II
BÂTISSES ET JARDINAGES

À la mort de Catherine de Médicis, la construction des Tuileries était depuis seize ans abandonnée : la partie édifiée ne représentait pas même le quart des bâtiments primitivement projetés ; mais quelle élégance dans cette ébauche de château : sans rien de grandiose ni d’imposant, une harmonie parfaite entre la gracieuse rotonde du dôme central et les deux galeries à terrasses qui s’en détachaient, surmontées, en arrière-corps, d’un simple comble dont les fenêtres encadrées de clochetons étaient coiffées d’une dentelle de pierre. Ce n’était, il est vrai, qu’un décor, car, bien qu’on eût revêtu de marbre les murs extérieurs, qu’on y vît des colonnes « d’un seul bloc », les cloisons séparatives manquaient et les planchers n’étaient pas posés.

En revanche, le jardin où la nature n’interrompait point son œuvre, prospérait d’année en année. Une rue boueuse, ravinée par les charrois de matériaux, le séparait du château discontinué ; mais le mur qui l’enclosait franchi, on se trouvait, si l’on en croit les contemporains, « dans un paradis terrestre ». Il faut dire que les Parisiens de ce temps-là, étaient peu gâtés en fait d’arbres et de verdure : un jardin de quelque étendue était pour eux nouveauté surprenante et révélation de merveilles insoupçonnées. Or il y a de tout dans ce paradis des Tuileries, des pelouses, des bois, des parterres où le myrte, le thym, le serpolet, le romarin, la lavande, la camomille, voire le persil et l’oseille figurent des dessins compliqués ; il y a des buis taillés « en fleurs de lys, en châteaux forts, en armées de verdure, en molosses, en bêtes sauvages » ; il y a des fontaines, des bassins, des ruisseaux, des « hommes en romarin », Adam et Ève en if, des lits de repos, des bancs, des tables de feuillage, les signes du Zodiaque, un labyrinthe, un écho, une grotte que Palissy a peuplée de serpents, de limaces, de tortues, de lézards, de crapauds et de grenouilles en terre cuite émaillée : on y voit aussi de l’herbe et de la mousse parfaitement imitées, un faune dont le front, les yeux, la bouche, les joues, le reste du corps sont tout en coquillages et un moulin à eau dont la roue active un soufflet qui joue du flageolet… agréments de goût italien, importés par les compatriotes des Médicis ; mais tous les jardiniers de la reine ne sont pas venus d’au-delà des Alpes : bon nombre sont de chez nous et dédaignent ce bric-à-brac ; à leurs préférences sont dus les belles allées ombreuses d’ormes et de charmes, les gazons, le grand berceau de chèvrefeuille et de clématites, les larges pelouses encadrées de fleurs qui font le grand attrait du jardin. Peut-être abusent-ils des plantations de sapins, d’ifs et des cyprès ; mais c’est pour satisfaire le roi Henri III qui transformerait volontiers en cimetières ses promenades d’agrément et professe en jardinage des doctrines macabres : Sainte-Foix raconte que ce roi peu gai projetait de percer dans le bois de Boulogne six avenues aboutissant au même rond-point où il aurait élevé un magnifique mausolée pour y déposer son cœur et celui des rois ses successeurs. Tous les chevaliers de l’ordre du Saint-Esprit auraient eu, le long de ces allées, leur tombeau de marbre orné de leur statue et séparés les uns des autres par des taillis d’ifs façonnés de différentes manières : « Dans cent ans, disait-il, ce serait une promenade bien amusante ; il y aura au moins quatre cents tombeaux dans ce bois[1]. »

