Hachette (p. 191-223).


SUITE ET DÉLIVRANCE.


Le lendemain, les enfants ne parlèrent dans la journée que du naufrage et des sauvages, du courage de M. de Rosbourg, de sa bonté pour Paul.

« Paul, lui dit Marguerite, tu es et tu resteras toujours mon frère, n’est-ce pas ? Je t’aime tant, depuis tout ce que tu as raconté ! Tu aimes papa comme s’il était ton papa tout de bon et papa t’aime tant aussi ! On voit cela quand il te parle, quand il te regarde.

PAUL.

Oui, Marguerite, tu seras toujours ma petite sœur chérie, puisque nous avons le même père.

MARGUERITE.

Dis-moi, Paul, est-ce que ton père, qui est mort, ne t’aimait-pas ?

PAUL.

Je ne devrais pas te le dire, Marguerite, puisque mon père m’a défendu d’en parler ; mais je te regarde comme ma sœur et mon amie, et je veux que tu saches tous mes secrets. Non, mon père d’Aubert ne m’aimait pas, ni maman non plus ; quand je n’étais pas avec Sophie, je m’ennuyais beaucoup ; j’étais toujours avec les domestiques, qui me traitaient mal, sachant qu’on ne se souciait pas de moi. Quand je m’en plaignais, maman me disait que j’étais difficile, que je n’étais content de rien, et papa me donnait une tape et me chassait du salon en me disant que je n’étais pas un prince, pour que tout le monde se prosternât devant moi.

MARGUERITE.

Pauvre Paul ! Alors tu as été heureux avec papa, qui a l’air si bon ?

PAUL.

Heureux comme un poisson dans l’eau ! Mon père, ou plutôt notre père, est le meilleur, le plus excellent des hommes. Les sauvages mêmes l’aimaient et le respectaient plus que leur roi. Tu juges comme je dois l’aimer, moi qui ne le quittais jamais et qu’il aimait comme il t’aime.

MARGUERITE.

Et comment se fait-il que le Normand ne soit pas resté avec vous ?

PAUL.
Tu sauras cela ce soir.
MARGUERITE.

Oh ! mon petit Paul, dis-le-moi, puisque je suis ta sœur.

PAUL, l’embrassant et riant.

Une petite sœur que j’aime bien, mais qui est une petite curieuse et qui doit s’habituer à la patience.

Marguerite voulut insister, mais Paul se sauva. Marguerite courut après lui et appela à son secours Jacques, qu’elle rencontra dans une allée. Tous deux se mirent à la poursuite de Paul, qui leur échappa avec une agilité surprenante ; Sophie, Jean, Camille, Madeleine et Léon s’étaient pourtant mis de la partie et couraient tous à qui mieux mieux. Quelquefois Paul était dans un tel danger d’être attrapé, que tous criaient d’avance : « Il est pris, il ne peut pas échapper ; » mais au moment où on avançait les bras pour le prendre, il faisait une gambade de côté, se lançait comme un daim et disparaissait aux yeux des enfants étonnés. Ils revinrent dans leur jardin haletants et furent surpris d’y trouver Paul.

« Tu cours comme un vrai sauvage, lui dirent Sophie et Marguerite. C’est étonnant que tu aies pu nous échapper.

PAUL.

C’est chez les sauvages en effet que j’ai appris à courir, à éviter les dangers, à reconnaître les approches de l’ennemi. Mais voilà la cloche du dîner qui nous appelle ; mon estomac obéit avec plaisir à cette invitation.

MARGUERITE.

Et ce soir tu achèveras ton histoire, n’est-ce pas ?

PAUL.

Oui, petite sœur, je te le promets.

Et ils coururent tous au salon, où on les attendait pour se mettre à table.

Après le dîner, et après une très-petite promenade, qui fut trouvée bien longue et que les parents abrégèrent par pitié pour les gémissements des enfants et pour les maux de toute sorte dont ils se plaignaient, on rentra au salon et chacun reprit sa place de la veille. Marguerite ne manqua pas de reprendre la sienne sur les genoux de son père, et de lui entourer le cou de son petit bras.

