Les Universités Italiennes

Les Universités Italiennes
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 22 (p. 794-828).
LES
UNIVERSITÉS ITALIENNES

Récemment, un haut fonctionnaire italien résumait ainsi la situation qu’il avait la charge de juger dans l’enseignement officiel de son pays. Le royaume compte plus de 40 pour 100 de conscrits illettrés. Mais si tous ceux qui ne répondent pas à l’appel scolaire que nous leur adressons venaient à nous, nous n’aurions pas assez de locaux à leur offrir ; et si nous avions assez de locaux, nous n’aurions pas assez de maîtres capables d’y donner l’enseignement si réclamé.

L’enseignement secondaire ne satisfait pas non plus les désirs des dirigeans. Les plaintes sont générales : les projets de réforme s’accumulent ; tous insistent sur l’insuffisance douloureuse des traitemens dans les lycées et collèges (qui ne font d’ailleurs qu’un seul et même genre d’établissement, dénommé collège jusqu’à la troisième et ensuite lycée).

Reste l’enseignement supérieur donné dans les Universités. C’est à coup sûr le plus satisfaisant, et de beaucoup : car là se perpétuent depuis longtemps des institutions glorieuses et assez éprouvées pour qu’on n’ait, semble-t-il, qu’à en continuer les traditions. Mais enfin, pour assurer cette continuation même, il faut des élèves suffisamment préparés. Or, les faits qui viennent d’être rappelés montrent qu’il n’y a lieu d’être satisfait ni de la quantité, ni de la qualité de ces recrues. Aussi essaie-t-on de renverser la solution de la difficulté en demandant à ceux d’en haut un genre d’effort et de dévouement qui leur permette de relever ceux d’en bas. Rien de plus légitime, à la condition que L’enseignement supérieur n’oublie pas son propre caractère et qu’il ne sacrifie pas l’idéal plus lointain dont il a mission de s’inspirer à une sorte d’utilitarisme où le supérieur s’abaisserait sans profiter beaucoup à l’inférieur. Tel est le problème.


La plus ancienne des universités d’Europe fut celle de Bologne, fondée en 1119, quatre-vingts ans avant celle de Paris. Tout le monde sait comment la première fut surtout une école juridique, tandis que la seconde fut plutôt théologique. Dans la région où elle était établie, celle de Bologne devait se ressentir encore directement de ses origines latines ; — elle fut en effet le siège par excellence du Droit romain, non pas accidentellement retrouvé tout entier, comme on l’a dit, dans des manuscrits égarés de Justinien, mais lentement étudié, lentement expliqué. D’autre part, elle devait facilement étendre ses relations dans les pays germaniques, dont la rapprochaient beaucoup plus que ne l’en séparaient des frontières souvent violées, souvent indécises. Des privilèges leur furent conférés par l’Empire héréditaire. Aussi compta-t-on là jusqu’à 12 000 étudians accourus de toutes les parties du monde connu. Si de pauvres étudians trouvaient le moyen de s’y faire admettre, la grande majorité y était riche ; elle payait elle-même ses professeurs et, à ce titre, revendiquait souvent le droit de les élire elle-même. A certains points de vue, la décadence se fit sentir dès la fin du XIIIe siècle, sans doute, — ceci est à retenir en vue de certains projets tout à fait actuels, — parce que les études y étaient trop spécialisées. Après les gloses très savantes des anciens monumens du Droit romain, on se rabattit sur des gloses de gloses : les minuties se multiplièrent, et la vie scientifique se dessécha.

D’ailleurs, Bologne se créait à elle-même des concurrences dans les universités de Vicence (en 1203), d’Arezzo (en 1215) et dans celle de Padoue (1222) qui, elle, devait durer plus longtemps. Naples eut son tour, grâce à Frédéric II, en 1224 ; mais elle devait plus particulièrement s’ouvrir aux études médicales.) La Toscane suivit ensuite le mouvement, mais elle ne fonda son université de Sienne qu’en 1326 ; et le souffle de la Renaissance fut encore plus lent à s’y faire sentir. Ce fut en 1472 que Laurent de Médicis établit à Pise cette université qui devait être pendant longtemps la plus dévouée aux véritables arts libéraux, aux lettres, à l’histoire, à la philosophie.

Telle fut, dans ses grandes lignes, l’œuvre universitaire du moyen âge, y compris sa dernière période. Dans les temps plus modernes, la subdivision de l’Italie en petites monarchies et en principautés ou duchés provoqua de nouvelles créations. Le duché de Parme, le duché de Modène, eurent leurs universités comme le grand-duché de Toscane ; l’île de Sardaigne et la Sicile eurent aussi les leurs, et les anciens Etats Pontificaux également. Nous retrouvons toute la liste dans l’héritage que le royaume d’Italie recueille en 1870 : mais nous la retrouvons agrandie de l’Université laïque de Rome, puis de l’université de Florence qui, si elle n’est pas encore cataloguée sous ce titre, a consolidé et unifié de mieux en mieux les fragmens d’abord épars où s’essaya l’enseignement supérieur de la capitale toscane. Puis se fonda l’université de Pérouse.

Ainsi, dans la région tout à fait septentrionale, les universités de Turin, de Pavie-Milan et de Padoue.

Dans une bande horizontale un peu au-dessous, Gênes, Parme, Modène, Bologne et Macerata dans les Marches.

Dans la partie centrale : Pise, Sienne, Florence, Rome.

Au Sud, Naples.

Dans les îles, Cagliari et Sassari, en Sardaigne, et, en Sicile, Messine, Catane, Palerme, soit, en tout, si on se permet d’anticiper légèrement sur les destinées scolaires de Florence, dix-huit universités royales, auxquelles il faut ajouter les quatre universités libres, ou plutôt provinciales, de Camerino, de Ferrare, de Pérouse et d’Urbino.

Les dernières méritent une mention spéciale. Toutes les quatre avaient été fondées par les Etats de l’Eglise où l’on avait sans doute estimé que, vu le grand nombre des clercs et les difficultés des voyages d’alors, les universités de Bologne et de Rome ne suffisaient pas. Ces universités libres sont-elles donc des institutions religieuses tolérées par le pouvoir civil qui n’a pas voulu dépouiller complètement les Etats pontificaux et y laisser vivre de leur esprit propre des centres analogues à nos universités catholiques de Lille, de Paris, d’Angers ? En aucune façon. Ce sont des universités dont l’Etat a consacré la survivance par les décrets de 1860, 1861, 1862, mais qu’il laisse s’entretenir comme elles le peuvent. Elles ont les mêmes cadres, la même organisation, les mêmes droits, les mêmes sanctions, les mêmes examens, les mêmes titres : bref elles ne se distinguent des autres que par la pénurie de leurs finances. A part une subvention insignifiante (1 723 fr. 29) consentie à Urbino par l’Etat, — on ne sait pas pourquoi, — elles ne participent en rien aux libéralités dont vivent les universités dites royales.

Voilà donc en tout vingt-deux universités. C’est beaucoup ; c’est, en tout cas, beaucoup plus que ne le voudrait le nombre des maîtres en état d’élever le niveau des études à la hauteur des ambitions nationales. Les intéressés le sentent et le disent : aussi parle-t-on périodiquement de quelques suppressions, et les argumens à faire valoir en faveur de cette courageuse décision abondent : inutilité de maintenir des subdivisions administratives et politiques qu’on cherche plutôt à faire oublier, état d’infériorité dû à la pénurie des traitemens (il en est, parait-il, dans l’enseignement dit supérieur, qui sont à peine égaux à ceux d’un maître élémentaire) ; on insiste tout particulièrement sur la tendance des petites universités à attirer chez elles une clientèle imméritée, par des moyens qui sentent trop la complaisance.

L’élite professionnelle ne manque pas de signaler le mal et de réclamer des remèdes. Mais sur qui faire tomber l’exclusion nécessaire ? C’est toujours là le point délicat. Il y a quelques années, on crut tenir, — non pas, hélas ! ce qu’on peut appeler une bonne occasion, — mais enfin une occasion décisive d’opérer au moins une suppression. La ville de Messine et son université par conséquent, venaient d’être anéanties. On était donc en droit de dire : Le malheur est consommé, le réparer tout entier est trop difficile, nous devons nous borner au nécessaire : or, voyez combien Messine et Catane sont rapprochées l’une de l’autre : laissez-nous concentrer nos ressources sur celle des deux qui a survécu. Un tel langage eût été raisonnable et il était attendu. Qu’a-t-on fait cependant ? On s’est hâté de rouvrir l’université de Messine dans des baraquemens, en attendant qu’on pût reconstruire à grands frais les bâtimens détruits. C’est qu’à part les populations si supérieures du Nord, les classes moyennes où se recrutent les étudians sont généralement peu aisées : elles attendent presque tout des influences locales, soit que ces influences se fassent sentir directement sur place, dans les municipalités, soit qu’elles s’exercent à Rome, dans le Parlement, mais toujours sous la pression des circonstances particulières au milieu desquelles elles sont nées.

La campagne ébauchée a-t-elle donc abouti au statu quo ? Pas précisément ! Elle est en voie d’aboutir à une création de plus. Il n’est rare nulle part qu’une agitation menée en vue d’une réforme économique se termine par l’ouverture d’un nouveau crédit.

Le centre, — non pas encore adopté, mais indiqué et visé, — c’est la ville de Bari, port commercial de l’Adriatique et chef-lieu de la province des Pouilles. Un des motifs mis en avant est que l’université de Naples a énormément d’élèves et que les étudians ont de la peine à s’y loger. L’argument n’est pas en train d’acquérir une force irrésistible : car précisément l’université de Naples est plutôt en décroissance. Dans l’année 1907-1908, elle comptait 5 657 étudians : en 1911-1912, elle n’en a plus que 4 281, soit une perte de 1 374 en bien peu de temps.

