Les Véritables Entretiens de Socrate/Livre I/III

éditions "Athéna" (p. 12-19).
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III

Socrate ne fut pas le premier sophiste que j'écoutai. Avant de l'entendre, j'avais souvent entendu Gorgias et quelquefois, quoique rarement, Prodicos ou Hippias. Malgré les mensonges par quoi Sathon s'est appliqué à déshonorer Gorgias, — mais ils ne déshonorent que Sathon — Gorgias était un maître admirable et que seul Socrate surpassait.

Quand le dialogue que Sathon a appelé Gorgias vint flatter bassement la malignité publique, le vieux sophiste, chargé d'années, vivait encore. Il avait toujours admiré — car il était exempt d'envie — la savante et sournoise rhétorique de Platon prétendu ennemi de la rhétorique. Cette fois, il n'admira pas moins l'injustice de Platon prétendu ami de la justice et il s'écria devant moi :

— Athènes a donné le jour à un nouvel Archiloque !

Car, en ce qui concerne Gorgias et Polos, le dialogue est menteur et injurieux comme les ïambes contre Néobule et Lycambès.

Pour consoler le vieux maître et, à la fois, pour témoigner en faveur de la vérité, je répondis :

— Ce Sathon ment quant aux personnes, mais aujourd'hui il dit vrai quant à la doctrine. Il te calomnie atrocement, mais il expose avec force contre son prétendu Gorgias, plus d'une pensée qu'aime le vrai Gorgias, plus d'une pensée que tu m'avais enseignée avant que Socrate l'enseignât à Sathon et à moi.

Alors Gorgias, tout souriant :

— Tu es généreux, mon Antisthène, et tu pardonnes les injures comme il convient à un disciple de Gorgias et de Socrate. Car cet Aristoclès que les autres nomment Platon et que tu appelles spirituellement Sathon t'a fait autant de tort, quoique d'une autre sorte, qu'à Gorgias. Pour me réfuter sans peine, pour me rendre ridicule, pour paraître seul admirable, ce vaniteux me prête des pensées et des paroles qui ne sont point miennes. Et il fait le même mensonge contre Polos. Quant à toi il te fait une autre sorte d'injure et il publie, comme s'il les avait inventées, des pensées et même des phrases copiées dans tes livres. Tout ce qu'il y a de bon et de vrai dans son nouveau dialogue, il l'a pillé selon sa coutume. Mais cette fois ce n'est pas Epicharme et Sophron qu'il a volés, c'est le seul Antisthène. Quelle doctrine y a-t-il dans son Gorgias, qui ne fût déjà dans ton dialogue intitulé Le Politique ?

Et Gorgias loua Le Politique avec une magnificence généreuse, comme il savait louer, en homme assez riche pour admirer sans envie les richesses des autres :

— C'est toi, mon Antisthène, qui premier as osé écrire nettement cette vérité, — la plus utile des vérités, si jamais les peuples la peuvent entendre — que tout homme d'état est un malfaiteur. Premier tu as osé écrire cette vérité difficile que la richesse et la puissance données à leur patrie par les plus vantés des politiques sont des présents funestes. Et comme tu as rendu sensible cette vérité difficile en comparant ingénieusement ces biens apparents et éblouissants à la toison d'or ! De même que la possession de la toison d'or déchaîna entre Thyeste et Atrée une lutte fratricide et entraîna pour leur descendance des crimes nombreux et de nombreux malheurs, de même tu as vu admirablement...

Mais j'interrompis Gorgias d'un geste qui demande grâce et je dis :

— Sathon ne fait tort aujourd'hui qu'à toi et à notre ami Polos. Car, pour Calliclès, je lui ai entendu dire, en effet, plusieurs des folies et des violences que Sathon met sur ses lèvres. Mais, lorsque Sathon écrit, sans me nommer, des choses que j'ai écrites avant lui il ne commet nulle injustice : chacun a le droit de répéter en nommant le seul Socrate des paroles que Socrate a dites non pour moi, mais pour tous.