« Je suis resté hier, dit Paul, au moment où mon père appelait le Normand pour abattre des arbres et construire notre hutte. Les sauvages s’étaient déjà mis au travail ; ils commençaient à couper lentement et péniblement de jeunes arbres, avec des pierres tranchantes ou des morceaux de coquilles. Mon père et le Normand arrivèrent à eux, les écartèrent, brandirent leurs haches et abattirent un arbre en deux ou trois coups. Les sauvages restèrent d’abord immobiles de surprise mais, au second arbre, ils coururent en criant vers le village, et on vit accourir avec eux leur roi et le chef ami qui était chez eux en visite. Mon père et le Normand continuèrent leur travail. À chaque arbre qui tombait, les chefs approchaient, examinaient et touchaient la partie coupée, puis ils se retiraient et regardaient avec une admiration visible le travail de leurs nouveaux amis. Quand tous les arbres nécessaires furent coupés, taillés et prêts à être enfoncés en terre, mon père et le Normand firent signe aux sauvages de les aider à les transporter. Tous s’élancèrent vers les arbres, qui dans cinq minutes furent enlevés et portés, ou traînés en triomphe à travers le village, avec des cris et des hurlements qui attirèrent les femmes et les enfants. On leur expliquait la cause du tumulte ; ils s’y joignaient en criant et gesticulant. Quand tous les arbres furent apportés sur l’emplacement où devait être bâtie la hutte, mon père et le Normand se firent des maillets avec leurs haches, et enfoncèrent en terre les pieux épointés par un bout. Ils eurent bientôt fini et ils se mirent à faire la couverture avec les bouts des cocotiers abattus, garnis de leurs feuilles, qu’ils posèrent en travers sur les murs formés par les arbres. Ils relièrent ensuite avec des lianes les bouts des feuilles de cocotier, et les attachèrent de place en place aux arbres qui formaient les murs. Ensuite, ils bouchèrent avec de la mousse, des feuilles et de la terre humide, les intervalles et les trous qui se trouvaient entre les arbres. Je les aidai dans cette besogne ; mes petits amis les sauvages voulurent aussi nous aider et furent enchantés d’avoir réussi, il ne s’agissait plus que de faire une porte. Mon père alla couper quelques branches longues et minces et se mit à les entrelacer comme on fait pour une claie. Quand il en eut attaché avec des lianes une quantité suffisante, lui et le Normand tirèrent leurs couteaux de leurs poches, et se mirent à tailler une porte de la grandeur de l’ouverture qu’ils avaient laissée. Ils l’attachèrent ensuite aux murs, comme on attache un couvercle de panier. Les sauvages, qui s’étaient tenus assez tranquilles pendant le travail, ne purent alors contenir leur joie et leur admiration ; ils tournaient autour de la maison, ils y entraient, ils fermaient et ouvraient la porte comme de véritables enfants de deux ans. Le roi s’approcha de mon père, lui frotta l’oreille de la sienne, et lui fit comprendre qu’il voudrait bien avoir cette maison. Mon père le comprit, le prit par la main,

Les sauvages ne purent contenir leur joie et leur admiration.
le fit entrer dans la maison et ferma la porte sur lui. Le roi ne se posséda pas de joie, et commença avec ses sujets une ronde autour de la maison. Il fit signe à mon père que cette nuit la maison servirait à ses nouveaux amis, et qu’il ne la prendrait que le lendemain. Mon père lui expliqua, par signes aussi, que le lendemain il lui ferait une seconde chambre pour les femmes et les enfants, ce qui redoubla la joie du roi. Le chef ami regardait d’un œil triste et envieux, lorsque tout à coup son visage prit un air joyeux ; il dit quelques mots au roi, qui lui répondit : Vansi, Vansi, pravine. Alors le chef s’approcha du Normand,

frotta son oreille contre la sienne, et le regarda d’un œil inquiet. « Mon commandant, dit le Normand, je n’aime pas ce geste-là. Le sauvage me déplaît ; au diable lui et son oreille ! — Tu vas le mettre en colère, mon Normand, rends-lui son frottement d’oreille. Si nous les fâchons, ils sont mille contre un ; quand nous en tuerions chacun un cent, il en resterait encore dix-huit cents, et nous autres expédiés, mon Paul restera victime de ta délicatesse. — C’est vrai, mon commandant ; c’est vrai cela. » En frottant son oreille contre celle du sauvage : « Tiens, diable rouge, la voilà mon oreille de chrétien, qui vaut mieux que ton oreille de païen. » Le chef parut aussi joyeux que l’avait été le roi, et donna un ordre qu’exécuta un sauvage ; il reparut avec le lien de l’amitié ; le chef fit à son bras et à celui du Normand la même cérémonie qu’avait faite le roi à mon père. Le Normand avait l’air mécontent et humilié. « Mon commandant, dit-il, si ce n’était pas pour vous obéir, je ne me laisserais pas lier à ce chien d’idolâtre. J’ai dans l’idée qu’il n’en résultera rien de bon. Pourvu que je reste près de vous et de Paul, à vous servir tous deux et à vous aimer, je ne demande rien au bon Dieu. » Mon père serra la main au bon Normand, que j’embrassai ; mes petits amis, qui imitaient tout ce que je faisais, voulurent aussi embrasser le Normand, qui allait les repousser avec colère, lorsque je lui dis : « Mon bon Normand, mon ami, sois bon pour eux ; ils m’aiment. » Ce pauvre Normand ! je vois encore sa bonne figure changer d’expression à ces paroles, et me regarder d’un air attendri en embrassant les sauvageons du bout des lèvres. Pendant ce temps on avait apporté le repas du soir. Tout le monde s’assit par petits groupes comme le matin ; les femmes nous servaient. Mes amis sauvages me placèrent entre eux deux, en face de mon père, qui était entre le roi et le Normand, lié au bras du chef. Après le souper, que je mangeai de bon appétit, le chef délia le Normand, qui fut obligé de passer à son cou la moitié du lien, et chacun se retira chez soi. Mais on voyait encore des têtes apparaître par les trous qui servaient d’entrée aux huttes. « Paul, me dit mon père, avant de dormir, remercions Dieu de ce qu’il a fait pour nous ; après nous avoir sauvés du naufrage, il nous a envoyés dans une tribu de braves gens, où nous vivrons tranquillement jusqu’à ce que nous ayons la bonne chance d’être recueillis par des Européens, ce qui arrivera bientôt, j’espère. Prions aussi pour ceux qui ne sont plus. »