C’est peut-être à cette sombre humeur des derniers rois que Henri IV fut redevable de l’accueil enthousiaste dont le saluèrent ceux des Parisiens qui n’étaient pas ligueurs impénitents, quand, le 25 juin 1594, il prit possession de sa capitale. Dans l’idée populaire, l’entrée en scène de ce Bourbon, batailleur mais franc luron, mettait fin à la politique louche de « ces funèbres figures » de Valois, aux discussions, aux discordes civiles. Tout de suite on travaille : partout des architectes, des maçons, des tailleurs de pierre ; on active les travaux du Pont-Neuf ; on élève la longue aile qui, du vieux Louvre, longera la rivière jusqu’à la rencontre des Tuileries que l’on va prolonger vers le sud pour les souder à cette galerie immense. En face de l’endroit où s’opérera cette jonction, un bac est établi sur la Seine afin d’amener directement les matériaux, le sable, les pierres de taille des carrières de la rive gauche. Ce bac provisoire sera, plus tard, remplacé par un pont de bois, puis par un magnifique pont de pierre ; mais il laissera jusqu’à nos jours son nom à la grande artère du faubourg Saint-Germain.

Le bon roi à l’œil à tout ; dès le matin il est parmi les manœuvres, sans escorte, sans aucun garde, enjambant les gravois, causant avec les ouvriers qui n’ont pas idée d’un roi pareil : il embaume comme eux l’ail et la sueur, il les tutoie, il rit, il s’assied sur les pierres, discute avec les architectes et se rend sans peine à leurs raisons. Aussi besogne-t-on avec ardeur et voilà qui explique comment en si peu d’années, avec les moyens défectueux de l’époque, on parvint à mener au terme, sinon à parfaire, la construction de cette galerie dont la longue façade est brodée de chiffres, d’emblèmes, de banderoles, d’amours, de couronnes, de sceptres taillés dans la pierre par un ciseau si souple, « d’une grâce si fluide et coulante » qu’il semble conduit par la main des fées[2]. Cette décoration date incontestablement cette œuvre admirable : on y voit, en effet, souvent reproduite, l’initiale royale H, entremêlée à quatre jambages IIII ; même, le Béarnais, sans vergogne comme sans souci des jalousies de son épouse légitime, fit accoler à son chiffre le G de sa chère maîtresse, la belle Gabrielle, afin de léguer à la postérité le souvenir de ses amours. En 1605, ce grand ouvrage étant très avancé, il fallait le raccorder aux constructions de Philibert Delorme et de Jean Bullant, interrompues depuis plus de trente ans ; c’était une cinquantaine de toises, — environ cent mètres, — de bâtiments à élever pour relier en angle droit l’extrémité de la nouvelle galerie au château inachevé de Catherine de Médicis. L’architecte Androuet Du Cerceau fut chargé de ce travail ; comme la mode avait changé, il ne s’astreignit pas à imiter le style agréablement maniéré du XVIe siècle et il adopta ce que les professionnels nomment l’ordre colossal ; non point que ce genre d’architecture affecte des dimensions cyclopéennes ; cette désignation caractérise l’emploi de pilastres partant du sol et montant d’un seul jet, sans indication des différents étages, jusqu’à la corniche de l’entablement. Du Cerceau éleva ainsi un assez lourd corps de logis prolongeant l’œuvre de ses prédécesseurs et, à la rencontre de la galerie du bord de l’eau, il édifia, dans le même style, un énorme pavillon d’angle qui semble bien avoir été mis, dès l’origine, sous le patronage de Flore.

Le Louvre s’étendait donc jusqu’aux Tuileries ; mais celles-ci ne ressemblaient plus au vaste palais quadrangulaire rêvé par la reine italienne : elles n’étaient plus qu’une enfilade de constructions disparates, démesurément étirée vers la Seine, afin de faire corps avec la galerie, et brusquement amputée du côté nord, de sorte que le dôme élégant destiné à en marquer le motif central se trouvait maintenant presque à l’extrémité de cet assemblage de bâtisses hétérogènes, et, d’ailleurs, inhabitées. Mais Henri IV était ravi de sa galerie qui lui permettait d’aller, sans sortir de chez lui, depuis son vieux Louvre privé de jardin, respirer « la brise des champs » dans les parterres et les bosquets de Catherine de Médicis.

