Les Vaillantes/Introduction

Marc Imhaus et René Chapelot (p. 1-13).

INTRODUCTION


La femme française à la veille de la guerre.


Serait-il paradoxal d’avancer que les siècles qui vont suivre seront les siècles de la femme, c’est-à-dire des époques où une moitié de l’espèce humaine jusqu’ici tenue à l’écart de la vie mettra au service de la société des énergies neuves ? — L’histoire du xixe siècle, des débuts du xxe et de la crise terrible que nous traversons tendrait à le faire supposer.

L’un des faits capitaux du xixe siècle en effet est l’importance de plus en plus grande prise par la femme dans la société, l’accroissement énorme de celles qui travaillent comme de celles qui veulent travailler.

Bien des causes ont contribué à amener cette évolution. Sans doute la première de toutes est-elle, dans le milieu du xixe siècle la naissance de la grande industrie. Double a été l’effet produit par l’immense développement de celle-ci. Tout d’abord après une courte période où la machine sembla diminuer la tâche de l’homme, elle s’est montrée par la production plus vaste qu’elle permit, prodigieuse consommatrice d’efforts humains. Les bras des hommes n’ont plus suffi à la satisfaire et pour remplir les vastes agglomérations industrielles de notre époque, il a fallu faire appel aux femmes également.

En même temps s’est produite la baisse des salaires, absolue parfois, toujours relative par rapport au renchérissement de la vie. Le salaire de l’homme n’a pas suffi pour faire vivre la famille. La femme a dû chercher un gagne-pain : l’usine la sollicitait tout naturellement ; elle s’y est engouffrée, quitte à toucher d’abord un salaire dérisoire pour un travail exorbitant [1]. Le salaire est souvent pour elle un simple « salaire d’appoint qui, insuffisant par lui-même, doit, s’additionnant à celui du mari, permettre de joindre les deux bouts ». Et voilà, soit dit en passant, la cause essentielle d’une des plaies de la société moderne : l’exploitation des ouvrières à domicile.

Pour beaucoup de femmes il n’a plus fallu seulement trouver un salaire d’appoint, mais un salaire. Il s’agit de celles qui, de plus en plus nombreuses au xixe siècle, se sont trouvées dans la nécessité de vivre seules et de seules, se suffire. Voici d’abord les paysannes que la grande ville fascine ou que l’industrie familiale ne peut plus nourrir ; voici les jeunes filles instruites qui ont quitté le foyer pour la recherche fébrile d’une situation qu’elles espèrent brillante. Voilà surtout la foule de celles qu’isole la crise de la famille, qui n’ont pas ou qui n’ont plus de foyer.

La crise de la natalité dont nous souffrons tant en France ne vient-elle pas autant, plus même, d’une crise du mariage que des mariages inféconds ?

Les conditions de la vie moderne sont devenues telles que la charge d’une famille, de plus en plus lourde désormais est une perspective faite pour effrayer un homme qui ne se sent pas les épaules robustes et l’âme bien trempée.

Les études documentées des sociologues, les exhortations des hommes d’État, comme la rhétorique sentimentale des poètes ont été sans force contre cet état d’esprit venu lui-même d’un fait économique inéluctable : la difficulté pour l’homme de créer une famille si la femme ne participe à l’entretien par sa dot, ses appointements, son salaire.

Cette crise du mariage en France a, il est facile de le voir, des conséquences mondiales. N’est-elle pas une des causes ou des occasions de la grande guerre ?

Pour les femmes, elle a habitué beaucoup d’entre elles, privées de l’appui qui les avait si longtemps soutenues, à s’orienter seules dans la vie et à se créer par elles-mêmes « une situation ».

Les progrès de l’instruction des femmes ont aplani un peu le chemin vers l’indépendance. En 1836 est créé l’enseignement primaire des filles ; à la fin du second Empire est organisé pour elles un enseignement secondaire ; dans les trente dernières années, l’enseignement supérieur ouvre à son tour ses portes. La diffusion des lumières dans le monde féminin a pour très heureux résultats de permettre à des femmes, par les carrières commerciales et bureaucratiques, un gagne-pain modique mais relativement facile. Mais, comme il y eut beaucoup d’appelées et peu d’élues, elle a créé la déclassée. C’est un type qui, n’existant pour ainsi dire au siècle précédent, se multiplie dans la société moderne et augmente encore le nombre des isolées, c’est-à-dire de celles qui, comme l’homme, doivent non plus par leur mari ou leurs enfants, mais par elles-mêmes, tenir une place dans la société.