Et me faisant mettre à genoux entre lui et le Normand, à la porte de notre cabane, il récita avec nous le Pater, l’Ave, le Credo, le De profundis, puis il pria tout bas, après quoi il se leva, posa sa main sur ma tête et me dit : « Mon fils, je te bénis. Que Dieu t’accorde la grâce de ne jamais l’offenser et d’être un bon chrétien. » Il m’embrassa ensuite, je pleurai, et je le tins longtemps embrassé. Avant d’entrer dans notre maison, nous vîmes tous les sauvages à l’entrée de leur hutte, nous regardant avec curiosité, mais en silence. Nous rentrâmes, le Normand ferma la porte. « Il nous faudrait un verrou, mon commandant, dit-il. On ne sait jamais si l’on est en sûreté avec ces diables rouges. » Mon père sourit, lui promit d’en fabriquer un le lendemain, et je m’étendis entre lui et le Normand ; je ne tardai pas à m’endormir. Mon père et le Normand, qui n’avaient pas dormi, pour ainsi dire, depuis quatre jours, s’endormirent aussi. Dans la nuit j’entendis ronfler le Normand, j’entendis aussi mon père parler en rêvant : « Marguerite ! Marguerite ! ma femme ! mon enfant ! »

Le lendemain, mon père et le Normand firent une seconde chambre à la maison où nous avions passé la nuit, comme ils l’avaient promis au roi, puis ils bâtirent une autre cabane pour nous-mêmes. Le roi, impatient de s’installer dans son nouveau palais, y fit apporter tout de suite les nattes et les calebasses qui formaient son mobilier ; il avait aussi quelques noix de coco sculptées, des coquilles travaillées, des flèches, des arcs et des massues. Mon père tailla quelques chevilles, qu’il enfonça dans les intervalles des arbres, et il suspendit à ces clous de bois les armes et les autres trésors du roi, qui fut si enchanté de cet arrangement, qu’il appela tous les sauvages pour l’admirer. Leur respect pour mon père augmenta encore après l’examen des chevilles. Ils ne pouvaient comprendre comment ces chevilles tenaient ; mon père, voyant leur inquiétude, en fit une devant eux et l’enfonça dans une fente, à leur grande surprise et joie. J’aidais mon père et le Normand à préparer les chevilles, à couper des liens avec mon couteau, à chercher la mousse et la terre pour boucher les trous. Cette seconde maison fut bien plus jolie et plus grande que la première, et, malgré les désirs du roi clairement exprimés, mon père voulut la garder, et la conserva pendant les cinq longues années que nous avons passées près de ces sauvages. Les jours suivants il fabriqua des escabeaux et une table, puis il tapissa toute la chambre de grandes feuilles de palmier, qui faisaient un charmant effet. Il fit aussi, dès le premier jour, une croix en bois, qu’il enfonça près du seuil de notre porte, et devant laquelle, matin et soir, nous faisions notre prière à genoux ; le dimanche et les fêtes, nous chantions aussi des cantiques, des psaumes et d’autres chants d’église que m’apprit mon père. Les sauvages, qui nous regardaient d’abord, voulurent faire comme nous ensuite ; j’appris à mes petits amis les paroles que je chantais ; ils prononçaient d’abord très-mal, ce qui nous faisait rire, mais au bout de peu de temps ils prononçaient aussi bien que nous. Nous leur apprîmes petit à petit à parler français, et eux nous apprirent leur langage ; nous finîmes par nous comprendre parfaitement.

MARGUERITE.

Oh ! dis-nous quelque chose en sauvage, Paul, je t’en prie.

PAUL.

Pelka mi hane, cou rou glou.

CAMILLE.

Oh ! que c’est joli ! que c’est doux ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

PAUL.

Cela veut dire : « Je ne te quitterai jamais, amie de mon cœur. »

M. DE ROSBOURG.

Brese ni Kouliche, na ne hapra.

PAUL.

Non, mon père, non, jamais, je vous le jure.

MARGUERITE.

Qu’est-ce que papa t’a dit ?

PAUL.

