Les Variations du V aryaque

LES
VARIATIONS DU V ARYAQUE

La philologie indo-européenne s’est, depuis sa création, appliquée à rechercher les lois qui président aux changements que les articulations, identiques quant à l’étymologie, subissent en passant dans les diverses branches de la grande famille aryenne. Notre travail est destiné à combler, s’il est possible, une des lacunes qui existent encore, en dirigeant l’attention de nos confrères sur quelques changements rencontrés dans la langue latine, et qui, selon nous, n’ont pas encore été appréciés comme ils nous le semblent mériter.

Ces études se restreignent complètement à des mots indo-européens, et sont alors destinées à élargir quelque peu encore le domaine déjà si développé des rapprochements spécialement aryens. Depuis les premiers travaux de Bopp et la découverte par Grimm de la grande loi du déplacement des consonnes, bien des savants ont étendu ces notions, et ont contribué à remplir les cadres formés par les chefs de la philologie moderne. Nous nous restreindrons donc également sur ce terrain déjà cultivé, et nous abandonnerons à un autre travail les notions qu’une appréciation plus élevée encore doit nécessairement faire naître.

Qu’il nous soit seulement permis de poser, avant d’étendre le domaine des études aryennes proprement dites, quelques principes qu’il est bon de ne jamais perdre de vue dans le développement scientifique. Les langues, telles que nous les connaissons, je parle des idiomes chefs de souche, forment leur organisme selon un seul principe, un seul modèle, qui, malgré des divergences assez notables, retrace toujours le même caractère, rappelle toujours la même physionomie de famille. L’organisme des langues anciennes est en cela comparable au phénomène des langues de formation secondaire ; le caractère néolatin éclate en espagnol, en français, en italien, dans la grammaire, quel que soit d’ailleurs le changement que le dictionnaire a subi en accueillant des éléments hétérogènes, et de même, la physionomie de l’anglais reste toujours germanique, quelque considérables que puissent être les apports que son lexique doit aux langues latines.

Ce même caractère se révèle avec une pareille intensité par l’étude des langues antiques, des idiomes chefs de souche. Les Aryas, en pénétrant sur le sol européen, ont implanté leur caractère linguistique, mais ils n’ont pas effacé le souvenir des aborigènes qu’ils trouvèrent dans les différents pays, et de là, les nouveaux habitants se sont superposés, comme une couche nouvelle, à ceux qui existaient déjà, et, par la suite, se sont mêlés aux populations existantes en Europe, pour former des êtres ethnographiques nouveaux. L’existence de ces anciennes populations est attestée d’abord par les quelques débris d’histoire qui nous ont été transmis, puis par les découvertes toujours renouvelées de la géologie et de l’anthropologie. On ne peut plus nier que, si la science doit admettre des langues indo-européennes, elle doit également déclarer qu’il n’y a pas de nations indo-européennes. La seule histoire de ce qui s’est passé au moyen âge nous enseignera à ce sujet, et les hypothèses sur la formation des nations antiques comme procédant des seuls Aryas, commence déjà à rejoindre tant d’erreurs aujourd’hui abandonnées.

Si la grammaire des langues antiques, comme celle des langues modernes, a un même caractère bien défini, le dictionnaire nous démontre, même négativement, la vérité de notre thèse. Les philologues jusqu’ici, et je fais la même chose dans le présent travail, se sont attachés à prendre dans le dictionnaire sanscrit, grec, latin, slave, les mots qui leur paraissaient présenter une analogie avec les autres langues. Ainsi l’on parvient, en parcourant une assez grande quantité de mots, à faire croire à une très grande similitude qui éclaterait partout dans le dictionnaire. Erreur complète !

Quand on se place à un point de vue plus élevé, quand on envisage le dictionnaire d’une langue dans son ensemble, ce qui jusqu’ici n’a pas encore été fait, quand on ne cherche pas seulement les vocables qui peuvent se rattachera un autre idiome indo-européen, quand on n’exclut pas ceux qui manifestement n’ont aucun rapport avec une des langues connues, on acquiert, dans la forme d’une preuve négative, la certitude de l’existence d’un ou plutôt de plusieurs éléments allogènes qui ont, dans de différentes proportions, envahi le lexique des langues aryennes.