Aussi la vraie raison n’est-elle point là. Les imaginations italiennes aiment à voir grand et à contempler de préférence ce qui, — sans exister encore et par conséquent sans mettre encore le pays aux prises avec les difficultés techniques, — lui promet quelque chose de très beau. De là cette espèce de vision d’une université dans cette ville de Bari où quelques monumens somptueux dus à d’heureux spéculateurs en vins et en huiles ne remédient ni à la vulgarité de l’ensemble, ni à la grande pauvreté de la majorité de la population. Les journalistes voyaient déjà les étudians orientaux accourir sur les rivages de l’Adriatique pour repartir ensuite en compagnie de jeunes médecins, de jeunes ingénieurs se partageant, les uns l’île de Rhodes devenue le « grand entrepôt » de l’Asie Mineure, les autres les frontières communes de la Serbie, de l’Albanie et de la Grèce. Il est cependant sûr que Naples n’est pas si éloignée de Bari, et que de sérieuses améliorations dans la ville active et séduisante par excellence importerait plus qu’un dédoublement dans lequel deux universités rivales se nuiraient réciproquement beaucoup plus qu’elles ne se compléteraient et ne s’aideraient.


Quoi qu’il en soit, dans l’ensemble de ces universités deux choses sont également incontestées : le total des étudians a un peu augmenté dans les universités dites libres, il a diminué assez sensiblement dans les universités royales. D’après l’Annuaire officiel, il est tombé, dans ces dernières, de 21 369 en 1907-1908, à 19 772 en 1911-1912, soit une perte de 1617.

Il est juste de dire que, sans disparaître, une bonne partie de cette diminution s’atténue beaucoup dans une seconde statistique que l’on grossit avec les chiffres des instituts supérieurs, écoles d’avoués et de notaires, écoles de sages-femmes, écoles d’ingénieurs, écoles d’agriculture, sans excepter les écoles vétérinaires.

De ce rapprochement se dégage avec netteté cette conclusion à laquelle tout nous préparait dans l’ensemble de l’Europe : les études d’ordre plus général et d’une plus haute portée scientifique cèdent une place grandissante à des études plus spéciales et poursuivant quelque but plus déterminé. Il n’y aurait point lieu de s’en plaindre si la sphère hospitalière de l’enseignement supérieur n’avait été un peu trop ouverte aux nouveaux candidats et si on n’y avait fait entrer des enseignemens trop subalternes. Certes, ces enseignemens ont leur prix et ils ont tous à gagner au contact de la science pure qui leur apporte si souvent, — quand ils sont compris, — des renouvellemens inattendus. Mais c’est précisément là la raison qui faisait souhaiter que les méthodes de recherches les plus désintéressées… en apparence ne fussent pas compromises par une alliance trop habituelle avec les méthodes élémentaires d’exposition et d’application pratique. Elles ne peuvent qu’y perdre les unes et les autres.

Dans ces masses une fois données se dessinent deux différences saillantes. Le recrutement des facultés de droit et des facultés des sciences monte : celui des facultés de médecine et des facultés de philosophie et lettres baisse. Les impressions quotidiennes des intéressés sont ici pleinement d’accord avec les chiffres officiels et nous empochent d’y voir un simple accidenta Comparons la période 1906-1914 à la période de 1900-4905. De l’ancienne a la nouvelle, voici les variations. Dans la faculté « de jurisprudence » la proportion moyenne a monté de 36, 6 à 45,1 (allant, en chiffres absolus, de 7 535 à 9 678). Dans la faculté des sciences elle monte également, de 15,5 à 16,9. Encore faut-il ajouter que la section spéciale des ingénieurs, comptée à part, a bénéficié d’un surplus de 646 élèves. Dans la médecine et chirurgie, au contraire, la proportion tombe de 29, 9 à 21, avec une perte réelle de 1 149 étudians. Si même nous prenions une période plus longue, les différences apparaîtraient plus fortes encore : car, de 1896 à 1911, la perte a été de 2290 (soit 4 610 étudians au lieu de 6 900). Une décroissance analogue ne pouvait pas ne pas se produire et s’est en effet produite dans les cours d’histoire naturelle et de pharmacie. Reste la faculté de philosophie et lettres : elle ne présente plus dans l’ensemble qu’une proportion de 7,5, au lieu de 8,0.

Les influences qui ont déterminé ces mouvemens demandent maintenant à être analysées.

Qu’on accoure de plus en plus à la faculté de droit, nul ne saurait s’en étonner. C’est incontestablement celle qui peut le mieux retenir les jeunes gens désireux de conquérir avec le moins de peine possible le prestige ou l’ornement d’un diplôme. Ce diplôme a d’autant plus d’attrait qu’il est unique : l’Italie ne connaît pas comme chez nous la distinction de la licence et du doctorat : la laurea enveloppe tout et est tenue pour suffisante. Mais même en dehors des jeunes gens dont les familles veulent simplement occuper les premiers loisirs, le droit jette sur la jeunesse actuelle des filets qui vont grandissant : les statisticiens de Rome estiment que le développement du journalisme y est pour quelque chose. Beaucoup plus incontestable est l’action de la bureaucratie, qui, avec les doctrines et les habitudes interventionnistes d’aujourd’hui, multiplie les emplois et d’ailleurs les paye un peu mieux. Les avocats ne sont pas non plus sans trouver un aliment plus riche dans l’augmentation du nombre des procès et des litiges comme dans l’augmentation persistante du nombre des crimes. Les barreaux de nos voisins du Sud-Est n’ont pas, heureusement pour eux, cette mine profonde de procédures et de plaidoiries qu’on appelle le divorce. Ils se dédommagent avec les actes de violence.

L’essor des vocations scientifiques, avons-nous dit, n’est pas moins certain. Le progrès numérique est ici indéniable et il attire surtout l’attention par deux ou trois ordres de faits qui correspondent assez bien à toutes les tendances du jour. Le nombre des jeunes filles qui fréquentent les cours de mathématiques va toujours en augmentant : en 1911-1912, il formait le tiers des inscrits. Chez les jeunes gens, on signale surtout un grand empressement à embrasser la carrière d’ingénieur. Ce dernier mot d’ailleurs doit être pris dans sa plus large acception, car il couvre à peu près toutes les industries créées ou à la veille de l’être. Enfin les étudians, — et aussi leurs maîtres, — visent de plus en plus à la formation immédiate et pratique : les accroissemens mêmes de la science proprement dite les amènent à choisir dans cette encyclopédie de plus en plus compliquée, pensent-ils, l’étude spéciale qui leur paraît seule convenir à ce qu’ils croient déjà savoir de leurs propres aptitudes et de leurs ressources personnelles. Il y a quelques années, nul n’entrait dans les écoles polytechniques de Turin, Milan… sans avoir fait ses deux premières années dans une faculté des sciences. A Turin, dès aujourd’hui, — et bientôt sans doute partout ailleurs, — les études correspondant à ces carrières se feront toutes à l’école même. On juge évidemment que tout s’y adaptera mieux et surtout plus vite à la destination choisie. Mais j’ai entendu des jeunes gens intelligens et travailleurs émettre eux-mêmes à ce sujet des plaintes judicieuses : ils regrettaient de se voir tout de suite livrés sans idées générales et sans explication des méthodes les plus fécondes, à des amoncellemens de formules et à des descriptions de procédés où le raisonnement a moins à faire que la mnémotechnie.

Faut-il croire que les hommes d’aujourd’hui se préoccupent moins de leur santé que de leurs procès et qu’ils ont moins de souci d’améliorer leur organisme que leurs machines ? En tout cas, on a vu combien le nombre des étudians en médecine avait baissé, et on ne sera pas surpris de trouver une chute identique chez les étudians en sciences naturelles et chez les étudians en pharmacie. Je ne reparlerai pas de la diminution du nombre des vétérinaires, dont la formation relève aussi des universités. C’est cependant là un art qui intéresse au plus haut point l’agriculture : mais justement, le recrutement des ingénieurs agricoles est lui-même stationnaire, sinon en recul, ce qui va certainement à l’encontre des nécessités les plus pressantes comme des aptitudes les plus éprouvées des populations italiennes. Revenons donc aux médecins. Pourquoi semblent-ils se décourager ? Pourquoi cette espèce de désertion de la carrière ? Y aurait-il trop de médecins ? Il y en a trop dans les villes et pas assez dans les campagnes. Dans les unes comme dans les autres sans doute, on rappelle que certaines maladies comme la fièvre typhoïde, comme l’angine, comme la fièvre puerpérale, font moins de ravages que par le passé. Il serait aisé de répliquer que pour que ces affections s’adoucissent, encore faut-il qu’on les soigne ou qu’on inculque les moyens de les prévenir. Il n’est pas non plus prouvé qu’en prolongeant bon nombre d’existences, on ne prolonge pas les occasions de ces petites misères physiologiques qui, avec les progrès de l’aisance, voire ceux de la sensualité, deviennent de plus en plus exigeantes.

Reste la faculté de philosophie et lettres. Il y a utilité à la décomposer, car les deux groupes qui la constituent tendent à accentuer leurs différences au fur et à mesure de la prolongation de leurs études. La moyenne annuelle des étudians de philosophie en possession de leur grade au terme de leur scolarité est, pour toute l’Italie, de 25, contre 207 laureati de littérature. C’est surtout relativement aux autres que cette branche d’études apparaît comme moins favorisée. Elle ne soutient ses effectifs que grâce à l’afflux d’un personnel dont on ne peut pas dire que, somme toute, il relève le niveau des études dites supérieures. L’élément féminin y donne le quart des inscrits. Il y apporte son aptitude à saisir les leçons très vite, à en rendre le texte avec exactitude et avec une rare facilité d’élocution qui rivalise avec celle du maître. Je me souviens d’un examen de droit administratif où avaient à comparaître deux jeunes ecclésiastiques et trois ou quatre jeunes filles. Ceux-là hésitaient souvent : celles-ci n’étaient pas plus embarrassées que si elles eussent eu à réciter leur Ave Maria. L’examinateur, — habitué, comme ses collègues, à développer ou à expliquer ses propres idées, — se laissait entraîner malgré lui à continuer son rôle habituel de professeur. Aussi maître et élève se mirent-ils à parler ensemble et sans aucune interruption, pendant cinq ou dix minutes : l’examen se termina ainsi à la complète satisfaction de l’un et de l’autre. Ce qui attire et retient le plus ces jeunes filles dans les cours des universités, c’est, — on n’en sera pas surpris, — l’acquisition fort désirée d’un bagage qui suffira à les faire admettre en des établissemens d’instruction moyenne (moyenne tout au plus ! ). Beaucoup se contentent de passer là quelques examens leur ouvrant l’accès des écoles normales primaires. Elles se mêlent à des jeunes gens qui poursuivent le même but et à des ecclésiastiques ambitionnant quelque sinécure, comme une charge de bibliothécaire, d’employé de musée, de gardien des fouilles, etc. Les meilleurs étudians doivent être ceux qui se préparent à l’enseignement secondaire pour le traverser en s’y ménageant les moyens de parvenir plus tard à l’enseignement des universités. Mais ceux-là ont à compter sur leur travail personnel et sur des efforts quelquefois très longs.