Comment se représenter cette fameuse galerie dans les premiers temps de son achèvement ? Tant ornée au-dehors il paraît vraisemblable qu’elle n’était à l’intérieur qu’un très long passage sans décoration. Dès 1606 le roi y promenait ses chiens ; il aimait à y flâner « pour voir ce qui se passait sur la rivière » ; même il y donna à son petit garçon, le dauphin, alors âgé de cinq ans, le plaisir d’une chasse au renard, — chétive utilisation d’un si gigantesque ouvrage. Dans sa pensée, le Béarnais en prévoyait une autre ; il savait combien sont changeants les engouements du peuple et n’ignorait pas que son prédécesseur, Henri III, fuyant la sédition, avait, à grand peine, réussi à s’échapper du Louvre, à franchir les portes de la ville et à gagner les champs où il parvint à se procurer un cheval, et, sans bottes ni éperons, galopa à vive allure jusqu’à Rambouillet. Au moyen de sa galerie qui enjambait l’enceinte de Paris, Henri IV était assuré de s’esquiver en cas d’alerte et d’arriver clandestinement à ses écuries, situées, depuis 1568, le long du jardin des Tuileries[3], en-dehors de la porte Saint-Honoré. Cette pénible éventualité ne se présenta pas, du reste, et la galerie ne fut jamais utilisée, à cette époque, autrement que comme allée couverte pour se rendre au jardin des Tuileries.

La routine parisienne conservait à ce jardin ce nom vulgaire et nul courtisan ne s’était ingénié à en trouver un plus distingué, ainsi qu’il advint plus tard à la côte de Chaillot, poétiquement qualifiée de Champs-Élysées. D’ailleurs cette appellation, les Tuileries, ne rappelait déjà plus les fours abolis des tuiliers du XVIe siècle ; elle s’était en quelque sorte anoblie et elle évoquait maintenant l’image d’un lieu délicieux paré de toutes les grâces de la nature disciplinée. Le roi en était très fier et s’en amusait comme un enfant ; on l’y vit courir la bague, non point sur les chevaux de bois, mais sur un coursier bien vivant ; il y voulut un étang de trente-trois toises de long sur vingt-trois de large, — 65 mètres sur 45, — et profond d’une demi-toise, — 1 mètre. Quand ce petit étang fut creusé et rempli d’eau de Seine, on y lança une gondole manœuvrée par tout un équipage ; le grand berceau, ébauché précédemment, fut complété par une série de tonnelles en treillage que réunissait une voûte compacte de plantes grimpantes et de verdure[4]. Il y avait des corbeilles de fleurs figurant l’initiale royale entourée de fleurs de lys ; des plantations de mûriers blancs, des magnaneries, des nourrisseries pour les vers à soie ; un cadran de fleurs sont le gnomon était un grand if qui, par son ombre, marquait l’heure ; il y avait encore, pour promener parmi ces merveilles le petit dauphin, un mignon carrosse traîné par des boucs, — l’origine de la voiture aux chèvres… la seule, sans nul doute, qui survive des institutions de ce temps-là.

Le château des Tuileries n’étant, semble-t-il, ni aménagé, ni meublé, c’est dans le jardin qu’Henri IV, par les beaux jours, donnait ses audiences et recevait les ambassadeurs. Il le parcourut longuement aux premières heures du 14 mai 1610, en sortant de la messe des Feuillants. La veille, il était allé, bien à contre-cœur, assister au sacre de la reine sa femme dans la basilique de Saint-Denis. Cette cérémonie, en cette église sépulcrale, l’avait assombri.

