Les Tuileries et le Louvre pendant la Commune/02

Les Tuileries et le Louvre pendant la Commune
Revue des Deux Mondes3e période, tome 29 (p. 127-151).
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LES
TUILERIES ET LE LOUVRE
PENDANT LA COMMUNE

II.
L’INCENDIE DU PALAIS. — LA PRÉSERVATION DES MUSÉES DU LOUVRE


IV. — LE BOUVIER VICTOR BÉNOT.

Le lendemain 23 mai, après un doux sommeil comme en donne le calme d’une conscience satisfaite, Étienne Boudin se réveilla de belle humeur et s’aperçut qu’il avait soif. Il se mit alors en devoir de défoncer la porte de la cave du général de Courson, pensant qu’il y trouverait quelque vieille fiole à sa convenance. Il ne se trompait pas ; aidé de plusieurs camarades complaisans, il rafla neuf cents bouteilles de vins fins qui ne restèrent pas longtemps pleines, car tous les fédérés, les faux zouaves, les faux turcos, les faux marins, les vrais lascars, les véritables enfans perdus dont la cour des Tuileries était enguenillée eurent leur part du butin. Pendant cette journée. Boudin déploya une activité excessive, exalté, le fusil sur l’épaule, le revolver à la ceinture, encourageant tout le monde à la résistance, allant sans cesse des Tuileries à la place de la Concorde, titubant, jurant, terrifiant ceux qui l’approchaient. L’armée française avançait lentement, tâtant le terrain avant d’y mettre le pied, attaquant à l’aide de l’artillerie et ne risquant ses hommes qu’à coup sûr. Ses projectiles arrivaient de plein fouet jusque dans le jardin réservé des Tuileries ; lorsqu’un obus gémissant rasait la cime des arbres, les ramiers s’enfuyaient en tourbillonnant. Bergeret n’était point tranquille ; il regardait souvent vers l’avenue des Champs-Elysées et ne se sentait pas suffisamment protégé par les deux vastes terrasses qui, armées de canons, formaient un rempart presque inexpugnable. Il voulait à chaque minute avoir des nouvelles et envoyait le commandant Madeuf vers le Ministère de la marine et vers le faubourg Saint-Honoré pour être bien certain que sa position n’était pas encore sur le point d’être forcée. Madeuf allait et venait, examinant la situation du haut du pont tournant et de la terrasse du bord de l’eau. Les têtes de colonnes françaises ne se montraient pas encore; Madeuf, qui jouait les chefs d’escadron dans la commune, comme il jouait les traîtres dans les drames, revenait et disait : — Ce n’est qu’une simple démonstration, nous ne sommes pas encore sérieusement attaqués.

Bergeret avait-il reçu des ordres auxquels il s’est conformé, je l’ignore; mais je sais que, placé sur un terrain exceptionnellement favorable à la lutte, il n’a point combattu. Le palais des Tuileries, préservé par les terrasses de la place de la Concorde transformées en redoutes et armées d’artillerie, appuyé sur les formidables barricades de la rue de Rivoli et du quai, ayant pour ouvrages avancés, d’un côté le Ministère de la marine, de l’autre le Corps législatif et le Palais-Bourbon, protégé, sur les derrières, parle Louvre, auquel il est relié et qui seul représente une forteresse redoutable, le palais des Tuileries devait être facile à défendre; mais je confesse volontiers qu’il était encore plus facile à brûler. On y pensait à la commune; c’était là un vieux rêve révolutionnaire caressé depuis longtemps : il ne s’agissait pas de se maintenir dans une position stratégique qui était la clé de l’Hôtel de Ville, il s’agissait de détruire la demeure où la souveraineté a passé avec ses gloires, ses grandeurs et ses faiblesses. Le 23 mai au matin, le premier Paris du Vengeur, journal de Félix Pyat, est intitulé : Que ferons-nous des Tuileries? La question était résolue d’avance; il y avait plus de vingt ans que certains membres de la commune et du comité de salut public vivaient dans l’espoir de faire sauter a le repaire de la tyrannie. »

Au milieu de la journée, Bergeret se rendit à l’Hôtel de Villes lorsqu’il en revint, il réunit autour de lui dans la cour des Tuileries une sorte de conseil de guerre composé de son état-major auquel s’adjoignirent Victor Bénot, Dardelle, Madeuf, Etienne Boudin. Là on ne discuta pas ; on reçut les instructions du comité de salut public transmises par Bergeret : le château sera incendié, il n’en restera pas pierre sur pierre; on a le temps, il faut agir sans précipitation et méthodiquement, car rien de ce palais maudit ne doit échapper à la destruction. Se tournant vers Bénot, Bergeret lui dit : — Colonel ! je te charge d’exécuter les ordres de la commune. — Bénot répondit : — Je m’en charge ! — Nul de ceux qui étaient là ne fit d’objection : Bergeret était le maître et parlait au nom du comité de salut public; on se prépara à obéir. Entre cinq et six heures, au moment où des tourbillons de fumée, s’élevant à droite et à gauche du jardin des Tuileries, dans la direction de la rue de Rivoli, de la rue Royale et de la rue de Lille, annonçaient que le plan longuement médité sortait de la théorie pour entrer résolument dans la pratique, cinq fourgons chargés de barils de poudre, de bonbonnes de pétrole, de tonnelets de goudron liquide, arrivèrent par la place du Palais-Royal et pénétrèrent dans la cour. Toutes ces matières inflammables et explosibles furent rangées dans le vestibule du pavillon de l’Horloge. On se partagea la besogne. Bénot se réserva le pavillon central; Boudin eut pour mission de « préparer » le pavillon Marsan; un troisième bandit, qui pourrait bien être un certain Auguste-Adolphe Girardot, simple fédéré du 231e bataillon, fut envoyé au pavillon de Flore; chacun de ces porte-torches était accompagné d’une équipe de dix hommes environ, choisis parmi les fédérés du 174e bataillon, qui était cantonné aux Tuileries. — Comme Boudin allait pénétrer dans le palais, une cantinière lui dit : « Ce que vous allez faire là est un crime, capitaine. » Il répondit : « Je m’en moque, il faut que tout brûle! » Non-seulement il s’était muni de pétrole, mais il avait pris les tonnelets de goudron liquide, et avec beaucoup de soin il enduisait les tentures des appartemens, les boiseries du théâtre, l’autel, l’orgue de la chapelle où Dardelle aimait à charmer ses loisirs. Pendant que Boudin « travaillait » dans cette partie du château, Bénot ne restait pas inactif. Dans le grand vestibule, près de l’escalier d’honneur, il fit disposer trois barils de poudre. On en hissa deux jusque dans la salle des Maréchaux; des seaux d’huile minérale furent répandus sur les parquets; à l’aide de balais, on en aspergeait les murs; dans les barils défoncés, on prenait la poudre avec des pelles et on la lançait à travers les appartemens. C’est un miracle que ces chenapans n’aient point sauté en accomplissant leur tâche diabolique. Au pavillon de Flore on brisait les bonbonnes ; cinq ou six bidons d’essence de térébenthine furent versés dans les salles de stuc, où étaient enfermés les objets mobiliers appartenant à M. Thiers. Victor Bénot, comme un homme qui comprend la responsabilité du grand acte qu’il va commettre, allait d’un pavillon à l’autre, dans les galeries, jusque dans les chambres, gourmandant le zèle de ses complices, les encourageant à bien faire, louant Boudin de son activité, donnant l’exemple et payant de sa personne, lorsqu’il fallait enfoncer une porte d’un coup d’épaule. La nuit était venue, car les appartemens étaient nombreux aux Tuileries, et tous avaient dû recevoir une provision de pétrole et de poudre ; cela avait exigé près de quatre heures. Le plan était fort simple : mettre le feu aux pavillons d’angle et aux galeries ; l’incendie en se propageant atteindrait la salle des Maréchaux, dont l’explosion entraînerait l’anéantissement du palais tout entier. On vit une quinzaine d’hommes armés de longues perches à l’extrémité desquelles brillait une lumière passer devant les fenêtres, marchant du pavillon de Flore vers le pavillon de l’Horloge. Du côté du pavillon Marsan, un gardien faisant sa ronde dans les sous-sols aperçut Étienne Boudin et son planton, le manchot Albert Sech, accroupis, tenant chacun une chandelle à la main, près d’un amas de paille et de vieux papiers. L’expression du visage des incendiaires était si terrible que le pauvre homme fut saisi de frayeur et se sauva.

