Hachette (p. 319-333).


LA COMTESSE BLAGOWSKI.


Les vacances étaient près de leur fin ; les enfants s’aimaient tous de plus en plus : Léon s’améliorait de jour en jour au contact de Paul et de ses excellentes cousines Camille et Madeleine. Son courage se développait avec ses autres qualités ; plusieurs fois il avait eu occasion de l’exercer, et il courait maintenant à l’égal de Paul au-devant du danger, sans toutefois le braver inutilement. L’idiot avait été vengé ; les parents des mauvais garnements qui l’avaient battu amenèrent les coupables chez Relmot père, et là, en présence du pauvre idiot, ils administrèrent chacun une correction si sanglante à leurs fils que l’idiot se sauva en se bouchant les oreilles pour ne pas entendre leurs cris. Jacques était triste, mais résigné et plus tendre que jamais pour Paul et pour Marguerite ; Sophie se désolait du prochain départ de ses amis, mais surtout de celui de Jean, toujours si fraternel, si aimable pour elle.

« Tu n’as donc plus entendu parler de ta belle-mère ? lui disait un jour Jean dans leur cabane. Où est-elle ? Qu’est-elle devenue ?

— Je ne sais, répondit Sophie. Elle n’écrit pas ; j’avoue que je n’y pense pas beaucoup ; elle m’avait rendue si malheureuse que je cherche à oublier ces trois années de mon enfance.

JEAN.

Quel âge avais-tu quand elle t’a abandonnée ? et quel âge au juste as-tu maintenant ?

SOPHIE.

J’avais un peu plus de sept ans ; à présent j’en ai neuf, un an de moins que Madeleine et deux ans de moins que Camille.

JEAN.

Et Marguerite, quel âge a-t-elle ?

SOPHIE.

Marguerite a sept ans, mais elle est plus intelligente et plus avancée que moi. Je ne m’étonne pas que Paul l’aime tant ! Elle est si bonne et si gentille !

JEAN.
Oh ! oui, Paul l’aime bien. Quand on dit quelque chose contre Marguerite, ses yeux brillent ; on peut bien dire qu’ils lancent des éclairs.
SOPHIE.

Et comme il aime M. de Rosbourg !

JEAN.

Oh ! quant à celui-là, si on s’avisait d’y toucher seulement de la langue, ce ne sont pas les yeux seuls de Paul qui parleraient, il tomberait sur vous des pieds et des poings.

— Sophie ! Sophie ! cria Camille qui accourait ; maman te demande ; elle a reçu des nouvelles de ta belle-mère qui vient d’arriver à sa terre et qui est bien malade. »

Sophie poussa un cri d’effroi quand elle sut l’arrivée de sa belle-mère ; elle voulut se lever pour aller chez Mme  de Fleurville ; mais elle retomba sur sa chaise, suffoquée par ses sanglots.

« Ma pauvre Sophie, lui dirent Camille et Jean, remets-toi ; pourquoi pleures-tu ainsi ?

— Mon Dieu, mon Dieu ! il va falloir vous quitter tous, et retourner vivre près de cette méchante femme. Ah ! si je pouvais mourir ici, chez vous, avant d’y retourner !

— Pourquoi lui as-tu parlé de cela, Camille ? dit Jean d’un air de reproche. Pauvre Sophie, vois dans quel état tu l’as mise !

CAMILLE.

Maman m’avait dit de la prévenir ; je suis désolée de la voir pleurer ainsi, mais je t’assure que ce n’est pas ma faute ; je devais bien obéir à maman. Viens, ma pauvre Sophie, maman t’empêchera d’aller vivre avec ta méchante belle-mère, sois-en sûre.

— Crois-tu ? dit Sophie un peu rassurée. Mais elle voudra m’avoir, je le crains. Viens avec nous, Jean, que j’aie du moins mes plus chers amis près de moi. »

Jean et Camille, presque aussi tristes que Sophie, lui donnèrent la main, et ils entrèrent chez Mme  de Fleurville, qu’ils trouvèrent avec M. et Mme  de Rosbourg. Les larmes de Sophie ne purent échapper à M de Rosbourg ; il se leva vivement, alla vers elle, l’embrassa avec bonté et tendresse, et lui demanda si c’était le retour de sa belle-mère qui la faisait pleurer.

SOPHIE, en sanglotant.

Oui, cher monsieur de Rosbourg ; sauvez-moi, empêchez-moi de quitter Mme  de Fleurville et mes amies.

M. DE ROSBOURG.

Rassure-toi mon enfant, tu resteras ici ; Mme  de Fleurville est très-décidée à te garder. Et moi, qui suis ton tuteur, ajouta-t-il en souriant et en l’embrassant encore, je t’ordonne de vivre ici.

MADAME DE FLEURVILLE.

