Les Troupes noires pendant la guerre

Les Troupes noires pendant la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 51 (p. 849-879).
LES TROUPES NOIRES
PENDANT LA GUERRE

Ce qui fut la Grande Guerre est déjà le passé. Comme après la bataille, on fait l’appel des survivants pour de nouveaux combats, chaque peuple sorti de la tourmente commence à dresser son bilan. Le nôtre est lourd. En face d’un passif comme notre France n’en a jamais enregistré, elle n’a guère encore à inscrire que ce mot : la Victoire. Mais il brille d’un éclat si vif, il enclôt des réalités latentes si splendides, que nous avons le droit de graver au seuil de notre porte le « Salve » des ancêtres romains, sous les pas de la déesse qui réintègre notre demeure.

Droit qui implique tout naturellement, en contre-partie, des devoirs spéciaux pour nous, les éternels gardiens de la paix latine sur le Rhin : Si vis pacem… Quels furent les facteurs du triomphe ? Quelle est leur valeur relative dans l’ensemble de notre force ? Questions urgentes à délimiter, à situer à leur exacte place dans l’ensemble de nos possibilités de demain. Or, parmi les composantes inattendues du succès, s’est révélée, non point encore décisive, mais déjà beaucoup mieux qu’utile et parlant en rang fort honorable, l’aide militaire apportée par nos Colonies : quelque 600 000 soldats ou ouvriers. Ce fut une découverte. Le dogme de la guerre courte, qui fit, pour sa bonne part, si longue la grande Guerre ; aussi, confessons-le, notre proverbiale ignorance d’arpents de « neige » ou torrides, devenus aujourd’hui de vastes empires, auraient, v voici seulement cinq ans, fait qualifier de « divagations » l’idée même de compter sur ces forces lointaines. La nécessité nous contraignit d’y faire appel et, parmi elles, à l’une des plus à portée, comme aussi des plus effectives : les Troupes Noires.

Leur place s’est au cours de la guerre, sans cesse faite plus large, dans les rangs de nos poilus. Sans encombre, le plastique paysan soudanais s’est adapté aux conditions de la lutte européenne. En sa main rude, les armes du dernier modèle ont remplacé l’arc et les flèches des aïeux. À sa bonne face amusée, il sut sans épouvante fixer le masque contre les gaz, étonné seulement que des demi-dieux blancs fussent des ennemis si sauvages. Il n’en perdit pour si peu, ni son fatalisme, ni sa bravoure ataviques.

En 1918, dès que les beaux jours eurent ramené sur notre front Nord-Est les bataillons sénégalais qui avaient hiverné sous des cieux plus cléments, plus que jamais, ils ont fait parler d’eux. Dans Reims en cendres, mais inviolée ; sur la Marne ; au Mont de Choisy, la rage allemande s’est brisée à leur fougue, à leur ténacité indomptables. De dépit, les journaux d’outre-Rhin avaient pris le parti de s’en tirer par des sarcasmes et de se venger, à grand renfort de plaisanteries balourdes, des échecs humiliants pour des stosstruppen. De leur côté, nos Africains ne se privèrent point de récidiver. À toutes les minutes du dernier quart d’heure, la presse fut pleine de leurs prouesses.

Les évoquer en tête de cette étude, c’est, semble-t-il, la commencer par la fin. Elles apparaissent, en effet, comme une conclusion, un résultat d’expérience auquel la pratique de la guerre a mené. Elles mettent un point final à dix années d’une lutte opiniâtre, semée de controverses et d’objections non toujours dépourvues d’un certain byzantinisme, où se perdit parfois le sens de réalités profitables au pays. Nous sommes ainsi, défaut ou qualité, peu importe : crainte de ne point atteindre d’abord au parfait, notre dilettantisme national, une fois de plus, avait négligé l’excellent.

Il y a, d’ailleurs, un précédent, et fort remarquable. A leur chef, le colonel de Wimpffen, ami personnel de Napoléon III, les tirailleurs algériens durent, contre vents et marées, d’être « essayés » pour la première fois, en Europe, devant Sébastopol. Du résultat de l’expérience sortirent les « turcos » légendaires de Wissembourg, puis de la dernière guerre, troupe de choc par excellence.

C’est la même aventure qui advint aux troupes noires, — certes aujourd’hui en nombre respectable dans nos rangs, — mais cependant restées embryonnaires nu regard de ce qu’elles auraient pu et dû être, puisqu’au demeurant elles ont gagné maintenant, les armes à la main et sans appel, le procès qu’on avait mis peu d’empressement à leur laisser plaider.

En ces jours de victoire, ne récriminons point. Nul ne doit être incriminé parmi les hommes de bonne volonté et de bonne foi, sans doute, qui crurent pouvoir discuter l’affaire sur pièces et non d’après expérience personnelle. Le Soudan, c’est si loin !… On ne crut pas assez les ouvriers de la première heure, ni leur maître à tous, l’apôtre, qui, corps et âme, s’était voué à cette tâche de salut public : suppléer à nos forces faiblissantes par la force noire, issue d’un demi-siècle d’épopée africaine.