J’ai fait le travail pour le latin et le grec. En tenant compte des racines seules et même des dérivations primitives de ces dernières, mais en laissant de côté tous les dérivés secondaires et les composés, on voit qu’il y a en latin à peu près 40% de mots aryens ; les autres 60 % ne peuvent pas être reliés à d’autres racines indo-européennes, et 5 % sont sémitiques. En grec, la proportion de l’aryanisme est beaucoup plus large, elle s’élève à 65 %, mais le sémitisme est représenté dans une quadruple proportion, par 20 % ; 15 % sont reconnus. Si l’on considère les racines verbales exclusivement, on voit dans chacune des langues un autre rapport ; nous verrons en latin les racines aryennes revendiquer 75 %, et en grec 80 %, c’est-à-dire plus des quatre cinquièmes de la totalité.

En latin, les mots qui, malgré leur déformation, peuvent être reconnus comme appartenant sûrement au rameau indo-européen, ne sont pas même en majorité ; mais il est possible que des rapprochements ultérieurs fassent retourner quelques-uns des mots aujourd’hui énigmatiques pour leur dérivation aux langues aryennes, quoiqu’il ne soit pas probable que cet appoint nouveau puisse changer sensiblement la proportion indiquée.

C’est de ces mots aryens que nous devons nous occuper aujourd’hui, et nous avons choisi pour objet de cette première étude l’accueil que le latin fait à l’aryaque v, à la semi-voyelle dérivée de la voyelle u.

J’ai choisi cette lettre, parce que sa prononciation peu certaine, et représentée par une double articulation, lui fait subir de nombreuses transformations, qui rendent souvent méconnaissables de prime-abord des mots aryaques pourtant bien représentés dans la langue latine.

Une quantité de mots laissent le v aryaque subsister, surtout au commencement ; nous citons :

Vas, vadis, VAD, s. vad, dire.

Vadimonium,AD, s. vad, id.

Valere, VAR, s. vṛ.

Valgus, s. valg, marcher.

Vapor, s. vap.

Varius, VAR, s. vârya, ce qui offre un choix.

Vas, vasis, VAS, s. vas, être, demeurer.

Vasculum, s. id.

Ve, DVI, s. vi .. de dvi.

Vehere, VAGH, s. vah.

Ventus, VA, s. , souffler ; vâta, le vent.

Verres, s. varâha, p. varâza, pers. guràz.

Vallum, s. vṛ. défendre.

Vocare, vox, VAK, s. vać.

Vom-ere, VAM. s. vam ; gr. έμ-εω.

Vol-o, velle, VAR, s. vṛ ; g. val (wahla).

Ver, s. vasara, p. vahâra ; pers. behar ; gr. ἔαρ.

Vertere, VART, s. vṛt, p. vart.

Ves-tis, VAS, s. vas ; gr. έσ-θησ.

Vicus, VIK, s. viç, entrer ; gr. οἷϰος ; germ. vîh, goth. veihs.

Vid-ere, VID, s. vid ; gr. ϝιδ (ἰδ) ; en sl. et germ. savoir.

Vis, VIR, s. vîra.

Vir, s. vara.

Virus, VISA, s. viṣa.

Vulnus, VRANA, s. vraṇa.

Vulpes, VARKA, as. et p. varka ; p. gurg ; scr. vṛka ; sl. volk.

Quelques mots latins, commençant par v, ne correspondent pas à un v initial aryaque ; nous citons les formations provenant de l’antique racine viv, pour laquelle les langues aryennes nous forcent à admettre la racine primordiale gu et, gvi, et avec le redoublement, gvigu. Celle-ci, le mieux conservée dans le germ. quivs (goth.) et quick, rappelle l’indien jî'v ; en iranien (p. ziv. pers. ziendeh), et en slave (russe, z’ivu), la gutturale initiale est altérée en palatale, tandis que le latin a rejeté les deux gutturales en viv (vivere, vita) et a conservé la dernière en vig, vigêre et dans le supin de vivere : victum. La forme aryaque dvi s’est altérée dans viginti, et la préposition dvi, déjà changée en sanscrit vi, s’est perpétuée en latin dans les trois formes di, dis et de, à côté de ve.