Les premières lueurs apparurent à la salle de stuc ; les meubles du président de la république flambaient. Il était environ neuf heures. Dardelle, inquiet, se promenait dans la cour ; Madeuf s’approcha de lui et lui parla bas à l’oreille. Dardelle courut au vestibule de la régie où plusieurs employés étaient rassemblés ; s’adressant au sieur Angel, il lui dit avec émotion : — Êtes-vous de service ? Qu’importe ! vous me répondez sur votre tête que tous les employés des Tuileries auront, dans un instant, quitté ce palais qui va sauter. — Le brigadier Tholomy s’écria : — Comment permettez-vous cela ? — Dardelle répondit : — Je n’y puis rien, c’est Bergeret qui le veut ! — Ce fut une exclamation d’horreur ; on courait, on s’appelait : en deux minutes, tous ces malheureux s’entassaient devant le guichet pour se sauver ; les fédérés de garde croisèrent la baïonnette et refusèrent de les laisser sortir. À ce moment, le commandant Madeuf apparut et très brutalement donna ordre de livrer passage. Les employés s’enfuirent. Ils ont cru que, dans le conseil de guerre ou plutôt d’incendie tenu par Bergeret, on avait décidé qu’ils seraient tous fusillés ; ils en ont trouvé la preuve dans ce fait que les sentinelles se sont opposées à leur départ. Leur mémoire un peu effarée les a mal servis ; on ne pouvait franchir la porte des Tuileries qu’en disant le mot d’ordre qu’ils ne connaissaient pas. Si, comme ils se le sont figuré, ils avaient été destinés à être passés par les armes, Dardelle ne se serait point empressé de les prévenir du danger auquel les exposait la prochaine explosion des Tuileries, et Madeuf ne serait point accouru pour rectifier une consigne mal interprétée. Dardelle et Madeuf sautèrent à cheval et disparurent au galop. On a raconté qu’Alexis Dardelle avait pris part à l’incendie du Palais-Royal ; je crois fermement que l’on s’est trompé. Il quitta les Tuileries le mardi 23 mai, entre neuf et dix heures du soir ; à partir de ce moment, on perd absolument sa trace. Dans la cour des Tuileries et dans le Carrousel, il restait environ 300 hommes du 174e bataillon qui, à dix heures et demie, opérèrent leur retraite ; les flammes sortaient du pavillon Marsan et gagnaient l’aile qui longe la rue de Rivoli; la galerie comprise entre le pavillon de Flore et le pavillon de l’Horloge était en feu. Le général Bergeret, son chef d’état-major Servat, le colonel Bénot, le colonel Kaweski, le capitaine Boudin, l’officier d’ordonnance Victor-Clément Thomas, qui, en temps normal, était commissionnaire à l’un des coins de la rue de Richelieu, placés sous le petit arc de triomphe, regardaient et trouvaient que cela était bien. Kaweski prévint Bergeret qu’il avait fait préparer chez lui un souper composé simplement de quelques viandes froides, et ajouta qu’il espérait que le général et les autres citoyens voudraient bien y faire honneur. Bergeret accepta, et pendant que l’incendie faisait rage, ces gens allèrent se mettre paisiblement à table dans la pièce du rez-de-chaussée que Kaweski occupait à l’ancien ministère d’état. On mangea bien, on but mieux, on eut du vin à discrétion, de l’eau-de-vie sans marchander; on trinqua à la république universelle et l’on reconnut que décidément on était « la grande nation, seule héritière des géans de 93. » Bergeret sentit quelque émotion s’éveiller dans son âme d’artiste, et il proposa d’aller fumer sur la terrasse pour mieux jouir de « ce spectacle sublime. » Comme l’on passait devant le concierge Remy, qui fut très courageux en toutes ces circonstances et qui regardait ces bandits avec des yeux irrités, Victor Bénot lui dit : « Ça t’embête, n’est-ce pas, mon vieux? Eh bien! le palais des rois brûle : l’oiseau ne reviendra plus au nid. » On s’installa commodément sur la terrasse, entre le pavillon Colbert et le pavillon Richelieu. Bergeret, dont la modestie n’avait rien d’exagéré, se compara sans doute à Néron :

« Venez, Rome à vos yeux va brûler, — Rome entière!
J’ai fait sur cette tour apporter ma litière
Pour contempler la flamme en bravant ses torrens!..


Il eût pu réciter l’ode où Victor Hugo, chantant le passé, prédisait l’avenir; mais il est probable qu’il ne la savait pas, et du reste cela n’aurait que médiocrement intéressé le colonel Bénot. A une heure et un quart du matin, la coupole de la salle des Maréchaux, soulevée par l’explosion des barils de poudre, éclata, lança un tourbillon d’étincelles, projeta au loin des portes, des ferrures, des madriers, et, s’effondrant sur elle-même, s’écroula dans les flammes. Les spectateurs admirèrent, applaudirent, et crièrent : Vive la commune! C’était « le palais des rois » qui venait de sombrer, il est vrai; mais c’était aussi le palais de la convention, la place même où Marat, où Hébert, où tous les législateurs chers aux révoltés avaient bavé leur venin.

Bergeret ne se sentait pas d’aise, et il voulut que la bonne nouvelle parvînt immédiatement au comité de salut public. Il écrivit ce billet au crayon : «Les derniers vestiges de la royauté viennent de disparaître; je désire qu’il en soit de même de tous les monumens de Paris. » Puis il fit porter cette dépêche à l’Hôtel de Ville par son officier d’ordonnance Thomas, qui, de son premier métier, avait conservé l’habitude de faire ponctuellement les commissions[1]. Thomas a raconté lui-même comment il fut reçu à l’Hôtel de Ville : « Les quelques membres du comité qui se trouvaient présens, a-t-il dit, ont accueilli cette nouvelle par des bravos et m’ont invité à boire; seul, Delescluze paraissait soucieux. « Il n’est point douteux que l’incendie des Tuileries n’ait été considéré comme une victoire par les gens de la commune ; tous les communards qui ont écrit leur histoire s’en sont félicités. M. Lissagaray lui-même ne peut s’empêcher de tomber, à ce propos, dans un pathos niais. « De formidables détonations, dit-il, partent du palais des rois, dont les murs s’écroulent, les vastes coupoles s’effondrent. Le flot rouge de la Seine reflète les monumens et double l’incendie. Chassées par un souffle de l’est, les flammes irritées se dressent contre Versailles et disent au vainqueur de Paris qu’il n’y retrouvera plus sa place, et que ces monumens monarchiques n’abriteront plus la monarchie. » Erreur profonde, ô lugubres nigauds que vous êtes; si jamais la monarchie revenait en France, ce sont les forfaits que vous avez commis pendant la commune qui la ramèneraient. Et puis à quoi bon brûler les palais sur lesquels, après chaque révolution, l’on écrit : Propriété nationale. Il y a longtemps en France que les châteaux royaux ne sont plus que des auberges de passage : on y entre au son des fanfares; à peine installé, il en faut déguerpir au bruit des sifflets; triste demeure qui découvre la place où tombent les têtes couronnées, toute martelée par les balles populaires, toute noire du pétrole social, hôtellerie périlleuse qui devrait avoir pour enseigne: Au Juif errant!

Le général Bergeret avait accompli son œuvre ; il estima qu’il était quitte avec la commune et il partit, redevenu bien plus Jean que devant. Victor Bénot et Kaweski, plus vaillans et moins satisfaits d’eux-mêmes, comprirent qu’il leur restait encore quelque mal à faire, et, tout en fumant leur cigare, ils s’en allèrent au Palais-Royal donner un coup de main au brave colonel Boursier, afin de réduire en cendres cette autre demeure des tyrans. — Les portiers, les hommes de service du nouveau Louvre croyaient être définitivement débarrassés de ces gredins, mais ils se trompaient et allaient bientôt apprendre de quoi est capable un citoyen vraiment dévoué à la commune. L’ancien logis de Philippe-Égalité commença à brûler sérieusement vers trois heures du matin; à quatre heures, le portier du pavillon central de l’ancien ministère d’état, qui s’élève au milieu de la place et fait vis-à-vis au dôme du Palais-Royal, vit arriver trois hommes qu’il reconnut : c’étaient Victor Bénot, Boursier et Kaweski. Ils portaient deux bidons blancs sur lesquels on lisait le mot fusêens et un numéro matricule. Bénot demanda les clés de la bibliothèque. Comme le malheureux concierge hésitait, Bénot se précipita sur lui et le frappa. Il remit les clés. — Les trois bandits se précipitèrent dans l’escalier; le portier montait derrière eux en suppliant et en criant : « Ne brûlez pas ! ne brûlez pas! » Boursier s’arrêta et mit son revolver en main. Le portier se laissa tomber sur une des marches, stupéfait et atterré. Au moment où il se redressait, une quinzaine de fédérés passèrent devant lui, lestes comme des chats, et courant vers la bibliothèque. Le pauvre homme descendit et resta devant la porte, regardant machinalement le Palais-Royal qui flambait. Il vit un groupe de fédérés du 202e bataillon qui filaient au pas de course s’arrêter devant une des casernes de la rue de Rivoli occupée par les pompiers. Quelques instans après, les pompiers, portant des malles et des paquets sur le dos, s’enfuyaient. Les fédérés leur avaient dit : « Le palais est miné, tout va sauter ! »

