V
LE BONHOMME LENÔTRE

À l’époque où le visita ce prêtre italien, le jardin des Tuileries devait être, d’ailleurs, en grand bouleversement, car c’est en 1664, ou, tout au moins, au cours de l’année suivante, qu’André Lenôtre[sic] en commença la transformation.

Petit-fils de Pierre Lenôtre[1], maître bachelier et juré de la corporation des jardiniers de Paris, qui déjà, en 1572, travaillait aux parterres de Catherine de Médicis, fils de Jean Lenôtre, attaché depuis 1618 au jardin royal avec 1.200 livres de gages, André Lenôtre était né le 12 mars 1613. Toute la famille est dans le jardinage : Françoise Lenôtre, l’une des sœurs d’André, épousera Bouchard, pépiniériste du roi ; l’autre, Élisabeth, sera mariée à Pierre Desgots, préposé à l’entretien des allées et palissades ; André a pour parrain le sieur André Bérard de Maisoncelles, contrôleur général des parcs de Sa Majesté ; sa marraine est la femme de Claude Mollet qui, du temps d’Henri IV, a été premier pépiniériste de la couronne. Ce Mollet est un excellent homme, un peu radoteur, jardinier jusqu’au fond de l’âme ; quand il parle des poiriers de Bon Chrétien auxquels il porte une affection particulière : « Ils sont, dit-il, fort domestiques ; il ne faut pas les planter dans les basses cours ; ils demandent à voir souvent leur maître ; l’haleine de l’homme leur est très agréable[2]… »

Chez les Lenôtre tout le monde travaille : on sarcle, on taille, on bine, on sème, on repique, on arrose de l’aube à la nuit. Aussi quel trouble et quel désappointement quand, vers 1630, le jeune André qui touche à ses dix-sept ans, manifeste le désir de ne point continuer la carrière de ses aïeux et de suivre le cours du peintre Vouet. C’est le désespoir au cœur que le jardinier de Louis XIII voit son fils s’adonner à la peinture et passer bientôt dans l’atelier d’un architecte. L’enfant ne va-t-il pas, dans ce milieu turbulent, perdre le goût de la terre qu’ont orgueilleusement remuée ses ancêtres ? Mais non ; André Lenôtre a du bon sens : il sait que, — sauf le cas d’escapade ou d’incapacité, — le fils doit succéder à son père ; en ces temps lointains, l’ordre des plus humbles familles est réglé comme celui de la monarchie elle-même. Il n’ignore pas que le roi est tout disposé à lui accorder la survivance de l’emploi paternel ; aussi, s’avisant qu’on peut bâtir avec des arbres et peindre avec des fleurs, il abandonne brosses et compas et, après quelques années, rentre au bercail, à la grande joie de tous les siens.

Il débuta certainement aux Tuileries, soit qu’il y fût employé aux parterres et aux plantations, soit qu’il assistât son beau-frère Bouchard dans le soin des orangers. Il fut aussi promu premier jardinier de Gaston d’Orléans, frère du roi et chargé, aux gages de 300 livres par an, de l’entretien du jardin du Luxembourg. En 1637, alors qu’il a vingt-quatre ans, on le voit associé à son père par brevet de Louis XIII, dans la charge de jardinier des Tuileries. En janvier 1640, il épouse Françoise Langlois, fille du gouverneur des pages de la Grande Écurie ; une nombreuse et noble société tient à honneur de signer au contrat par lequel Jean Lenôtre s’engage à payer aux jeunes époux une rente de 200 livres. Françoise Langlois apporte en dot une somme de 5.000 livres et 1.000 livres en meubles, linge et ustensiles de ménage.