A l’université même, on ne peut s’empêcher de regretter ces mélanges qui de plus en plus conspirent à abaisser le niveau général. Certes, on n’en vient pas pour eux à demander — comme on l’a fait dans de petites universités, et notamment, paraît-il, à celle de Pérouse, une école de chauffeurs, une école de pilotes, une école de fromagerie (caseificio modello). De la part de ceux qui font de pareilles propositions, il serait plus franc et plus logique de réclamer tout de suite la suppression des universités visées. Mais, sans descendre jusque-là, on peut dire que sous prétexte d’infuser dans l’enseignement des notions de pédagogie ou de sociologie, et d’en charger les professeurs des facultés, les barrières sont considérablement abaissées. On est surpris d’assister à des leçons et à des épreuves où l’on ne saisit que des rapports bien lointains avec la philosophie ou avec les lettres, ou même avec ces deux autres sciences soi-disant nouvelles dont je viens de rappeler les noms. Dans une superbe ville, je suis pendant plusieurs heures les examens des candidats à l’enseignement des écoles normales primaires. Les candidats, généralement très jeunes, religieuses de dix-sept ou dix-huit ans, jeunes gens du même âge, ont à parler de bien des choses. J’entends qu’on les interroge en courant sur la démocratie, sur l’aristocratie, sur la ploutocratie, sur le parlementarisme, sur le protectionnisme, sur le régime des douanes, sur le rôle du Roi… Leurs courtes réponses ne peuvent que se borner à la récitation de quelques formules toutes faites. Bref, on croirait assister à un exercice scolaire sur l’enseignement civique selon les programmes de nos écoles municipales. Un tel mélange en un tel milieu ne nuit pas seulement à l’esprit général des étudians qu’il n’habitue guère à la méditation des problèmes, à la recherche des faits, à la suite des raisonnemens. Je ne m’imagine pas qu’il stimule et qu’il aiguise beaucoup la curiosité d’un grand nombre de professeurs.

Ceux-ci en effet ne se bornent pas, comme font nos professeurs de facultés, à présider aux examens du baccalauréat et aux interrogations des professeurs de lycée appelés à faire partie du jury. Dans cette séance dont je viens de donner un aperçu siégeaient trois professeurs de l’université, et parmi eux étaient deux professeurs de philosophie, le professeur de philosophie théorétique et le professeur de philosophie morale. Je m’entretins pendant quelque temps avec le premier des deux. Il me confia qu’il ne faisait pas moins de huit cours par semaine. Trois seulement étaient consacrés à la philosophie proprement dite, trois autres portaient sur la pédagogie, — sur la pédagogie élémentaire et pratique ; enfin, il devait consacrer deux séances, une le jeudi, une le dimanche, à la direction d’exercices scolaires dans une école normale primaire. Quel que soit le talent et le zèle du maître (celui-ci était un homme qui avait certainement travaillé, qui avait même jadis modifié avec réflexion ses propres idées et rectifié le système de ses croyances), il lui est difficile de suffire à un enseignement à la fois si chargé et si peu propice aux études personnelles. Ceci m’amène à l’étude du corps professoral lui-même, et tout d’abord de son organisation et de son recrutement.


Le mode de nomination aux chaires de l’enseignement supérieur est réglé en Italie par des principes très libéraux. Ce que nous appelons en France l’agrégation des facultés (elle ne subsiste d’ailleurs chez nous que pour le Droit) n’existe pas. Les aspirans sont appelés à faire leurs preuves à leur idée, par leurs écrits et par leurs cours libres ; et quand une chaire est vacante, c’est le concours sur titres qui agit. Les professeurs compétens nomment cinq délégués qui dressent une liste et arrêtent les rangs ; le Conseil supérieur donne également son avis, et le ministre choisit.

Ce qui est surtout à remarquer, c’est que la commission chargée des présentations est souveraine. Elle peut choisir une femme aussi bien qu’un homme et un étranger aussi bien qu’un Italien. Aucune doctrine, aucune réputation politique n’est de nature à décourager les concurrens. Autrefois les professeurs d’universités devaient prêter serment au Roi et au statut. On a trouvé que cette obligation pouvait gêner des professeurs étrangers : on l’a supprimée pour tous. De même, les candidatures féminines n’ont pas ce caractère exceptionnel qu’elles ont encore en France ; car on a non seulement à Cagliari, mais à Rome et à Naples (à Rome, Mlle Labriola, successeur de son père en la chaire d’économie politique), des professeurs féminins qui ne semblent pas avoir forcé la porte par des titres bien retentissans. C’est peut-être de ce côté que les universités d’Italie aiment le mieux à prouver leur libéralisme ! car les quelques étrangers qui ont figuré dans les cadres se raréfient. On m’affirme que, dans la pratique et dans la procédure administrative, sinon dans la législation proprement dite, il a été opposé à ces appels du dehors quelques petites difficultés.

C’est que, malgré le libéralisme apparent des choix, le jeune corps professoral et l’ensemble de ceux qui aspirent à en grossir les rangs ne se montrent pas très satisfaits. Ils trouvent d’abord qu’on abuse du droit de reculer les élections en confiant des chaires vacantes à des professeurs déjà en exercice et qui cumulent : ici titulaires, là chargés de cours, en même temps, et pendant des six, huit et dix années. Cet abus sévit particulièrement dans les petites universités où naturellement les plus jeunes doivent débuter ; mais il se reproduit aussi ailleurs. Il en résulte que la carrière des uns est obstruée et que celle des autres est alourdie par la nécessité de suffire à des enseignemens où il n’est pas toujours facile de conserver intacte son aptitude aux recherches personnelles et au renouvellement de leurs résultats. On me cite par exemple un professeur de morale qui est en même temps chargé de cours (incaricato) de littérature. Je rencontre moi-même un professeur de minéralogie qui est en même temps chargé d’un cours de mathématiques, à trois leçons par semaine.

L’avancement ainsi retardé est d’autant plus lent que la limite d’âge, en fait, n’existe pour ainsi dire pas. Il est bien imprimé que les professeurs prennent leur retraite (riposo) à soixante-quinze ans ; mais il suffit de faire une demande pour être admis à continuer, et beaucoup continuent en effet à des âges qui ailleurs paraîtraient invraisemblables. A Naples, un professeur est encore aujourd’hui en possession d’une chaire à quatre-vingt-cinq ans. Sans aller jusque-là, les professeurs de quatre-vingts, quatre-vingt-un, quatre-vingt-deux ans ne sont pas rares. Quelques-uns de ceux-là portent des noms justement honorés ; mais, outre que cet usage risque d’amener un certain manque d’équilibre entre l’esprit de tradition et l’esprit de recherche, entre l’amour de la paix intellectuelle et l’ardeur pour la controverse, il est certain que les nominations et les avancemens les plus désirables doivent en subir des retards dommageables. Ceci, s’ajoutant à la multiplicité des cours trop élémentaires et à l’envahissement, sous prétexte de pédagogie, d’une certaine jeunesse qui n’a même pas fréquenté de cours d’enseignement moyen, ne peut pas ne pas abaisser sensiblement le niveau du véritable enseignement supérieur.

A-t-on remédié à ces inconvéniens par le soin qu’on a mis à créer des chaires jugées utiles ? Certainement les cadres sont tracés largement. Chaque université a ses trois chaires de philosophie (philosophie théorétique, philosophie morale, histoire de la philosophie). De plus, sans compter les fameux cours de pédagogie, où il entre tant de choses et tant d’élèves, chaque faculté de Droit a sa chaire de philosophie du Droit ou de Droit naturel. Quelques représentans du Droit proprement dit regrettent cette prodigalité d’enseignemens. Ils estiment qu’une chaire placée en un centre choisi et confiée à un maître signalé pour sa compétence spéciale suffirait à entretenir le goût de la critique et de la synthèse en matière d’institutions juridiques. Ceci est en effet sujet à controverse. Mais la plupart de leurs collègues demandent le statu quo. Ils craindraient de voir disparaître un enseignement qui, pour les philosophes, est souvent le vestibule d’un autre, et où, disent-ils, se mêle heureusement un peu d’amour de l’idéal aux aridités du droit positif…

La discipline des examens provoque, sinon de sérieuses tentatives de réforme, du moins des critiques et des plaintes plus concordantes. Il est de règle, dans les universités italiennes, que les examens portent toujours et exclusivement sur les matières enseignées dans le cours de l’année. Si ce sujet se trouve cette fois un peu trop spécial, il en résulte, dit-on, que le candidat porte tout son effort sur l’étude de cette matière séparée et néglige le reste. Cet effort lui est rendu facile par l’habitude qu’ont les professeurs de faire sténographier toutes leurs leçons au fur et à mesure qu’ils les prononcent. Tout à fait à la porte de l’ancienne Sapienza, devenue l’université royale de la capitale, est une librairie spéciale où s’accumulent tous les paquets de cours dactylographiés. Chaque cours se vend 4 francs, moyennant quoi l’étudiant, même s’il a été irrégulier, retrouve ce qu’il doit répéter et se passe du reste. La mesure est ici délicate à trouver et à fixer. Il est nécessaire que les élèves aient une clarté suffisante de l’ensemble de leur science ; il est excellent que les maîtres aient la faculté d’approfondir tour à tour telle ou telle partie de leur sujet et d’enrichir la tradition de certaines observations et de certaines idées mieux élucidées que par le passé. C’est à la fois aux maîtres et aux élèves d’y mettre un peu du leur. L’harmonie est plus facile à réaliser là où l’enseignement secondaire classique est déjà bien vivant et où alors des notions générales sont aisément complétées, au bout d’un an ou deux d’université, par les applications, par les concordances logiques qui agrandissent et illuminent la partie des études choisies. Est-ce là le cas en Italie ? Qu’on en juge !