Ma pauvre Sophie, tu n’aurais pas dû croire si facilement que je voulusse t’abandonner. Ta belle-mère s’étant remariée n’a plus aucune autorité sur toi, et c’est M. de Rosbourg, ton tuteur, et moi, ta tutrice, qui avons droit de te garder.

SOPHIE.

Ah ! quel bonheur ! Me voici toute consolée alors, mais que vous dit donc ma belle-mère ?

— Ce n’est pas elle qui écrit ; c’est sa femme de chambre ; voici sa lettre :

« Trais honoré dame

« Celci es pour vou dir qu ma metrese es trais malade de la tristece qe lui done la mor de son marri, chi nes pas conte ni Blagofsqui ; cè un eschapé des galaire du non de Gornbou, qu’il lui a devorai tou son arjan et queu le bon Dieu a lécé pairir qan il sé chetè dans le glaciè pourlor queu les bon jandarm son vnu le prandr pour le rmtre au bagn. la povr madam en é tombè come une mace. el pleurè é demandè quon la ramen au chato de mamsel Sofi, alors jeu lè ramné e alor el veu voir mamsel, qel lui fai dir quel va mourire é qel veu lui doné sa ptit mamsel a elvé, avecque laqel jè loneure daitre ma trè onoré dam.

« Votr trè zumble cervante

« Edvije Brgnprzevska

« fam de conpani de madam la contece Blagofsqa, qi né pa du tou conten, queu si jlavès su jnsrès pa zentré ché zel. Je pri cè dam dme trouvé une bon place de dam de conpagni ché une dam comil fo. »

Sophie et Jean ne purent s’empêcher de rire en lisant cette ridicule lettre si pleine de fautes.

« De quelle petite mamselle parle cette femme, madame ? demanda Sophie.

MADAME DE FLEURVILLE.

Je ne sais pas du tout ; c’est peut-être un enfant que ta belle-mère a eu depuis son mariage.

— Pauvre enfant, dit Sophie, j’espère qu’elle sera plus heureuse avec sa mère que je ne l’ai été.

— Écoute, Sophie, voici ce que nous avons décidé. M. de Rosbourg va aller voir ta belle-mère pour savoir au juste comment elle est et ce qu’elle veut. Attends tranquillement son retour et ne t’inquiète de rien ; ne crains pas qu’elle te reprenne ; elle ne le peut pas, et nous ne te rendrons pas. »

Sophie, très-rassurée, embrassa et remercia Mme  de Fleurville, M. et Mme  de Rosbourg, et s’en alla en sautant, accompagnée de Jean, qui sautait plus haut qu’elle et qui partageait tout son bonheur. Une heure après, M. de Rosbourg était de retour et rentrait chez Mme  de Fleurville.

« Eh bien ! mon ami, quelles nouvelles ?

— La pauvre femme est mourante ; elle n’a pas deux jours à vivre ; elle a une petite fille d’un an, qui n’est guère en meilleur état de santé que la mère ; elle est ruinée par ce galérien qui l’a épousée pour son argent ; et enfin, elle veut voir Sophie pour lui recommander son enfant et lui demander pardon de tout ce qu’elle lui a fait souffrir.

MADAME DE FLEURVILLE.

Croyez-vous que je doive y mener Sophie ?

M. DE ROSBOURG.

Il faut que Sophie la voie, mais je l’y mènerai moi-même ; j’imposerai plus à cette femme ; elle a déjà peur de moi et elle n’osera pas la maltraiter en ma présence. »

M. de Rosbourg alla lui-même prévenir Sophie de la visite qu’elle aurait à faire ; il acheva de la rassurer sur les pouvoirs de son ex-belle-mère. Pendant que Sophie mettait son chapeau et prévenait ses amies Camille et Madeleine, M. de Rosbourg faisait atteler d’autres chevaux au phaéton, et ils se mirent en route.

Quand Sophie rentra dans ce château où elle avait tant souffert, elle eut un mouvement de terreur et se serra contre son excellent tuteur, qui, devinant ses impressions, lui prit la main et la garda dans la sienne, comme pour lui bien prouver qu’il était son protecteur et qu’avec lui elle n’avait rien à craindre. Ils avancèrent ; Sophie reconnaissait les salons, les meubles ; tout était resté dans le même état que le jour où elle en était partie pour aller demeurer chez Mme  de Fleurville, qui avait été pour elle une seconde mère.

La porte de la chambre de Mme  Fichini s’ouvrit. Sophie fit un effort sur elle-même pour entrer, et elle se trouva en face de Mme  Fichini, non pas grasse, rouge, pimpante, comme elle l’avait quittée deux ans auparavant, mais pâle, maigre, abattue, humiliée. Elle voulut se lever quand Sophie

Sophie vit des larmes couler entre ses doigts.
entra, mais elle n’en eut pas la force ; elle retomba

sur son fauteuil et se cacha le visage dans ses mains. Sophie vit des larmes couler entre ses doigts. Touchée de ce témoignage de repentir, elle approcha, prit une de ses mains et lui dit timidement :

« Ma… ma mère !