Mon père m’a dit : « Quand tu seras grand, tu nous oublieras. » Et moi je réponds et je jure que je ne vous quitterai et que je ne vous oublierai jamais. Me séparer de vous, ce serait souffrir ou mourir.

MARGUERITE, lui serrant les mains.

Bon Paul, comme je t’aime !

PAUL.

Et moi donc ! si tu pouvais savoir comme je t’aime, comme j’aime mon père, comme j’aime… (se tournant vers Mme  de Rosbourg) ma mère !… Le permettez-vous ?

MADAME DE ROSBOURG, le serrant dans ses bras.

Oui, mon fils, mon cher Paul, tu seras mon fils, et je serai ta mère. »

Paul reprit, après un instant de silence :

« Mais avant que nous ayons pu nous comprendre, il nous arriva un malheur bien grand, qui nous affligea profondément. Notre bon Normand nous fut enlevé.

JACQUES.

Comment par qui ? Pourquoi l’as-tu laissé enlever ?

PAUL.

Nous n’avons pu l’empêcher malheureusement. Je vous ai dit que le chef ami qui était en visite chez le roi avait lié amitié avec le Normand. Je vous ai dit que le Normand y avait de la répugnance, qu’il ne laissa faire le chef que pour obéir à son commandant. Nous ne savions pas alors que lorsqu’on s’était laissé lier au bras d’un homme, on s’engageait à être son ami, à le protéger et à le défendre contre tous les dangers. Et quand, après avoir coupé le lien, on le mettait à son cou, on s’engageait à ne jamais se quitter, à se suivre partout. Quelques jours après son arrivée, le chef s’apprêta à retourner dans son île ; quatre à cinq cents de ses sauvages vinrent le chercher. On fit un repas d’adieu, pendant lequel le roi parut lié au bras de mon père, le Normand à celui du chef, et moi à ceux des petits sauvages. Nous étions loin de penser que cette cérémonie, que mon père avait accomplie comme un jeu et sans en connaître les conséquences, nous séparait de notre brave Normand. Après le repas, les chefs coupèrent les liens et les passèrent à leur cou ; de même que mes petits amis et moi. Tout le monde se leva. Le Normand voulut revenir près de mon père, mais le chef lui passa le bras dans le sien et l’entraîna doucement et amicalement vers la mer. Le roi en fit autant pour mon père, et nous allâmes tous voir partir le chef et ses sauvages. Après le dernier adieu du chef, le Normand voulut retirer son bras ; le chef le retint ; le Normand donna une secousse, mais le chef ne lâcha pas prise. Au même instant, deux ou trois cents sauvages se précipitèrent sur lui, le jetèrent à terre, le garrottèrent et l’emportèrent dans le canot du chef. Mon père voulut s’élancer à son secours, mais en moins d’une seconde, lui aussi fut jeté à terre, lié et emporté. « Mon pauvre Normand, mon pauvre Normand ! » criait mon père. Le Normand ne répondait pas ; les sauvages l’avaient bâillonné. « Paul, mon enfant, cria enfin mon père, ne me quitte pas. Reste là, près de moi, que je te voie au moins en sûreté. » J’accourus près de lui ; on voulut me repousser, mais les petits sauvages parlèrent d’un air fâché, se mirent près de moi et me firent rester avec mon père. Je pleurais ; ils essuyaient mes yeux, me frottaient les oreilles avec les leurs ; en un mot, ils m’ennuyaient, et je cessai de pleurer pour faire cesser leurs consolations. Les sauvages emportèrent mon père dans sa maison. Le roi vint se mettre à genoux près de lui en faisant des gestes suppliants et en témoignant son amitié d’une manière si touchante que mon père fut attendri et qu’il regarda enfin le roi en lui souriant de son air bon et aimable. Le roi comprit, fit un saut de joie et délia une des mains de mon père en le regardant fixement. Rassuré par l’immobilité de mon père, il délia l’autre main, puis les jambes. Voyant que mon père ne se sauvait pas, il ne chercha plus à contenir sa joie et la témoigna d’une façon si bruyante, que mon père, ennuyé de cette gaieté, le prit par le bras et le poussa doucement en dehors de la porte, lui adressant un sourire et un signe de tête amical. Il ferma la porte, et nous nous trouvâmes seuls : « Mon pauvre Normand ! s’écria mon père. Pourquoi t’ai-je forcé à accepter ce lien maudit dont je ne connaissais pas les conséquences ! Je comprends maintenant que ce chef le regarde comme ne devant plus le quitter. Mon pauvre Paul, c’est un ami et un protecteur de moins pour toi. — Mon père, lui répondis-je, je n’ai besoin de rien ni de personne, tant que vous serez près de moi. Mais je regrette ce pauvre Normand ; il est si bon et il vous aime tant ! — Nous tâcherons de le rejoindre, dit mon père. Le bon Dieu ne nous laissera pas éternellement à la merci de ces sauvages ! Ce sont de braves gens, mais, ce n’est pas la France ni les Français. Et ma femme, et ma petite Marguerite ! Quel chagrin de ne pas les voir ! »