La philosophie, — on le voit par le nombre des chaires, — aspire à tenir une place prépondérante dans l’enseignement supérieur de la nation. Et il est certain qu’une culture philosophique sérieuse doit faire sentir heureusement son action sur la culture même des autres sciences, comme la médecine, comme le droit, comme l’histoire, comme la littérature. Malheureusement, la préparation philosophique des écoliers se fait d’une façon bien terre à terre. Au lieu d’occuper une année entière, une année où l’unité de l’enseignement permettrait de suivre les principes et les conséquences, en excitant et en satisfaisant tour à tour une curiosité d’un ordre élevé, la philosophie des classes est coupée en trois expositions, en troisième, en seconde, en première. Ce n’est pas là une méthode où l’esprit philosophique ait rien à gagner, puisque chacun de ces trois fragmens d’expositions n’a plus dans chacune des trois années qu’une place subalterne et presque sacrifiée. Encore a-t-elle eu là quelque place ; mais qu’il plaise à un professeur de droit civil de consacrer ses neuf mois de cours à la question du divorce, à un professeur d’histoire de l’art de traiter exclusivement de l’art bolonais, l’étudiant sera dispensé, pour ne pas dire empêché de faire ses preuves sur la science du droit civil et sur l’histoire de l’art. Dans un groupement voué aux études désintéressées, comme le Collège de France, c’est parfait : dans une université où se passent des examens, et où l’étudiant a en quelque sorte tout à apprendre, c’est un abus.

Tous ces inconvéniens, les membres les plus actifs de l’enseignement supérieur du pays les sentent très bien. De là un certain nombre de projets intéressans : mais dans chacun on remarque cette tendance commune aux-nations à l’imagination vive, aux ambitions exigeantes. Elles reculent devant les réformes patientes et méthodiques qui réclament des sacrifices répétés, des efforts soutenus : elles esquissent en hâte de vastes plans qui ne tardent pas à être délaissés pour d’autres, et le tout aboutit à la continuation de la routine. Parmi ces grands desseins j’en ai entendu développer tout particulièrement trois. Ils se rapportaient, le premier à la diminution du nombre des universités, le second à la concentration des universités existantes en universités spéciales où chaque branche d’études recevrait du choix même des professeurs, de leur groupement, de leur émulation mieux dirigée et enfin des destinations mieux marquées des étudians, un surcroit dévie intellectuelle. Le troisième tendait à une séparation mieux étudiée de la partie scientifique et de la partie professionnelle ou pratique.

Du premier il nous reste peu à dire, puisque le pouvoir est en train, — qu’on nous pardonne le mot, — d’y tourner le dos.

La concentration des universités en universités spéciales, — l’une consacrée tout entière au droit et aux sciences juridiques, une à la médecine, — une troisième a l’histoire, à la littérature, une autre enfin peut-être à la philosophie, voilà qui n’est pas non plus sans soulever bien des objections de plus d’un ordre. Elle exigerait de la part de la jeunesse des déplacemens qui ne conviendraient pas à toutes les familles. Les étudians en médecine de la Vénétie, du Piémont, de la Lombardie seraient invités à habiter Naples, et ainsi de suite ; il en résulterait des changemens d’habitudes qui ne se concilieraient guère avec l’esprit très régionaliste si fort ancré dans la vie sociale et dans la vie politique des populations italiennes. Il n’est pas sûr que ce déracinement profitât à l’esprit de travail et à la conduite des jeunes gens. Quant aux parens, ils trouveraient à coup sûr une telle combinaison trop coûteuse. Les partisans de l’idée répondent qu’on se tirerait d’embarras en créant des bourses. Mais devant la multitude des réclamations appuyées sur les influences électorales, il faudrait arriver, — très vite, — à la gratuité universelle. Encore l’exemption des frais d’études ne couvrirait-elle pas l’excédent des dépenses courantes de la vie des étudians. Alors, ne verrait-on pas les jeunes gens régler le choix de leur carrière sur le voisinage d’une université quelconque plus que sur leur aptitude personnelle ? Est-ce tout ?

Non ! Le principal avantage de la réunion des facultés en une même université, c’est évidemment d’élargir les perspectives de chacune d’elles. Il n’est pas inutile que les littérateurs d’un côté, les médecins de l’autre, entendent parler de philosophie, ne fût-ce que dans les conversations de leurs camarades qui leur rapportent les échos de leurs propres leçons. Une poussée trop exclusive vers une branche d’études particulière ferme l’issue à ces rapprochemens nés de l’analogie, qui font beaucoup pour l’agrandissement des conceptions.

Il faudrait surtout rompre cette sorte de cercle vicieux qui consiste à compter sur l’enseignement supérieur pour assurer aux deux autres ordres d’enseignement des maîtres capables de les relever et de compter en même temps sur l’enseignement secondaire pour préparer des étudians d’abord, des maîtres ensuite. Lorsque l’organisme est sain dans toutes ses parties, le cercle, peut-on dire, n’est plus vicieux, il est bienfaisant. Soit ! mais rappelons que l’enseignement secondaire appelle dans ses règlemens, dans son budget, dans la formation de son personnel, des réformes profondes. Tant qu’elles ne seront pas accomplies, l’enseignement supérieur se verra surchargé et en même temps moins bien écouté, moins bien suivi qu’il ne le mérite.


Avant d’aborder quelques-unes des personnalités que l’on aime à distinguer dans les universités italiennes, je voudrais dire quelques mots des courans qui semblent y régner et des directions ou nationales ou étrangères d’où soufflent les vents qui les poussent.

L’Italie garde jalousement pour elle sa propre littérature. Les chaires de littérature étrangère n’y existent, pour ainsi dire, pas. Il en est seulement une qu’on me signale comme une nouveauté toute récente et où l’on enseignera en même temps le français et l’espagnol. Dans l’enseignement de la littérature nationale, il y a une tendance marquée à vouloir y appeler des hommes plus préoccupés peut-être de leurs propres talens que de ceux des autres. Les poètes notamment sont assez empressés à suivre l’exemple de Carducci (qui fut, comme on sait, professeur de littérature italienne à l’université de Bologne.) Un instant, au lendemain de sa mort, tout le monde parla de lui faire donner d’Annunzio comme successeur. A son défaut, c’est un autre poète qui était venu poser sa candidature à Rome, au mois de novembre dernier.

L’amour de l’antiquité est demeuré en Italie comme un culte patriotique. Aussi me signale-t-on, à côté d’un helléniste très distingué, M. Vitelli, des latinistes éprouvés et sagaces. De récentes études sur le rôle de la critique et son avenir, il résulte clairement que l’érudition allemande, avec ses modes d’interprétation des textes, est respectée, qu’elle est presque redoutée, qu’on tient grand compte de la profondeur méticuleuse de ses recherches, mais que l’esprit italien souffre de n’y trouver à son gré, ni l’enthousiasme national, ni l’élégance et la clarté avec lesquelles la France sait faire un livre et surtout le faire lire. De bien des côtés, des amis des lettres latines et des antiquités romaines ont plaisir à donner ici Boissier comme un modèle. Au lendemain de 1870, dans les vingt années qui ont suivi, c’était l’influence germanique qui l’emportait dans les milieux intellectuels : près du petit nombre des chercheurs très sérieux elle n’a certainement pas cessé de se faire sentir. Mais d’abord, les Allemands produisent moins de travaux désintéressés qu’autrefois : puis, l’Italie, dans la science comme ailleurs, tient à la devise fara dà se. Elle semble même négliger ce qui vient se mettre le plus à sa portée.

La Belgique et l’Allemagne ont comme la France des foyers d’études archéologiques, historiques et littéraires installés à Rome et à Florence. Chaque groupe étranger y travaille chez lui et comme pour lui. Les Italiens s’en désintéressent. Que cependant on lui ouvre une institution qui prépare, par exemple, à la connaissance d’une langue vivante, du français notamment, les jeunes filles s’y précipiteront ; mais ce sera en vue d’aller occuper une chaire dans quelque petit collège. Provisoirement, le succès de l’œuvre ne s’étend pas au-delà.

Le royaume n’est pas sans compter des historiens qui ont honoré et honorent leurs universités. Ce qu’ils étudient le plus volontiers, donc avec le plus de succès, c’est l’histoire ancienne et l’histoire du moyen âge. L’une et l’autre ne leur rappellent-elles pas leurs plus beaux souvenirs, les souvenirs du peuple-roi et ceux des républiques italiennes ? L’histoire moderne les attire bien encore, mais en agissant sur des sentimens où l’amour pur de la science a moins de part. Un maître éminent, qui a successivement enseigné à Pise et à Florence et qui, malgré son grand âge, sait toujours compléter ses belles études sur Florence, sur Machiavel, sur le Midi de la Péninsule, M. Villari, s’en plaignait à moi tout récemment. Ils se figurent, me disait-il, que pour l’histoire moderne il n’est besoin ni de consulter les archives, ni de comparer les témoignages, ni enfin d’appliquer les règles de critique auxquelles on se résigne dans l’étude des siècles anciens. C’est une.très grande erreur, avec laquelle on ne fait, — même dans les universités, — que des journalistes rétrospectifs.

Si maintenant on cherche à distinguer l’esprit dans lequel écrivent ces historiens, on verra s’y dessiner deux écoles. La première est l’école érudite, plus généralement catholique, se donnant, comme notre Société bibliographique française, par exemple, à l’élucidation des questions controversées, au redressement des erreurs. L’un des hommes les plus distingués de ce groupe, M. Cipolla, a successivement donné des études consciencieuses sur les factions politiques de Bologne, — sur les factions politiques de la Lombardie, — sur Jean de Médicis, — sur Odoacre, — sur les antiquités véronaises. C’est dans cette école qu’on dira : fixer exactement l’année où Annibal est descendu pour la première fois en Italie nous importe bien autrement que toutes vos théories sociologiques.

Ces dernières sont plutôt l’apanage de l’autre école qui, elle, est très anticléricale et met l’anticléricalisme partout, aussi bien dans l’étude des anciens Grecs que dans celle des contemporains, aussi bien dans l’histoire des Turcs que dans celle des Espagnols. C’est une sorte de manie dont on a même fini par s’amuser dans plus d’un milieu. Toutefois, comme il y a partout des gradations et des nuances, il convient de ne pas envelopper dans un même jugement des travaux aussi divers que ceux qu’on doit à M. Salvemini. S’il a brossé une histoire de la Révolution française sous l’influence et dans le style de l’esprit de parti, il a su écrire, sur la lutte des Magnari et Popolari (1272-1295), un livre vraiment scientifique : le public compétent, qui à Pise a organisé une société d’études historiques parfaitement conduite, en a reconnu la réelle valeur. Mais au-dessus de tous il n’est que juste de placer le très libéral et très clairvoyant Florentin M. Villari.

