Les Turcs et les Grecs

LES TURCS ET LES GRECS.

Toute l’Europe applaudit à la délivrance de la Grèce : nous partageons nous-mêmes à cet égard la satisfaction universelle. Il est cependant un fait bien digne de remarque que nous nous contenterons de constater ici, sans chercher à l’expliquer pour le moment : c’est que les voyageurs qui ont porté en Orient un si vif enthousiasme pour les Grecs et une aversion si profonde pour le caractère des Turcs, sont revenus de ces contrées lointaines avec des opinions que l’expérience paraissait avoir singulièrement modifiées. La célèbre Contemporaine (madame Ida St.-Elme) est encore de ce nombre. Partie pour l’Orient, il y a peu de mois, elle avoue qu’elle s’est trompée complétement sur plusieurs points. Nous ne savons pas encore si nous devons attribuer cette conversion aux gracieux saluts qu’elle recevait, dit-elle, tous les soirs à Alexandrie, du valeureux fils de Mohamed Ali ; mais quoi qu’il en soit, voici un fragment inédit fort curieux de ses mémoires sur l’Égypte, qu’elle a adressé à un de ses correspondans.

… « Depuis que je me connais, j’ai partagé l’opinion générale en Europe sur les Turcs, ce peuple de l’Asie si peu connu et pour cela si mal jugé. Dans ma jeunesse, un Turc était presqu’un épouvantail ; à ce nom s’attachait l’idée d’une affreuse barbarie, d’une stupide ignorance et d’une intolérance religieuse invétérée, tandis que les débris du peuple grec se paraient à nos yeux de toutes les brillantes illusions des grands souvenirs de noms illustrés dans la guerre, les lettres, l’éloquence oratoire et les arts.

« Aussi quels cris d’enthousiasme ne s’élevèrent pas en faveur des Grecs à leur première tentative pour secouer le joug ottoman ! En France, tous les partis s’unirent, tous nos écrivains chantèrent leur malheur et leurs droits.

… « Dans cet élan si noble, inspiré par une résolution sublime, personne ne se donna la peine de réfléchir un instant sur l’impolitique déloyauté de chasser les Turcs, une puissance amie, de les chasser des contrées dont la victoire les avait rendus maîtres. Personne ne pensa qu’il était possible d’affranchir la Grèce sans détruire la Turquie et l’enthousiasme fit perdre de vue qu’il était également noble, en donnant aux Grecs les premiers élémens de la civilisation, de faire en même temps jouir les Turcs de ce bienfait. Deux nations à la fois avaient à profiter ; mais l’exaltation était si grande, secourir les malheureux chrétiens d’Orient était un cri si généreux, qu’on examina cette question d’une manière absolue, sans vouloir admettre aucune des considérations générales qui s’y rattachaient.

« Je parle aussi franchement des Grecs, parce qu’en 1825 j’ai partagé jusqu’au délire l’opinion générale, que j’ai plus consulté mon enthousiasme que ma fortune, pour les quêtes et les dons, et qu’enfin une lettre pleine de sagesse de M. le comte de St-Aulaire, président du comité grec à Paris, dont l’original est encore entre mes mains, cette lettre m’empêcha de faire l’insigne folie de courir avec mon fils aux murs de Missolonghi ou aux champs de la Morée. Non seulement mon enthousiasme se refroidit à Paris par la connaissance de quelques calculs spéculatifs qui en sont l’antidote ; mais depuis mon séjour à Marseille et mon voyage en Afrique et en Asie, cet enthousiasme s’est éteint. Il a été remplacé par une juste estime pour le caractère de ces Turcs qu’on nous peignait si sauvages, si cruels, et qui, dans une occasion bien récente encore, la déplorable affaire de Navarin, ont tenu une conduite dont la prudence, l’humanité et la sagesse honoreraient les nations les plus civilisées de l’Europe. Je suis sur les lieux, je vois, j’entends et je compare, et chaque jour je m’applaudis d’avoir eu l’occasion de m’éclairer. C’est avec transport que j’emploie ma plume à réparer une injustice causée par une opinion sans preuves, erreur commise non-seulement par moi, femme, mais journellement par tant d’hommes du plus grand mérite, et surtout par des auteurs qui tracent dans leurs cabinets, à Paris ou à Londres, le tableau des mœurs et du caractère des Persans, des Indiens, des Grecs, des Arabes et des Musulmans. J’écris sur les lieux et sans flatterie, sous la seule influence de la justice et de la vérité, et je tâcherai par quelques faits authentiques, de rendre évidentes pour mes lecteurs les causes qui ont, à ce point, changé mon opinion sur les Turcs et les Grecs, me montrant juste et impartiale pour l’une et l’autre nation, etc., etc…

Ida Saint-Elme.