Une classe considérable de mots a changé le v aryaque en m latin. Cette altération donne aux mots latins une physionomie qui les rend assez dissemblables aux prototypes ; mais il n’y a pas de raison pour s’étonner d’un pareil changement qui a sa source dans la proximité très grande des deux labiales semi-voyelle et nasale. Physiologiquement le v, que nous le prononcions en rendant fricatif le b, ou que nous rendions semi-consonne le u, se rapproche tellement du m, que, dans toutes les branches d’idiomes, nous retrouvons cette étroite liaison. Non-seulement en sanscrit le m et le v jouent un rôle presque identique dans plusieurs affixes, non seulement dans les langues sémitiques apparaît cette parenté, mais nous voyons, en Asie, des langues qui n’ont pour l’expression des deux articulations qu’une seule série de signes ; telles sont toutes les écritures anariennes cunéiformes. Plus tard nous remarquons que les Grecs rendent les éléments des noms propres baga dieu, bard élevé par Μεγα et Μερδ, et l’antique Mabug ou Mambug (Hiérapolis de Syrie), jusqu’à nos jours Membég, est appelée Bambyce par les anciens. Il n’y a donc rien qui puisse nous surprendre, pas même la multiplicité des formes latines qui en résulte. Toutes les langues européennes, antiques et modernes, nous présentent une quantité de racines en apparence très dissemblables, qui ne résultent que des mêmes origines développées par des lois phonétiques diverses, mais toutes également autorisées, et reconnues par un nombre égal d’exemples non attaqués. Nous citons pour mémoire, ainsi lupus et vulpes de l’ar. vark, flag (flag-ro, flam-ma, flavus), et fulg (fulg-ere, ful-men, fulvus) de l’ar. bhṛg, fortis et fulcire de l’ar. dhar (scr. dhṛ), precari et posc-ere de prask ou prak (scr. pṛććh, p. parç ou fraç) etc. Nous pourrions encore citer de nombreux mots français développés dans des formes différentes, avec des significations diverses, tels que orteil et article, sevrer et séparer, etc. ; mais nous nous bornons à faire remarquer que les langues antiques se sont développées de la même manière que les idiomes modernes, car, de tous les temps, l’esprit humain se manifeste dans toutes ses phases avec les mêmes phénomènes et selon les mêmes lois.

On a déjà pu remarquer que bon nombre de racines commençant par v, surtout par va, s’altéraient en u ; la langue sanscrite nous enseigne même ces phénomènes dans des cas précis ; ainsi de la racine vad, mouiller, se forme ud (scr. et latin ud und), var, couvrir, ur, etc. Ces racines se rencontrent également avec l’initiale m. La singulière multiplicité des racines primitives var, se trouve ainsi encore variée dans ses dérivations. Nous avons :

VAR, choisir d’où vouloir, vara le choix (d’un mari p. ex.)

VAR, défendre d’où germ. wehr guerre, vallum, uras, la poitrine.

VAR, répandre, couler d’où le scr. vari, eau, d’où le grec ὀυρο et le lat. ur-ina.

VAR, valoir, d’où scr. vara, vir.

Nous trouvons donc en latin :

Mare (dans toutes les langues européennes, sauf le grec) de vari, scr. vari.

Maritus, le choisi, comparable au scr. varita, l’objet du vara ou svyamvara, la cérémonie matrimoniale.

Mars, d’un antique vavarta, encore reconnaissable en Mavors et mamers.

Mereri, de var, valoir.

Muras, probablement de var couvrir, comme vallum.

D’autres mots qu’intéresse la même permutation sont :

Mas, maris de VARS, scr. vṛṣa, gr. ϝαρσ-ην.