Boursier, Bénot, Kaweski, les quelques fédérés qui les avaient rejoints étaient dans la bibliothèque et l’incendiaient. C’était l’ancienne bibliothèque du roi[2], la bibliothèque de l’empereur; improprement on l’appelait la bibliothèque du Louvre. Elle remplissait l’énorme travée transversale qui, allant du square Napoléon à la place du Palais-Royal, se terminait d’un côté par le pavillon Richelieu et de l’autre par le pavillon de la bibliothèque. C’est là que les souverains déposaient les cadeaux de « librairie» qu’ils recevaient; il y avait des incunables, des exemplaires uniques, des reliures merveilleuses. Qu’est-ce que ça pouvait faire à Bénot? On eût dit à ces malfaiteurs que les armoires contenaient des richesses manuscrites sans prix, les 30 volumes du trésor de Noailles, les 61 volumes des papiers de Voyer d’Argenson, les 5 volumes de la Vie des poètes par Colletet, les 700 volumes de la collection Gillet et Saint-Genis, ça ne les eût point arrêtés, car tout cela leur importait peu. — Ils jetèrent leur pétrole sur les rayons, parmi les papiers; ils répandirent le contenu d’un bidon sur le parquet, le Tirent couler jusqu’au palier de l’escalier, y mirent le feu et s’enfuirent. Avant de quitter son appartement, Bénot noua quelques paquets de linge qu’il ne laissa pas derrière lui.

Les flammes ne tardèrent pas à briser les vitres et apparurent au sommet du pavillon Richelieu. L’aspect du square Napoléon, du Carrousel, de la cour des Tuileries était effroyable. Le château n’était qu’un bûcher enveloppé par les flammes; le feu, glissant par les combles, consumait l’aile qui prend façade sur la rue de Rivoli; de l’autre côté, vers le bord de l’eau, il avait envahi la nouvelle salle des états et menaçait le pavillon de La Trémoille. Au ministère d’état, le dernier étage du pavillon Richelieu, la bibliothèque, brûlait. Çà et là, sur ces places immenses et désertes, quelques pauvres employés se sauvaient en levant les bras vers le ciel. — Au Louvre même, les conservateurs, muets d’horreur, regardant ce spectacle, placés derrière les fenêtres de leur cabinet, se demandaient si toutes nos collections d’art, si tous nos musées n’allaient pas périr.


V. — LA DÉLÉGATION AUX MUSÉES.

Au Louvre proprement dit, à l’ancien Louvre, dans le vaste palais quadrilatéral qui renferme nos musées, le temps avait paru long pendant la période de la commune. Les conservateurs avaient réuni leurs efforts pour empêcher les insurgés d’y pénétrer, de s’y installer, et ils y avaient réussi. La fédération des artistes, présidée par Courbet, avait essayé d’y tenir ses séances, mais elle n’avait pu vaincre de très courageuses, de très nobles résistances, et elle avait été réduite à aller bavarder dans les bureaux de l’ancien ministère des beaux-arts qui, après l’évolution du 2 janvier 1870, avait occupé le local du ministère d’état. La fédération des artistes n’émit pas une seule idée; elle fut d’autant plus impuissante qu’elle se croyait sérieusement un corps politique. M. Gerspach, qui l’a bien connue, en a parlé dans des termes qu’il est bon de citer : « Ceux qui avaient passé leur temps, dit-il, à critiquer l’administration n’ont rien trouvé de mieux à faire que de l’imiter; ils ont discuté des programmes, des règlemens, ont nommé des commissions, des sous-commissions, des délégations. Ils se sont attribué des indemnités : tant par séance, tant par rapport[3]. « Ils estimaient qu’en matière d’art la commune représentait le pouvoir exécutif et que la fédération était le pouvoir législatif. Niaiserie considérable qui ne les faisait même pas sourciller et qui peut se traduire ainsi : les artistes se commandent des œuvres d’art, et la commune les leur paie.

Le général en chef de cette armée de rapins était Gustave Courbet, artisan de talent qui n’avait rien d’un artiste, dont la suffisance était bouffonne, qui croyait à sa mission et qui en somme n’était qu’une grosse bête. Dans les galeries du Louvre il promenait parfois sa forte bedaine et ses larges épaules; il décidait volontiers sur toute chose qu’il ignorait, prononçait de son accent traînard des jugemens sans appel et prenait imperturbablement les Gérard pour des Greuze; lourdement gouailleur du reste, et point méchant. Membre de la commune, et, — ce qui est à son éloge, — faisant partie de la minorité, il était trop sérieusement absorbé par les soucis de l’homme d’état pour continuer à diriger la fédération des artistes et à s’occuper des musées du Louvre. La fédération, ayant fini par destituer les conservateurs réguliers, les avait remplacés par une délégation choisie dans son sein et composée d’Oudinot, architecte; Héreau, peintre; Dalou, sculpteur, il est impossible d’avoir été plus convenable et d’avoir donné preuve de meilleures intentions que M. Oudinot. Dès la première heure, on fut assuré qu’il n’avait accepté ses fonctions que dans l’intention nettement déterminée de protéger les employés et de sauver les collections. Son autorité fut des plus douces et exercée avec une réserve de bon aloi à laquelle les gens de la commune n’avaient point habitué les opprimés qu’ils avaient la prétention de gouverner.

C’est le 17 mai, à la veille même de la débâcle générale, que le Journal officiel publia les nouvelles nominations : Achille Oudinot, administrateur; Jules Héreau et Dalou, administrateurs adjoints. Ce dernier n’a laissé aucun souvenir au Louvre ; il paraît avoir été sans consistance et être resté naturellement neutre, ni bon, ni mauvais. Il n’en est pas de même de Jules Héreau, qui voulut se donner de l’importance et ne réussit qu’à faire prendre le change sur son caractère. Dans un rapport rédigé au jour le jour par un des fonctionnaires du Louvre, je vois que Jules Héreau est très sévèrement qualifié. « Cet homme s’agite, se démène, hurle; il me fait l’effet d’une bête fauve. » — Fauve est de trop. C’est probablement un individu comme il en est tant, qui, ayant toujours déblatéré contre la morgue des administrateurs et des employés, exagéra sottement les défauts qu’il reprochait aux autres. Il avait cependant conçu un projet qu’il ne put mettre à exécution, mais qui était d’une perversité odieuse. A l’heure de nos premières défaites, lorsque les diamans de la couronne, confiés à M. Chazal, et l’encaisse métallique de la Banque de France étaient transportés à Brest, les conservateurs des musées du Louvre et du musée du Luxembourg expédièrent dans la même ville nos tableaux les plus précieux. Cette opération de transbordement, longue et assez difficile, fut brusquement interrompue par la révolution du 4 septembre. Quelques-uns des objets réservés au transfert étaient seuls partis, les autres restaient au Louvre. Dès lors, aucun de nos chefs-d’œuvre ne quitta les musées, sauf la Vénus de Milo, qui, nuitamment enlevée par ordre de M. Jules Simon, alors ministre de l’instruction publique et des beaux-arts, fut cachée dans une cave de la préfecture de police où, après la commune, on la retrouva dans un état pitoyable[4]. Les tableaux réfugiés à Brest manquaient naturellement dans les salles; Jules Héreau eut la prétention d’ouvrir celles-ci au public et de faire placer sur tout cadre dont la toile avait été enlevée l’inscription : disparu. C’était livrer le conservatoire du Louvre, composé des plus honnêtes gens du monde, aux suspicions et aux accusations de la commune, que sa bêtise n’en rendait point avare. Le fonctionnaire en présence duquel cette question se débattait ne put contenir un mouvement d’indignation, et il commençait à parler avec véhémence lorsqu’il fut brusquement interrompu par Oudinot, qui déclara que jamais il ne tolérerait une pareille infamie. Ce mot justifié, tombant de tout son poids sur Jules Héreau, mit fin à la discussion. Fort heureusement, car il y avait au Louvre tels hommes qu’il me serait facile de nommer qui se seraient fait tuer devant les cadres vides plutôt que de tolérer qu’on y attachât une inscription infamante pour eux.