Lenôtre et sa femme s’installèrent aux Tuileries dans le logement affecté au jardinier ordinaire. Trois ans plus tard « en considération de sa grande capacité et expérience », André est nommé « dessinateur des plans et parterres de tous les jardins royaux ». Son mérite est connu, mais il est loin encore d’avoir acquis la renommée ; elle ne viendra que beaucoup plus tard. Lenôtre avait, en 1655, perdu son père et obtenu la survivance de sa charge ; l’année suivante, il reçoit le brevet de contrôleur général des bâtiments et c’est à ce titre que le surintendant Fouquet, avisé des talents de cet ingénieux artiste, lui confiera la création de ses jardins de Vaux.

Lenôtre peut là donner libre cours à son génie ; il n’est gêné par rien ; tout est à faire et, par surcroît de chance, l’irrégularité du terrain dont il dispose présente des difficultés en apparence insurmontables. Le surintendant ne compte pas ; ses ressources sont illimitées et il s’est juré d’éblouir le roi. N’espère-t-il pas aussi lui ravir, à force de magnificence, le cœur de Louise de La Vallière ?… Par une merveilleuse journée d’août 1661, la fête fameuse se déroule aux cris d’extase de toute la Cour fascinée. Le nom d’André Lenôtre, obscur le matin, est célèbre le soir ; il domine, dans les récits enthousiastes, ceux de Lebrun, de Molière, de La Fontaine associés en cette circonstance à sa gloire et cette révélation subite des miracles de beauté que l’on peut opérer avec de l’eau, des arbres et des fleurs, suscite dans l’esprit de Louis XIV la résolution de créer Versailles.

Rien de tel qu’un grand succès pour enhardir un génie encore timoré. Sans l’applaudissement unanime qui avait salué son éclatant début, peut-être Lenôtre n’aurait-il pas osé entreprendre la transformation du jardin des Tuileries. Ici, il devait s’attaquer à une œuvre généralement appréciée et consacrée en quelque sorte par l’accoutumance. Combien lui paraissait-elle mesquine en comparaison de ce qu’il rêvait ! En 1664 le jardin était encore à peu près tel que l’avait laissé Henri IV : une série de carrés réguliers, ornés de buis taillés, plantés d’ifs et de mûriers, sans grande percée, sans perspective, sans idée générale et qu’emprisonnait, à l’ouest, le lourd bastion de Catherine de Médicis. En outre, le terrain se présentait en pente très accentuée, dans toute l’étendue du jardin ; cette pente, d’après Blondel, atteint, en certains endroits, une toise, — deux mètres ; — « Si on eût voulu, dit-il, aplanir ce grand espace, il aurait fallu rapporter environ 3.000 toises de terre qui auraient coûté un argent immense. » Lenôtre réussit à dissimuler cette déclivité, au moyen de deux terrasses de hauteur inégale. « Aujourd’hui encore, malgré les modifications apportées à l’aménagement du jardin, il est impossible à un œil non prévenu, et si l’on ne compte pas les marches des escaliers qui mènent aux terrasses, de saisir une différence de niveau[3]. »

