Hachette (p. 143-156).


NOUVELLE SURPRISE.


Monsieur de Traypi était parti depuis deux jours ; on attendait avec impatience son retour, ou tout au moins une lettre de lui. Pendant ces deux jours, Mme de Rosbourg et Marguerite, suivies de toute la bande d’enfants, avaient été matin et soir passer quelques heures à la maison blanche. Mme de Rosbourg avait fait faire un habillement complet à Lecomte et avait donné à Françoise l’argent nécessaire pour le monter en linge, chaussures et vêtements. Elle aimait à voir les visages radieux de Françoise, de Lucie et de Lecomte, depuis leur réunion ; elle espérait de la bonté de Dieu pour elle-même un pareil bonheur. Elle ne cessait de questionner Lecomte sur son mari, sur son naufrage, sur ses chances de salut et de retour. Lecomte, heureux de parler de son commandant, racontait sans jamais se lasser, et ne permettait pas même à sa femme de l’interrompre. Lucie jouait pendant ce temps avec les enfants, leur montrait à tresser des paniers avec des joncs, à faire des colliers et des bracelets avec des coquilles de noisettes ou des glands évidés et découpés à jour. Ils aidaient Lucie à bêcher et arroser le jardin, à cueillir les fraises, les groseilles, les framboises. Marguerite s’échappait souvent pour dire un mot d’amitié à Lecomte, pour écouter ce qu’il disait de son papa, dont elle n’avait aucun souvenir, mais qu’elle aimait à force d’en avoir entendu parler à sa maman. Lecomte baisait les petites mains de Marguerite, quelquefois même il baisait ses belles boucles noires ou ses joues roses et potelées.

« Mon pauvre commandant, disait-il en soupirant, serait-il heureux de vous revoir ! »

L’après-midi du troisième jour, Mme de Rosbourg et les enfants rentraient, après avoir passé deux heures chez Lecomte et Françoise. En approchant du perron elle crut reconnaître M. de Traypi. Impatiente de savoir s’il lui rapportait des nouvelles de son mari, elle hâta le pas, et montant rapidement les marches du perron, elle se heurta contre… M. de Rosbourg lui-même. Tous deux poussèrent ensemble un cri de bonheur ; Mme de Rosbourg tomba dans les bras de son mari en sanglotant et en remerciant Dieu. Elle ne pouvait croire à son bonheur. Elle embrassait son mari ; elle le regardait pour s’assurer que c’était bien lui ; son cœur débordait de joie. Après les premiers instants de joyeux saisissement, M. de Rosbourg, sans quitter sa femme, regarda les enfants groupés autour d’eux et chercha à reconnaître sa petite Marguerite ; ses yeux s’arrêtèrent sur Sophie.

« Sophie ! s’écria-t-il. Je ne me trompe pas : c’est bien Sophie de Réan. Pauvre enfant ! Comment est-elle ici ? Mais, ajouta-t-il, Marguerite ! ma petite Marguerite ! N’est-ce pas cette petite brune si gentille, qui me regarde d’un air tendre et craintif ? »

Marguerite, pour toute réponse, se jeta dans les bras de son père qui l’embrassa tant et tant que ses joues en étaient cramoisies.

Quand il eut recommencé cent et cent fois à embrasser sa femme et son enfant, il s’avança vers Sophie, et, la prenant dans ses bras, il l’embrassa deux ou trois fois.

« Pauvre petite ! dit-il. Quels affreux souvenirs elle me rappelle ! Où est son père ? Par quel hasard se trouve-t-elle avec vous ?

— Mon bon commandant, répondit Sophie, je vous expliquerai tout cela. Mon pauvre papa est mort il y a longtemps, ajouta-t-elle en baissant la voix et en essuyant une larme ; mais Paul, mon cher Paul, où est-il ? Vit-il encore ?

M. DE ROSBOURG.

Paul est un grand et beau garçon, ma chère enfant ; il est ici ; il déballe et range nos affaires.

SOPHIE

Oh !… que je voudrais le voir, ce cher Paul ! Dans quelle chambre est-il ? que je coure le chercher.

M. DE ROSBOURG.

Près de celle de ma femme ; c’est celle qu’on m’a donnée et où Paul a monté mes effets.

Sophie courut à cette chambre ; on entendit des cris de joie, des gambades, des rires, et bientôt on vit accourir Sophie entraînant Paul, un peu honteux de se trouver en présence de tous ces visages inconnus.