Oudinot n’était point l’homme qui convenait à la commune, car reculer devant une bassesse indiquait des sentimens d’un civisme peu exalté; en outre il était, non pas bienveillant, mais respectueux envers les conservateurs et les avait secrètement prévenus, le vendredi 19 mai, qu’un mandat d’arrêt collectif signé contre eux serait probablement mis à exécution le 22. Aussi le 20, Oudinot était destitué et remplacé, en qualité de directeur, par un certain M. Brives qui, dit-on, avait été représentant du peuple en 1848; en cas d’absence du susdit, c’était Jules Héreau qui était chargé de donner des ordres, — ordres fort incohérens du reste et parfaitement incompréhensibles, qui consistaient à mettre les scellés tantôt sur une porte, tantôt sur une autre, quitte à les briser immédiatement pour les replacer tout de suite. — Cela n’avait été que fastidieux, et en réalité n’avait créé aucun danger immédiat pour les collections, ni pour les conservateurs qui, peu intimidés par l’intrusion d’une administration nouvelle, continuaient à venir au Louvre et veillaient sur les trésors dont ils avaient la garde. Ceux-ci avaient été mis autant que possible à l’abri : les objets les plus précieux avaient été murés; dans quelques galeries, la galerie d’Apollon entre autres, on n’avait laissé en place que les vitrines ; ce qu’elles contenaient était caché, — disparu, — comme aurait dit Héreau.

Les avanies sérieuses ne commencèrent qu’après l’entrée des troupes dans Paris. Ce fut le bruit du tocsin et de la fusillade qui apprit aux habitans du Louvre que la France revenait dans sa capitale. À ce moment Jules Héreau fait du zèle ; il rédige benoîtement un procès-verbal constatant que lui et Dalou n’ont point quitté leur poste, tandis que le citoyen directeur Brives est absent. Les gardes nationaux chargés de garder les portes ont fait exactement comme l’ex-représentant Brives; à trois heures et demie du matin, voyant la déroute du Trocadéro et de l’École militaire passer lestement dans la rue de Rivoli, ils se sont joints à elle et ont filé si vite qu’ils ont oublié leurs fusils, ce qui est peu de chose, mais leurs provisions de bouche, ce qui est grave et dénotait de sérieuses préoccupations. Un brigadier de surveillans profita rapidement de cette bonne occurrence et fit immédiatement fermer les quatre grilles qui donnent accès dans la cour François Ier La journée fut tranquille, mais la soirée réservait au personnel des musées une sur- prise à laquelle il ne s’attendait pas. Vers onze heures du soir, on vit arriver le docteur Pillot, délégué au Ier arrondissement, le sabre d’une main, le revolver de l’autre, marchant à la tête d’une escouade d’officiers fédérés parmi lesquels s’épatait la lourde encolure du colonel Victor Bénot. Pillot avait alors soixante-deux ans ; son crâne chauve, son apparence décrépite lui donnaient la physionomie d’un octogénaire. Docteur? il le disait, mais il n’en faut rien croire; ce lunatique n’avait pris ses grades qu’à l’université de Laputa. Il semble n’avoir jamais été qu’un assez mince escroc, politiqueur acrimonieux et fort maladroit, car en 1836 il est condamné à six mois de prison pour bris de scellés et port illicite du costume ecclésiastique ; en 1841 il est frappé d’une peine analogue pour affiliation à la société secrète des communautaires dont le but était le renversement radical du droit de propriété, ce que ces gens-là appellent : la table rase. Il ne put réussir à être représentant du peuple en 1848, et il devint alors médecin homéopathe, sans diplôme ni clientèle. Malgré sa participation à la néfaste journée du 31 octobre 1870, il échoua au premier scrutin du 26 mars. Celui du 16 avril fut plus juste et le ramassa pour l’envoyer à l’Hôtel de Ville où il n’apparut jamais que pour être violent. La délégation du Ier arrondissement contentait son ambition, et il lui suffisait d’être malveillant envers ses administrés pour croire qu’il méritait bien de la commune.

Docteur, ancien candidat aux assemblées législatives, homme d’expérience, membre d’un gouvernement à la fois militaire et réparateur, il se croyait la science infuse, car, semblable à ses congénères de l’Hôtel de Ville, il avait en lui-même l’imperturbable foi que donne l’excès de l’ignorance. Aussi venait-il au Louvre bien armé, bien escorté, non pour crever le portrait de Louis XIV, décapiter celui de Charles Ier, ou poignarder celui d’Henri IV, mais pour visiter les caves et y faire une perquisition sérieuse. Que devait-il donc y trouver : des armes, des Versaillais ou du vin? Il devait, — le lecteur l’a déjà deviné, — découvrir l’entrée du souterrain qui mène, — toujours tout droit, — au Champ de Mars. Le rapport que j’ai sous les yeux dit : « Les recherches restèrent naturellement infructueuses. » Elles avaient duré deux heures. C’était pénible de s’en aller les mains vides et d’avoir fait ce que les veneurs appellent buisson creux; Pillot remédia à cet inconvénient en donnant l’ordre d’emmener et de retenir à la mairie du Ier arrondissement quarante-sept gardiens ou gagistes attachés au service des musées. Ils seront des otages, et, si «le Louvre donne signe de monarchisme, » ils seront passés par les armes. Ces malheureux restèrent toute la nuit debout dans une salle, après avoir été brutalement interrogés par un commissaire central nommé Landeck qui voulait les envoyer à la préfecture de police, à Théophile Ferré, c’est-à-dire au supplice, car à cette heure, où la défaite n’était plus douteuse. Ferré pardonnait encore moins que d’habitude. On les réserva pour une autre besogne et, la baïonnette aux reins, le revolver au visage, ils furent contraints de travailler aux barricades que les fédérés élevaient dans la rue et sur le quai du Louvre. Un des conservateurs, indigné de voir ces pauvres gens réduits à cette servitude et forcés sous peine de mort à construire des ouvrages de défense contre ceux-là mêmes qu’ils attendaient avec une si vive impatience, se rendit chez les délégués aux musées, chez Héreau et Dalou. Il dit que l’on n’avait pas le droit d’arrêter d’honnêtes serviteurs qui n’avaient fait que leur devoir et qu’il priait les citoyens délégués de l’accepter, lui, comme otage afin que les gardiens fussent rendus à la liberté. Jules Héreau et Dalou ne savaient que répondre : — Nous ne pouvons rien en tout ceci, monsieur, sinon ne pas vous dénoncer, et nous ne vous dénoncerons pas. — Vers six heures du soir, les gardiens furent délivrés ; ils rentrèrent au Louvre humiliés, harassés de fatigue et mourans de faim, car depuis la veille ils n’avaient point mangé. On apprit alors quelle atroce et burlesque comédie l’on avait jouée avec eux. On leur avait dit qu’ils allaient être fusillés, s’ils ne se hâtaient d’indiquer dans quelle partie secrète des caves se trouvait l’entrée du souterrain, du fameux souterrain qui va au Champ de Mars; pendant ce temps, des fédérés venus au Louvre disaient à l’un des fonctionnaires que, s’il ne livrait la clé du souterrain, les gardiens détenus à la mairie seraient fusillés. Et dire que ces brutes s’étaient installées à l’Hôtel de Ville dans l’intention formelle et préconçue de répandre quelques lumières sur notre civilisation infectée d’obscurantisme !