On pourrait être embarrassé de parler sur des chaires consacrées a l’enseignement des sciences proprement dites, si l’on n’était assuré d’être dans le vrai en signalant, là aussi, deux tendances, l’une qui, en médecine aussi bien qu’en mathématiques, sacrifie beaucoup à l’utilitarisme pratique et à la stricte préparation professionnelle ; l’autre, dont les études semblent converger vers la logique et la métaphysique. La première est la plus importante de beaucoup. Si tel physiologiste, porteur d’un nom connu dans la littérature parisienne elle-même, se voir chargé, dans son université, d’un discours d’apparat, il ne manquera pas de vouloir combiner et concilier beaucoup de choses. Il s’efforcera d’agrandir les perspectives de la vie organique par ses distinctions entre la finalité dans les fonctions du corps et la finalité dans la pensée. Il rêvera de rattacher à la notion de l’hérédité l’espérance d’une immortalité faite de souvenirs indéfiniment accumulés, d’aptitudes indéfiniment perfectionnées, de telle sorte que si ce n’est pas le verbe qui s’est fait chair, ce sera la chair qui se fera verbe. Et, en attendant, l’orateur pensera peut-être contenter tout son auditoire, en mettant son mélange d’hypothèses et de métaphores sous les auspices des « deux plus grandes morales qui soient au monde, la morale chrétienne et la morale boudhiste. » Quand les manifestations oratoires ne célèbrent pas le bassin méditerranéen ou les antiquités de la Libye ou les progrès de la pharmacie, celle que je viens de résumer peut passer pour assez caractéristique.

L’enseignement du droit a toujours jeté sur les universités italiennes un éclat particulier, sans beaucoup en déranger cependant les anciennes habitudes demeurées très conservatrices. Lombroso avait aspiré à révolutionner le Droit criminel. C’est peut-être en Italie qu’il y a le moins réussi et, à une ou deux exceptions près, il n’a même pas entamé le groupe socialiste. C’est l’un des hommes les plus représentatifs de ce dernier monde, M. Antonio Labriola, qui a résumé très finement sur ce point l’opinion courante. Les travaux de Lombroso, a-t-il écrit, ne portent que sur ce qu’on peut appeler le pré-social, autrement dit sur une sorte de matière informe où les règles ordinaires des rapports sociaux ne sont pas applicables, car ils ne peuvent être mesurés à l’échelle du droit ; notre science n’a donc pas à s’en occuper. Bref, Lombroso n’a point fait école. Assurément on tient compte de bon nombre de faits mieux étudiés ; mais cette science, est, somme toute, redevenue très formaliste.

Il y a à cela une raison qu’on ne saurait trop mettre en relief : c’est qu’en Italie la prédominance du Droit romain reste considérable. On n’en a rien retranché, rien modifié. L’ancienne distribution des cours est demeurée invariablement la même ; une année pour le Droit romain d’ensemble, une année pour l’histoire du Droit romain et deux années pour l’explication des Pandectes. Pour le dire en passant, ce n’est pas là une des moindres causes d’un certain déclin dans l’influence scientifique de l’Allemagne. Celle-ci qui, jadis, faisait également reposer toutes ses institutions juridiques sur le Droit romain et sur les interprétations de premier ordre qu’en propageaient des Savigny et des Ihering, a entendu refondre complètement ses codes ; elle a voulu en faire, elle on a fait une œuvre moderne, attentive au nombre croissant des intérêts en conflit et y introduisant des principes de réglementation nouveaux. L’Italie, elle, considère que le vieux droit romain est toujours son droit national et elle met sa fierté à s’y tenir.

Les avantages et les inconvéniens de cette fidélité scrupuleuse sont également visibles. Une si longue pratique d’institutions si éprouvées ne peut qu’affiner le sens juridique, en lui donnant de la suite, de la clarté, de la rectitude, un sévère esprit d’ensemble. L’inconvénient le plus apparent est de ne pas donner assez d’attention à ces branches du Droit que le Droit romain ne connaît pas, parce que trop de nouveaux intérêts, trop de formes nouvelles de la vie sociale sont demeurés en dehors de ses déductions. L’enseignement s’interdit ainsi ou du moins néglige trop des termes de comparaison qui compléteraient heureusement ses vues traditionnelles[1]. Il semblerait que l’énorme extension de l’émigration italienne eût dû encourager le pays à desserrer quelque peu son nationalisme juridique et à emprunter davantage au Droit international. On me fait observer en souriant que le souci des intérêts de ses émigrés temporaires ne l’exige pas autant qu’il pourrait le sembler. Quelle que soit la nationalité qu’ils revêtent comme un manteau protecteur, au fond ils ne perdent jamais leur nationalité primitive : à leur retour, si lointain qu’il soit, c’est toujours à titre d’Italiens qu’ils seront jugés.

Ce qu’on peut considérer comme plus grave, c’est que le commerce trop exclusif avec le droit romain conserve et même développe un esprit bien étatiste. Ceux qui comptaient pour le royaume tout entier sur les progrès de l’association et sur le rayonnement de certaines institutions libres du Nord n’ont point à s’en féliciter.

A en croire pourtant quelques professeurs distingués, cette tendance à l’étatisme aurait son contrepoids dans une renaissance des idées spiritualistes qui, par surcroît, saura tenir en échec la propagande socialiste. Ce jugement peut paraître bien optimiste, surtout en présence de l’accroissement des voix socialistes aux dernières élections législatives. La divergence des deux opinions peut s’expliquer par le fait que l’action politique et l’action intellectuelle sont plus divisées qu’il ne le faudrait pour l’honneur du Parlement. Le socialisme qui force les portes de la Chambre est surtout un produit de la misère des masses. Mais il faut ici scinder le problème, car il comprend deux aspects, celui du droit proprement dit vu dans ses principes supérieurs et celui de cet ensemble plus ou moins ordonné où figurent côte à côte la politique, l’économie sociale et l’économie politique.

Les cours de philosophie du Droit sont obligatoires en toute faculté de jurisprudence : ils ne pouvaient pas ne pas provoquer des théories assez diverses. Pendant une longue période, c’est l’empirisme qui y régna, et il y est encore représenté par des professeurs qui ont de quoi faire parler d’eux, mais sans éclat. Dans un travail émané d’un professeur de l’université de Gênes et dans l’appréciation qui en est faite par un de ses collègues de Ferrare, je trouve que les deux maîtres ont voulu construire un droit et une morale entièrement indépendans de toute métaphysique. Point de « devoir être. » Ce qui est suffit ; mais d’où vient ce qui est ? D’où viennent les règles, les coutumes, les institutions ? Tout cela est l’œuvre complexe d’une formation naturelle de la société sous l’action de préférences partagées… plus ou moins volontiers, et de certaines idéalités dont l’attrait se trouve être subi par un nombre suffisant d’individus. Ni le droit ni la morale ne sauraient, du reste, rien fournir ni rien accepter de « normatif. » Il y aura seulement chez quelques-uns une « ferveur d’idéalisation » toute subjective qui pourra être contagieuse pour un temps. Départ et d’autre il n’y aura que des faits de sensibilité.

Ces vues, — qui sont loin d’être originales, — ne sont pas acceptées sans résistance. Le très distingué professeur de philosophie du Droit à l’université de Bologne, M. del Vechio, me dit : « Je suis un spiritualiste classique. Quand j’ai débuté dans l’enseignement, j’étais un isolé, maintenant non ! On revient des doctrines positivistes, de celles-là surtout qui faisaient du Droit une pure dérivation du fait. Je m’en aperçois tous les jours. » On aime à croire que cet optimisme est justifié ; plus d’un symptôme est là pour en donner quelque assurance.

Je profite de la circonstance pour demander au même savant s’il connaît beaucoup de socialistes dans les chaires universitaires. Il me répond : « A l’état disséminé, dans des enseignemens d’ordres divers, oui : vous en trouverez, par exemple, çà et là, chez les médecins. Mais dans le Droit et dans l’Economie politique, ils disparaissent de plus en plus. » Il est toutefois une question embarrassante qu’on se pose devant une nation si prompte à se prendre d’enthousiasme pour une idée et à s’en déprendre aussi, non moins vite. Le développement de l’interventionnisme et de l’étatisme, le rachat si discuté des chemins de fer, la mainmise de l’Etat sur les compagnies d’assurances, la municipalisation croissante de certains services, tout cela est-il fait pour acclimater le socialisme en en donnant graduellement l’équivalent, — auquel il faut bien, dit-on, qu’on s’habitue, — ou est-il destiné à affaiblir l’ardeur des socialistes en leur donnant un certain nombre de réformes partielles dont on espère qu’ils auront le bon esprit de se contenter ? On prétend de beaucoup de côtés que c’est sur cette dernière hypothèse fragile que reposait toute la politique sociale de M. Giolitti.


Le Droit nous mène assez directement à l’Economie politique. Il nous y conduit d’autant mieux que, dans les vingt-cinq ou trente années précédentes, l’Italie n’a ménagé à cette dernière étude ni les théories ambitieuses, ni les hypothèses soi-disant inspirées par le souci de la justice, ni les doutes sur la solidité des anciennes constructions économiques et sur la résistance que les lois fondamentales peuvent opposer aux impatiens dont elles ne comblent pas tous les désirs. Il se produit seulement ici un phénomène assez curieux. Tandis que beaucoup travaillent à découronner le Droit et à le livrer aux hasards des fantaisies populaires, d’autres, — mais quelquefois les mêmes, — prétendent bouleverser toutes les relations sociales pour les refaire à nouveau sans tenir compte des intérêts individuels et en imposant de force à tous indistinctement la même égalité niveleuse : si les faits les contredisent, ils y répondent par l’utopie et par la révolte. C’est d’ailleurs ce qui arrive souvent, même dans les sciences : quand on ne veut pas voir une idée là où elle est à sa place, on la met là où elle n’a en réalité rien à voir.

Il est superflu de rappeler ici la faveur dont le marxisme a joui auprès d’un public varié : et en Italie, quand la faveur arrive, l’enthousiasme n’est pas loin. Il est vrai qu’il est souvent tout aussi prompt à s’en aller. Aujourd’hui le charme est évanoui.