Meare, de VI, scr. .

Med-eri, de VID, savoir (comp. scr. ćikitsâ, la science, c’est-à-dire la médecine).

Med-itari, de la même racine, à moins qu’elle ne se rattache à med, medius, scr. madhya.

Mirus, au lieu de mid-rus, de la même racine ce qui vaut la peine d’être vu.

Mor-ari de VAS demeurer, germ. vas.

Môs, moris de vasa, ce qui est établi, g. wesen.

Minuere de VAN diminuer, d’où le germ . wenig, et le scr. ûna.

Mad-ere, de VAD scr. ud, lat. ud en udus, unda, uligo.

Massa, la massue, de VAD, scr. vadh.

Multus, de VARDH, augmenter, scr. vṛdh.

Le v, au milieu des mots, entouré de deux voyelles, reste quelquefois v, mais change souvent en m ; ainsi nous notons :

Am-are, AV, scr. av, d’où vient également ovare.

Clam-are, clamor de KRU ou KLU scr. çru çrâv-ay.

Rumor, de RU, retentir scr. ru, râva.

Puis : amita, de avus.

Pro-mulgare, de vulgus.

Dor-mire, de dorvire scr. drà.

Caminus, au lieu de cavinus de kav (sémitique).

Nous avons encore à noter le changement de v, en l, ou peut-être de m en l (comparez scr. dhṃâ, latin fta) dans la syllabe lens ou lentus, rapprochée par Bopp de scr. vat, vant, zend vent, grec ϝεντ, εντ.

Les changements le plus considérables sont pourtant ceux que le v aryaque subit en suivant immédiatement une consonne. Il est rarement conservé, et nous ne connaissons comme exemple de son maintien, même sous forme de u que les deux mots suad-ere de svad, (scr. svad, et suavis, au lieu de suâdv-is scr. svâdu, et suus de sva). Souvent il disparaît dans la voyelle qui le suit, dans une voyelle unique qui, la plupart des cas, en perpétue la substance par un o ou un u. Ainsi nous voyons :

Can-ere de KVAN, scr. hvaṇ.

Can-is de KVAN ou KUN, scr. çvan, çun.

For-es de DVAR, scr. dvar.

Son-us de SVAN, scr. svan.

Sop-or, som-nus de SVAP, scr. svap germ. svaf et slaf.

Sud-or de SVID, scr. svid, gr. ἱδ, germ. swit.

Soror (sosor) de svasar scr. svasṛ ; gem. svistar.

Sol de svar, scr. surya.

Socer de SVAKURA, scr. çvaçura, russe svekor, all. schwäher, grec ὲϰυρος.

Quelquefois le v ne se résout pas ainsi, mais se consonantifie et paraît ou sous la forme d’une vraie labiale, ou se fait remplacer par une des semi-voyelles plus caractérisées et plus résistantes. Le v, prononcé comme u dur, après une voyelle, s’approche dans sa physiologie du r et puis du l.

Le v aryaque se condense en p après s, dans les mots :

Sponte de sva, suus, de svante, sorte d’ablatif.

Spirare de svas ; scr. çvas (comme çvaçura pour svaçura, çubha pour subha, kéçara pour kàsara).

Spe-s et sper-are, de la même racine.

Sper-no de svar scr. svṛ-nâmi.

Spl-endere de svar, resplendir, d’où scr. svar, ciel, svarṇa, or.

Ce changement de v en p est indiqué comme régulier dans les langues iraniennes après le ç palatal, provenant d’un k aryaque. Le latin, au milieu du mot, conserve le v sous forme de v voyelle ; ainsi nous voyons equus de akva scr. açva, perse açpa ; mais au commencement des mots, le kv aryaque, quand il devient çv en sanscrit, devient toujours cr :

Cras, de KVAS, scr. çvas, zend çpô.

Crastinus de KVASTANA, scr. çvastana.

Cre-scere de KVI, scr. çvi, zend çpi.

Cre-ta de KVAITA, scr. çveta, perse çpaita.

Jules Oppert.