On avait annoncé aux employés du Louvre que le 112e bataillon allait venir camper dans la cour; on l’attendit avec inquiétude; il ne vint pas, et l’on en fut heureux, car un combat livré aux portes mêmes des musées aurait pu avoir de détestables résultats. Dans ce quartier, du reste, l’heure n’était plus à la défense, elle était tout entière aux incendies; on n’en put douter quand on vit les flammes jaillir du pavillon de Flore et du pavillon Marsan. Lorsque la salle des Maréchaux fit explosion, l’angoisse fut inexprimable : « Le Louvre va-t-il donc sauter, et tant de richesses accumulées et nous aussi? » Là encore on fut admirable, et nul ne déserta son poste. Parmi ceux qui restaient imperturbablement il y avait un homme, un homme considérable, dont le logement était situé rue de l’Université. Son devoir était au Louvre, son cœur était à la maison où sa femme l’attendait. Toute la rue de Lille n’était plus qu’un brasier masquant d’mi rideau de feu la zone voisine, et l’on pouvait, l’on devait croire que la rue de l’Université brûlait. Celui dont je parle, qui le matin s’était offert en qualité d’otage pour obtenir la liberté des gardiens, ne bougea pas, semblable à un bon capitaine de vaisseau, ferme et demeurant le dernier sur le navire en perdition. Quelques gens descendirent leurs enfans et leur femme dans les caves, que l’on visita avec soin, car on voulait s’assurer que nulle matière explosible n’y avait été déposée. On fit une ronde générale : dans les sous-sols, dans les combles, dans les ateliers, dans les galeries, dans les salles. Tout le personnel était debout; on avait réuni dans le même lieu les seaux, les pioches, les louchets, en un mot tous les ustensiles de sauvetage que l’on avait pu découvrir. Plus la nuit avançait, plus les flammes paraissaient terribles, plus le péril semblait se rapprocher. Dans le salon carré, on rencontra les délégués, Héreau et Dalou; ils s’approchèrent d’un conservateur et avec quelque embarras parlèrent de mesures à prendre et de la responsabilité qui leur incombait. Le conservateur répliqua vertement : « Vous êtes les amis de ceux qui font sauter nos monumens et qui brûlent Paris; je vous défends de m’adresser la parole. » — Héreau, qui était devenu aussi humble qu’il avait été arrogant, s’inclina pour répondre : « Monsieur, nous sommes à votre discrétion, vos gardiens sont pour vous, nous sommes donc entre vos mains, faites de nous ce que vous voudrez. » Ces deux niais, qui s’étaient fourvoyés dans une aventure dont le plus simple bon sens aurait dû prévoir la fin, furent enfermés dans les appartemens de la direction et gardés à vue, dans la crainte qu’ils ne jetassent quelque billet ou quelque avis aux fédérés qui passaient dans la rue de Rivoli, — crainte illusoire; ces deux pauvres diables ne songeaient qu’à protéger leur peau et leur liberté, qui furent sauvées[5]. Rapidement on s’était compté ; on était une cinquantaine, tous dévoués, et l’on se disait, en voyant brûler la bibliothèque du Louvre, en voyant la fumée sortir par les lucarnes des combles de la nouvelle salle des états, que l’on était en nombre et assez résolu pour faire une coupure dans les murailles ou dans les toits, et pour combattre le feu qui s’avançait par la droite et par la gauche. Le vent était faible, par bonheur, et soufflait de l’est, c’est-à-dire dans une direction qui rabattait les flammes vers les Tuileries. La situation n’en était pas moins singulièrement grave et émouvante. Quoi! tout ce que le moyen âge nous a légué, ce que nous avons hérité de la renaissance et des temps modernes, tous ces tableaux, tous ces dessins, ces gravures, ces statues, ces émaux, ces bijoux, ces armures, ces raretés, ces merveilles, quoi ! tout ce que nous avons arraché aux ruines de l’antiquité va-t-il donc périr dans la ruine de Paris, parce qu’il a plu au valet d’écurie Bergeret, au menuisier Boudin, au bouvier Bénot, au marchand de vin Boursier, de brûler des palais, en haine d’un monde qu’ils détestent d’une haine farouche, car leurs vices leur y infligent une place qui ne convient pas à leur vanité!

Le jour se levait ; il pouvait être quatre heures du matin lorsque deux femmes et cinq hommes, dont l’un portait un drapeau rouge, entrèrent dans le Louvre en pénétrant par la grande galerie qui confine au pavillon Lesdiguières : c’étaient sans doute des maraudeurs attardés à chercher aubaine dans les anciens appartemens du grand-écuyer et qui, chassés par l’incendie, avaient marché devant eux sans trop savoir où ils allaient. Ils traversèrent les salles, se dandinant d’un air « crâne », descendirent l’escalier Henri II et sortirent par le guichet du pont des Arts; ils emportèrent la clé de la grille en disant : « Nous allons revenir. » Un des conservateurs fut averti. Les quatre grilles de la cour François Ier ont une serrure identique et peuvent, par conséquent, être ouvertes par la même clé. Des ordres furent immédiatement donnés ; on eut bien vite découvert des chaînes et des cadenas à l’aide desquels on maintint les grilles closes, de manière à paralyser l’emploi de la clé volée. Défense fut faite d’ouvrir à qui que ce fût. La prescription n’était point inutile, car vers cinq heures un camion chargé s’arrêta devant le guichet de la rue Marengo; le conducteur cria : « Ouvrez, au nom de la loi! » Nul ne répondit. On entendit quelques jurons, mais la place était chaude ; les balles sifflaient comme des merles, les obus éclataient sur les pavés, les paquets de mitraille bondissaient en ricochant le long des murs. On répéta encore : « Au nom de la loi, mais ouvrez donc, N. de D. ! » — On n’ouvrit pas davantage, et la voiture s’éloigna rapidement en cherchant l’abri des maisons de la rue Marengo.

La fusillade se rapprochait, les volées d’artillerie faisaient trembler les vitres; les fédérés venaient d’abandonner la barricade de la rue du Louvre, mais avant de partir ils avaient eu soin de mettre le feu à quelques maisons de la rue de Rivoli : l’une d’elles, qui contenait un dépôt d’eau dentifrice, c’est-à-dire d’alcool, ne tarda pas à brûler avec une violence extraordinaire. Il était huit heures et demie du matin environ, peut-être neuf heures, lorsque deux capitaines du génie, MM. Delambre et Riondel, entrèrent en courant dans la galerie d’Apollon; un conservateur et quelques employés étaient là. Il y eut un cri de surprise. L’un des officiers expliqua qu’envoyé en mission avec son camarade par le général Douay pour reconnaître si l’on pouvait sauver les Tuileries, si l’on pouvait protéger le Louvre, il tournait depuis plus d’une heure autour du palais, frappant, appelant à toutes les grilles sans parvenir à se faire entendre. Fatigué de crier en vain, il avait cherché et trouvé une échelle qui lui avait enfin permis de pénétrer dans le grand escalier. — Les deux capitaines demandèrent à être conduits sur les toits, afin de constater s’il y avait possibilité d’isoler le Louvre des Tuileries en feu en pratiquant une coupure dans un endroit propice. Le conservateur ordonna à l’un des gardiens d’accompagner les capitaines vers les combles. Le gardien hésita et répondit : — J’ai des enfans! — Le conservateur reprit : — C’est juste, mon ami, — puis se tournant vers les officiers, il dit : — Messieurs, veuillez avoir la complaisance de me suivre. — Il guida les capitaines du génie, parcourut avec eux la longue toiture où l’on était assourdi par le bruit des balles. Le fonctionnaire auquel je fais allusion s’est dévoué sans réserve pendant ces jours de péril; dans un journal tenu par un témoin oculaire, je lis : « Il était partout, encourageant les uns, ranimant les autres, déployant de tous côtés la plus grande énergie et s’occupant avec un calme admirable des mesures préservatrices qu’il était urgent de prendre. » — Il a été extraordinaire de fermeté dans l’accomplissement de son devoir, d’indulgence pour son personnel, de dignité avec les délégués de la commune, d’héroïsme en face du péril, et je regrette profondément que sa modestie, que je trouve excessive, m’ait interdit de le nommer. Là, sur les toits, en compagnie de MM. Delambre et Riondel, il put contempler l’étendue de ce désastre et comprendre que le Louvre pouvait être attaqué par deux côtés à la fois. Les murailles des bâtimens nouveaux élevés par Hector Lefuel étaient bonnes et résisteraient, mais malgré les combles de fer, le feu glissant le long des solives et des chevrons en bois pouvait envahir la grande galerie des tableaux, et alors tout serait à craindre. — Non, rien n’était plus à craindre, car le marquis de Sigoyer était à l’œuvre depuis une heure, à la tête du 26e bataillon de chasseurs à pied, dont il était le commandant.