Deux économistes très différens d’humeur ont été sur la brèche, à demi alliés, à demi adversaires : c’étaient M. Antonio Labriola, professeur à l’université de Rome, aujourd’hui décédé, et M. Loria, professeur à l’université de Turin, dont la carrière, très longue et très laborieuse, ne parait pas terminée. L’un et l’autre ont vu leur foi mise à l’épreuve par les échecs retentissans des assertions du maître germanique (sur la concentration universellement indéfinie des industries, — sur le progrès fatal de la misère, — sur la marche incessante vers la catastrophe finale marquée d’avance à date fixe…) Aussi le professeur romain, homme d’allure décidée et qui ne craint pas de briser ce qu’il a adoré, avait-il écrit : « La prétendue loi d’airain de Lassalle, demi-vérité devenue une erreur complète. » Il ajoutait cependant : « Mon intention a été certainement d’être et de rester marxiste. » « Son intention, » soit ! mais celle-ci lui a paru mal servie à peu près par tout le monde. En Allemagne d’abord, « les questions, dit-il, sont horriblement embrouillées et enveloppées de nébulosités idéologiques qui prêteraient à rire aux chroniqueurs florentins du XIVe siècle. » Son jugement sur Proudhon est plus sommaire : « Proudhon, dialecticien, c’est-à-dire sophiste. » Peut-on compter du moins sur une entente anglo-saxonne ? Non ! « La trinité Darwin, Spencer, Marx, colportée avec tant d’éloges, mais si peu de succès, par Enrico Ferri. » Et encore : Il en est qui… « sentant l’imperfection du marxisme, ont voulu le compléter, tantôt avec Spencer, tantôt avec Darwin, tantôt avec n’importe quel autre ingrédient. »

Tournons-nous alors vers Turin. Le professeur de Rome, si désireux d’y voir clair, trouvera-t-il chez son compatriote une doctrine plus précise et plus solide ? Le terrible collègue est bien exigeant : « M. Loria, inventeur de tant de choses diverses et contradictoires, passant tour à tour, — sans qu’il y ait de sa faute, — pour ami ou pour adversaire du marxisme… qu’il ne comprend pas et qu’il dénature. » Entre confrères, il parait que l’on n’est pas tenu d’y mettre tant de formes… Certes, que la critique de Spencer et celle de Marx soient démodées, il le parait bien. Que l’art de remettre leurs systèmes debout et d’en combler toutes les lacunes comme d’en réparer toutes les faiblesses soit devenu difficile, il le paraît également. Epigrammes à part, on ne méconnaîtra pas l’immense érudition de M. Loria, la variété de ses aperçus de détail, la subtilité de ses analyses et la générosité de ses intentions ; mais on se demande, d’un bout à l’autre de ses livres, par quelle conclusion ferme l’ancien enthousiasme pour le marxisme, « l’œuvre la plus belle, la plus parfaite, la plus sympathique » que connaisse l’auteur, a finalement conclu cet éloge hyperbolique. Il a abouti, dira-t-on, à répudier le communisme, et c’est quelque chose. Mais, tout en le répudiant, M. Loria s’élève avec énergie contre tous ceux qui font une apologie « même anodine » de la propriété, qui « cherchent à en effacer l’empreinte parasite et inerte, pour lui attribuer violemment une fonction productive et socialement bienfaisante. » A en croire l’auteur, en effet, quiconque n’a pas sa part (laquelle ? et qui se chargera de la faire à chacun ? ) dans le capital total, se voit « contraint de mendier ou de voler et de se plonger dans les abîmes de la misère et de la dégénérescence ; » car actuellement une trop petite partie de la population existante « peut obtenir des vivres d’une façon normale en échange d’un travail honnête. »

Comment cependant ne pas faire observer que, si tant de paysans et d’artisans du royaume sont obligés de quitter le sol natal ou de mendier, la faute n’en est pas tant à l’organisation des rapports naturels entre le travail et le capital : elle est infiniment plus à la surcharge d’impôts qui, pour répondre à une « grande politique, » grèvent des denrées de consommation courante comme le blé, le sel et le sucre ? Pourquoi chercher si loin un mélange confus d’hypothèses et d’utopies quand on a si près.de soi la réalité qui crève les yeux ? Avec beaucoup de ceux qui disent tour à tour être socialistes et ne pas l’être, M. Loria dira que, loin de vouloir anéantir la propriété privée, il entend que tout le monde en ait sa part, bien à lui : il veut que tout travailleur devienne un « travailleur complexe, » c’est-à-dire à la fois ouvrier, capitaliste, propriétaire d’une fraction du sol… et sans doute aussi entrepreneur, ingénieur, inventeur, etc. ! La liberté sera à ce prix ou elle ne sera pas ! Par conséquent il faut qu’il soit interdit de posséder de la terre au-delà d’une étendue justifiant (devant qui ? ) d’un rapport exact entre le travail et le capital d’un chacun. Bon gré mal gré, tout le monde devra semer et récolter son sac de blé…, fallût-il négliger d’autres occupations pour lesquelles on serait mieux fait, et dont on attend plus de bénéfices…

Abrégeons cette métaphysique romanesque, enivrée de l’amour de la justice distributive et réparatrice, comme elle est enivrée d’érudition et de citations en toutes les langues. Il n’est pas surprenant qu’aujourd’hui l’esprit public, fatigué d’être ainsi mené d’un pôle à l’autre et des temps préhistoriques à l’année 1914, se repose : il n’est pas surprenant que, laissant de nouveau les gens choisir leur métier, travailler, économiser, s’associer, proposer leurs idées et leur manière de les appliquer, le tout à leur idée, il se contente de suivre ces tendances, d’en mesurer les effets, de les conseiller le plus sagement possible en vue d’accroître la production nationale. C’est le parti auquel plus d’un économiste s’arrête pour y faire honneur. Tel, à l’université même de Turin, celui qui est présentement en possession de la faveur générale, M. Eynaudi. Publiciste actif, avisé, pratique, admirablement au courant des choses de la finance, il donne souvent des articles très lus au grand journal libéral du royaume, le Corriere della Sera et dirige la revue de la Riforma Sociale jadis fondée par M. Nitti, aujourd’hui ministre. Si M. Eynaudi, très ennemi du protectionisme de son gouvernement, n’est pas écouté, comme il le voudrait, de la majorité des hommes politiques, il est très apprécié par les connaisseurs. Chez ces derniers, M. Della Volta, professeur à l’université de Florence, s’attache à former une jeunesse d’élite qui lui doit la création d’un institut rappelant notre Ecole libre des sciences politiques : il la pénètre de son esprit tenace, distingué, mesuré, ami de la clarté française.

Ces efforts techniques, si appréciés qu’ils soient, n’empêchent pas de se répandre un certain esprit de scepticisme et une certaine inquiétude, assez connue du reste en d’autres milieux. Dans plus d’une université on est préoccupé de l’idée que l’ancienne économie politique risque d’être bouleversée par l’action plus hardiment égalitaire des lois, par la puissance de l’association, puis par cette variabilité de goûts qui ne permet plus de considérer l’homo œconomicus comme un type moyen toujours ramené au respect d’un certain équilibre. Sans parler de la fameuse question, toujours agitée, de la valeur, on soupçonne que la loi de l’offre et de la demande pourrait bien être ébranlée et qu’à la liberté qui lui était laissée d’agir, par ses forces naturelles semble devoir se substituer un nivellement imposé des demandes et des offres. Ceux qui y regardent de plus près seront surpris de ce peu de confiance dans la solidité des lois naturelles. Ils s’étonneront aussi de cette assertion, que l’association et la réglementation et le pouvoir de la mode avaient été jusqu’ici choses inconnues dans tant de pays qui ont connu les corporations, le colbertisme et toutes ces fantaisies qui (pour ne pas remonter plus haut) ont traversé, sans s’y arrêter, l’époque d’Henri II, le XVIIIe siècle, etc. Sans doute les effets des lois économiques se modifient avec la matière sur laquelle elles agissent, de même que les lois physiques et mécaniques produisent des effets inattendus, contradictoires même, suivant la façon dont se combinent les circonstances inséparables de leur jeu. Il faut savoir comprendre, — ce qui n’est pas bien malaisé, — la formule des trois patrons qui courent après un ouvrier et des trois ouvriers qui courent après un patron. Elle ne demande pas à être simplifiée si mathématiquement. Il faut savoir quelles charges les uns et les autres supportent et quelles sont les aides qui leur permettent d’aller bon train ou de patienter le long de la route. Mais que les uns et les autres courent isolément ou par groupes et qu’ils aient ainsi plus ou moins abondamment les moyens d’attendre et d’user les résistances en vue de faire capituler ou ceux qui offrent ou ceux qui demandent, la loi n’en demeure pas moins : les efforts mêmes que font les diverses parties pour s’en procurer plus largement le bénéfice prouvent bien qu’elle est solidement liée à la nature des choses.

Nous venons donc de rencontrer là un trait de plus de cet esprit de lassitude et de détachement qu’on manifeste en tant de milieux à l’endroit des théories et des systèmes. Malheureusement, entre le libéralisme individualiste et le socialisme marxiste qu’on écarte, s’est glissé le syndicalisme, — produit d’origine française, nous dit M. Délia Volta, — et le syndicalisme, on le sait, n’est qu’une sorte d’opportunisme révolutionnaire, c’est-à-dire sachant quelquefois attendre, mais souvent guettant et souvent provoquant les occasions qui se prêtent à la lutte pour la lutte, au désordre, à la destruction, quitte à voir ensuite ce qui en sortira : le révolutionnaire croit toujours qu’il n’en sortira pour lui rien de plus désavantageux que ce qui existe. Il serait à souhaiter qu’au-dessus des égoïstes, des sceptiques et des violens pût se faire écouter partout un homme tel que M. Toniolo, professeur d’économie politique à l’université de Pise. Il a depuis longtemps toute la science et toute la flamme nécessaires pour faire aimer l’association qui conserve et qui organise et le mode d’interventionnisme qui préfère à tout autre celui de la libre charité.