Blondel qui a connu l’œuvre de Lenôtre alors qu’elle était encore intacte, l’admirait sans réserve : « On conçoit, écrivait-il, combien il a fallu de génie pour donner à ce jardin cet air de dignité sans lui ôter cependant cette simplicité louable qui s’accorde si bien avec la nature[4]. » Il importait d’abord de supprimer la rue qui séparait le château des parterres ; elle fut remplacée par un très large perron formant terrasse et servant d’empattement à l’immense façade. L’étendue de cette façade exigeait en outre « une esplanade au devant » qui permît le recul nécessaire à embrasser d’un coup d’œil cette longue suite de bâtiments. Cet espace découvert fut décoré « par des parterres de broderies à compartiments, entremêlés de massifs de gazon, qui peuvent être regardés comme autant de chefs-d’œuvre ». Mais quel que fût leur agrément, ils auraient obligé les habitants du château à la traversée de ce découvert, sans abri contre les ardeurs du soleil, avant d’atteindre les parties ombreuses, éloignées de 82 toises, — 160 mètres. — Pour remédier à cet inconvénient, furent élevées les deux terrasses plantées d’arbres qui, depuis le perron même du palais jusqu’à l’extrémité du jardin, conduisent les promeneurs sous des voûtes de feuillage et leur procurent chemin faisant la facilité de contempler, — de haut comme il convient, — les merveilleux contours dessinés par les fleurs des parterres ensoleillés. On gagnait ainsi l’épaisse futaie au travers de laquelle Lenôtre perça une longue et large avenue qui, emprisonnant la vue entre deux murailles de verdure, la conduit au loin. Car il a rompu le massif bastion de Catherine de Médicis ; il utilise cette fortification, — dont quelques parties subsistent encore, reconnaissables à l’appareil de la maçonnerie ; — il la transforme en deux terrasses similaires auxquelles on parvient par des rampes douces. Un grand bassin octogonal de 30 toises — 60 mètres — de diamètre, détermine le contour des charmilles et des parterres qui l’encadrent. Blondel décrit avec enthousiasme ce bel endroit : « Toute cette partie du jardin l’emporte encore sur les beautés précédemment signalées. En effet, la disposition, la forme, la variété des plans et des niveaux, l’architecture des terrasses, les palissades, les figures de marbre sont autant d’objets qui montrent ce que peut le génie d’un artiste, lorsqu’il sait concilier d’une manière si intéressante les beautés de l’art avec les productions de la nature. »

Là se termine le jardin ; mais Lenôtre le prolonge pour le regard jusqu’à l’infini : entre ces deux terrasses, qui sont une première esquisse du fameux « fer à cheval » de Versailles, apparaît la campagne qu’il annexe à son œuvre en y traçant, entre quatre rangées d’arbres, une avenue sans fin qui, après un repos à mi-route d’où se détachent des allées rayonnantes, monte jusqu’au sommet de la colline de Chaillot bornant l’horizon vers le couchant. C’est ainsi que sont nés l’avenue, le rond-point des Champs-Élysées et la place de l’Étoile, et que nous devons à Lenôtre le splendide paysage qui est l’orgueil de Paris. Aussi, est-ce sur le mur de l’une des terrasses qui dominent ce merveilleux décor que les admirateurs du glorieux artiste ont fixé, il y a quelque vingt ans, une réplique de son buste par Coysevox et gravé cette simple inscription : André Lenôtre, créateur de ce jardin, avec ceux de Versailles, Chantilly, Saint-Cloud, Meudon et des plus beaux parcs de France. 1613-1701.

Une estampe du XVIIe siècle représente cet homme célèbre affublé d’une perruque qui recouvre ses épaules, le cou et les poignets étoffés d’opulentes guipures et l’attitude gourmée d’un président de Parlement. Ainsi le montre également une tapisserie de la galerie d’Apollon. On préférerait à ces portraits d’apparat un « instantané » où il nous apparaîtrait avec son grand tablier à pochette dans laquelle il plaçait son sécateur et son plantoir, avec un chapeau de paille sur la tête, une barbe de huit jours, courbé sur ses chères plates-bandes, taillant ses buis, alignant ses tapis de fleurs, cassant la croûte avec ses aides ; ou bien dans sa petite maison des Tuileries, allant de la cour au fumier à la cour aux poules, jetant du grain à ses volailles, tout en surveillant la cuisson de sa soupe aux choux ou d’un certain potage aux petits navets longs dont il est friand ; puis se réfugiant, le soir venu, parmi les précieux objets d’art qu’il collectionne avec amour et, à demi couché dans son grand fauteuil à crémaillère, garni de tapisserie à la turque, rêvant de belles percées dans les bois, projetant des perrons de cent marches et des cathédrales de feuillage.