VI. — LE MARQUIS BËRNARDY DE SIGOYER.

Le 26e bataillon de chasseurs à pied appartenait à la brigade Daguerre de la division Vergé, division momentanément détachée du corps de Vinoy et placée sous les ordres du général Félix Douay, commandant la quatrième armée devant Paris. Dans la journée du 21 mai, aussitôt que nos soldats eurent franchi la porte de Saint-Cloud, le 26e bataillon entra en ligne. Il était commandé par le marquis Bernardy de Sigoyer, homme de guerre d’une haute valeur dont il convient de faire connaître les états de service, ne serait-ce que pour prouver aux détracteurs systématiques de notre organisation sociale que l’on sait y faire bonne place à ceux qui la méritent. Il était de famille militaire, mais on le destina à la robe et on l’envoya faire son droit à Toulouse; il n’y tint pas, le sang des ancêtres lui battait au cœur, et, dès que sa vingtième année eut sonné, il jeta le code aux orties pour s’engager, le 25 juillet 1845, dans un régiment de zouaves. De ce jour, il est toujours où l’on combat : sous-lieutenant en 1851, lieutenant en 1854, il ne quitte l’Afrique que pour aller en Crimée; il est capitaine en Italie; le 15 juillet 1870, il est nommé chef de bataillon au 44e régiment d’infanterie, et, comme l’on sait que l’on peut compter sur lui, il est envoyé à Thionville en qualité de commandant en second. Il y fut admirable d’intrépidité ; ses sorties sont restées légendaires. Un coup de feu reçu le 27 septembre dans la hanche droite ne l’arrêta guère, et il continuait à harceler l’ennemi lorsque, le 22 novembre, un éclat d’obus lui brisa le péroné de la jambe droite. Thionville, malgré sa vaillance, n’était point en état de résister aux forces qui l’accablaient, elle capitula. Le commandant de Sigoyer, blessé, la jambe entourée d’un appareil, fut laissé à l’ambulance installée dans un ancien pensionnat dont le mur de clôture plongeait dans la Moselle. M. de Sigoyer avait près de lui un soldat légèrement blessé qui lui servait d’ordonnance. Celui-ci, d’après les ordres de son commandant, vérifia le mur de clôture et y découvrit une brèche assez large pour donner passage à un homme. On se procura des cordes, et, profitant d’une nuit sombre, on se laissa glisser jusqu’aux bords de la rivière; on découvrit une barque prussienne, on y monta, on coupa les amarres, et, par un froid glacial, on s’en alla au fil de l’eau. M. de Sigoyer souffrait considérablement, car il n’est pas facile de traîner une jambe brisée à travers de pareilles expéditions. Les fugitifs se laissèrent dériver sur la Moselle pendant 8 kilomètres, et eurent la chance vraiment providentielle d’être recueillis par un ancien officier français qui les soigna et leur facilita les moyens de gagner le Luxembourg. Sigoyer traversa rapidement la Belgique et vint se mettre à la disposition de la délégation de Tours, qui l’envoya former à Saint-Omer un nouveau bataillon de chasseurs à pied. Dès que l’état de sa blessure lui permit de monter à cheval, il rejoignit l’armée de Faidherbe et s’y comporta selon son habitude, c’est-à-dire héroïquement. L’armistice le désespéra, il écrivait à un de ses parens : « Vous êtes heureux, vous autres, de pouvoir rire encore; moi, je ne rirai plus jamais, jamais ! » Le 26e bataillon, qu’il commandait depuis le 23 décembre 1870, fut attiré à Versailles, et prit part à tous les combats sous Paris. Bernardy de Sigoyer était un admirable type de soldat : sa forte tête, ses cheveux ras, son ferme regard, ses maxillaires inférieurs légèrement saillans comme ceux de tous les hommes d’énergie, ses larges épaules, sa taille moyenne, mais solide, rappelaient un peu la figure du maréchal Ney. Il devait avoir la décision prompte et l’action redoutable; très bon en outre et très paternel pour ses soldats, il leur donnait toujours l’exemple et leur rappelait souvent que, lui aussi, il avait porté le sac au temps de sa jeunesse. On peut croire qu’un tel homme, blessé en Afrique, blessé en Crimée, blessé en Italie, deux fois blessé à Thionville, toujours sacrifié au devoir et amoureux de la France, avait vu avec horreur la commune étaler ses hontes devant les Allemands victorieux. Lorsque le 21 mai, vers six heures du soir, le général Douay passa devant le 26e bataillon, il remarqua l’animation du commandant de Sigoyer. Le 22 mai, le 26e bataillon, lancé en avant-garde, enleva le Palais de l’Industrie après avoir nettoyé le pont des Invalides et le cours la Reine de façon à permettre à la division Vergé de se déployer jusqu’au faubourg Saint-Honoré. Les meilleurs tireurs, envoyés sur la toiture du palais, parvinrent à gêner singulièrement le feu d’artillerie que les insurgés, maîtres des terrasses des Tuileries, dirigeaient sur les Champs-Elysées. Dans un rapport spécial adressé le soir même au général Daguerre, le commandant de Sigoyer cite, d’une façon toute particulière, le capitaine Lacombe, qui, a dans la journée du 21 et du 22 mai, a donné les plus grandes preuves de bravoure et d’intelligence de la guerre. » La journée du 23 fut occupée à ébaucher la construction de batteries dans les Champs-Elysées et à tirailler contre les insurgés des Tuileries, de la rue de Rivoli et de la rue Royale. Le 24 mai, à quatre heures du matin, « le bataillon reçoit l’ordre de se porter dans le jardin des Tuileries en suivant la terrasse du bord de l’eau et de se maintenir dans cette position jusqu’à ce qu’un ordre nouveau lui trace l’itinéraire à suivre. » Un quart d’heure après, le bataillon était en marche. Le mouvement fut si rapidement mené que de petits postes communards restés en observation près des Tuileries furent enlevés. Le bataillon prit position derrière la barricade qui fermait le quai près du pont de la Concorde, sur la terrasse du pont tournant et sur la terrasse du bord de l’eau. Là il attendit les ordres qu’il devait recevoir.

On était immobilisé en présence des incendies dont on était enveloppé de toutes parts ; on était fort impatient et l’on piétinait sur place. Le capitaine Lacombe n’y tint pas, et au risque de sa vie il s’en alla, tout seul, faire une reconnaissance sur les quais. Il constate que le feu des Tuileries s’étend de proche en proche par les combles de l’aile où la nouvelle salle des états est appuyée, que le musée du Louvre est menacé et que, si on veut le sauver, il faut agir résolument, sans perdre une minute. Le capitaine Lacombe revint faire son rapport verbal au commandant de Sigoyer. Celui-ci était fort perplexe. L’ordre qu’il avait reçu était positif et ne pouvait être interprété que d’une seule façon : rester sur les terrasses jusqu’à ce que d’autres instructions indiquent sur quel point il faut se porter. Soit; mais, pendant que l’on attendrait les ordres, les musées pouvaient brûler. Le marquis de Sigoyer n’hésita pas; il résolut de n’obéir qu’à sa propre initiative et prit immédiatement ses dispositions pour s’emparer du Louvre.

La place n’était pas bonne; du haut d’une barricade placée près du Pont-Neuf, les fédérés balayaient les quais; on passa néanmoins, en rasant les murailles, homme à homme, au pas de course, lestement derrière Bernardy de Sigoyer, qui ne se ménageait pas. Par le guichet des Lions, on se jeta dans le Carrousel ; si çà et là il restait encore quelques insurgés, on les fit promptement décamper à coups de fusil, car il est à remarquer, dans cette longue bataille qui dura sept jours, que, pas une fois, une troupe de fédérés, si nombreuse qu’elle fût, n’a pu tenir qu’à l’abri des barricades, et que toujours elle a pris la fuite dès qu’elle s’est rencontrée réellement face à face avec nos soldats. Le commandant de Sigoyer était devant le Louvre clos et encore intact ; il ne s’agissait plus maintenant de combattre des révoltés, il fallait combattre l’incendie, sans armes appropriées, et le vaincre; ce n’était point tâche facile. On fouilla les caves, l’agence des travaux, les chantiers où des ouvriers avaient abandonné leurs outils; tout ce qui put servir, haches, pioches, marteaux, fut saisi avec empressement, et la première compagnie, ayant en tête son capitaine, M. Lacombe, se jeta vaillamment au péril; on s’élança dans les escaliers, on grimpa jusque sur les toits et entre la salle des états et le pavillon La Trémoille, on essaya de pratiquer une coupure. Le cœur ne manquait à personne, mais l’endroit n’était pas tenable; l’intensité de la chaleur, sinon les flammes, repoussait les travailleurs. On peut se rendre compte de la fournaise contre laquelle on avait à lutter par ce fait que les énormes combles en fer de la nouvelle salle des états ont été tordus et qu’il n’est point resté vestige du chevronnage et du solivage qui étaient en chêne. Le sergent Alazet dirigeait la première escouade, il fut forcé de reculer jusqu’en avant du pavillon Lesdiguières; si celui-ci avait pris feu, le musée des tableaux, envahi par la grande galerie, eût flambé comme paille. Pendant que la première compagnie s’efforçait d’isoler le Louvre, les cinq autres compagnies du bataillon, gardées par leurs vedettes, avaient déposé leurs fusils, et sous la direction de leurs officiers faisaient la chaîne depuis les prises d’eau jusque sur les toits, à l’aide de seaux, de cruches, de bouteilles même, de tout récipient que l’on avait pu se procurer. Le feu semblait reculer ; encore une heure peut-être, et l’on en serait maître. Le commandant de Sigoyer encourageait ses hommes, mettait la main à la besogne et disait : — Allons, mes enfans, nous sauvons le plus riche trésor d’art qui existe au monde! — Il commençait à être satisfait de son œuvre et croyait bien avoir victoire gagnée, lorsqu’un officier d’état-major vint lui apporter l’ordre de rejoindre immédiatement la division. Il fut atterré; obéir? le Louvre peut être perdu. Pour la seconde fois depuis le matin, lui, le soldat soumis qui avait toujours donné le grand exemple de l’obéissance passive, il se résolut à demander un sursis et le droit d’achever le glorieux sauvetage qu’il avait entrepris. Les travaux ne furent donc point interrompus, et ils marchèrent si rapidement, si au gré de tous les souhaits, que le marquis de Sigoyer put détacher trente hommes de son bataillon pour les envoyer au pavillon Richelieu, où la bibliothèque embrasée était, de ce côté-là aussi, une menace pour le Louvre. Fort heureusement les capitaines du génie MM. Delambre et Riondel y étaient.