Enfin, on ne saurait passer sous silence l’influence du mouvement féministe. Celui-ci est à la fois l’effet de la place plus grande prise par les femmes dans la société et la cause de nouvelles revendications. Amenées de plein gré ou par force dans un milieu nouveau, celui des âpres luttes économiques, les femmes se sont vite aperçues qu’aux doléances communes à tous les travailleurs elles devaient ajouter leurs plaintes particulières : ne recevaient-elles pas dans un même métier des salaires inférieurs à ceux de leurs camarades, n’avaient-elles pas pour défendre leurs intérêts des armes moins puissantes étant privées du point d’appui électoral ? « A travail égal salaire égal » telle est leur formule et le droit de vote est nécessaire pour la faire triompher !

Si sous la Révolution française les femmes réclament le droit de vote pour conduire vers le mieux les destinées du pays, les féministes du xixe siècle y voient surtout un moyen d’améliorer leur propre destinée en vertu de l’axiome formulé par M. Viviani : « Les législateurs font les lois pour ceux qui font les législateurs. » [2]

En même temps les féministes remarquent que, en dehors des professions dont les usages ou les préjugés concèdent l’accès à la femme, il en est d’autres qu’elle pourrait aussi remplir. Employée dans une maison de commerce, ne peut-elle pas l’être dans une administration publique ? Institutrice ne peut-elle être professeur ? Sage-femme, ne peut-elle être médecin ? Peu à peu, entraînées d’un mouvement irrésistible, les femmes en viennent à réclamer l’accès de toutes les professions masculines ; et la logique de leurs revendications s’impose aux gouvernements avec une telle évidence que, de 1870 à nos jours, les femmes obtiennent effectivement soit par la loi, soit par le simple usage, l’accès de presque tous les métiers masculins, de toutes les professions libérales masculines. Avocates, doctoresses, cochères, chauffeuses, employées d’administration, les femmes se sont montrées aptes à tous les rôles et ont démontré le féminisme par la pratique. Pendant la même période le nombre de femmes exerçant des métiers manuels n’avait cessé de s’accroître. À la veille de la guerre, de nombreuses études ou statistiques ont montré quelle place importante les femmes tenaient désormais dans la vie économique et intellectuelle de la France. Des millions de paysannes travaillent aux champs, on compte un million au moins d’ouvrières, domestiques ou employées de commerce, quelques milliers de femmes ont pénétré dans les administrations publiques ou professions libérales ; plusieurs ont conquis une haute renommée littéraire, scientifique même. Le temps est bien loin où, dans la création de la richesse comme du patrimoine intellectuel du pays, les femmes représentaient une quantité presque négligeable.

Voilà donc une grande force, jusqu’ici perdue, qui commence à être utilisée. Et l’aube point d’une ère nouvelle.

À cette évolution des faits économiques, correspond comme toujours une évolution dans les esprits.

Ici encore c’est l’action du féminisme avant tout que nous devons étudier.

Faute pour les Françaises d’user des méthodes tapageuses des suffragettes ou de la gigantesque réclame américaine, le grand public ignorait, ignore encore, quelle était, avant la guerre l’importance réelle du féminisme. Comme celui-ci n’était pas, ne voulait pas être un parti politique, comme ses adhérents, gens discrets et modestes, n’injuriaient pas leurs adversaires et n’embouchaient pas pour clamer leurs moindres succès, la trompette d’airain, il paraissait à nos bourgeois de France non plus haïssable, mais indifférent. La Candidate et la Cochère qui le symbolisaient méritaient au plus un sourire il était de bon ton pour une femme du monde et même pour une femme de lettres, de reléguer le féminisme dans l’île d’Utopie. Bien peu soupçonnaient la variété infinie des problèmes qu’il implique et la force sociale qu’il représente.

Force sociale, le mol n’est pas exagéré : après les tentatives avortées, mais non inutiles, de 1789 et de 1848, le féminisme français a réussi à s’organiser, à l’exemple du féminisme anglais, son cadet. Ligue Française pour le droit des femmes, Égalité, Conseil National des femmes, Union Française pour le suffrage des Femmes (U. F. S. F.), Vie féminine ont successivement apparu, se partageant la tâche, usant de moyens différents, mais poursuivant le même but. Elles ont fondé des journaux (la Fronde, l’Entente, la Française, l’Équité), tenu des assemblées et congrès, publié des rapports, distribué des tracts, poursuivi au Parlement une action persévérante, posé même des candidatures pour déjouer la conspiration du silence.

À la veille de la guerre l’œuvre était en bonne voie. Les sociétés féministes recrutaient assez rapidement des adhérents nouveaux. L’Union française pour le suffrage des femmes fondée en 1909 compte aujourd’hui plus de 15 000 membres et, parisienne d’abord, a essaimé dans presque tous les départements.