Cette maison des Tuileries, M. Lucien Corpechot l’a décrite avec piété dans le beau livre qu’il a consacré naguère au jardinier de Louis XIV[5]. Presque accolée à la façade nord du pavillon de Pomone, — généralement désigné depuis le XVIIe siècle sous le nom de pavillon de Marsan, — elle comportait un étage sur rez-de-chaussée ; un petit jardin y était joint ; « quarante lauriers roses, deux grenadiers dans leurs caisses et quatorze orangers taillés en boules égayaient la façade[6] ». Dans l’écurie, deux chevaux blancs ; « le carrosse, en forme de coupé, garni de velours rouge à ramages, était remisé dans les Grandes Écuries du roi ».

Si simple que fût le bonhomme Lenôtre, il est trop profondément artiste pour n’avoir pas orné sa demeure : le vestibule est tendu de tapisseries à personnages en point de Hongrie ; il donne accès à trois salons où Lenôtre a réuni sa précieuse collection de tableaux, de bronzes, de médailles antiques, de statues, de gravures, d’antiquités égyptiennes, de coquillages et de papillons. Dans ce musée abondent les pièces de très grande valeur, toiles de Poussin, de Claude Lorrain, de Rembrandt, de Mignard, de l’Albane, de Breughel le Vieux, et marbres de Michel-Ange. La salle à manger, au premier étage, est décorée de bandes de point d’Angleterre, aurore, bleu et blanc ; deux armoires sont pleines de pesante argenterie. Dans la chambre à coucher, dont une brocatelle aurore garnit les murs, sont placés deux lits couverts de housses en satin ; tout à côté se trouve la bibliothèque contenant nombre de livres d’histoire et d’ouvrages de piété, reliés pour la plupart en maroquin rouge. « Tallemant des Réaux note que Lenôtre, quand il s’absentait de chez lui, laissait la clef de ses cabinets de curiosités en un certain endroit que tous les honnêtes gens savaient, et, quoiqu’il y eût de fort petites pièces, il n’y eut jamais rien de perdu. »

L’inventaire, publié par M. Corpechot, détaille jusqu’à l’opulente batterie de cuisine, jusqu’au luxueux linge de table et de ménage ; on y mentionne aussi, outre les deux toilettes de cérémonie de la dame Lenôtre, « l’une de satin, broché d’or et d’argent, et l’autre de gros de Tours », les vêtements de couleur sombre que portait ordinairement son mari.

Car ils ne devaient pas souvent sortir de leur coffre le bel habit et les manchettes de guipure du portrait. Quand il était appelé par Louis XIV, qui causait avec lui fréquemment, il arrivait, bien certainement, sans avoir fait toilette, en bas de coton ou de laine, en veste de toile et en gros souliers. Il écoutait les projets conçus par Sa Majesté, faisait la moue, discutait, tenait tête, en ouvrier qui sait son métier et ne supporte pas que les ignorants « lui en remontrent ». Les grands de la terre n’intimidaient pas le bonhomme : lorsqu’il fut mandé à Rome par le pape Innocent XI, il accomplit le voyage dans le carrosse de la duchesse de Sforce, nièce de Mme  de Montespan, qu’accompagnaient sa sœur, la duchesse de Nevers et le maréchal de Vivonne[7]. Il montra au Saint-Père les plans de Versailles et fut si ravi de l’approbation louangeuse du Pontife qu’il lui sauta au cou et l’embrassa sur les deux joues. L’aventure fut connue à Versailles et certains s’en scandalisèrent. Un duc paria mille louis qu’un tel manque de savoir-vivre était invraisemblable ; qu’il n’y avait là qu’une hâblerie du jardinier sans éducation… « Ne pariez pas, fit le roi ; quand je reviens de campagne, Lenôtre m’embrasse : il a bien pu embrasser le Pape. »


André Le Nôtre (1613-1700).
Gravure anonyme d’après Carlo Maratta.