Il se promenait donc, ce matin-là, aux Tuileries, avec MM. de Villeroy, de Guise et de Bassompierre. Bien contrairement à son habitude, il paraissait absorbé par des pensées lugubres : ce beau parc, ce château à l’abandon, demeuraient-ils, depuis la mort de leur créatrice, imprégnés de quelque maléfique sortilège émané des devins et des astrologues dont, vivante, elle s’était entourée ? Quelle voix mystérieuse soufflait, ce jour de mai, au bon roi, si épanoui d’ordinaire, le très proche avenir ? « Mon ami, dit-il à Bassompierre en soupirant, mon ami, il faut quitter tout cela ! » Son compagnon tenta de le ragaillardir : « Mon Dieu ! Sire…, vous êtes en parfaite santé, adoré de vos sujets ; vous avez de belles maisons, une belle femme, de belles maîtresses, de beaux enfants qui grandissent… Que vous faut-il de plus ? » Mais le roi, revenant à la cérémonie du jour précédent : « Maudit sacre, grommelait-il, tu seras cause de ma mort ; on m’a dit… que je mourrais dans un carrosse[5]. »

Ce même jour, à la fin de l’après-midi, comme il se rendait à l’Arsenal pour y voir Sully, il fut frappé « dans son carrosse » du coup de poignard de Ravaillac, et il se trouva des arithmanciens, liseurs d’horoscopes par les nombres, pour établir que le roi devait périr ce jour-là : Henri IV, supputaient-ils, naquit 14 siècles, 14 décades et 14 ans après la nativité du Sauveur ; il vint au monde le 14 décembre[6] et mourut le 14 de mai ; il a vécu 4 fois 14 ans, 14 semaines et 14 jours ; il y a 14 lettres dans son nom Henri de Bourbon[7]

On rapporta au Louvre le corps du roi, placé sur un fauteuil, — qui, dit-on, est aujourd’hui à la bibliothèque de l’Institut. — La reine Marie, qui n’est prévenue de rien et tient sa Cour dans son grand cabinet du Louvre, entend des rumeurs insolites monter des antichambres et le cri d’usage en cas d’accident : Au vin et au chirurgien ! Elle court jusqu’à la chambre royale, rencontre Sillery tenant par la main le petit dauphin : « Monsieur, crie-t-elle, le roi est-il donc mort ? » Sillery répond, en montrant le jeune prince : « Madame, voici le roi[8]… »

C’était un enfant de neuf ans, sensible et impressionnable : il avait été assez durement élevé. Le fouet était en grand honneur, à cette époque, et Henri IV le recommandait comme un sûr moyen d’éducation ; il jugeait utile d’y recourir souvent : « Je veux, écrivait-il à Mme  de Montglat, la gouvernante, je veux et vous recommande de fouetter mon fils toutes les fois qu’il fera l’opiniâtre, sachant bien par moi-même qu’il n’y a rien au monde qui fasse plus de profit que cela, car, étant à son âge, j’ai été fort fouetté[9]… » Aussi la dame fouette-t-elle à tour de bras son élève ; dans les graves circonstances, cette punition est infligée en public ; parfois, sous les verges, l’enfant affecte l’indifférence ; mais souvent aussi il pleure, il s’insurge, se débat et supplie que, pour le consoler, on fouette aussi son frère, Gaston. Peut-être est-ce à ces humiliations qu’il faut attribuer la prudente réserve, la méfiance même, qui seront plus tard les caractéristiques de sa nature ; sa vie sera celle d’un prince timide et renfermé et nous devons beaucoup à ce goût du fils d’Henri IV pour la solitude et la retraite, car c’est en chassant dans les bois de Villepreux qu’il découvrit un jour certain site sauvage, proche d’un hameau perdu nommé Versailles, et qu’il résolut, en 1624, à vingt-trois ans, de créer là une modeste gentilhommière « assez commode pour y passer la nuit avec quelques amis, loin des importunités de la Cour, afin d’être plus libre dans l’exercice de ses chasses[10] ».

