Marc Imhaus et René Chapelot (p. 221-229).

CHAPITRE PREMIER


La résistance morale des Femmes belges.


Mme  Carton de Wiart.

Cette belle attitude morale faite de fermeté intrépide et de foi en la revanche future dont nous avons vu faire preuve nos Françaises des pays envahis, les femmes Belges l’ont également soutenue pendant tout le cours de la guerre.

Comme la France, la Belgique a eu ses martyres ; femmes de Liège, de Dinant, de Louvain surtout et d’Aerschot massacrées par dizaines pendant les crises de rage des incendiaires, femmes de tant d’autres villes arrêtées pour un geste, une protestation, un secours transmis à des blessés, un acte patriotique ou charitable et qui, jugées par un nouveau tribunal de sang, convaincues facilement d’espionnage par des juges partiaux, ont été condamnées après un simulacre de jugement plus odieux que l’assassinat. Femmes de la trempe des martyres chrétiennes comme la Liégeoise L. Fresny ainsi condamnée, qui marchent au poteau enivrées d’exaltation patriotique, regardent leurs assassins en face et meurent en poussant un dernier cri patriotique : « Vive la Belgique ».

La Belgique a eu ses femmes soldats, ses Marcelle Semmer, ses Émilienne Moreau ; leur attitude est logique au milieu de l’exaltation guerrière de tout un peuple. Si nous ne les connaissons toutes, le souvenir au moins est parvenu de la vaillante petite bergère qui voyant les Allemands apparaître ..... courut à toutes jambes chercher une compagnie française qui mit en fuite les premiers envahisseurs, et le témoignage des soldats du roi Albert affirmant qu’aux premiers jours de la guerre leurs femmes vinrent leur porter des vivres sur la ligne de feu.

Comme les Françaises, les Belges ont su trouver pendant l’invasion une attitude ferme, des paroles dignes. Nombreuses sont les émules de Mme  Macherez et de sœur Julie. Telle à Virton, Mme  de C… femme d’un sénateur alors prisonnier à Liège, qui organisa à elle seule un hôpital de 120 lits, en fit les honneurs au prince de Salm, inspecteur général des ambulances allemandes, et réussit à obtenir que la formation sanitaire restât sous l’administration belge. « Pour avoir tout organisé si bien lui dit le prince, vous êtes Allemande, sans doute ? — Parisienne, répondit-elle avec un sourire… » Et le prince se retira, saluant bien bas.

Visitées par Mme  Carton de Wiart, cent-vingt-six femmes de Dinant installées dans un ouvroir de couture ont avec elles cette poignante conversation : « la voix angoissée, nous dit-elle, je demandai à ces malheureuses : « Quelles sont celles d’entre vous qui ont perdu des êtres chers dans les massacres d’août ? » Il y eut un silence, des têtes se levèrent vers moi, puis une voix prononça : « Il serait plus simple de nous demander : « Quelles sont celles qui n’ont perdu personne ? » — Soit ! que celles-là se lèvent. Et sur ces 126 femmes, je n’en vis se lever que deux. « Mais alors, ne regrettez-vous pas ce qu’a fait le roi ! N’auriez-vous pas préféré qu’il laissât passer les Allemands » ? Non, le roi a bien fait, répondirent, très assurées, 124 voix ».

Les Bruxelloises ont su avec dédain pour le Barbare grossier faire preuve d’une fine ironie, qui les montre de belle race française. Une Bruxelloise de l’aristocratie qui a vécu de longs mois sous la botte allemande raconte que, voulant « fusionner » avec la haute société bruxelloise, les officiers allemands firent installer chez le pâtissier à la mode, une grande table où tous les jours à l’heure du five o’clock, ils étalèrent leurs élégances teutonnes et leurs lourdes grâces. Ils comblèrent de sourires les charmantes habituées. Mais ô surprise ! les jeunes et jolies Bruxelloises disparurent. Le pâtissier fut mis à l’index de la bonne société et les teutons restèrent seuls dans la place.

Nulle part les portes de la bonne société belge ne se sont ouvertes aux Allemands. Et s’il en est ainsi c’est bien grâce aux femmes puisqu’elles et elles seules font la vie mondaine.

Les faubourgs sont, on le sait, aussi réfractaires que les salons et on ne compte plus les mille tours que gamins et gamines de Bruxelles ont joués aux épais soldats de l’empereur. N’est-elle pas jolie la trouvaille de ces trois fillettes — ou de leurs mères — qui, le drapeau national proscrit, s’habillent l’une de rouge, l’autre de jaune, la troisième de noir, et promènent dans les rues de la capitale une vivante oriflamme ?

