Les Troyennes (Delavigne)
Les Troyennes
Aux bords du Simoïs, les Troyennes captives
Ensemble rappelaient, par des hymnes pieux,
De leurs félicités les heures fugitives,
Et, le deuil sur le front, les larmes dans les yeux,
Adressaient de leurs voix plaintives
Aux restes d’Ilion ces éternels adieux :
D’un peuple d’exilés déplorable patrie,
Ton empire n’est plus, et ta gloire est flétrie.
Des rois voisins puissant recours,
Que de fois Ilion s’arma pour leur défense !
D’un peuple heureux l’innombrable concours
S’agitait dans les murs de cette ville immense :
Ses tours bravaient des ans les progrès destructeurs,
Et, fondés par les dieux, ses temples magnifiques
Touchaient de leurs voûtes antiques
Au séjour de leurs fondateurs.
Cinquante fils, l’honneur de Troie,
Assis au banquet paternel,
Environnaient Priam de splendeur et de joie ;
Heureux père, il croyait son bonheur éternel !
Royal espoir de ta famille,
Hector, tu prends le bouclier,
Sur ton sein la cuirasse brille,
Le fer couvre ton front guerrier.
Aux yeux d’Hécube, qui frissonne,
Dans les jeux obtiens la couronne,
Pour en couvrir ses cheveux blancs ;
Du ciel allumant la colère,
Déjà le crime de ton frère
T’apprête des jeux plus sanglants.
Polyxène disait à ses jeunes compagnes :
Dépouillez ce vallon favorisé des cieux ;
C’est pour nous que les fleurs naissent dans ces campagnes ;
Le printemps sourit à nos jeux.
Elle ne disait pas : Vous plaindrez ma misère
Sur ces bords où mes jours coulent dans les honneurs ;
Elle ne disait pas : Mon sang teindra la terre
Où je cueille aujourd’hui des fleurs.
D’un peuple d’exilés déplorable patrie,
Ton empire n’est plus, et ta gloire est flétrie.
Sous l’azur d’un beau ciel, qui promet d’heureux jours,
Quel est ce passager dont la nef couronnée,
Dans un calme profond, s’avance abandonnée
Au souffle des Amours ?
Il apporte dans nos murailles
Le carnage et les funérailles.
Neptune, au fond des mers que ton trident vengeur
Ouvre une tombe à l’adultère !
Et vous, dieux de l’Olympe, ordonnez au tonnerre
De dévorer le ravisseur.
Mais non, le clairon sonne et le fer étincelle ;
Je vois tomber les rocs, j’entends siffler les dards ;
Dans les champs dévastés le sang au loin ruisselle,
Les chars sont heurtés par les chars.
Achille s’élance,
Il vole, tout fuit,
L’horreur le devance,
Le trépas le suit,
La crainte et la honte
Sont dans tous les yeux,
Hector seul affronte
Achille et les dieux.
Sur les restes d’Hector qu’on épanche une eau pure.
Apportez des parfums, faites fumer l’encens.
Autour de son bûcher, vos sourds gémissements
Forment un douloureux murmure ;
Ah ! gémissez, Troyens ! soldats, baignez de pleurs
Une cendre si chère !…
Des fleurs ! vierges, semez des fleurs !
Hector dans le tombeau précède son vieux père.
Des fleurs ! vierges, semez des fleurs !
Hector dans le tombeau précède son vieux père.
Ilion, Ilion, tu dors, et dans tes murs
Pyrrhus veille enflammé d’une cruelle joie ;
Tels que des loups errants par des sentiers obscurs,
Les Grecs viennent saisir leur proie.
Hélas ! demain à son retour
Le soleil pour Argos ramènera le jour ;
Mais il ne luira plus pour Troie.
0 détestable nuit ! ô perfide sommeil !
D’où vient qu’autour de moi brille une clarté sombre ?
Quels affreux hurlements se prolongent dans l’ombre ?
Quel épouvantable réveil !
Sthénélus massacre mon frère.
Ajax poursuit ma sœur dans les bras de ma mère.
Ulysse foule aux pieds mon père.
Nos palais sont détruits, nos temples ravagés ;
Femmes, enfants, vieillards, sous le fer tout succombe,
Par un même trépas dans une même tombe
Tous les citoyens sont plongés.
Adieu, champs où fut Troie ; adieu, terre chérie,
Et vous, mânes sacrés des héros et des rois,
Doux sommets de l’Ida, beau ciel de la patrie,
Adieu pour la dernière fois !
Un jour, en parcourant la plage solitaire,
Des forêts le tigre indompté
Souillera de ses pas l’auguste sanctuaire,
Séjour de la divinité.
Le pâtre de l’Ida, seul près d’un vieux portique,
Sous les rameaux sanglants du laurier domestique,
Où l’ombre de Priam semble gémir encor,
Cherchera des cités l’antique souveraine,
Tandis que le bélier bondira dans la plaine
Sur le tombeau d’Hector.
Et nous, tristes débris, battus par les tempêtes,
La mer nous jettera sur quelque bord lointain.
Des vainqueurs nous verrons les fêtes,
Nous dresserons aux Grecs la table du festin.
Leurs épouses riront de notre obéissance ;
Et dans les coupes d’or où buvaient nos aïeux,
Debout, nous verserons aux convives joyeux
Le vin, l’ivresse et l’arrogance.
Chantez cette Ilion proscrite par les dieux ;
Chantez, nous diront-ils, misérables captives,
Et que l’hymne troyen retentisse en ces lieux.
Ô fleuves d’Ilion, nous chantions sur vos rives,
Quand des murs de Priam les nombreux citoyens,
Enrichis dans la paix, triomphaient dans la guerre ;
Mais les hymnes troyens
Ne retentiront plus sur la rive étrangère !
Si tu veux entendre nos chants,
Rends-nous, peuple cruel, nos époux et nos pères,
Nos enfants et nos frères !
Fais sortir Ilion de ses débris fumants !
Mais puisque nul effort aujourd’hui ne peut rendre
La splendeur à Pergame en cendre,
La vie aux guerriers phrygiens,
Sans cesse nous voulons pleurer notre misère,
Et les hymnes troyens
Ne retentiront pas sur la rive étrangère.
Adieu, mânes sacrés des héros et des rois !
Adieu, terre chérie !
Doux sommet de l’Ida, beau ciel de la patrie,
Vous entendez nos chants pour la dernière fois !