À vrai dire il ne se détend que l’arbalète ou le fusil en main, le faucon au poing. Dans la nuit qui suivit l’assassinat de son père, des songes effrayants l’agitèrent. Il rêvait « qu’on voulait aussi lui donner la mort, de sorte que, pour le calmer, on fut obligé de le coucher dans le lit de sa maman[11] ». Afin de détourner ces pensées lugubres on ne tarde point à l’emmener aux Tuileries et à lui procurer le plaisir de chasser à courre une cane sur laquelle il découple ses chiens et qui est hallali à l’étang des parterres. C’est encore aux Tuileries qu’on le voit courant à outrance un chevreuil ou poursuivant un renard apporté de la forêt de Boulogne. Parfois même il y chasse le grand fauve, témoin ce jour où il lance sa meute contre un loup qui se fait prendre dans le grand bassin ; un autre jour c’est un lion qu’il rencontre à l’orée des bosquets, un lion extrait de la ménagerie créée à l’extrémité du jardin, — à peu près à l’emplacement actuel de la rue Saint-Florentin. — On a solidement attaché l’animal à un arbre et, pour qu’il puisse témoigner de sa férocité non douteuse, on lui jette un chien qu’il déchire à belles dents. Mais le petit roi se fâche : il déplore la mort de son chien et ordonne de châtier le coupable de cette cruauté.

Il ne faut pas s’illusionner, d’ailleurs ; et quoi que dise de la ménagerie le poète Colletet, épouvanté d’avoir vu aux Tuileries


   … dans un antre sauvage
Des bêtes dont les yeux ne flambaient que de rage,
Des tigres, des lions, des ours, des léopards…


ces animaux n’étaient pas toujours en appétit. À preuve cette pièce de théâtre, que signale M. Poëte, et qui a pour titre la Comédie des Tuileries par « les Cinq Auteurs ». « Il s’agit, dit-il, de l’une de ces œuvres dont le sujet était arrêté par le cardinal de Richelieu et dont il confiait l’exécution à Boisrobert, Corneille, Colletet, l’Estoile et Rotrou », — collaboration notable. Le thème est celui-ci : un beau jeune homme, Aglante, que des parents sans cœur veulent marier à une femme qu’il n’a jamais vue, promène sa tristesse aux Tuileries et y rencontre une délicieuse jeune fille, Cléonice, destinée elle-même par un père sans entrailles à un cavalier inconnu d’elle. Dès les premières scènes c’est le grand amour. Désespérés de ne pouvoir être l’un à l’autre, Aglante et Cléonice prennent la résolution de mourir. Cléonice se noiera dans le bassin des Tuileries tandis qu’Aglante se précipitera dans la fosse aux lions du même jardin. Ils exécutent leur fatal projet ; par bonheur le bassin est sans profondeur, — on l’a dit, — et les passants ont vite fait d’en retirer l’amoureuse qui reconnaît elle-même n’avoir pas couru grand danger, car, dit-elle,

Dans ce froid élément je cherchais mon tombeau,
Mais j’avais trop de feu pour le trouver dans l’eau.


Quant à Aglante, il a bravement enjambé le parapet de la fosse aux lions ; mais bien que ces fauves fussent à jeun, il faut croire que ce mets insolite, tombé du ciel, ne les tentait point, puisque, à en croire le gardien des « bestes farouches » qui trouve là l’occasion du récit obligé


Je les ai vus, forçant leur brutal mouvement,
Caresser à l’envi ce glorieux amant.
Il veut contre soi-même exciter leur courage,
Il tâche à les aigrir, mais pas un ne l’outrage.

. . . . . . . . . . . . . . .

Il est plus lion qu’eux, eux plus homme que lui !

Il paraît inutile d’ajouter que les parents des deux amoureux surviennent au dénouement et en sont enchantés, Cléonice étant précisément l’épouse qu’on destinait à Aglante et celui-ci le prétendu que la jeune fille refusait d’accueillir.