— Peut-être, dit Gorgias. Mais Sathon parle au hasard. Demain il prêtera à Socrate des discours contraires à ceux qu'il répète aujourd'hui. Dans le plaisir, qu'il méprise aujourd'hui comme Socrate ou comme un cynique, combien de fois l'ai-je entendu vanter un élément nécessaire du bonheur. Et ces hommes d'état, qu'il méprise aujourd'hui comme Socrate ou comme un cynique, je l'ai entendu les louer en paroles magnifiques et rythmées pour les mêmes raisons que les loue le vulgaire.

— Peut-être il a enfin compris certaines vérités. Réjouissons-nous donc et répétons le proverbe phrygien : Mieux vaut tard que jamais.

Mais Gorgias, secouant sa tête chenue :

— Je suis sans doute trop vieux pour entendre Platon chanter une nouvelle palinodie. Toi, mon Antisthène, qui es encore jeune, souviens-toi de moi chaque fois qu'il se contredira avec impudence.

Gorgias mourut peu de jours après cet entretien. Je me suis rappelé souvent les paroles de Gorgias chaque fois que Sathon a vanté le plaisir comme un ingrédient nécessaire de la félicité. Et je me suis rappelé les paroles de Gorgias lorsque, à la fin du dialogue intitulé Ménon, j'ai lu, écrit par le même stylet que la juste condamnation de tous les hommes politiques un emphatique éloge des hommes d'état athéniens.

Parce que le peuple et les grands, ces deux populaces, méprisent également les sophistes et leur sagesse, l'énorme Sathon et le capitaine de cavalerie Xénophon se sont appliqués à séparer Socrate des sophistes. Nul mensonge plus éhonté.

Parmi les sophistes, tous n'étaient pas de mœurs pures. Mais ce n'est pas un Sathon ou un Xénophon, et ce n'est pas le peuple, et ce ne sont pas les grands qui ont le droit d'accuser qui que ce soit à ce sujet. Médecins, guérissez-vous vous-mêmes.

Gorgias, d'ailleurs, n'était pas, il s'en faut, le seul honnête homme parmi les sophistes. La vertu de Prodicos, par exemple, était admirable. Socrate l'aimait. Il lui adressait des disciples. Il rappelait avec plaisir que lui-même dans sa jeunesse avait suivi, non sans profit, l'enseignement du sage de Céos. Sathon ne l'ignore pas qui, par une risible inadvertance, le lui fait avouer au dialogue du Ménon et lui fait proclamer que les leçons de Prodicos lui furent utiles comme à d'autres les leçons de Gorgias.

Malgré les erreurs pratiques de quelques-uns d'entre eux, les sophistes méritent la reconnaissance de tout vrai philosophe. Ils nous ont indiqué le chemin de la sagesse. Ils se sont détournés des recherches inutiles de la physique pour étudier les mœurs humaines et chercher des règles de conduite. Ils ont oublié les astres pour songer aux hommes ou, si j'ose répéter le mot un peu superbe qu'Hippias dit un jour devant moi, ils ont fait descendre la philosophie du ciel sur la terre.

Aussi Socrate les aimait. Il pensait avec eux que l'homme ne doit se préoccuper que des choses humaines. Au-dessus des arts particuliers, agriculture, architecture, tissage, navigation, médecine, au-dessus de tous les travaux qui servent à la vie du corps, il mettait l'art d'être homme et de faire grandir et prospérer ce qu'il y a d'humain en chacun de nous. Cet art est précisément la sophistique ou la philosophie. Et Xénophon s'est souvenu avec exactitude quand, au quatrième livre de ses Entretiens mémorables, il a fait appeler par Socrate la sophistique « la plus belle des sciences, le plus grand des talents, un art vraiment royal ».

Le grand mérite des sophistes et la cause véritable pour laquelle les êtres les plus méprisables feignent de les mépriser, c'est que, ayant fait comparaître la cité devant le tribunal de la nature, ils ont entendu la nature condamner la cité et la patrie.