Louis XIV, du reste, ne pouvait se passer le lui ; pour l’avoir dans son voisinage, il lui donna une maison à Versailles[8], un logement au Grand Trianon. En 1677, alors que son armée assiégeait Cambrai, il manda Lenôtre en Flandre pour l’entretenir de ses bâtiments et de ses jardins. Tous deux, chevauchant de conserve, visitèrent la tranchée et c’est aux côtés du roi que le jardinier assista au défilé des vaincus ; et quand, après l’avoir admis à partager sa vie durant son séjour au camp, le monarque victorieux congédia le bonhomme, « il l’honora d’une embrassade en lui recommandant de se bien conserver ». De cette faveur sans exemple, Lenôtre ne prend nul orgueil ; il saisit toutes les occasions de rappeler sa modeste origine ; il continue à vivre entre sa femme, ses ouvriers, ses lauriers roses, ses poules et ses chères curiosités ; si le roi veut lui donner des armoiries, il répond « qu’il en a déjà, et de belles : trois limaçons couronnés d’un trognon de chou » ! Il fut pris au mot et les limaçons d’argent sur fond de sable composèrent l’écusson de Lenôtre. Même, il fut honoré d’une distinction presque unique ; en le décorant de la croix de Saint-Michel, le roi l’autorisa à porter le cordon bleu, insigne réservé aux plus grands seigneurs de France.

Lenôtre ne fut pas ingrat. Se sentant vieillir, il se démit de toutes ses charges et se confina dans sa maison des Tuileries, parmi ses collections qu’il ne cessait d’enrichir. Elles faisaient sa joie, sa fierté, son occupation favorite ; il les aimait, tant, tant… que, de son vivant, il se procura le bonheur de les offrir au roi qu’il aimait bien davantage encore. « Tout ce que j’ai appartient à Sa Majesté, disait-il, et tant que ses descendants régneront sur la France, les miens s’estimeront suffisamment heureux[9]. » Le plus beau jour de sa vie fut peut-être celui où Louis XIV daigna accepter ce don précieux et s’en montrer satisfait[10].

Lenôtre mourut âgé de quatre-vingt-sept ans, le 15 septembre 1700, à quatre heures du matin. Son corps fut déposé à l’église Saint-Roch, alors succursale de la paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois, dans le caveau de la chapelle Saint-André, qu’il avait fait construire de ses deniers. Suivant son désir, on l’inhuma « avec le moins de cérémonie possible » et on ne grava sur sa tombe aucune armoirie : il finissait humblement, comme il avait vécu et bien certainement sans se douter de sa gloire qui, depuis deux cent cinquante ans, est incessamment proclamée par ces palais de feuillages, ces bassins où se reflètent les charmilles et les marbres, par ces choses qu’il créa et auxquelles son génie a su donner, avec la vie, une grâce et un charme qui ne périront pas.

Quand mourut Lenôtre Louis XIV n’habitait plus les Tuileries depuis bien longtemps ; durant quatre années seulement, — de 1667 à 1671, — il y avait établi sa résidence. C’est l’époque de la grande transformation du jardin ; quelques dates ne seront pas ici sans intérêt : les parterres et leurs trois bassins qui subsistent encore remontent à 1667 ; la terrasse du bord de l’eau et le grand bassin octogone furent terminés en 1669 ; les rampes du fer à cheval et les deux terrasses qui dominent aujourd’hui la place de la Concorde sont de 1670. Ces quatre années du séjour de Louis XIV coïncident également avec l’apogée et le déclin de son amour pour la tendre La Vallière. Le roi s’est fixé aux Tuileries afin de se ménager de discrètes rencontres avec sa maîtresse ; pour elle il a fait bâtir dans l’une des trois cours du château un hôtel qu’elle habitera jusqu’à l’heure de son héroïque pénitence[11]. Car bientôt elle ne va plus être à la Cour « qu’une petite ombre » derrière la haute silhouette de l’altière Athénaïs de Montespan qui lui succédera dans le cœur de son versatile amoureux. Et, comme si ce séjour des Tuileries était voué, de par son origine, aux diableries et aux sortilèges, la nouvelle favorite, redoutant un retour offensif de celle dont elle a triomphé, recourt, pour l’abattre, aux incantations et aux envoûtements : « Des maîtres en sorcellerie lui remettent deux cœurs de pigeons consacrés par une messe sacrilège où le nom de La Vallière est revenu sans cesse. La Montespan emporte les deux cœurs dans une boîte de vermeil et possède des formules mystérieuses qui lui permettent de procéder à de sataniques invocations », afin d’obtenir « les bonnes grâces du roi et la mort de La Vallière ». Mais celle-ci échappa à l’ensorcellement ; Dieu se réservait « cette charmeuse qui avait charmé le ciel lui-même ». C’est, semble-t-il, de son hôtel des Tuileries qu’elle partit pour le Carmel où elle allait expier sa faute durant trente-six ans[12]. On a dit que Louis XIV pleura quand, somptueusement parée, elle monta en carrosse pour gagner le couvent. Désormais il n’habitera plus les Tuileries. Voulut-il fuir le souvenir du grand amour de sa jeunesse ? Saint-Germain et bientôt Versailles seront ses résidences officielles et, pour la première fois depuis bien des siècles, Paris ne sera plus le siège de la Monarchie.