La Comédie des Tuilleries
par François de Boisrobert, Pierre Corneille, Jean de Rotrou, Guillaume Colletet et Claude de L’Estoile.


La Comédie des Tuileries est un document instructif : il permet d’abord d’attester que le cardinal de Richelieu fut bien inspiré, en renonçant au théâtre, d’aiguiller sa carrière vers la politique qui lui valut de plus notoires succès. On y apprend en outre que le jardin des Tuileries était, dès le début du XVIIe siècle, libéralement ouvert à tous et connaissait déjà une vogue qui se perpétuera durant deux cent cinquante ans. Vogue alors sans précédent, en raison de la nouveauté : les Parisiens de 1620 y passent les jours et les nuits ; les étrangers viennent là chercher des aventures qui ne leur manquent pas. Le « beau monde » afflue aux Tuileries ; on y soupe, on y danse, on y convie ses amis, on y amène « les violons » et on y donne aux dames la sérénade ; on s’y bat en duel, on y joue à la pelote, aux grâces… et à bien d’autres jeux moins honnêtes. Le grand succès est pour l’Écho qui, par l’ingénieuse disposition d’une muraille demi-circulaire, répète les mots si distinctement que l’on peut croire à la présence de quelque nymphe complaisante s’amusant à mystifier indiscrètement les promeneurs.

Il paraît probable cependant que, par prudence, on devait fermer les portes du jardin au public quand le jeune roi y prenait le plaisir de la chasse. Louis XIII atteignit sa majorité, — quatorze ans, — en 1614 ; libéré de la régence de sa mère il restait sous la tutelle de cette femme ambitieuse et de l’Italien Concini qui avait pris sur elle une néfaste influence. Toujours comprimé, le pauvre roi « maudissait en secret la main par laquelle il se laissait conduire » ; il n’avait guère qu’un ami, un gentilhomme, plus âgé que lui de vingt-deux ans, Charles d’Albert, bientôt duc de Luynes[12], « devenu le favori du prince en dressant des pies-grièches à prendre les moineaux », a dit Voltaire ; mais Luynes était, en réalité, doué d’autres mérites : c’est lui qui devait assurer la pérennité de la lignée des Bourbons en persuadant au timide souverain que, malgré son jeune âge, il était capable de régner par lui-même. Mais ceci touche à la grande Histoire et, en attendant qu’il secouât le joug, Louis XIII, — surnommé le Juste, non point en raison de la rigidité de ses mœurs, mais parce que les astrologues avaient constaté qu’il était né sous le signe de la Balance[13], — se voyait réduit à composer des airs de musique, à dessiner, « toutes choses auxquelles les esprits mélancoliques ont coutume de s’adonner ». Il se promenait fréquemment aux Tuileries en compagnie de son fidèle Luynes, — investi du titre de « maître des oiseaux du Cabinet », — d’un valet de chiens, de quelques jardiniers ou « gardiens d’une volière qu’il avait fait faire ». Afin d’échapper à l’ennui qui le rongeait, il tuait le temps à jardiner, prenant une part active à des plantations de gazon, à des terrassements, et conduisant lui-même « les tombereaux et charrois sur lesquels on portait de la terre ». Il était tellement abandonné, au dire de Pontchartrain, tellement éloigné et exclu de tous conseils, de toute affaire que ses domestiques, sa nourrice même le trahissaient et rapportaient ce qu’il disait.