Deux grandes patriotes surtout, ont symbolisé la résistance nationale : Mme  Vandervelde et Mme  Carton de Wiart.

La première, femme du célèbre leader socialiste, s’est assigné une tâche belle et difficile : être l’avocat de son pays, montrer aux nations neutres la justesse de sa cause et les souffrances qu’il a consenties pour le droit.

Réfugiée en France où elle dut accompagner son mari, Mme  Vandervelde, anglaise d’origine, s’attacha avec d’autant plus de ferveur à son pays d’adoption. À Paris, au Havre, elle se donne toute entière au soulagement de ses compatriotes. Puis elle prépare à leur intention une tournée de conférences en Amérique et en Europe.

Les principales villes d’Amérique lui font un accueil enthousiaste. Les journaux parlent du « magnétisme de son appel et de la justice de sa cause ». Simplement, sans rien ajouter à l’horreur assez grande des faits, elle décrit Louvain, Ypres, Termonde en ruines, parle de la fière attitude des belges qui refusent de pactiser, mentionne les 740 000 ouvriers qui sont sans travail et se contentent de salaires de famine et ceux, innombrables qui meurent de faim. C’est pour ceux-là qu’elle parle. À son nom, les salles se remplissent et sa seule tournée du NouveauMonde rapporte à ses frères plus de 2 millions. Elle revient en Europe. Paris, Londres l’écoutent et les grandes villes anglaises. Inlassable elle reprend le thème sinistre, et bien des hésitants sont alors convaincus, bien des bonnes volontés s’affirment grâce à une femme qui, doucement, parle et supplie.

Mme  Carton de Wiart, elle, a voulu rester en Belgique pour affirmer, à la face de l’Europe, que les civils « tiendraient ». Épouse d’un écrivain et homme politique notoire, elle fut, avant la guerre, l’une des femmes les plus en vue de la Belgique. Présentée en 1910 au couple impérial elle entendit déclarer par l’impératrice que « l’Allemagne avait contracté une dette envers la Belgique en raison des égards dont l’empereur et elle avaient été comblés ».

En août 1914, elle refusa de suivre en France son mari et les membres du gouvernement : « Mes enfants dit-elle, seront peut-être un jour au pouvoir. Ils doivent s’être rendu compte des souffrances de leurs compatriotes ». Ses premiers actes sont au profit des Allemands, femmes et enfants, résidant à Bruxelles. Depuis le départ de leurs maris, c’est la femme du ministre de la Justice qui leur assure le nécessaire ; et souvent, raconte-t-elle, elle fut injuriée par des femmes belges qui la trouvaient « trop bonne avec l’ennemi » ! Quand, dès le 8 août, les réfugiés des provinces du nord-est affluent vers la capitale, Mme  Carton de Wiart fonde l’œuvre des soupes populaires, germe du comité de secours et d’alimentation, grâce auquel sont ravitaillées les provinces belges et nos départements envahis. Par ses soins les femmes purent trouver la nourriture dans toutes les écoles de la capitale transformées en cantines provisoires.

Quand le 18, les Allemands entrent à Bruxelles, ils ont en face deux, en la personne de Mme  Carton de Wiart une ennemie de la même trempe que le bourgmestre Max. Brûlant comme lui, d’un ardent patriotisme, comme lui spirituelle et dédaigneuse, elle dissimule comme lui sous une politesse froide et une mordante ironie, sa haine implacable, son écrasant mépris des grossiers bourreaux. Ils envahissent le ministère où elle habite et elle ne daigne pas leur céder la place ; sa présence est pour les Allemands un vivant reproche. Sans cesse, ils la rencontrent hautaine, silencieuse, vêtue de noir, image de deuil de son pays.

Comme avant l’occupation allemande, tous les quartiers de Bruxelles la revoient, prête au soulagement des malheureux. Associée avec deux américaines, Mme  Gaston de Laval et Miss Caroline Hœdger, qui alors ont bien mérité de la Belgique et de l’humanité, elle crée des œuvres de protection de l’enfance, œuvres d’assistance, services médicaux, non seulement dans la capitale, mais dans toute la Belgique et jusqu’aux portes d’Anvers où leur action réussit à enrayer le typhus.

Sa popularité déjà immense grandit encore et les Allemands la poursuivent de la même haine que l’héroïque bourgmestre. Comme lui, elle symbolise l’âme indomptable d’un peuple qui ne veut pas abdiquer.