Notes :
  1. Le nom s’écrivait Notre, Le Nostre, Le Nautre. Une signature d’André Lenôtre est ainsi : A. Notre.
  2. Corpechot, Les Jardins de l’intelligence, p. 70.
  3. Lucien Corpechot, loc. cit., 182.
  4. Blondel, Architecture française, IV, 70.
  5. Les Jardins de l’intelligence, par Lucien Corpechot. C’est l’étude la plus complète qui ait paru sur Lenôtre et son œuvre. Nul n’a mieux compris que M. Corpechot les créations du grand jardinier ; nul n’en a parlé avec plus d’émotion et de compétence.
  6. On distingue cette maison sur le plan à vol d’oiseau de Turgot, 1739.
  7. Les Jardins de l’intelligence, p. 206.
  8. C’est aujourd’hui le n° 16 de la place Hoche, jadis place Dauphine.
  9. Lenôtre avait eu trois enfants, morts en bas âge. Ses héritiers étaient ses neveux, Desgots, fils de sa sœur Élisabeth et les enfants de son frère Philippe, qui paraît s’être fixé à Rouen et dont la descendance est aujourd’hui nombreuse.
  10. « Le roi, dit le Mercure, fut ravi d’un tel présent et Sa Majesté en remercia fort M. Lenôtre, étant surprise qu’un particulier eût pu assembler des pièces si rares et voulut renoncer, pour les lui donner, à tout ce qui a toujours fait son plaisir. — Après avoir fait admirer ces pièces à toute la Cour, le roi les a placées dans la petite galerie de son appartement, où elles n’ont rien perdu de leur rare beauté, pour se trouver mêlées avec ce qu’il y a de plus beau et de plus achevé en Europe. »
    Plusieurs des tableaux donnés par Lenôtre à Louis XIV se retrouvent aujourd’hui au musée du Louvre : — de l’Albane : ─ Le Bain de Diane ; — L’Annonciation ; — Apollon et Daphné ; — de Breughel le Vieux : — La Bataille d’Alexandre et de Darius ; — de Cornélis van Palenbourg : — Le Martyre de saint Sébastien ; — de Paul Bril : — un paysage ; — de Poussin : — Saint Jean-Baptiste ; — La Femme adultère. Le musée de Grenoble possède Adam et Ève, par Le Dominique, de la même provenance ; — le musée de Rouen, Mars et Vénus, par Lanfranc et le musée du Louvre conserve également deux sarcophages ayant appartenu au surintendant Fouquet et qui furent achetés par Lenôtre. V. sur les collections de Lenôtre, Corpechot, loc. cit., 241 à 265.
  11. Gabrielle Basset d’Auriac, Les Deux pénitences de Louise de La Vallière, p. 99.
  12. Idem, p. 155. — « À la grille du château, des hommes se découvrirent et dans les rues les voitures passèrent au milieu d’un silence ému. Dans Paris, tout le monde était aux fenêtres… »