Ils avaient rassemblé dans la rue de Rivoli une compagnie du 91e de ligne et avaient pénétré dans la caserne de l’ancienne gendarmerie de la garde. En passant par les lucarnes, on avait pu arriver au mur qui sépare ce bâtiment de la bibliothèque; il était temps, les portes braisaient déjà, la caserne allait prendre feu et elle est, par le pavillon Colbert, contiguë au Louvre même. On trouvait bien partout des conduites d’eau, mais les robinets à écrou étaient fermés, et nul n’en avait la clé qui, selon un déplorable usage, était déposée chez le fontainier. Le capitaine Delambre courait partout en demandant les clés. Un serrurier, brigadier de la chambre de veille des Tuileries, M. Julien Grandubois, se dévoua; il traversa les rues que sillonnaient les balles, arriva sain et sauf rue de Lévêque où demeurait le fontainier, qui accourut. On avait de l’eau dès lors en abondance et on organisa un service de secours. On requérait du monde pour faire la chaîne. A cet appel on ne répondit pas avec un bien vif empressement, si j’en crois M. Gerspach, qui y était, et qui a dit : « Presque personne n’est venu; il est vrai que des obus tombaient toujours, mais enfin on pouvait passer ; nous aurions dû être plus d’un milier, nous n’avons été qu’un nombre insignifiant. » Ce nombre insignifiant a dû se multiplier par sa propre énergie, car il a réussi à rompre l’action du feu et à protéger les musées du Louvre.

A midi, le colonel des sapeurs-pompiers de Paris, M. Villerme, arrivait au pas de course. Installé dans la caserne de Passy depuis la veille, il avait reçu à dix heures du matin ordre du maréchal de Mac-Mahon de se transporter aux Tuileries avec tout son personnel et son matériel pour combattre l’incendie allumé par la commune. Le sauvetage prit alors une direction homogène et méthodique; le feu fut vaincu dans les règles. Des pompes, dressées contre la galerie Rivoli, empêchèrent les flammes d’envahir le pavillon de Rohan; d’autres furent mises en batterie à la hauteur de la salle des états où travaillaient toujours les chasseurs du commandant de Sigoyer: pendant ce temps, le lieutenant-colonel de Dionne renforçait les secours portés au pavillon Richelieu et envoyait une forte escouade. au Palais-Royal. A deux heures, le feu qui s’avançait vers le Louvre était maîtrisé, à cinq heures il était sans péril. Est-ce à dire pour cela que nos musées aient été à l’abri de tout danger aussitôt que le commandant de Sigoyer au pavillon Lesdiguières et le capitaine Delambre au pavillon Richelieu eurent énergiquement attaqué l’incendie? Loin de là, les libérateurs mêmes ont failli en entraîner la perte. Dès que les soldats de l’armée française eurent pénétré dans le Louvre, ils en firent une forteresse d’où, solidement établis, ils combattaient la révolte. Une compagnie de chasseurs à pied s’était précipitée dans la galerie d’Apollon. Malgré les supplications des conservateurs, elle avait ouvert les fenêtres et tiraillait sur la barricade élevée près du Pont-Neuf. Les insurgés, qui ne se souciaient que très faiblement des objets d’art, ne se faisaient faute de riposter. Les balles cassaient les vitrines, heureusement vides, trouaient les tapisseries, écaillaient les moulures. Cela était grave et pouvait avoir de dures conséquences, car les insurgés du Pont-Neuf semblaient décidés à ne point quitter la partie. S’ils avaient eu du canon, plus d’une collection aurait singulièrement souffert. Les conservateurs consternés se désolaient et se demandaient avec angoisse si ce jour de salut allait causer la ruine du Louvre, lorsqu’ils virent les insurgés de la barricade détaler comme des loups tirés. Des bérets bleus s’étaient montrés en haut de l’hôtel de la Monnaie : c’étaient les fusiliers marins de la division Bruat qui, tournant la position et la dominant, chassaient du même coup les fédérés du Pont-Neuf et délivraient les musées du Louvre. Tout péril était donc conjuré? Non, pas encore, car on avait eu la malencontreuse idée de hisser le drapeau français au-dessus du pavillon Lemercier, dans la cour François Ier. Le commandant de la batterie du Père-Lachaise ne tarda pas à s’en apercevoir, car il était muni d’un bon télescope, et les obus communards s’empressèrent de démontrer que le Louvre s’était pavoisé trop tôt. Heureusement le général Vergé arriva avec son état-major prendre position dans le palais que sa division occupait en partie, il se rendit de très bonne grâce aux observations qu’on lui adressa; le drapeau tricolore fut amené et les projectiles devinrent rares. Cette fois, c’était la dernière alerte; mais toute la façade de la galerie d’Apollon dut subir un ravalement complet.

La commune a-t-elle eu l’intention de détruire le Louvre? On l’a dit, on l’a répété avec insistance; pour ma part, je ne le crois pas. Une seule raison suffit à ma conviction ; si la commune avait voulu brûler le Louvre, elle l’eût brûlé. Les conservateurs, les employés, les surveillans s’y seraient opposés et eussent lutté avec désespoir, on peut l’affirmer sans hésitation ; mais une cinquantaine d’hommes, si dévoués, si agiles qu’ils soient, ne réussiront jamais à préserver de l’incendie un palais aussi vaste, rempli de matières combustibles, ouvert par quatre façades sur des espaces libres facilement abordables, et que rien ne défend. Il suffisait d’un bidon de pétrole et d’une allumette pour qu’il n’y eût plus là qu’un monceau de cendres. Une découverte faite par les sauveteurs du pavillon Lesdiguières a donné lieu de croire que la commune avait sérieusement préparé l’incendie du Louvre. L’interprétation a été erronée. Dans le pavillon de Flore, dans la salle des états, dans les appartemens réservés, sous l’empire, aux logemens du grand-écuyer et du grand veneur, on arracha des fils de laiton couverts de gutta-percha symétriquement disposés le long des murs. Quelques-uns de ces fils sont conservés, encore à l’heure qu’il est, à titre de curiosité, par les personnes qui les ont enlevés; on s’est imaginé qu’ils avaient pour but d’agir de loin sur des fourneaux de mines préparés d’avance et destinés à faire sauter le Louvre. L’explication est bien plus simple et surtout bien moins dramatique. En 1869, Napoléon III fit établir une communication électrique entre son cabinet et l’appartement du général Fleury; les fils de laiton qui mettaient en relation le souverain et le grand-écuyer ont été pris pour des conducteurs d’incendie, et ont motivé une légende qui n’a aucune raison d’être.

Deux faits cependant, que je dois rapporter, semblent contradictoires à l’opinion que j’ai émise. Bergeret n’a point été arrêté après la chute de la commune; successivement réfugié chez deux personnes qui lui donnèrent asile, il put gagner la Belgique, en accompagnant un député qui le fit passer pour son secrétaire. Il a publié, dans le New York Herald, une note justificative de sa conduite, note dans laquelle il affirme que son goût pour les beaux-arts l’a empêché d’incendier le Louvre, quoiqu’il en eût reçu l’ordre du comité de salut public. — L’autre fait est plus sérieux. Lorsque le 24 mai les conservateurs des musées entrèrent dans la chalcographie située au rez-de-chaussée de la cour François Ier , près du guichet Marengo, ils trouvèrent les salles dans un état de désordre extraordinaire et méthodiquement produit. Quelques fédérés avaient pénétré, on ne sait comment, dans l’appartement du général Le Pic; ils en avaient brisé la porte condamnée qui pouvait donner accès au musée des gravures et s’étaient momentanément emparés de celui-ci. Une planche d’argent, portant le numéro d’ordre 1914, gravée par Simon de Basse et représentant le portrait de Jacques d’Angleterre, a été volée; les tiroirs du bureau du conservateur ont été forcés. Ceci n’est qu’un vol et n’a pas d’importance; mais voici qui est plus grave: dans les salles garnies de casiers et de larges tables, toutes les gravures avaient été répandues sur le parquet, par-dessus les tiroirs renversés. Çà et là on avait jeté des pains de cire vierge qui servent à l’impression en taille douce et dont un atelier voisin était amplement fourni; en outre, sur l’une des tables on avait disposé deux torches en papier formées avec la proclamation par laquelle Delescluze apprenait, le 11 mai, aux citoyens de Paris qu’il venait d’être nommé délégué civil à la guerre. Du reste pas un flacon d’essence, pas un bidon de pétrole, pas une cartouche, mais dans un endroit voisin une tourie de vitriol. Tout cela ressemble terriblement à des préparatifs d’incendie : les incendiaires s’y sont-ils pris trop tard, et ont-ils été dérangés par l’arrivée des troupes, ont-ils quitté le Louvre et n’ont-ils pu y rentrer après que les grilles ont été enchaînées, ont-ils renoncé spontanément à leur projet? Nous ne savons que répondre, sinon que le Louvre n’a pas été brûlé; mais il aurait pu l’être, si le feu longeant les galeries du bord de l’eau et atteignant déjà le pavillon de La Trémoille n’avait été coupé, grâce à la reconnaissance hardie du capitaine Lacombe et à l’énergique initiative du commandant de Sigoyer.