Le Conseil national des femmes, fondé en 1889 peut aligner une liste qui, d’après certains rapports, un peu trop favorables il est vrai, compterait plus de cent mille personnes. Pour arriver à ce total considérable il faut faire état de toutes les sociétés affiliées au conseil, société de protection de l’enfance, de tempérance, d’anti-alcoolisme, d’action pacifiste. Mais n’est-il pas légitime de procéder ainsi si l’on remarque, comme le fait avec raison une féministe que les membres de ces nombreuses sociétés, indifférents d’abord, se sont peu à peu laissés enrégimenter dans l’armée féministe ?

Serait-ce au seul point de vue du nombre, ces groupements sont donc loin d’être une quantité négligeable, bien qu’ils soient peu de choses en face des 600 000 féministes anglaises.

Mais le nombre n’est rien, dans l’élaboration d’un mouvement social et furent-ils plus de cent mille, les « hommes éclairés » qui préparèrent la grande Révolution ? Ce qui importe, c’est qu’à peu d’exceptions près, l’élite féminine se soit montrée favorable. Aux femmes qui lisent, qui pensent et qui savent regarder la vie, le féminisme est apparu comme un devoir envers elles-mêmes et envers la foule de leurs sœurs ignorantes et pauvres.

La crainte du ridicule aurait pu les arrêter dans cette voie : elles l’ont bravée et il faut dire qu’elles y eurent moins de mérite que leurs devancières de l’âge héroïque. Car pour être féministe il n’est plus nécessaire aujourd’hui, s’il le fut jamais, de porter un costume grotesque et de renoncer à toutes les joies de l’amour. Chapeaux élégants — voire excentriques — et robes de grand couturier ou sévères toilettes bourgeoises, cheveux blond vénitien ou respectables têtes blanches, voilà ce qu’on pouvait observer dans les derniers congrès ; plus de déguisement masculin, plus de cheveux courts, et la plume de Sem serait ici mieux à sa place que le crayon de Daumier. La caractéristique du mouvement féministe actuel en effet, est, par opposition avec ses devanciers qui furent plébéiens, son extension dans l’aristocratie et la bourgeoisie.

Jetez un coup d’œil sur les listes des membres de l’U. F. S. F., de la Vie Féminine du Conseil National : dans les comités, fraternisant avec le monde parlementaire, le barreau, l’université, la noblesse catholique, protestante et israélite. Dans les groupes provinciaux, l’enseignement supérieur et secondaire, quelques institutrices et un grand nombre de jeunes filles de moyenne bourgeoisie. Le vrai peuple : paysans et paysannes, ouvriers et ouvrières d’usine n’est pas encore entamé. Ceux-là ignorent et parmi ceux-ci les hommes sont hostiles, les femmes indifférentes.

« Intellectuel et bourgeois » tel le définissait une des combattantes de la première heure, tel en effet le féminisme apparaissait à l’aurore de la guerre. Ce fut sa faiblesse ; c’est aujourd’hui sa force. Ces bourgeoises, ces intellectuelles, si elles ne formaient pas ces « masses » qui seules intéressent les gouvernements, réussissaient par un patient travail à convertir leurs maris, leurs frères ; et, députés, universitaires, avocats répandant les idées nouvelles pénétrèrent de leur doctrine les classes dirigeantes. En 1914, plus de deux cents parlementaires et parmi eux bien des leaders (Buisson, Jaurès, Sembat, Thomas, Charles Benoist), étaient en principe favorables ou suffrage féminin.

Recrutées parmi l’élite, disposant de l’influence que donnent la situation politique ou mondaine, le talent littéraire, la richesse, les féministes ont su, mieux peut-être qu’elles ne l’avaient fait pour elles-mêmes user de toutes ces forces dans l’intérêt national. C’est qu’en transformant leur entourage, les femmes se sont elles-mêmes transformées. Peu à peu la conquête du bulletin de vote ou des professions masculines leur semblèrent un moyen plutôt qu’une fin : et elles furent féministes, non seulement pour se réaliser entièrement elles-mêmes, mais pour mettre des énergies encore inexploitées au service de leur pays et de l’humanité. Négligeant la politique pure, les affaires extérieures et les finances, elles s’attachèrent passionnément à ces questions sociales qui tiennent en une seule ligne : recherche du mieux être et du bonheur de tous. Leur cœur, leur sens pratique, leur fine intelligence trouvèrent ample matière à s’y exercer. Dans les derniers Congrès, le « struggle for vote » ne tient qu’une place restreinte : chômage, travail à domicile, protection de l’enfance, alcoolisme, voilà les questions longuement discutées.