À partir de ce jour, mon père et moi nous passions une partie de notre temps au bord de la mer, dans l’espérance d’apercevoir un vaisseau à son passage : tout en regardant, nous ne perdions pas notre temps ; mon père abattait des arbres, les préparait et les reliait ensemble pour en faire un bateau assez grand pour nous embarquer avec des provisions et nous mener en pleine mer. Je ne pouvais pas l’aider beaucoup ; mais, pendant qu’il travaillait, j’apprenais à lire les lettres qu’il me traçait sur le sable. Il eut la patience de m’apprendre à lire et à écrire de cette façon. Quand je sus lire, je traçais à mon tour les lettres que je connaissais, puis des mots. Plus tard, mon bon père eut la patience de me tracer sur de grandes feuilles de palmier des histoires, des cartes de géographie. C’est ainsi qu’il m’apprit le catéchisme, l’histoire, la grammaire. Nous causions quelquefois des heures et des heures. Jamais je ne me fatiguais de l’entendre parler. Il est si bon, si patient, si gai, si instruit ! Et il m’apprit si bien à aimer le bon Dieu, à avoir confiance en sa bonté, à lui offrir toutes mes peines, à les regarder comme l’expiation de mes fautes, que je me sentais toujours heureux, tranquille, même dans la souffrance, tant j’étais sûr que le bon Dieu m’envoyait tout pour mon bien, et qu’en souffrant j’obtenais le pardon de mes péchés. Quelles belles prières nous faisions matin et soir au pied de notre croix ! Comme nous chantions avec ferveur nos cantiques et nos psaumes ! Oh, mon père, mon père, que je vous remercie de m’avoir appris à être heureux malgré nos peines et nos chagrins ! C’est vous qui m’avez appris par vos paroles et par vos exemples à aimer Dieu, à vivre en chrétien. »

Il y eut encore une petite interruption, après laquelle Paul continua son récit : « Nous sommes restés ainsi cinq longues années à attendre un vaisseau, et sans avoir des nouvelles de notre pauvre Normand. L’année d’après son enlèvement, le chef revint voir le roi ; mon père parlait déjà bien son langage ; il lui demanda où était notre ami. Le chef répondit d’un air triste qu’il était perdu ; qu’il n’avait jamais voulu leur faire une maison comme celle que nous avions faite au roi, qu’il restait triste, silencieux, qu’il ne voulait les aider en rien, ni faire usage de sa hache ; qu’un beau jour enfin il avait disparu, on ne l’avait plus retrouvé ; qu’il avait probablement pris un canot, et qu’il était noyé ou mort de faim et de soif. Nous fûmes bien attristés de ce que nous disait le chef. Le roi lui raconta tout ce que mon père lui avait appris, et lui chanta les cantiques et les psaumes qu’il savait. Le chef demanda au roi de lui donner mon père, mais le roi le refusa avec colère. Le chef se fâcha ; ils commencèrent à s’injurier ; enfin le chef s’écria : « Eh bien ! toi non plus, tu n’auras pas cet ami que tu refuses de me prêter. » Et il leva sa massue pour en donner un coup sur la tête de mon père ; je devinai son mouvement et, m’élançant à son bras, je le mordis jusqu’au sang. Le chef me saisit, me lança par terre avec une telle force que je perdis connaissance ; mais j’avais eu le temps de voir mon père lui fendre la tête d’un coup de sa hache. Je ne sais ce qui se passa ensuite. Mon père m’a raconté qu’il y avait eu un combat terrible entre nos sauvages et ceux du chef, qui furent tous massacrés ; mon père fit des choses admirables de courage et de force. Autant de coups de hache, autant d’hommes tués. Moi, on m’avait emporté dans notre cabane. Après le combat, mon père accourut pour me soigner. Il me saigna avec la pointe de son couteau ; je revins à moi, à la grande surprise du chef. Je fus malade bien longtemps, et jamais mon père ne me quitta. Quand je m’éveillais, quand j’appelais, il était toujours là, me parlant de sa voix si douce, me soignant avec cette tendresse si dévouée. C’est à lui après Dieu que je dois la vie, très-certainement. Je me rétablis ; mais j’avais tant grandi qu’il me fut impossible de remettre ma veste et mon pantalon. Mon père me fit une espèce de blouse ou grande chemise, avec une étoffe de coton que fabriquent ces sauvages ; c’était très-commode et pas si chaud que mes anciens habits. Mon père s’habilla de même, gardant son uniforme pour les dimanches et fêtes. Nous marchions nu-pieds comme les sauvages ; nous avions autour du corps une ceinture de lianes, dans laquelle nous passions nos couteaux, et mon père sa hache. Nous avions enfoncé dans le sable, au bord de la mer, une espèce de mât au haut duquel mon père avait attaché un drapeau fait avec des feuilles de palmier de différentes couleurs. Le drapeau, surmonté d’un mouchoir blanc, devait indiquer aux vaisseaux qui pouvaient passer qu’il y avait de malheureux naufragés qui attendaient leur délivrance. Un jour, heureux jour ! nous entendîmes un bruit extraordinaire sur le rivage. Mon père écouta, un coup de canon retentit à nos oreilles. Vous dire notre joie, notre bonheur, est impossible. Nous courûmes au rivage, où mon père agita son drapeau ; un beau vaisseau était à deux cents pas de nous. Quand on nous aperçut, on mit un canot à la mer, une vingtaine d’hommes débarquèrent ; c’était un vaisseau français, l’Invincible commandé par le capitaine Duflot. Les sauvages, attirés par le bruit, étaient accourus en foule sur le rivage. Dès que le canot fut à portée de la voix, mon père cria d’aborder. On fit force de rames, les hommes de l’équipage sautèrent à terre ; mon père se jeta dans les bras du premier homme qu’il put saisir, et je vis des larmes rouler dans ses yeux. Il se nomma et raconta en peu de mots son naufrage. On le traita avec le plus grand respect, en lui demandant ses ordres. Il demanda si l’on avait du temps à perdre. L’enseigne qui commandait l’embarcation dit qu’on avait besoin d’eau et de vivres frais. Mon père leur promit bon accueil, de l’eau, des fruits, du poisson en abondance. Les hommes restèrent à terre et dépêchèrent le canot vers le vaisseau pour prendre les ordres du capitaine. Peu d’instants après, nous vîmes le capitaine lui-même monter dans la chaloupe et venir à nous. Il descendit à terre, salua amicalement mon père, qui le prit sous le bras, et, tout en causant, nous nous dirigeâmes vers le village ; nous rencontrâmes le roi, qui accourait pour voir le vaisseau merveilleux dont lui avaient déjà parlé ses sujets. Il frotta son oreille à celle du capitaine, auquel mon père expliqua que c’était un signe d’amitié. Le capitaine le lui rendit en riant. Le roi examinait attentivement les habits, les armes du capitaine et de sa suite. Les sauvages tournaient autour des hommes, couraient, gambadaient. On arriva au village. Mon père fit voir sa maison, que le capitaine admira très-sincèrement ; c’était vraiment merveilleux que mon père eût pu faire, avec une simple hache et un couteau, tout ce qu’il avait fait. Je vous dirai plus tard tous les meubles, les ustensiles de ménage qu’il avait fabriqués, et tout ce qu’il a appris aux sauvages.