Enfin Concini supprimé, la reine mère proscrite et Richelieu régnant, le roi retrouvait parfois l’illusion qu’il était le maître ; il avait pris Paris en aversion, préférait séjourner à Vincennes, à Saint-Germain, à Gros-Bois dont les forêts l’attiraient, et, après 1624, à sa chère gentilhommière de Versailles, son œuvre, où il pouvait vivre sans faste, loin de ces Tuileries dont il gardait, comme d’une prison, un lugubre et humiliant souvenir. Au vrai ni lui ni personne n’avait encore habité, de façon stable, le palais commencé par Catherine de Médicis et accru de trois pavillons par Henri IV. L’énorme bâtisse inoccupée s’étendait depuis le bord de la Seine jusqu’à la moitié de la largeur du jardin, dépareillée, boiteuse et présentant dans son état neuf cet aspect d’abandon plus lamentable que des ruines. Ainsi se réalisait la prophétie du poète Ronsard, écrivant vers 1567 que ce palais


   qui n’est que vanité
Avant cent ans sera déshabité
Et n’y aura ni fenêtre, ni salle…


De fait on ne trouve, pour cette époque, aucune description des dispositions ni de l’ornementation intérieure de cette enfilade tronquée de bâtiments sans symétrie, qu’un mur et une impasse raboteuse séparent encore du jardin. Certes la partie nord de cette longue construction, celle qu’a élevée Philibert Delorme, n’a, depuis cinquante ans, rien perdu de son élégance, encore que sa grâce, déjà vieillotte, apparaisse écrasée et mesquine par le voisinage immédiat des architectures qui la prolongent au sud jusqu’à la galerie du bord de l’eau. Cette galerie elle-même n’est qu’un couloir, de proportions insolites ; on a concédé les pièces de son rez-de-chaussée et de ses entresols à divers artistes qui y sont logés gratuitement : Richelieu y placera la Monnaie et c’est là que seront frappées, à l’effigie de Louis XIII les premières pièces d’or que le public appellera des louis. Il est vraisemblable que les parties logeables des Tuileries sont, vers le même temps, occupées par des artisans, jardiniers ou architectes, car rien n’est terminé : certains corps de logis sont restés à l’état de « magasins » et l’on y conserve « les marches de porphyre du temple de Salomon et des troncs de cèdres du Lyban, rapportés de la Terre Sainte par saint Louis[14] ». Même le pavillon qui, dans le projet primitif, devait marquer le centre de l’édifice et qui se trouve maintenant presque à l’extrémité, n’a pas été complètement couvert : un demi-siècle d’intempéries et de délaissement ont délabré l’admirable escalier que l’habile architecte y a placé et qui, monumental, semble ne tenir à rien. Bien qu’inachevé, lui aussi, « il fait l’ébahissement des connaisseurs[15] ».



Notes :
  1. Essais sur Paris, IV, 384.
  2. Vitet, Le Louvre et le nouveau Louvre, p. 90.
  3. À l’endroit où se trouve aujourd’hui la place des Pyramides.
  4. On doit signaler ici l’important ouvrage publié en 1924 par Mr  Marcel Poëte sur le Jardin des Tuileries (A. Picard éditeur). L’histoire de ce lieu fameux y est traitée magistralement et c’est dans ce volume que sont exposés, en précieux détails, les faits sommairement mentionnés ici.
  5. Lebac, France pittoresque (à ce nom de Marie de Médicis).
  6. Légère entorse à la chronologie. Henri IV était né le 13 décembre 1553.
  7. Sainte-Foix, Essais sur Paris, IV, 397.
  8. Beaurepaire, Causeries anecdotiques sur le Louvre et les Tuileries, p. 41.
  9. Les Gondy et le château de Noisy, 1568-1772, par Mme  Éliane Pierre Bonnet, préface de M. Maurice Prou, directeur de l’École des chartes.
  10. Le Château de Versailles, par É. Cazes, inspecteur général de l’instruction publique, p. 9.
  11. Lebas, Louis XIII, d’après le Journal de l’Estoile.
  12. En 1629.
  13. Lebas, L’Univers pittoresque, X, 380.
  14. Boucher, Le Pont-Neuf.
  15. Au sujet de cet escalier, v. Hautecœur, Le Louvre et les Tuileries de Louis XIV, p. 15 et s.