ; il se baissa vers lui pour lui rendre les caresses qu’il semblait lui faire ; et le mouton retourna vivement dans cette cabane où le suivit son maître. Oh ! qu’il fit bien de l’y suivre ! Marie, assise la tête baissée sur son sein, le front voilé de ses beaux cheveux, s’offrit aux yeux d’Olivier ; une douce pâleur couvrait son charmant visage : elle semblait dormir. C’était l’ange de la douleur. Mais si rien n’était plus triste que son repos, rien ne fut plus touchant que son réveil.

« Olivier ! dit-elle en le voyant à genoux, et en fixant sur lui ses regards enchantés, Olivier ! c’est toi !… »

« Marie ! ma douce maîtresse, je suis près de vous ; mon cœur m’y ramène. Oh ! reconnaissez-moi ! »

Et la jeune bergère pencha sa tête sur le cœur d’Olivier pour y cacher ses larmes.

« Plus de larmes ! lui dit-il avec tendresse ! — et ses larmes tombaient sur les mains de Marie.

« Est-ce que je pleure, dit-elle avec sa douceur angélique ? Eh bien ! laisse-moi pleurer devant toi, non pour te punir des larmes de l’absence, mais pour en effacer l’empreinte brûlante. La vois-tu sur mes joues, cette chère et cruelle empreinte ? Les larmes du retour, Olivier, ont une douce fraîcheur ; elles calment la fièvre… laisse-moi pleurer !

« Mon amie ! veux-tu voir mon père ? veux-tu voir celui qui m’a conduit vers toi ? »

« Ton père ! reprit-elle en rappelant ses idées ; tu n’en avais plus autrefois… M’as-tu trompée ou me suis-je trompée ? Sait-il que je ne suis qu’une bergère, et vient-il aussi pour s’en aller ?… »

« Crois à mon amour, Marie, il est vrai comme toi-même ! Confie-toi au respect que ta vertu, que ta bonté m’inspirent. Tu sauras tout, ma bien-aimée ; mais veux-tu voir mon père ? Laisse-toi conduire sans crainte ; laisse-moi te guider vers le vieillard si bon qui m’a rendu l’existence et Marie ! »

Elle se leva, le regarda timidement, et se laissa conduire par la main, sans rien comprendre à tout ce qui se passait autour d’elle et dans son âme.

Geneviève avait déjà raconté trois fois au vieux pasteur qu’elle était cause qu’un jeune berger, beau comme le jour, était descendu à la grande prairie ; elle recommençait une autre fois, lorsqu’Olivier entra précédé de Marie, qui, les yeux baissés, salua le vieillard et rougit.

— Bergère, dit-il en lui prenant la main, je viens vous demander le bonheur de mon fils, car il l’a laissé dans ce village. »

— Oh ! dit Marie, si vous êtes son père, il n’a pu vous cacher que tout mon cœur avait payé son chagrin. »

Olivier, dans une ivresse muette, se précipita aux genoux du vieillard, et les tenait embrassés. Marie y tomba pénétrée de la même émotion ; et leur silence confondit les pensées de leurs âmes.

Geneviève, tout émerveillée du retour d’Olivier, du riche troupeau qu’il ramenait, du ravissement qu’elle voyait dans les yeux de Marie, ne pouvait se lasser de bénir le ciel et de rappeler le jour de la noce de Julien. — Mon rêve est rempli, leur dit-elle : je vous verrai entrer à l’église de mon village ; et ce beau berger n’oubliera pas qu’après Dieu, c’est la main de Geneviève qui l’y a conduit. »

Marie pressa vivement cette main sur son cœur reconnaissant. Lorsqu’elle parut à l’autel, conduite par le vieillard, parée enfin pour l’hyménée, elle se serra doucement contre le cœur d’Olivier, sourit sous son voile à Claudine, morte d’amour à seize ans !… et retrouva pour elle un soupir au milieu de sa joie.

Le bon vieillard, fier un moment d’être riche, invita le hameau tout entier à la fête. Tout le monde y accourut gaîment. Annette surtout sentit et partagea le bonheur de Marie, la regarda en souriant, et lui montra le bel enfant qu’elle allaitait encore.

On avait retenu la ronde de l’étranger de la plaine. Annette, que cette ronde avait fait sourire, dit tout bas à Julien de la demander, afin qu’elle l’apprît tout entière ; car son refrain consolant roulait toujours dans sa mémoire. La voix faible encore de Marie fit un doux effort pour s’unir à celle d’Olivier ; mais son cœur et sa voix tremblèrent longtemps de souvenir, en répétant, même avec lui : On n’en meurt pas !

Toutes les jeunes filles entouraient le père d’Olivier ; elles le regardaient curieusement comme un bon génie qui préside aux mariages. Il leur prenait les mains, riait, les poussait à la danse, en essayant lui-même quelques pas.

Ce beau jour semblait finir l’hiver ; les rubans et les feuillages tapissaient les murs ; les jeunes filles remplaçaient les fleurs ; on se croyait aux champs ; l’amour y jetait du soleil.

Le noir Lucas fut obligé de danser ; mais, plus lourd que de coutume, il marchait sur les pieds de tout le monde ; et Rose, qui était rieuse, se moqua de lui.

Enfin le vieux pasteur emmena chez lui les jeunes époux. — Ô mes enfans, leur dit-il en les recueillant tous deux sur son cœur, je bénis mon voyage sur la terre : près d’arriver au terme, je vois votre bonheur ; et mes yeux se fermeront doucement sur mon ouvrage. »


FIN.