« Mon père demanda au capitaine s’il voulait s’embarquer avant la nuit. Le capitaine demanda vingt-quatre heures pour remplir d’eau fraîche ses tonneaux et pour faire une provision de poisson et de fruits. Mon père y consentit à regret : il désirait tant revoir la France, sa femme et son enfant ! Pour moi, cela m’était égal ; J’aimais mon père par-dessus tout ; avec lui j’étais heureux partout ; je n’avais que lui à aimer dans le monde.

SOPHIE

Est-ce que tu n’aimais pas les petits sauvages qui t’aimaient tant ?

PAUL.

Je les aimais bien, mais j’avais passé ces cinq années avec la pensée et l’espérance de les quitter ; et puis ils étaient plutôt mes esclaves que mes amis ; ils m’obéissaient comme des chiens et ne me commandaient jamais ; ils prenaient mes idées, ils ne me parlaient jamais des leurs ; en un mot, ils m’ennuyaient ; et pourtant je les ai regrettés ; leur chagrin quand je les ai quittés m’a fait de la peine. Tu vas voir cela tout à l’heure.

Mon père alla dire au roi que le chef blanc, son frère (le capitaine), demandait de l’eau, du poisson et des fruits. Le roi parut heureux de faire plaisir à mon père en donnant à son ami ce qu’il demandait. Les sauvages se mirent immédiatement les uns à cueillir des fruits du pays (il y en avait d’excellents et inconnus en Europe), d’autres à pêcher des poissons pour les saler et les conserver. On servit un repas auquel tout le monde prit part, et à la fin duquel mon père annonça au roi notre départ pour le lendemain. À cette nouvelle, le roi parut consterné. Il éclata en sanglots, se prosterna devant mon père, le supplia de rester. Les petits sauvages poussèrent des cris lamentables. Quand les autres sauvages surent la cause de ces cris, ils se mirent aussi à hurler, à crier ; de tous côtés on ne voyait que des gens prosternés, se traînant à plat ventre jusqu’aux pieds de mon père, qu’ils baisaient et arrosaient de larmes. Mon père fut touché et peiné de ce grand chagrin ; il leur promit qu’il reviendrait un jour, qu’il leur apporterait des haches, des couteaux et d’autres instruments utiles et commodes ; qu’en attendant, il donnerait au roi sa propre hache et son couteau ; qu’il demanderait à son frère le chef blanc quelques autres armes et outils qui seraient distribués au moment du départ. Il réussit enfin à calmer un peu leur douleur. Le capitaine proposa à mon père de nous emmener coucher à bord, de crainte que les sauvages ne nous témoignassent leur tendresse en nous enlevant la nuit et nous emmenant au milieu des terres. Mon père répondit qu’il allait précisément le lui demander. Quand les sauvages nous virent marcher vers la mer, ils poussèrent des hurlements de douleur ; le roi se roula aux pieds de mon père et le supplia, dans les termes les plus touchants, de ne pas l’abandonner. « Ô père ! que ferai-je sans toi ? disait-il. Qui m’apprendra à prier ton Dieu, à être juste, à trouver le chemin de ton ciel ? Et si je prends ce chemin, je ne te retrouverai donc jamais ! Ô père, reste avec tes frères, tes enfants, tes esclaves ! Oui, nous sommes tous tes esclaves, prends nos femmes, nos enfants pour te servir ; mène-nous où tu voudras, mais ne nous quitte pas, ne nous laisse pas mourir de tristesse loin de toi ! »