Cet homme vaillant auquel nous devons sans doute le salut de nos musées n’était point destiné à survivre à sa grande action ; la mort qui frappe en aveugle ne sut pas l’épargner, et il tomba avant d’avoir vu l’anéantissement de l’exécrable révolte qu’il combattait. Le 24 mai, vers deux heures de l’après-midi, lorsque l’arrivée des pompiers et des soldats de ligne eut rendu à peu près inutile la coopération de ses hommes, il rassembla son bataillon et, par ordre supérieur, alla occuper la place du Châtelet, où il força, avec son entrain habituel, plusieurs barricades placées aux environs de l’Hôtel de Ville. A la lueur des incendies, il écrivit au crayon le billet suivant, qu’il ne put faire parvenir à sa femme et qui fut retrouvé sur son cadavre : « J’ai enlevé ce matin avec mon bataillon le quai du Pont-Royal et pris possession du Louvre. J’ai eu le bonheur de sauver les richesses artistiques de la France. » — Le 25 mai, après une nuit de repos bien gagnée, le 26e bataillon reprit sa marche en avant vers le grenier d’abondance. Tout à coup il reçut ordre, à six heures du soir, de changer d’itinéraire. À ce moment sans doute la division Vergé venait de quitter le corps du général Douay et de rentrer sous le commandement du général Vinoy. Après avoir escaladé, sous le feu des insurgés, quelques barricades dans la rue des Francs-Bourgeois, le 26e bataillon reçoit du général Daguerre l’ordre de s’emparer de la place Royale, occupée en force par les fédérés. La première et la seconde compagnie, sous le commandement du capitaine Lacombe, enlèvent, dans un très brillant combat, la place Royale et toutes les rues qui y débouchent. Un poste avancé est immédiatement établi dans une maison du boulevard Beaumarchais qui a vue sur la rue Amelot et le boulevard Richard-Lenoir. Le général Daguerre félicite les officiers et les chasseurs de leur conduite, puis il fait camper sa brigade sous les arcades et sous les arbres de la place Royale.

Le vendredi 26 mai, vers deux heures du matin, le général Daguerre fit appeler le commandant de Sigoyer, que l’on chercha vainement et que l’on ne put découvrir. On s’inquiéta, on fouilla les maisons voisines, on interrogea les soldats et les sentinelles. A minuit, on avait vu le marquis de Sigoyer se diriger seul vers la place de la Bastille, depuis lors il n’avait point reparu. Le capitaine Lacombe dut prendre alors le commandement du bataillon. A cinq heures, la brigade attaqua la place de la Bastille; à huit heures, elle en était maîtresse et se reforma près de la colonne de Juillet pendant que le 26e bataillon et le 37e ’régiment d’infanterie de marche arrachaient aux insurgés les barricades qui fermaient l’entrée du boulevard Richard-Lenoir, de la rue de la Roquette et du faubourg Saint-Antoine. A neuf heures, le corps du commandant de Sigoyer fut retrouvé, près d’une maison incendiée, entre le boulevard Beaumarchais et la rue Jean-Beausire. Ce fut un cri de douleur dans le bataillon, et du désespoir même de ces hommes qui adoraient leur commandant naquit une légende romanesque qu’il faut détruire, car elle est contraire à la vérité. On a dit que le marquis de Sigoyer, saisi vivant par les insurgés, avait dû subir un jugement dérisoire; qu’on lui avait coupé les mains « qui avaient tiré sur le peuple, » puis qu’on l’avait attaché à la grille de la colonne de Juillet, qu’on l’avait enduit de pétrole et qu’on l’avait brûlé. Ces cruautés horribles ne furent point commises, et les soldats de la commune n’ont point à se les reprocher[6]. Le commandant de Sigoyer a été assommé d’un coup de crosse de fusil ; son cadavre est resté là même où il a été frappé ; les débris enflammés d’une maison voisine l’ont couvert, lui ont carbonisé les mains, la partie droite du corps et l’ont mutilé de telle sorte que l’on a pu, jusqu’à un certain point, croire qu’un supplice atroce avait été infligé à ce malheureux. Il m’a été possible, après une minutieuse enquête, de reconstituer les faits en réunissant des indices qui sont presque des preuves. Voici, je crois, ce qui s’est passé.

Vers le milieu de la nuit du 25 au 26 mai, le marquis de Sigoyer, présumant qu’il aurait à conduire la tête d’attaque contre les forces insurrectionnelles solidement établies sur la place de la Bastille, partit seul en reconnaissance, sans prévenir personne, afin d’aller examiner, s’il se pouvait, l’importance des obstacles contre lesquels il aurait à lutter ; il a dû suivre la rue des Tournelles, le passage Jean-Beausire, la rue Jean-Beausire, et aller ainsi, presque à tâtons, au milieu de l’obscurité, jusqu’à l’angle de la rue et du boulevard. Au moment où, accoté contre la dernière maison à gauche, il avançait la tête pour découvrir la place de la Bastille, un fédéré, placé en vedette, dans l’ombre de quelque porte cochère, l’aperçut et, évitant de tirer pour ne point donner l’éveil aux troupes campées sur la place Royale, le frappa à la nuque d’un coup de crosse lancé à toute volée. Le choc a brisé la base du crâne, le chien du fusil à perforé les os, le contre-coup à déchiré l’artère basilaire. La mort a été foudroyante ; le bon soldat n’a point souffert. Après avoir été tué, il fut dévalisé. On lui enleva ses bottes, son sabre, son ceinturon, un revolver à garniture d’argent qui était un premier prix de tir obtenu dans un concours, son porte-monnaie et une sacoche en cuir contenant 3,800 francs. C’est ainsi du reste que la commune a fait la guerre ; tout soldat tué et tombé entre ses mains a été immédiatement dépouillé. Un acte législatif publiquement délibéré a rendu justice à la mémoire du marquis Bernardy de Sigoyer; l’assemblée a voté, sans contestation ni réserve, une rente perpétuelle pour sa veuve, à titre de récompense nationale; l’ex- posé des motifs dit[7] : « Si parmi les trésors de l’art ancien et de l’art moderne amoncelés dans le Louvre, quelques-uns avaient été déplacés, le plus grand nombre restait encore et allait disparaître dans un épouvantable sinistre, lorsqu’est intervenu avec autant de courage que d’à-propos le 26e bataillon des chasseurs à pied ; eh bien! le brave commandant qui l’a conduit, celui que ses compagnons d’armes sont unanimes à proclamer le plus méritant de tous, il est mort, et c’est vis-à-vis de sa famille désolée que la France peut et doit s’acquitter du service immense rendu à la civilisation par la conservation du musée du Louvre. » L’histoire, en ceci, sera d’accord avec la puissance législative; car, si sa mission est de flétrir les envieux qui ont tout fait pour détruire notre ordre social, son devoir est d’honorer les héros qui n’ont rien épargné et qui ont donné leur vie pour le sauver.


MAXIME DU CAMP.

  1. Le véritable nom de ce personnage, né au Sénégal le 14 octobre 1838, est Victor-Jacques-Hippolyte Thomas. Il était le neveu du général Clément Thomas. La mort violente de son oncle, assassiné par les insurgés du 18 mars, ne l’empêcha pas de servir la commune avec quelque dévoûment.
  2. La bibliothèque de la rue Richelieu était la bibliothèque royale. Pour savoir combien furent irréparables les suites de l’incendie de la bibliothèque du Louvre, lire : Pertes éprouvées par les bibliothèques publiques de Paris pendant le siège par les Prussiens en 1870 et pendant la domination de la commune révolutionnaire en 1871 ; rapport à M. le ministre de l’instruction publique par M. Henin Baudrillart. Paris, 1872.
  3. Voyez l’Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars, t. II, déposition de M. Gerspach, 255 et seq.
  4. Un tuyau de conduite crevé par l’incendie avait répandu un immonde contenu sur la malheureuse statue, qui, ramassée en trois morceaux, baignait dans des sanies indescriptibles.
  5. Grâce à l’un des conservateurs, qui les fit sortir du Louvre en sa compagnie lorsque la bataille eut pris fin.
  6. Après chaque insurrection, des fables pareilles se répandent et s’accréditent dans le public. En juin 1848, on disait sérieusement que les mobiles prisonniers étaient sciés entre deux planches. Ces exagérations sont regrettables, mais il faut reconnaître qu’elles prennent naissance dans les cruautés réellement commises : en 1848, l’assassinat du général Bréa et de son aide de camp, le capitaine Mangin; en 1871, le massacre des otages et les incendies.
  7. Voir le Journal officiel du 22 août 1871.