« Viens, mon garçon, lui cria M. de Rosbourg, ce ne sont pas des sauvages ; pas de danger à courir, va ! D’ailleurs tu es homme, toi, à aller en avant, jamais en arrière. En avant donc et embrasse tes amis. Voici ma femme d’abord, puis ma petite Marguerite, puis… Ma foi, je ne connais pas les autres, mais comme nous sommes en pays ami, embrassons-les tous pour faire connaissance ; ils diront leurs noms après. »

La mêlée fut générale ; tout le monde s’embrassait en riant. La belle et aimable figure de M. de Rosbourg avait déjà séduit tous les enfants ; l’air déterminé de Paul, sa taille élevée, son apparence vigoureuse, sa figure intelligente et bonne, disposèrent en sa faveur les cœurs des enfants. M. de Rosbourg se retira en riant, avec sa femme ; Sophie présenta Paul à tous ses amis.

« Voici d’abord Marguerite, la fille de notre bon capitaine ; c’est elle qui est la plus jeune et avec laquelle je me suis le plus amusée et disputée ; nous te raconterons tout cela. Voici mes chères amies Camille et Madeleine, si bonnes, si bonnes, qu’on les appelle les petites filles modèles. Voici notre petit ami Jacques de Traypi, un petit malin, mais bien bon. Voici Jean de Rugès, qui a douze ans comme toi et qui fera la paire avec toi pour le courage et la bonté. Voici enfin son frère, qui s’appelle Léon et qui est notre aîné à tous ; il a treize ans. »

Paul ne tarda pas à se mettre à l’aise avec ses nouveaux amis. Sophie l’accablait de questions sur ce qui lui était arrivé ; il promit de tout raconter, quand on serait un peu plus posé. Il parla de M. de Rosbourg avec une tendresse et une reconnaissance qui touchèrent Marguerite jusqu’aux larmes.

MARGUERITE.

Comme vous aimez papa, monsieur Paul ! alors je vous aimerai bien aussi.

PAUL.

Si vous m’aimez, Marguerite, vous m’appellerez Paul tout court et pas monsieur.

MARGUERITE.

Oh ! je ne demande pas mieux, et, quand nous nous connaîtrons bien, demain, par exemple, nous nous tutoierons ; c’est si gênant de dire vous !

PAUL.

Tout de suite, si tu veux, Marguerite ; d’abord je te connais beaucoup ; car ton papa me parlait souvent de toi.

MARGUERITE.

Et Sophie ne m’a jamais parlé de toi.

PAUL.

Comment, Sophie, tu m’avais oublié ?

SOPHIE, tristement.

Oublié, non, mais tu dormais dans mon cœur, et je n’osais pas te réveiller. Je t’avais cru mort, et puis j’ai été si malheureuse que je suis devenue égoïste et je n’ai pensé qu’à moi ; j’ai perdu l’habitude de penser au passé, et à ceux qui m’avaient aimée.

JEAN.

Ne croyez pas ce qu’elle dit, Paul ; Sophie est bonne et très-bonne, elle dit toujours du mal d’elle-même. Pauvre Sophie, elle vous racontera ses trois années de malheur.

Jacques s’avança vers Paul, et se mettant sur la pointe des pieds pour l’embrasser, il lui dit :

« Je vois dans tes yeux que tu seras mon ami ; tu aimeras bien ma petite amie Marguerite, n’est-ce pas ? Nous la protégerons à nous deux quand elle en aura besoin. »

Paul embrassa Jacques en souriant et lui promit d’être son ami dévoué et celui de Marguerite.

Léon ne disait rien ; il semblait piqué de ce que Sophie n’avait ajouté aucune réflexion aimable en le nommant. Il se laissa pourtant embrasser par Paul. Camille et Madeleine souriaient et attendaient, pour faire plus ample connaissance avec ce dernier, que le temps eût augmenté leur intimité.

Bientôt on entendit sonner le dîner ; chacun s’apprêta à se rendre au salon. Mme de Rosbourg y entra radieuse, appuyée sur le bras de son mari qui tenait sa petite Marguerite par la main.

La joie, le bonheur étaient sur tous les visages ; Sophie et Paul avaient mille choses à se demander. Sophie parla tant et tant, qu’à la fin de la journée elle lui avait raconté tous les événements importants de sa vie depuis leur séparation. Les enfants firent promettre à Paul de leur raconter à tous ensemble ce qui lui était arrivé depuis le naufrage. M. de Rosbourg fit la même promesse à ces dames et à ces messieurs.

SOPHIE

Mais dis-moi, Paul, comment et avec qui es-tu arrivé ici, à Fleurville ?

PAUL.

Avec M. de Traypi, que le commandant a trouvé au ministère comme il arrivait lui-même pour annoncer son retour et expliquer sa longue absence. Nous étions à Paris depuis une demi-heure, le commandant très-impatient de revoir sa femme et Marguerite, qu’il ne savait trop où chercher ni où trouver, et moi très-tranquille, parce que je n’imaginais pas que tu fusses en vie et encore moins ici. Je croyais que tu avais dû périr avec ton papa, dans cette vilaine caisse où on t’avait mise par une tempête si affreuse et avec des vagues hautes comme des maisons.