Après ce discours, les petits sauvages m’en dirent autant, m’offrant d’être mes esclaves, de me faire régner à leur place après la mort de leur père, le roi.

Mon père et moi nous fûmes attendris, mais nous restâmes inexorables. Mon père promit de revenir le lendemain, et nous montâmes dans la chaloupe. Le beau visage de mon père devint radieux quand il se vit sur mer, sur une embarcation française, entouré de Français. Il ne parlait pas ; je le regardais, et moi qui le connais si bien, je vis qu’il priait. Moi aussi je remerciai Dieu, non de mon bonheur que je ne comprenais pas, mais du sien. La joie remplit mon cœur, et je fus ingrat pour les sauvages par tendresse pour mon père.

— Mon bon Paul, interrompit M. de Rosbourg, en lui serrant vivement la main, je ne saurais te dire combien ta tendresse me touche, mais je dois te rappeler à l’ordre en te disant que tu nous as promis toute la vérité ; or, j’ai vainement et patiemment attendu le récit de deux événements que tu n’as certainement pas oubliés puisqu’il s’agissait de ma vie, et que je veux t’entendre raconter.

— Oh ! mon père, reprit Paul en rougissant, c’est si peu de chose, cela ne vaut pas la peine d’être raconté.

M. DE ROSBOURG.

Ah ! tu appelles peu de chose les deux plus grands dangers que j’aie courus.

MARGUERITE.

Quoi donc ? Quels dangers ? Paul, raconte-nous.

PAUL.

C’est d’abord qu’un jour mon père a été piqué par un serpent et que les sauvages l’ont guéri et puis que mon pauvre père a fait une longue maladie et que les sauvages l’ont encore guéri.

M. DE ROSBOURG.

Ah çà ! mon garçon, tu te moques de nous de nous raconter en deux mots de pareils évènements. Puisque tu parles si mal, je prends la parole. Écoutez. (Paul sourit et croise ses bras d’un air résigné.) Un jour donc, nous étions entrés dans la forêt ; il faisait chaud ; pour ménager mes bottes, plus qu’à moitié usées, j’étais nu-pieds. Paul portait une espèce de chaussons de feuilles de palmier.

PAUL.

Que mon père m’avait fait lui-même.

M. DE ROSBOURG.

Eh ! oui, que je lui avais faits. Voyez le beau mérite ! Enfin, j’étais nu-pieds. Je marche sur un serpent qui me pique. Je le dis à Paul et je cours vers la mer pour baigner la piqûre. À moitié chemin, la tête me tourne, les forces me manquent, je tombe, je vois ma jambe noire et enflée, je me sens mourir. Paul avait entendu dire aux sauvages que sucer une piqûre de serpent était un remède certain, mais que celui qui suçait s’exposait à mourir lui-même. Mon brave petit Paul (il avait dix ans alors) se jette à terre près de moi et suce ma piqûre. À mesure qu’il suçait le venin, je sentais la vie revenir en moi ; ma tête se dégageait ; les douleurs à la jambe disparaissaient. Enfin je repris tout à fait connaissance ; je me soulevai ; ma première pensée avait été pour Paul, que je ne voyais pas près de moi. Jugez de mon effroi lorsque je vis mon Paul, mon fils, se dévouant à la mort pour me sauver et suçant avec force cette affreuse piqûre. Je poussai un cri, je le saisis dans mes bras ; il se débattit, me supplia de le laisser achever. « Mon père, mon père, criait-il, il reste peut-être encore du venin ;


laissez-moi continuer, laissez-moi vous sauver. « Mon père, laissez-moi ! » Il se débattit si bien, qu’il m’échappa ; j’eus un nouvel éblouissement dont il profita pour sucer ce qui restait de venin. Quand je repris de nouveau connaissance, je pus marcher jusqu’à la mer appuyé sur l’épaule de mon cher petit sauveur. Pendant que je baignais ma jambe presque entièrement désenflée, Paul courut prévenir les sauvages, qui arrivèrent en toute hâte vers le roi ; ils m’emportèrent, me mirent sur la piqûre je ne sais quelles herbes ; en trois jours je fus guéri. Mais j’avais eu des inquiétudes terribles pour mon pauvre Paul, dont la bouche et la langue avaient enflé énormément. On lui fit mâcher des herbes, manger un certain coquillage, et quelques heures après l’enflure et la chaleur avaient disparu. Voilà un des faits que monsieur Paul s’était permis d’oublier. L’autre maintenant.

