Les Véritables Entretiens de Socrate/Livre I/VIII

éditions "Athéna" (p. 53-57).
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VIII

On peut dire que la vie entière de Socrate a été vécue sous les yeux des hommes. Le matin, il allait à la promenade et dans les lieux d'exercices. Il se montrait sur l'agora aux heures où la foule s'y pressait. Il passait le reste du jour au milieu d'assemblées souvent nombreuses. Il parlait librement devant tous et tous le pouvaient écouter librement. L'a-t-on jamais entendu prononcer un mensonge ? L'a-t-on jamais entendu vanter la Cité et les lois écrites ? L'a-t-on jamais entendu vanter aucune patrie, aucun magistrat, aucun gouvernement ?

Jamais.

Jamais il n'a loué aucun gouvernement ni aucune loi écrite, pas plus ceux d'Athènes que ceux de Lacédémone ou de quelque rêve.

J'en atteste tous ceux qui l'ont entendu et qui ne sont pas des menteurs. Honte à Sathon : il s'acharne à mettre dans la bouche de Socrate des pensées ingénieuses et fausses qui n'ont pu germer que derrière le front de Sathon ! Honte à Xénophon  : il s'acharne à mettre dans la bouche de Socrate les pensées banales et fausses qui germent spontanément, comme joncs dans les marais, dans l'esprit d'un capitaine de cavalerie !

Socrate ne parlait que des choses qu'on peut et qu'on doit savoir. Il cherchait la science possible et la science nécessaire : la science des mœu rs, de la vertu, du bonheur. Il ne faisait pas, sur le cosmos, sur l'origine des choses, sur ce qui a donné naissance aux astres et aux animaux, de longs discours pédants et aventureux. Il déclarait, au contraire, qu'il faut avoir perdu l'esprit pour se livrer sérieusement à de telles spéculations. « Ces gens-là, demandait-il, croient-ils donc avoir épuisé tout ce qu'il importe à l'homme de savoir, qu'ils vont s'égarer dans ce qui l'intéresse si peu ? »

Il admirait l'aveuglement de ces faux sages qui ne sentent pas que notre esprit ne saurait pénétrer de tels mystères. Il montrait que ceux qui se piquent d'en parler le mieux sont en désaccord hurlant sur les principes. Qu'on les réunisse en grand nombre, et on se sentira dans une assemblée de fous. Quel symptômes remarque-t-on chez les malheureux touchés par la folie ? Ils redoutent ce qui n'a rien de terrible, souvent même ce qui n'existe point, mais ils ignorent les dangers véritables. Ainsi les prêtres, les physiciens et ceux qui les écoutent. Ils ont peur des dieux; ils craignent d'être malheureux dans une autre vie incertaine ; et ils ne savent pas avoir peur des mensonges et des avidités qui sont en eux ; ils ne songent pas à combattre le malheur d'aujourd'hui. Ils ne savent même pas que mon bonheur ne peut être construit qu'en moi et par moi ; ils ignorent que, tant qu'ils ne construisent pas leur bonheur, ils restent nécessairement cet amas de ruines habité par les serpents qu'on appelle un malheur.

Dans leurs rêves concernant la nature des choses, les uns se figurent qu'il existe une seule substance ; pour d'autres, le nombre des substances est infini. Celui-ci voit toute les parties de la matière emportées dans un mouvement continuel et fait pour donner le vertige; mais celui-là prouve qu'il n'y a pas de mouvement. Ici on démontre que tout commence et périt ; là, qu'il ne saurait y avoir naissance ni destruction.

— Quand nous avons appris un métier — disait Socrate —, nous nous sentons en état de l'exercer pour notre usage ou pour l'usage des personnes que nous voulons obliger. A celui qui croit connaître les causes des choses et des événements demande de te donner de la pluie quand ton champ a soif ; du soleil, quand il faut chauffer et mûrir tes fruits. Il ne sait rien faire de tout cela. Tu dois donc admettre qu'il ignore comment tout cela se fait ou, pour le moins, que sa science est sans utilité.

Ainsi il méprisait les vaines recherches. Content de s'entretenir des choses qui sont à la portée et à l'usage de l'homme, il examinait ce qui est juste ou injuste ; il s'appliquait à connaître ce que c'est que sagesse et folie, courage et lâcheté. Ou plutôt ces même lui paraissaient, dans leur généralité, vains et insolubles. Il étudiait de préférence ce que doit faire tel homme dans tel cas déterminé. Quand il abordait certaines questions générales, c'était pour montrer l'absurdité de toutes les solutions. Il disait : « Le général est le domaine de l'ironie. Seul, le particulier permet la maïeutique. Platon lui-même n'accouchera pas la féminité ou l'idée de la femme ; mais on aide à accoucher telle femme, et à l'heure voulue par la nature. »

Or Sathon objectait :

— Il n'y a de science que du général.

— J'en suis persuadé — répondait Socrate — et c'est pourquoi je ne sais qu'une chose, qui est que je ne sais rien.

Un jour, dans une discussion avec Alcibiade, Sathon, selon sa coutume, employait faussement la méthode maïeutique et il faisait trouver à Alcibiade je ne sais quelle définition générale.

— Charlatan aux subtiles paroles — dit Socrate — prestidigitateur aux doigts souples, tu fais toujours trouver à l'éblouissement de ceux qui te regardent des choses qui ne sont pas eux. Nulle définition n'est en Alcibiade, ni en toi ni en moi, jusqu'à ce que tu l'y aies introduite frauduleusement.

— Pourquoi dis-tu cela, Socrate ?

— Parce que toute définition est générale, mais je suis un être particulier et je ne connais que des choses particulières et des événements particuliers.

— Mais, sans définition, on ne peut discuter...

— Quel besoin as-tu de discuter ?

Alors le présomptueux Sathon, ami de la dispute :

— En vérité, si ce n'était pour disputer, pourquoi s'adonnerait-on à la philosophie ?

— Pour apprendre à bien vivre, mon Platon.

— Mais bien vivre, c'est obéir à la science.

Socrate avouait. Mais il vantait la science possible et utile, celle de moi-même, de mes vrais besoins et de mes vraies forces. Or cette science est la connaissance d'un être particulier et réel. Au contraire, ce que Platon appelait la science, la recherche du général, qu'est-ce que l'ignorance et la déformation du particulier, seul réel ?

Mille fois j'ai entendu Socrate tenir de tels discours. Ils me réjouissaient dans mon cœur et dans mon esprit. Car je connais l'impossibilité de définir ce qui est et que définir, c'est toujours parler de ce qui n'est pas. Je sais que la discussion qui s'appuie sur des définitions porte sur de l'irréel et conduit à des chimères. Et je sais, à ce sujet, beaucoup d'autres choses que j'ai dites en d'autres ouvrages.

Quelque chose me déplaisait toutefois dans les discours de Socrate concernant la science. Socrate croyait que savoir c'est pouvoir et que toute faute est faite d'ignorance. Certes, il est vrai que je tombe plus facilement dans les ténèbres qu'à la lumière de midi. Mais la faiblesse de l'enfant ou du soldat blessé tombe même au grand jour. Socrate attribuait une importance trop exclusive à la lumière, pas assez d'importance à la force. C'est sur ce point que nous autres cyniques nous corrigeons et complétons particulièrement la pensée de Socrate. On peut voir les choses que je dis dans mon livre intitulé Le Grand Héraklès et aussi dans mon dialogue intitulé Le Bâton. On peut les lire encore aux ouvrages que le plus cher de mes disciples, Diogène de Sinope, à écrits sous ces deux titres : Le Mendiant et L'Homme courageux.