L’idée de faire, par le triomphe du féminisme le bonheur du monde, n’est pas absolument nouvelle : les femmes de la Révolution la professèrent. À la barre de l’Assemblée Constituante elles dépouillent « les vains ornements de la vanité » pour en faire hommage à la Patrie et conjurer la crise de l’or, ou, formant des bataillons d’ardentes amazones jurent d’exterminer les tyrans. Mais il leur manquait l’organisation. C’est la supériorité de nos féministes d’avoir possédé celle-ci bien avant la guerre. Habituées à la discipline, au travail méthodique, avides d’action et capables d’agir, merveilleusement averties de la complexité des problèmes économiques et désireuses de les résoudre pour le bonheur de tous, nos féministes ont pu non seulement agir par elles-mêmes mais former les cadres d’une mobilisation générale des femmes.

L’exemple des initiatrices, des militantes du féminisme n’a pas été vain puisque, même à celles qui ignoraient, même à celles qui repoussaient leurs théories, il a appris que, tout en restant femme, épouse et mère, sans rien abdiquer de sa grâce ou de sa tendresse, on pouvait en certaines circonstances penser, écrire, agir comme un homme, mieux que l’homme parfois.

Le féminisme théorique et pratique a donné aux femmes confiance en elles-mêmes, en la justesse de leurs revendications, en la possibilité pour elles de bâtir avec l’homme l’édifice social. Il a amené les hommes à se dépouiller quelque peu de leur orgueil atavique, à ne plus se considérer comme « le pays légal » de la société, à admettre parfois, en principe du moins, pour leurs tâches grandes ou petites, la collaboration de leurs compagnes.

Ainsi les femmes tiennent désormais dans la société une place considérable. L’opinion publique s’habitue à leur voir tenir une place de plus en plus grande, et ne s’étonne plus de leur collaboration active à presque tous les métiers ou professions. Ceci au moment même où les intérêts de l’État comme les intérêts individuels réclament avec instance cette collaboration.

Les années que nous vivons offrent au monde un spectacle encore sans exemple, quelles que soient les grandes crises qui l’aient jusqu’alors torturé. Pour la première fois sont aux prises dix peuples arrivés au stade des armées nationales et du service militaire obligatoire. Pour la première fois, la mobilisation générale arrache à ses devoirs civils, à ses occupations du temps de paix trente générations masculines les plus actives, l’élite du pays, sa force agissante et pensante, pour une guerre dont la durée excède deux ans.

Une telle mobilisation, c’est l’arrêt brutal de toute vie économique, de toute vie intellectuelle, et il en fut ainsi, les deux premiers mois de la guerre, alors qu’on concevait celle-ci comme une crise effrayante mais passagère…

Lorsqu’à l’hiver de 1914 on s’est aperçu que la guerre serait de longue durée, le problème est apparu bien autrement complexe. Tout en maintenant à l’état d’extrême tension les ressorts de la défense nationale et en laissant les guerriers à l’avant il a fallu se préoccuper de donner à l’armée elle-même et à la population civile le pain quotidien et de maintenir au même niveau intellectuel et moral le peuple de France.

La guerre devient guerre de résistance : la victoire au plus riche, à celui dont les ressources lui permettront de tenir le plus longtemps : il faut maintenir, développer encore l’activité économique du pays, intensifier la production industrielle, le mouvement des échanges.

La guerre devient guerre de matériel, le cri fatidique « des canons, des munitions » résonne par les mille voix de la presse. Il faut des mains toujours plus nombreuses pour tourner les obus, des cerveaux pour en diriger la fabrication.

À chaque étape de la guerre, on s’aperçoit donc qu’il faut augmenter le nombre des ouvriers de la défense nationale, ouvriers de l’avant et de l’arrière, des tranchées et du comptoir, de l’atelier et du bureau. Le problème serait insoluble si, pour combler les vides que l’appel des classes successives creuse chaque jour et faire face aux nouveaux besoins, on ne disposait de l’immense réserve féminine.

En une société où toutes les femmes comme tous les hommes travailleraient, où chaque femme aurait eu avant la guerre sa place marquée, les choses se seraient présentées d’une manière différente. On n’aurait pu remplacer les hommes par les femmes sans créer par ailleurs de dangereuses perturbations. En 1914 au contraire habituées au travail et à l’idée du travail, sans que cependant chacune d’entre elles travaille effectivement et régulièrement, les femmes ont constitué — et cette remarque s’applique à tous les pays engagés dans la grande lutte — une inépuisable réserve de forces et d’activités où, pour combler les gouffres creusés par la guerre, — ont pu puiser les gouvernements comme les particuliers.

  1. En 1848 la journée de la plupart des ouvrières ne dépassait pas 1 fr pour 12 à 14 heures de travail.
  2. Discours de M. Viviani au congrès féministe de 1900.