Les Universités, le Sport et le Devoir social

Les Universités, le Sport et le Devoir social
Revue Universitaire SuisseVolume 10 — Quatrième numéro : Décembre 1936 (p. 45-47).

Les Universités, le Sport et le Devoir social.

Par Pierre de Coubertin,
fondateur des Jeux olympiques modernes.

Lorsque j’eus décidé — quarante quatre années passés — de provoquer le Rétablissement des Jeux olympiques, défunts depuis plus de quinze siècle, je conviai les étudiants à m’y aider. Ils furent un peu interloqué : ceux d’Amérique parce que n’y ayant jamais songé, ils ne croyaient pas que la chose fut opportune — ceux d’Angleterre parce que le sport semblait leur appartenir par droit d’exclusivité ainsi que certaines autres institutions réputées d’essence britannique sans que la raison de ce privilège eût jamais été mûrement examinée. Quant aux étudiants d’Europe, ils étaient encore proches du temps où la culture musculaire et l’intellectualisme avaient été proclamés incompatibles sous l’influence de vieux docteurs pour qui courir, sauter, lutter, allégeaient peut-être le corps de l’homme, mais alourdissaient sûrement son cerveau.

Au Congrès initial de 1894, il vint donc de rare délégués et quelques messages sympathiques : juste de quoi rappeler que l’élément universitaire mondial n’avait pas été oublié en cette circonstance solennelle. Mais deux ans plus tard l’équipe de l’Université de Princeton se mettait en route pour franchir l’océan et mener ses muscles faire leur prière à Minerve sur l’Acropole d’Athènes à l’occasion des Jeux de la 1ère Olympiade de l’ère moderne. Ah ! quelle jolie équipe ! Il y en avait d’autres, bien entendu, mais celle-là semblait recéler la certitude prochaine d’une jeunesse renouvelée, capable de combiner la science, l’art et la force. Un photographe allemand de grand talent recueillit leur silhouette au passage, un jour d’entraînement que ces garçons s’étaient groupés avec une grâce spontanée sur les vieilles pierres qui, dans le Stade d’Athènes, représentent tout ce qui reste du temps de Periclèse. Ce fut comme la vision d’accès de l’esprit universitaire moderne au sein de l’Olympisme ressuscité.

Bien du temps a passé depuis lors. Sans recul, sans arrêt l’Olympisme a grandi, faisant taire les rancunes, abattant les hostilités, s’imposant au monde entier. Les étudiants, d’une façon générale, n’ont pas su s’y tailler la place prédominante à laquelle ils auraient pu aspirer. Je l’ai regretté, mais je crois que j’eusse regretté encore davantage de voir leurs corporations pénétrées par une vie sportive collective poussée à l’excès. Une telle vie menace de desaxer une Université. D’autre parte, il faut une très longue pratique pour que le sport intensif individuel devienne le compagnon inséparable d’un jeune homme. Or seule à mon avis, cette forme de sport lui fournira le moyen de « ciseler » son propre corps sans risquer de compromettre en lui-même la prédominance de la vie spirituelle qui convient à un étudiant digne de ce nom. Seule elle pourra entretenir à sa portée l’émulation désirable du concours sans le soumettre à l’incessante agitation du championnat par équipes.

Je ne puis avoir l’ambition de traite ici en quelques lignes une si grave question : si grave et si mal comprise car, hormis dans l’Allemagne de ces derniers temps, l’utilisation dynamique de la force passionnelle sportive n’a été nulle part conçue et pratiquée comme il conviendrait. Et en Allemagne cette réalisation est encore fragile et exposée à des déviations. La formule anglaise, empirique et irréfléchie n’a plus grande valeur. La conception arnoldienne que les anglais appliquèrent jadis d’instinct sans la raisonner garde sa puissance mais cette puissance reste toute scolaire. Elle enferme son action dans le cadre du collège aux mains d’éducateurs encore imbus inconsciemment de l’inspiration presque sacerdotale de Thomas Arnold. Déjà au temps du grand pédagogue cette action, une fois l’élève entré à l’université, s’atténuait. Devenu étudiant, il arrivait qu’il n’en profitât plus que par le fait de la vitesse acquise au collège.

L’université américaine, elle, avait cru trouver une formule inédite par l’application incessante de prescriptions scientifiques qui faisaient abstention presque totale des données psychiques et prétendaient construire des champions techniques, morceau par morceau (building up the normal man). Il ne paraît pas que le succès ait répondu à l’attente des inventeurs de ces méthodes originales.

En somme rien de décisif, rien même de clairement dessiné dans le régime sportif des universités actuelles : on hésite, on tâtonne, on attend. Cela vaut mieux que si la multiplicité des championnats et l’abus des tournées sportives avait détruit par avance l’eurythmie qu’il faut chercher à réaliser chez l’étudiant entre sa valeur musculaire et sa valeur cérébrale ; mais il serait temps d’étudier sérieusement les bases d’un régime tendant à préparer l’avènement de cette eurythmie-là.

Le terrain sportif n’est pas le seul qui doive s’ouvrir à une féconde activité universitaire. L’étudiant a, de nos jours, une autre mission à remplir. Au siècle dernier, il était féru de politique. On le trouvait mêlé à Toutes les agitations de la parole et de la presse. Le rôle qu’il y a joué ne doit pas nous inciter à désirer qu’il s’y intéresse de nouveau. Mais puisque les politiciens négligent obstinément la question la plus intéressante et probablement la plus pressante d’aujourd’hui, celle de la diffusion de l’Instruction générale parmi les travailleurs manuels, il serait doublement désirable de voir les étudiants s’en éprendre et s’y consacrer.

Il faut pour cela qu’ils répudient à la fois leurs prétentions sociales à faire de droit partie d’élites « dirigeantes », leur dédain à l’égard des « Foules » et des « vulgarisations », leur croyance à la valeur universelle des spécialismes exclusifs — et que, modestement et résolument, ils s’encastrent dans la Société nouvelle qui s’édifie d’un labeur pénible avec des matériaux nouveaux et une architecture renouvelée. Cela exigera de leur part peut-être un effort méritoire mais ils y trouveront en fin de compte de hautes satisfactions qui constitueront la juste récompense de leur abnégation.

Et, en marge de cet effort-là, l’effort sportif individuel peut les aider puissamment…