Si l’on s’en tenait à un coup d’œil rapide sur les proportions des étudians en philosophie, on pourrait croire que cette branche d’études, si elle figure encore dans les universités italiennes, doit bien y végéter, qu’elle est sans doute négligeable pour la curiosité d’un étranger. Ce serait là une très grave erreur. Le nombre n’est pas tout. C’est au rayonnement des théories et à l’écho des controverses qu’il convient de prêter attention. Or, aucun littérateur, aucun historien, aucun critique n’aura de peine à démêler tout de suite, dans les publications les plus diverses de l’Italie, ces traces si sensibles de l’ardeur métaphysique où aisément se réchauffent tant d’imaginations, juvéniles ou non : héros, héroïques, héroïsme, résurrection, finalité supérieure, idéalité, ravissement divin, impulsivité du génie moral, et, d’autre part, chez ceux qui veulent paraître plus réfléchis, positivité, contingences, intuitions, — autant de mots qui reviennent incessamment et qu’on ne peut pas toujours se borner à répéter de confiance, sans en réclamer une certaine explication.

Dans les premiers temps de la monarchie, les noms de Ros-mini et de Gioberti et d’autres grands patriotes remplis de l’esprit spiritualiste et religieux, n’étaient pas seulement célébrés : leurs ouvrages étaient étudiés et ils faisaient des disciples. En négligeant beaucoup de nuances qui peuvent toujours se raviver, il est visible que l’Italie tout à fait nouvelle n’a pas voulu s’en tenir là. Sous des influences qu’il serait bien long d’analyser, elle a éprouvé le besoin d’aller se chercher des ancêtres un peu plus éloignés et d’une réputation plus mondiale. Elle les a trouvés sans peine dans la pléiade de savans qui, à l’époque de la Renaissance, opposait à l’esprit platonicien l’esprit expérimental et l’amour passionné de la nature, les Galilée, les Giordano Bruno, les Léonard de Vinci, les Vanini, les Cesalpini, les Pomponazzi, tous mis un peu pêle-mêle dans une sorte de panthéon philosophique, ayant au-dessus d’eux tous Vico, dont l’obscurité se prête à des interprétations assez diverses. Les contemporains trouvaient chez les uns et chez les autres les antécédens d’une manière de voir qui ne cesse pas de leur plaire beaucoup, au gré de laquelle on peut à volonté séparer ou rapprocher les négations et les croyances, le panthéisme et l’adoration vague d’un Dieu personnel, la célébration de la libre pensée et la persistance d’aspirations mystiques, — sans compter celles qui sont purement superstitieuses, — une grande prédilection pour les hérétiques et les modernistes et un attachement plus solide qu’il n’en a l’air à la hiérarchie ecclésiastique dont on sait toujours très à propos tirer parti.

Toute une suite de doutes où le désir d’être plus clair et plus conséquent avec soi-même que beaucoup d’autres a eu certainement une part qu’on s’explique, — a amené M. Ardigo à arborer le drapeau du positivisme et à soutenir une longue campagne empiriste. Ancien chanoine de la cathédrale de Modène, puis professeur de philosophie à l’université de Padoue, maintenant sénateur, M. Ardigo n’a conservé aucunes idées spiritualistes, les a toutes combattues avec beaucoup de calme d’ailleurs et même beaucoup d’onction dans son langage. Son successeur, qui est son disciple, son ami, son fils spirituel, cite de lui un texte où il semble vouloir résumer toute la doctrine du maître : « Le fait est divin, le principe est humain. » Parole prétentieuse et vide, il faut bien avoir le courage de le dire : car s’il n’y a rien que d’humain, il n’y a pas de principe du tout, et si tout est fait, il n’y a évidemment rien de divin. Mais réduire tout au fait, au fait brut, ce n’est pas de la philosophie, ce n’est pas du positivisme, ni de l’esprit positif, comme l’entendait Auguste Comte.

A peu de distance de Padoue, on saura très bien vous expliquer (malgré des lacunes) comment il est plus facile de répéter le mot de « positif » que de s’en approprier le sens réel. M. Enriquez, professeur de mathématiques à l’université de Bologne, est, de plus, un philosophe très exercé, — esprit original, subtil et hardi, — très libre penseur du reste (c’est un israélite). Or il estime que la prétendue positivité de M. Ardigo n’est autre chose qu’un simple empirisme emprunté d’un bout à l’autre à la biologie (le fondateur même du positivisme dirait : à une biologie amputée des problèmes supérieurs qu’elle laisse à sa suite et qu’elle n’a pas le moyen de résoudre avec ses méthodes à elle). Y a-t-il ici chez le savant mathématicien une nuance de dédain de la part d’un homme habitué à vivre dans le commerce des idées pures et dans la familiarité de l’absolu ? Il m’a un peu semblé le voir. Mais peu importe ! Le distingué mathématicien de Bologne a su mieux comprendre Auguste Comte. S’il a le droit de lui reprocher une regrettable insuffisance dans son étude de la connaissance, il sait très bien que l’intelligence positive des faits implique partout des groupemens soumis à une hiérarchie. Ce n’est pas dans la somme des faits juxtaposés que réside la valeur de la science. C’est dans la manière d’établir entre eux des subordinations. En allant plus loin, M. Enriquez déclare que, comme on ne peut réduire la physiologie à la physique, encore moins peut-on réduire la connaissance psychologique à l’analyse des faits psychologiques élémentaires : la synthèse scientifique, — sans synthèse, il n’y a que les matériaux de la science et pas de science, — ne peut s’obtenir qu’en ramenant les phénomènes à la domination de la pensée, non en réduisant la pensée à son équivalent physiologique. Maintenant, il est permis de regretter que cet esprit si lucide et si vigoureux s’arrête là, qu’il ne veuille distinguer ni l’esprit métaphysique de l’esprit mathématique, ni la qualité de la quantité ; que, comme tant d’autres, il parle volontiers de visées plus élevées, de conceptions supérieures et de progrès, de l’intimité étroite de ces conceptions, mais sans donner aucun principe d’appréciation ni sur le but et sur la fin, ni sur les raisons qui font que tel concept doit être considéré comme supérieur aux autres. Epris avant tout de logique, il n’admet pas qu’on puisse spéculer sur l’existence d’un inconnaissable. Très croyant en la raison, il n’admet pas qu’on se défie d’elle et il craint que les célèbres doutes d’Henri Poincaré sur la valeur des grandes hypothèses ne couvent un certain danger de scepticisme et de pragmatisme. Il croit à l’esprit, mais le prend, me dit-il, tel qu’il le trouve, ne faisant qu’un avec la raison qui opère en lui : toute question de réalité substantielle de l’esprit, en nous comme hors de nous, lui reste absolument étranger.

Un autre philosophe de l’université de Bologne, M. Tarozzi, est, au fond, un empiriste, mais qui se dit que l’évolutionnisme est mort, au moins sous la forme spencérienne : il croit même lui avoir porté personnellement un coup décisif en lui opposant, avec les néo-critiques, un indéterminisme rajeuni. Le grand argument de M. Tarozzi, qui n’admet d’ailleurs ni l’a priori, ni la dualité de la nature et de l’esprit, ni (ce qui est surtout à retenir) le libre arbitre, mais croit simplement à la contingence, est que le nombre des faits possibles ou réels est infini. Je ne sache pas qu’il ait la prétention de nous libérer ainsi du poids d’un déterminisme inévitable. Ne confondons pas le hasard avec la liberté, — qui en est presque l’inverse.

M. Marchesini croit, quant à lui, que si nous pouvons modifier d’une autre façon le déterminisme de nos états, c’est par l’idéalisation de ce que nous éprouvons et de ce que nous sommes. Mais qu’est-ce que cette idéalisation ? Les divers successeurs de M. Ardigo ont senti partout que l’empirisme et que la scolastique allemande, tout cela était bien sec, sans amour, sans « générosité, » — c’est le mot que prononçait devant moi un philosophe de Turin. Et puis, quelles que soient les paroles prononcées, les Italiens veulent toujours un peu de musique. Pour accorder l’empirisme et l’idéalisme, voici donc ce que M. Marchesini a très ingénieusement imaginé. Dans les débuts de la vie, tous les phénomènes se mélangent en un tout complexe et indistinct. Peu à peu les formes supérieures émergent, et alors s’opèrent des groupemens nouveaux où les anciens phénomènes se réintègrent en s’épurant, en se rectifiant, autrement dit en s’idéalisant. Ainsi ce mélange confus d’espérances, de craintes, de peurs, de respect, d’affection sensible qu’on voit s’agiter dans l’enfant, tout cela se réintégrera dans l’idéalité qui s’appellera la religion et le culte. Qui opérera cette réintégration ? La liberté créatrice, et les idéalités qu’elle étage successivement les unes au-dessus des autres forment un trésor inépuisable : il ne peut jamais être « actualisé. » Soit ! Mais qui donc frappe cette matière pour lui imprimer sa valeur et la distinguer de la fausse monnaie ? Où prend-elle son titre ? C’est sans doute ici que le disciple reprendrait à son propre compte la parole du maître : « Le principe est humain. » Alors si rien n’est que fait, et si les faits se modifient à volonté sous une action purement humaine, on ne trouve guère de garantie, dans la « ferveur d’idéalisation » (mot nouveau), pas plus que dans la « virtuosité » d’autrefois.

À cette réaction telle quelle contre l’empirisme matérialiste et le déterminisme s’associent diversement des penseurs qualifiés de néo-kantistes et de néo-hégéliens… C’est même ici le lieu d’observer que si à certaines époques fleurissent les anti-…, à certaines autres pullulent les néo-… C’est inévitable, du moment où les génies inventeurs et créateurs sont rares. Kant a été souvent étudié avec beaucoup d’attention par les philosophes des universités italiennes ; car leur esprit de recherche et de critique a plus de patience, plus d’exactitude, plus de souci d’être complet, qu’on n’est quelquefois porté à le croire. Toutefois il est certain que l’ardeur de l’imagination reprend presque toujours le dessus pour les entraîner aux grandes perspectives aisément trompeuses : « Je suis kantiste, me dit à Naples le très distingué professeur de philosophie, sénateur depuis peu, M. Masci. Mais, ajoute-t-il, ce n’est pas que j’admette toute l’architectonie du kantisme. » Le mot m’a paru significatif. Évidemment, ce qui est exclu ici du néo-kantisme, c’est le labyrinthe scolastique des classifications, des subdivisions, des oppositions symétriques dont sont hérissées les trois Critiques. Pour les Italiens, tout cela est trop sec. Trop sec aussi et trop rigide est le dogme stoïcien de l’impératif catégorique. Aussi bon nombre d’esprits aiment-ils mieux sauter par-dessus Kant, par-dessus Fichte, pour s’installer chez Hegel ; car Hegel a propagé, pour ne pas dire popularisé, deux idées bien faites pour leur plaire. La première est celle du devenir, qui donne tant à la nature, soit que celle-ci apparaisse comme toute faite, en dehors de l’esprit, avant l’esprit, soit qu’on la donne comme faite par l’esprit lui-même, soit enfin qu’au monde concret, avec ses contradictions et ses hasards, on superpose un monde abstrait, plus logique, qui le gouverne comme il peut (chacune de ces tendances est facile à retrouver dans l’école). La seconde grande conception est la conciliation des contraires, et là les amis légendaires des combinazioni sont prêts à dire qu’ils ne font que reprendre leur propre bien.