— Ta mère, pauvre Sophie ! dit Mme  Fichini en sanglotant. Quelle mère ! grand Dieu ! Depuis que j’ai fait mon malheur par cet abominable mariage, depuis surtout que j’ai un enfant, j’ai compris toute l’horreur de ma conduite envers toi. Dieu m’a punie ! Il a bien fait ! Je suis bien, bien coupable… mais aussi bien repentante, ajouta-t-elle en redoublant de sanglots et en se jetant au cou de Sophie. Sophie, ma pauvre Sophie, que j’ai tant détestée, martyrisée, pardonne-moi. Oh ! dis que tu me pardonnes, pour que je meure tranquille.

— De tout mon cœur, du fond de mon cœur, ma pauvre mère, répondit Sophie en sanglotant. Ne vous désolez pas ainsi, vous m’avez rendue heureuse en me donnant à Mme  de Fleurville, qui est pour moi comme une vraie mère ; j’ai été heureuse, bien heureuse, et c’est à vous que je le dois.

MADAME FICHINI.

À moi ! Oh ! non, rien à moi, rien, rien, que ton malheur, que tes pénibles souvenirs, que ton mépris. Mon Dieu, mon Dieu, pardonnez-moi, je vais mourir. Je voudrais voir un prêtre. De grâce, un prêtre, pour me confesser, pour que Dieu me pardonne. Sophie, ma pauvre Sophie, rends-moi le bien pour le mal, demande à ce monsieur qui a l’air si bon, d’aller me chercher un prêtre.

M. DE ROSBOURG.

Vous allez en avoir un dans quelques instants, madame, j’y cours moi-même. »

Sophie resta près de sa belle-mère, qui continua à sangloter, à demander pardon, à appeler le prêtre. Sophie pleurait, lui disait ce qu’elle pouvait pour la calmer, la consoler, la rassurer. Une demi-heure après, le curé arriva. Mme  Fichini demanda à rester seule avec lui ; ils restèrent enfermés plus d’une heure ; le curé promit de revenir le lendemain, et dit à M. de Rosbourg en se retirant : « Elle demande qu’on la laisse seule jusqu’à demain, monsieur, la vue de cette petite demoiselle réveille en elle de si horribles remords, qu’elle ne peut pas les supporter ; mais elle vous prie de la lui ramener demain. »

M. de Rosbourg rentra chez Mme  Fichini et lui parla en termes si touchants de la bonté de Dieu, de son indulgence pour le vrai repentir, de sa grande miséricorde pour les hommes, qu’il réussit à la calmer.

« Revenez demain, dit-elle d’une voix faible, vous m’aiderez à mourir ; vous parlez si bien de Dieu et de sa bonté, que je me sens plus de courage en vous écoutant. Promettez-moi de me ramener vous-même Sophie. Pauvre malheureuse Sophie ! ajouta-t-elle en retombant sur son oreiller. Et son malheureux père, c’est moi qui l’ai tué ! Je l’ai fait mourir de chagrin ! Pauvre homme !… Et pauvre Sophie !… »

Elle ferma les yeux et ne parla plus. M. de Rosbourg se retira après avoir appelé Mlle  Hedwige et la femme de chambre. Il prit Sophie par la main, et tous deux quittèrent en silence ce château où mourait une femme qui, deux ans auparavant, faisait la terreur et le malheur de sa belle-fille. Quand ils furent en voiture, M. de Rosbourg demanda à Sophie :

« Lui pardonnes-tu bien sincèrement, mon enfant ?

SOPHIE.

Du fond du cœur, cher monsieur. Dans quel état elle est, pauvre femme ! Elle m’a fait pitié.

M. DE ROSBOURG.

Oui, la mort doit lui faire peur. Nous mourrons tous un jour ; prions Dieu de nous faire vivre en chrétiens, pour que nous ayons une mort douce, pleine d’espérance et de consolation. Le bon Dieu aura pitié d’elle, car elle paraît être bien sincèrement repentante. »

Quand ils revinrent à Fleurville, ils trouvèrent tout le monde rassemblé sur le perron pour les recevoir.

« Tu as pleuré, pauvre Sophie ! » dit Jean en lui serrant une main, pendant que Paul lui prenait l’autre main.

Sophie leur raconta le triste état de sa belle-mère, et tous les détails de leur entrevue ; ils furent tous émus du repentir de Mme  Fichini, et plaignirent Sophie de l’obligation où elle était d’y retourner le lendemain.

M. de Rosbourg raconta de son côté à sa femme et à ses amis comment s’était passée cette pénible visite ; il parla avec éloge de la sensibilité de Sophie, et regretta de devoir lui faire recommencer le lendemain les mêmes émotions.

« C’est singulier qu’elle n’ait pas parlé de l’enfant que signale Mlle  Brrrr… je ne sais quoi ; il n’en a pas été question. Nous venons demain. »