Comme on n’ose d’abord s’attaquer directement à elle on essaye de lui rendre la vie impossible. Des policiers sont mis à demeure dans son hôtel, surveillent toutes ses allées et venues ; elle n’est pas autorisée à sortir sans un laissez-passer de la kommandantur. Dans la ville, aux environs, des espions, des policiers encore. Mme  Carton de Wiart veut-elle promener ses enfants au bois de la Cambre ? déjeuner dans la forêt de Soignes ? elle est suivie comme un malfaiteur. Impassible elle se contente de déconcerter les détectives par des mots ironiques. Ne se venge-t-elle pas de l’un d’entre eux, — pauvre homme, dit-elle, qui jouait son triste rôle, — en l’invitant à déjeuner ?

Jusqu’en mai 1915, Mme  Carton de Wiart, jouit d’une liberté relative. Ses œuvres se développent sans cesse : elle reçoit de nombreuses visites, échange une correspondance étendue et, par tous ces moyens, ravive en ses compatriotes la confiance et l’espoir. Par elle, les soldats blessés correspondent avec leur famille, par elle sont répandues les brochures patriotiques, la lettre pastorale du Cardinal Mercier, ou les discours prononcés par les ministres belges réfugiés en France, par elle enfin parviennent en Belgique des nouvelles de la guerre, de vraies nouvelles bien différentes des communiqués allemands.

Or le gouverneur de la Belgique, Von Bissing est hanté par la crainte d’un soulèvement. Mme  Carton de Wiart, bien qu’elle soit seulement le centre d’une résistance passive et toute morale, lui parait une dangereuse conspiratrice. Il craint non seulement pour la domination allemande, mais pour sa propre vie.

Le 16 mai, perquisition ; on ramasse tous les papiers qu’on peut trouver, jusqu’aux comptes de ménage et aux devoirs des enfants. Nulle trace de complot. Mais on a trouvé la brochure du cardinal, les discours de Mme  Carton de Wiart, des lettres de France échappées à la censure allemande.

Le 16 mai, Mme  Carton de Wiart est arrêtée, brutalement traitée, emprisonnée vingt-quatre heures dans les caves du quartier général, puis conduite devant un juge d’instruction d’une balourdise peu commune, même chez un Allemand.

Le président du tribunal ne le lui cède guère cependant et après plusieurs jours d’interrogatoire où, de toute sa noblesse hautaine, elle lutte contre un Bridoison sinistre, Mme  Carton de Wiart est condamnée à trois mois de prison. Elle a fait « transmettre des lettres au delà de la frontière en évitant la poste allemande. Elle a, de son propre aveu, distribué des écrits défendus, tout en connaissant leur caractère offensant. » Ainsi peut être « compromise la sécurité des troupes allemandes ». Il n’en faut pas plus pour justifier une déportation en Allemagne. C’est dans un wagon rempli de fleurs, touchant hommage de la population belge à sa bienfaitrice, que s’y rend Mme  Carton de Wiart.

Là-bas elle est incarcérée dans la triste et froide prison de Moabit avec les détenues de droit commun : Aucun adoucissement à sa peine : elle ne daigne rien solliciter pour ne rien devoir à ses persécuteurs. Trois mois elle reste au régime cellulaire, avec pour seule consolation, la possibilité d’écrire ses mémoires. Elle pourrait, au bout de quelques semaines être libérée,… à une seule condition… demander pardon au Kaiser. Elle n’a pour cette suggestion qu’un sourire dédaigneux.

Les trois mois passent : en septembre les portes s’ouvrent ; elle est alors conduite, non en Belgique comme elle l’espérait, mais en Suisse. Le territoire belge lui est fermé, pour toujours, disent ses ennemis ; provisoirement, pense-t-elle. Dans l’exil, avec la petite boîte de terre natale pieusement recueillie, elle emporte l’espérance. Du moins en France, retrouve-t-elle, son mari, ses enfants et les milliers de petits orphelins qu’elle nourrit, soigne, réconforte et pour qui elle est « maman Carton ». Désormais, comme Mme  Vandervelde c’est du dehors qu’elle travaillera pour la cause sainte. Nul plus qu’elle n’a contribué à soutenir très haut le moral d’un des peuples martyrs. Mais toute louange l’étonné et l’offense. « J’ai moins fait, dit-elle, que la plupart des femmes belges et je dois à ma seule situation sociale, le bruit fait autour de mon nom. »

Une figure manque à ce bref tableau : la reine Élisabeth, héroïne et martyre, la reine Élisabeth, épouse admirable, et grande patriote. C’est à son exemple sans doute, qu’est due, pour beaucoup, la fermeté des femmes comme à celui du roi Albert la bravoure indomptable des soldats. Mais le rôle de la reine se confond avec le rôle de son époux, avec le rôle de tout son peuple. C’est donc à l’Histoire, à la grande Histoire qu’elle appartient.