Socrate est un sophiste, le plus grand et le meilleur de tous. Seulement, il n'emploie pas les mêmes mots que les autres. Au lieu de dire la cité, il dit la loi écrite ; au lieu de nommer la nature, il nomme la loi non écrite. Il méprise la loi écrite par respect pour la loi non écrite, comme tous les sophistes dignes de ce beau nom méprisent la cité par amour pour la nature. Mais j'ai traité amplement de ces choses dans mon livre Des Sophistes.

Quelle mauvaise foi chez Xénophon et chez Sathon ! En plusieurs lieux de leurs livres, ils font vanter la loi par Socrate, et rien n'indique qu'il s'agit de la loi non écrite dont la pire ennemie est la loi écrite. Ainsi, même lorsqu'ils rapportent des paroles authentiques, ils savent, par quelque petit retranchement ou quelque légère addition, faire mentir jusqu'à la vérité ; ils lui font dire le contraire de ce qu'elle disait. Et ces misérables osent se prétendre disciples de Socrate le véridique !

Xénophon est peut-être surtout coupable de sottise. Je le soupçonne de n'avoir jamais rien compris qu'aux arts merveilleux de tuer, la chasse et la guerre. Mais que dire de Sathon ? Il comprenait, celui-là. La lumière avait l'espace pour s'épanouir derrière son large front, lisse au temps de Socrate et pur en apparence, ridé aujourd'hui comme coquille d'escargot. Mais il a adopté des opinions d'Héraclite qu'il a connues par Cratyle et il a adopté des opinions de Pythagore qu'Hermogène lui a enseignées. Il doit beaucoup de choses aussi à deux poètes comiques, Sophron et Epicharme. Ce grand pillard est allé écouter les billevesées des prêtres d'Egypte. Toutes les liqueurs de Grèce, de Sicile et de Grande-Grèce, il les a mêlées avec des eaux du Nil. Et il attribue l'odieux mélange à Socrate qui s'en indigne, si l'on se peut indigner dans les champs élyséens, ce que j'ignore.

Pour moi, je me glorifie d'avoir entendu dans ma jeunesse deux entre les meilleurs sophistes. Mais je ne mêle pas leurs enseignements et je n'attribuerai pas à Socrate du bourg d'Alopèce ce que j'ai appris par Gorgias de Léontium.

D'ailleurs, je n'ai pas l'injustice de traiter de la même façon les souvenirs de ces deux hommes inégaux. Je sais que je dois à Socrate mille fois plus qu'à Gorgias. Gorgias était admirable pour l'art de persuader et pour la connaissance des vérités morales tant qu'on n'avait pas entendu Socrate. Dès que j'ai entendu Socrate, je ne voulus plus d'autre maître.

Je n'étais pas alors le vieillard que se plaît à dire Sathon, qui vieillit volontiers les autres philosophes comme une femme vieillit ses rivales. Malgré ma jeunesse, j'avais déjà quelques disciples. Je les renvoyai en leur disant  : « Quand une époque a le bonheur de posséder un Socrate, c'est lui seul qu'il convient d'écouter ». Aussi longtemps que Socrate a vécu, je n'ai plus consenti à avoir des disciples ; ceux qui venaient vers moi pour apprendre la vérité et les bonnes mœurs, je leur disais : « Venez apprendre avec moi de celui qui m'enseigne ; l'eau est plus fraîche et plus saine qu'on boit à la source ».

A cette époque, j'habitais le Pirée. Je faisais chaque matin un chemin de quarante stades pour venir entendre Socrate. Je ne rentrais chez moi qu'à la nuit. Aussitôt arrivé, j'écrivais ce que j'avais entendu dans là journée. Matin et soir, le long du chemin, je méditais les paroles de Socrate. Car les paroles de Socrate étaient d'une plénitude inépuisable. Je puis dire que je vivais jour et nuit avec Socrate comme une amante fidèle avec celui qu'elle aime. Quand mon corps était loin de son corps, mes oreilles entendaient toujours non seulement ses paroles mais sa voix ; souvent mes lèvres souriaient parce que mes yeux le croyaient voir.