SOPHIE

Je t’avais cru mort aussi. C’est par le Normand que je t’ai su vivant et chez les sauvages.

PAUL.

Le Normand ! Tu as vu le Normand ? Quand ? Où cela ? Où est-il ? que j’embrasse ce brave homme si bon, si dévoué ! Nous l’avons bien regretté, et nous pensions que les sauvages l’avaient tué.

SOPHIE

Il y a trois jours seulement que le Normand est revenu, après s’être échappé de chez les sauvages et après vous avoir cherchés et attendus pendant quatre ans. Nous l’avons rencontré, par hasard, dans la forêt.

PAUL.

Brave homme ! que je serai content de le revoir !

MARGUERITE.

Nous irons le voir demain et nous lui annoncerons le retour de papa ; il en sera aussi heureux que nous, car il l’aime !… il l’aime ! autant que maman et moi.

JACQUES.

Et après, tu nous raconteras tes aventures. Tu es resté cinq ans chez les sauvages ?

PAUL.

Tu le sauras demain, et bien d’autres choses encore. Il est trop tard pour commencer.

— Mes enfants, dit Mme de Fleurville, il est tard ; votre nouvel ami Paul doit être fatigué…

M. DE ROSBOURG, interrompant.

Paul fatigué ! Il en a fait bien d’autres avec moi ! Nous avons passé des nuits et des jours à travailler, à marcher, à veiller. Il est maintenant robuste comme un vrai marin.

— Mais les nôtres, qui n’ont pas eu comme lui l’avantage d’une si terrible éducation, cher commandant, répondit en souriant Mme de Fleurville, ont vraiment besoin de repos. Tous ont pris une part si vive au bonheur de Marguerite, qu’ils ont comme elle besoin d’une bonne nuit pour se remettre. Demain ils seront de force à lutter avec Paul.

M. de Rosbourg ne répondit que par un salut gracieux, et attirant à lui Marguerite et Sophie, il les embrassa avec tendresse.

« Oh ! papa, dit Marguerite en serrant les bras autour de son cou, que c’est ennuyeux de vous quitter et de me coucher !

— Je vais prolonger la soirée en montant jusque chez toi, mon enfant, » répondit M. de Rosbourg.

Et la prenant dans ses bras, il l’emporta jusque dans sa chambre, à la grande joie de Marguerite, qui répétait en l’embrassant :

« Oh ! que c’est bon un papa ! maman avait bien raison.

M. DE ROSBOURG.

En quoi avait raison ta maman ? Que disait-elle ?

— Maman disait que vous étiez le plus beau et le meilleur des hommes ; que sans moi elle mourrait de chagrin ; qu’elle ne pouvait pas être heureuse sans vous, et beaucoup d’autres choses encore. Et puis elle pleurait si souvent et si fort, que je pleurais quelquefois aussi ; alors elle essuyait ses yeux, elle souriait et m’embrassait. »

Tout en causant, Marguerite s’était déshabillée.

MARGUERITE.

À présent, papa, je vais faire ma prière ; voulez-vous la faire avec moi ?

M. DE ROSBOURG.

Oui, je le veux, mon enfant chérie. Prions ensemble, remercions Dieu.

Et passant son bras autour de sa petite Marguerite, il se mit à genoux près d’elle et récita avec elle le Pater, l’Ave et le Credo. Elle ajouta ensuite :

« Mon Dieu, je ne vous prie plus pour le retour de mon cher papa, puisque vous me l’avez rendu ; mais je vous remercie du bonheur que vous nous avez donné à tous les trois. Faites, mon Dieu, que pour vous en remercier je sois toujours bonne et sage, et que je fasse le bonheur de ce cher papa et de ma pauvre maman qui a tant pleuré. »

En finissant, elle se jeta au cou de son père, qui, vaincu par son émotion, la serra dans ses bras et la couvrit de baisers en sanglotant. Marguerite effrayée lui demanda :

« Papa, cher papa, qu’avez-vous ? Pourquoi pleurez-vous ainsi ?

— Mon enfant, ma Marguerite chérie, c’est le bonheur qui fait couler mes larmes ; c’est la joie, la reconnaissance envers Dieu qui m’a ramené près de vous pour jouir d’un bonheur presque trop grand pour ce monde. Mon Dieu, être si heureux après tant d’années de désolation ! »

Et posant Marguerite dans son lit, il se remit à genoux près d’elle et pria, la tête appuyée sur la main de son enfant ; quand il releva son visage baigné de larmes, elle était endormie. Il essuya la main humide de Marguerite, baisa son joli front blanc et pur, lui donna sa bénédiction paternelle, et sortit en se retournant plus d’une fois pour regarder cette charmante petite figure dormant si paisiblement et si gracieusement.