« Un soir, je me sentis mal à l’aise ; le chagrin me tuait ; ma femme et mon enfant que je ne devais peut-être jamais revoir, mes inquiétudes sur l’avenir de ce cher Paul, remplissaient mon cœur d’une douleur d’autant plus amère, que je la dissimulais à ce pauvre enfant si plein de tendresse pour moi, si désolé de mes moindres tristesses, si heureux de mes moindres gaietés. Le jour, je dissimulais de mon mieux mon chagrin ; mais la nuit, pendant le sommeil de cet enfant qui m’était devenu si cher, je m’y laissais aller, et j’avoue, à la honte de mon courage de chrétien, que je passais les nuits à pleurer et à prier. Depuis quatre ans que je menais cette vie de misère, ma santé avait résisté ; mais au bout de ce temps la force m’abandonna, la fièvre me prit et je tombai malade de ce que nous appelons, en France, une fièvre typhoïde. Pendant soixante-douze jours que dura ma maladie, mon Paul ne me quitta pas un instant ; la nuit et le jour je le trouvais au chevet de mon grabat, épiant mon réveil, devinant mes désirs. Seul il a veillé à tous mes besoins, il m’a soigné avec ce que je puis nommer le génie de l’amour. Il m’avait entendu parler du bien que pouvait faire un vésicatoire ou tout autre moyen d’irriter la peau ; les sauvages avaient une plante qui faisait venir sur la peau des rougeurs et même des cloches quand on l’y laissait longtemps séjourner. Cet enfant de dix ans, me voyant la tête prise, me mit de cette plante sous les pieds, puis aux mollets, puis d’un côté, puis d’un autre, jusqu’à ce que ma tête fût tout à fait dégagée. Pendant deux mois, il continua l’application de cette plante, avec la sagacité d’un médecin, l’interrompant quand j’allais mieux, la remettant quand j’allais plus mal ; il pansait mes plaies avec du gras de poisson frais ; il me changeait de grabat en me préparant à côté du mien une nouvelle couche de feuilles fraîches. Il me coulait dessus petit à petit, d’abord par la tête et les épaules, puis par les jambes. J’étais si faible que je ne pouvais m’aider en rien. Les sauvages étaient si maladroits et si brusques, que leur aide me faisait gémir malgré moi ; Paul ne voulut plus qu’ils me touchassent. Il me donnait à boire du lait de coco ou de l’eau fraîche avec quelques gouttes de citron. Tout le temps de ma longue maladie, ma cabane fut propre et rangée comme si je venais d’y entrer. Aussi, quand je fus en état de comprendre et de voir, avec quelle douleur je regardai le visage hâve, pâle, amaigri, de mon pauvre enfant ! Combien je me reprochai de m’être laissé aller à un chagrin coupable et si contraire à la résignation d’un chrétien ! Comme je fus touché et reconnaissant du dévouement de cet enfant, et comme je m’attachai à lui, et à la vie à cause de lui ! Il avait passé les heures, les jours, les semaines, à me soigner et à prier pour moi, tandis que, près de lui, je mourais de chagrin d’être loin de vous, ma femme et ma Marguerite. Je demandai pardon à Dieu, je demandai du courage et une résignation plus chrétienne, et je guéris. Voyez, mes amis, si j’ai raison d’aimer mon Paul comme j’aime ma Marguerite. Il m’a deux fois sauvé du désespoir, de la mort du cœur. Et c’est toi mon fils, qui me remercies, c’est toi qui prétends me devoir de la reconnaissance ! Ah Paul, tu te souviens de mes bienfaits, et tu oublies trop les tiens. »

En achevant ces mots, M. de Rosbourg se leva et réunit dans un seul et long embrassement son fils Paul et sa fille Marguerite. Tout le monde pleurait. Mme  de Rosbourg, à son tour, saisit Paul dans ses bras, et, l’embrassant cent et cent fois, elle lui dit :

« Et tu me demandais si tu pouvais m’appeler ta mère ? Oui, je suis ta mère reconnaissante. Sois et reste toujours mon fils, comme tu es déjà celui de mon mari. »

Quand l’émotion générale fut calmée, que Paul eut été embrassé par tous, les parents s’aperçurent qu’il était bien tard, que l’heure du coucher était passée depuis longtemps. Chacun se retira, et jamais les prières et les actions de grâces ne furent plus ferventes que ce soir-là.