Avec ces essais plus ou moins originaux nous sommes encore sur les sommets. Au-dessous, dans les parages si voisins du Droit, de l’Economie politique et de la Philosophie, sont des collègues qui organisent leurs mosaïques en ayant soin, pour le moment, d’y introduire des nuances un peu moins couleur de terre et d’un peu plus, de fantaisie. D’un côté, il y a une tendance à plus de générosité, mais d’une générosité plus sentimentale que rationnelle et à une liberté d’esprit qui, si elle n’encourage plus autant la doctrine matérialiste, n’encourage pas non plus un spiritualisme bien lucide et bien résolu à aller au bout de ses promesses. Ailleurs se fait sentir une recherche de la pratique et de l’utile qui, si elle affaiblit les ambitions métaphysiques, éloigne aussi des hypothèses dangereuses et des systèmes destructeurs. Il est difficile de savoir s’il y a là ou non compensation.

Se charger de mesurer les talens ou de comparer les réputations de savans étrangers n’est pas non plus chose aisée. Mais un heureux hasard a voulu que je me trouvasse à Rome en même temps que les cinq professeurs de philosophie délégués par leurs collègues et chargés de dresser en commun une liste de candidats en vue d’une chaire laissée vacante à l’université de Bologne. Il m’a été fort agréable de les voir, ou plutôt de les revoir tous en une semblable occasion où ils étaient désignés comme particulièrement « représentatifs. » Les voici.

M. Vidari, professeur de philosophie morale à l’université de Turin, auquel on ne pourrait peut-être reprocher que la modestie, a eu, entre autres mérites, celui de composer un traité classique de morale qui, sans être banal, est très clair, a su être complet sans paraître long, a fait une large part à l’histoire des faits tout en étant nettement idéaliste et spiritualiste : c’est essentiellement un livre bien composé.

M. Guido Villa, professeur de l’université de Pavie, est un psychologue très érudit et très net, formé à l’école de Wundt et de Lotze, ayant donc puisé ses premières leçons dans une psychologie très voisine de la physiologie, mais sachant faire la part à l’action originale de la vie et à l’activité de l’esprit. M. Villa rappelle comment son maître préféré fut surtout un « volontariste » voyant dans l’activité volontaire la fonction la plus apte à expliquer la connexion inspiratrice de tous les élémens de la vie psychique. Auteur d’un traité déjà fort complet de psychologie, M. Villa vient d’en donner une nouvelle édition, entièrement refondue, où il accentue encore sa pensée sur l’insuffisance des explications psycho-physiques et ses réserves sur la théorie de l’attention chez M. Th. Ribot. J’ajoute que dans ses conversations comme dans ses écrits et dans ses lectures se sent une familiarité croissante avec les œuvres de la pensée française.

M. de Sarlo, de Florence, spiritualiste très décidé, ouvert et franc, ne craint de répudier ni l’hégélianisme ni telles théories soi-disant nouvelles qu’il trouve nuageuses. Il savait montrer, ces temps derniers, dans un questionnaire très détaillé, très creusé, sur la vie infantile, quel parti on peut tirer de la psychologie pure et simple.

M. Varisco, de l’université de Rome, esprit droit, sincère et scrupuleux, chercheur libre, mais ne redoutant pas de déclarer publiquement son aversion pour la franc-maçonnerie, a débuté par l’empirisme, à l’école de M. Ardigo. « Mais alors, me dit-il, je travaillais en amateur. » La pratique de l’enseignement le contraignit à se mettre d’accord avec lui-même et à prendre ses responsabilités. Il s’aperçut alors que la connaissance ne pouvait pas s’expliquer sans une conscience distincte et que cette pluralité des consciences excluait le monisme du matérialisme ou le panthéisme. Il se rapprochait là de Leibniz et de ses nombreux successeurs français. Toutefois, me dit-il, sur la question de la monade supérieure et dominante, c’est-à-dire sur la question de l’existence de Dieu, « je cherche encore, ma conviction n’est pas faite. »

Le président de la réunion était M. Masci ; j’ai déjà noté sa profession de néo-kantiste. M. Masci attache une importance particulière (et il n’est pas le seul) à son travail très condensé intitulé La philosophie des valeurs. La « valeur, » c’est à peu près ce que d’autres désignent par le mot d’« idéalité, » non tout l’idéal, comme il a été expliqué, mais l’idéal de la chose pensée, l’idéal particulier qui donne à une réalité sa valeur et en est « le moteur occulte. » On ne saurait, nous dit avec autorité le professeur napolitain, traiter d’épiphénomène, d’ombre ou de produit réflexe, ce qui a en soi le pouvoir de transfigurer l’art, la religion, la morale, la connaissance des sens, pour en faire des créations indéfiniment fécondes. La valeur de chaque réalité n’existe que par cette idéalité poursuivie et dégagée. Mais ces valeurs existent-elles d’avance en un plan préétabli ? Non ! nous dit-on, car on n’aurait plus besoin de les chercher ; tout le travail se trouverait fait. Or, l’évolution, quoiqu’elle attende constamment ce qui doit lui donner sa valeur, reste la loi, et cette loi nous entraine à l’infini. Et c’est cet infini qui est le mystère, précisément parce qu’il laisse toujours « une marge » à l’inconnu, et donne à la religion des espérances auxquelles rien n’est défendu…, rien, si ce n’est de retourner en arrière et de chercher sa loi dans une culture inférieure à celle dont on a dû précédemment se contenter.


Ce qu’il y a d’idéalisme, — plutôt que de spiritualisme, — dans ces élans, n’empêche pas, loin de là, que le fonds le plus tenace de l’esprit italien ne soit, somme toute, l’hégélianisme. Il s’en accommode d’autant mieux qu’il a l’orgueil d’y voir un développement de la philosophie de la Renaissance et des idées de Vico : car, à l’entendre, celui-ci n’a fait, sous l’empire de la théologie régnante de son époque, que superposer un Dieu personnel à une sorte de panthéisme naturaliste, ce qui est bien le record, pour ne pas dire le comble de la conciliation des contraires. Aussi ne saurions-nous clore cette esquisse sans y donner un peu de place à un homme qui, sans appartenir à aucune université, forme chez elles des élèves (par exemple M. Gentile, de l’université de Palerme). Du reste, si on pose cette question : « Quelle vous parait être dans vos milieux intellectuels l’influence de M. Benedetto Croce, votre sénateur ? » la réponse est toujours la même : « Très grande. »

Sans doute, M. Croce, auquel beaucoup reprochent des allures dédaigneuses et agressives, est très souvent combattu et avec vivacité, ce qui n’est pas une marque d’indifférence. On lui reproche aussi une intolérance allant jusqu’à un appel à une nouvelle inquisition mise au service de la libre pensée ; mais ce qui nous intéresse davantage, c’est de relever chez lui ce qu’on peut bien y qualifier d’hégélianisme national.

Sur quoi nous guider ? se demande M. Croce[2]. Sur le fait ? Mais il est souvent accidentel et ne recevra sa signification que de l’ensemble où il s’imposera… plus tard ! Des lois sociales ? Mais elles ne peuvent être que l’effet des activités individuelles. « La nature » est « un produit de la pratique de l’homme et, ce n’est que lorsque celui-ci oublie comment il y est parvenu, qu’il trouve en face de lui ce quelque chose d’étranger qui le terrifie par un aspect de mystère impénétrable. » Entre le présent qui se fait ou se défait et le lendemain qui, une fois fait, s’impose, quelle règle donc adopter ? Avant tout, agir, sans s’embarrasser de prétendues lois étrangères, et surtout de lois supérieures. Le dessein et l’exécution ne font qu’un : l’homme agit en changeant à chaque instant de dessein, parce que change à chaque instant la réalité qui est la base de son action. Si tout va bien, il n’y a qu’à continuer ; s’il y a un obstacle, à s’arrêter. L’homme doit donc être comme un discobole qui après avoir, — selon son inspiration, — lancé son disque, regarde où il va, ou encore comme un homme qui se jette d’abord à l’eau et ensuite se dirige d’après la vague. « S’il faut donc une philosophie antérieure à l’action, c’est celle qui délivre des hésitations, des calculs, des prévisions. La règle suprême est qu’il faut sortir de la règle, c’est-à-dire « affranchir le cas individuel qui, en tant que tel, est toujours irrégulier. »

Tel est ce mélange de scepticisme et de résolution, servi par une érudition considérable et une dialectique qui, pour être un peu alourdie par trop de citations et de références, n’en est pas moins très incisive et ne laisse pas trop rêver, dans le sommeil de leur incertain dogmatisme, les amateurs d’idéalités et de valeurs abandonnés à l’enthousiasme, si facile à retourner, d’un chacun. Ce n’est pas seulement dans nos recherches d’école, dans nos controverses pacifiques sur le contingent et sur l’intuition, ou sur l’essence du mysticisme, que l’Italie a beaucoup à nous apprendre. Qu’elle nous apprenne notamment à profiter de ses leçons, pour surveiller, nous aussi, dans le conflit de nos intérêts, les jets du discobole. Dans une édition anglaise de Machiavel (Oxford, 1891) je lis cette phrase du comte Sclopis (un disciple attardé des Rosmini, des Gioberti et des Rossi) : « Il m’a été pénible de voir le gouvernement provisoire de la Toscane, en 1859, le lendemain du jour où le pays recouvrait sa liberté, publier un décret portant qu’une édition complète des œuvres de Machiavel serait faite aux frais de l’Etat. »


HENRI JOLY.

  1. On y trouve cependant un enseignement qui est absent des universités françaises et de beaucoup.d’autres, c’est l’enseignement du Droit ecclésiastique.
  2. Voir surtout son livre : Philosophie de la pratique. Alcan.