L’IDEE ET SES PROMOTEURS

Née à l’époque de Fachoda, la conception première des troupes noires réunit à l’origine les noms du général de Galliffet, alors ministre de la Guerre, et des généraux, — en ce temps capitaines, — Mangin, retour de la Mission Marchand, et Gouraud, vainqueur de Samory. Du temps passa. L’idée resta sans suite. Mais, en 1908, le lieutenant-colonel Mangin, devenu chef d’état-major de l’Afrique occidentale, la reprit, on prévision cette fois d’une conflagration européenne. Ses propositions, fortement recommandées par ses chefs hiérarchiques, les généraux Audéoud, commandant supérieur des troupes de l’Afrique occidentale française, et Archinard, commandant le corps d’armée des troupes coloniales, chaleureusement et à deux reprises signalées aux bureaux de la Guerre par le général de Lacroix, généralissime désigné, n’obtinrent, malgré les avis conformes du gouverneur général de l’Algérie, du Résident général de Tunisie et du général Voyron, un des doyens de nos guerres coloniales, aucune réponse.

Ce silence détermina le lieutenant-colonel Mangin à saisir l’opinion par la voie de la presse en septembre 1900. L’effet fut immédiat. Un véritable foisonnement d’articles, d’interviews quelques-uns étonnés, mais, pour la grande majorité, favorables, jeta brusquement la question des troupes noires en pleine actualité. Des hommes politiques en vue donnèrent de retentissantes consultations sur l’avenir promis à ces espoirs imprévus de renforcement militaire. On se mit de toute part à découvrir l’Afrique, non parfois sans la plus ingénue des incompétences, même parmi « ceux du plus haut étage. » D’un ministre aujourd’hui défunt, il demeurera sur ce sujet d’inoubliables aperçus. Peu importait : le branle était donné, l’affaire « lancée » dans le public. Sur l’intervention, puissamment efficace, de Mme Paul Doumer, rapporteur général du budget, et Delcassé, on passa, sans autre retard que celui afférent au vote de la loi de finances, acquis seulement, cette année 1909, en avril, aux premières réalisations.

Elles prévoyaient la création et l’installation, en Algérie, de deux bataillons dits « d’expérience » et l’envoi en Afrique occidentale d’une mission chargée d’y jauger le rendement probable de ce réservoir humain. Composée, outre son chef, le lieutenant-colonel Mangin, de quatre fonctionnaires ou officiers coloniaux, elle s’embarquait, le 18 mai 1910, à Bordeaux où le dernier rentré de ses membres, — le signataire de ces lignes, — y faisait retour le 3 février 1911. Toute notre Afrique occidentale avait été visitée. D’une estimation née d’une intime collaboration, constatée par procès-verbaux sous signatures, entre l’administration locale, les indigènes et la Mission, il résultait qu’une propagande appropriée et bien menée, quelques minimes avantages aussi à concéder aux tirailleurs, assureraient vraisemblablement un contingent annuel d’environ 40 000 volontaires. Chiffre destiné à croître si la « réclame » de l’affaire (indispensable à remplacer notre service de recrutement, en ces pays sans étal civil) était bien faite parmi un peuplement que la paix française, la diffusion du vaccin et une polygamie utilitaire et non de luxe multiplient rapidement. Sur ces données, le colonel Mangin[1] envisagea en 1911, officieusement, — car, chose curieuse, il ne fut jamais officiellement par la suite chargé de mettre en œuvre sa propre conception, — la création, en quatre années, de sept divisions et d’un « réservoir » destiné à les alimenter.

Quel mauvais génie entrava le développement méthodique de ce programme ? Demandons-le à l’esprit d’impréparation de notre avant-guerre. En tout cas, le fait patent, c’est ceci : des deux bataillons « d’expérience » prévus dès 1910, en Algérie, le second ne fut créé qu’en 1913. On accrut bien de quelques autres, — onze en tout, — les unités noires en service au Maroc. Mais, absorbés par les nécessités de la conquête et de l’occupation, ils ne constituaient pas, à proprement parler, une force disponible pour l’Europe. Si bien que l’ « Armée Noire, » matière à d’interminables controverses, comptait en août 1914, non pas, divisions et réservoir, de 200 à 240 000 hommes, qu’elle eût dû mettre en ligne, mais les deux seuls bataillons d’Algérie : c’était un record d’impuissance. N’eût-il point de suites ? Hélas ! rien ne se perd, surtout les fautes. Maintenant que la valeur de nos Sénégalais est non plus contestée, mais constatée, on peut bien dire que la présence à Charleroi de 100 000 d’entre eux, sinon plus, soldats de métier, de deux ans au moins de services, encadrés de vétérans vieillis sous le harnois, troupe sans réservistes, appelée telle quelle d’Algérie sur télégramme de mobilisation, eût vraisemblablement pesé son poids dans la bataille, voire en ses suites. Le choc de la Marne se serait, par exemple, produit sur l’Aisne, refoulant le flot allemand jusqu’à la Meuse : les documents saisis en 1917, lors de notre offensive d’avril, n’ont-ils pas révélé que là aurait été la première ligne de résistance en cas de retraite ennemie ? Ainsi, au second mois de la guerre, notre pays eût peut-être été sauvé de l’invasion… Conjecture chimérique ? Qui sait ? Regrettons, en tout cas, que tout commencement d’exécution lui ait été interdit par d’éternels « partages, » comme dirait notre actuel Président du Conseil. Et puis, pourquoi, de parti pris, renoncer au gravier de Cromwell ?


UN DOUBLE SACRIFICE (1914)

Ce fut donc sous cette forme rabougrie, les deux bataillons « d’expérience, » que les vastes projets d’Armée Noire soutinrent l’expérience suprême. Si minime flot humain dans l’océan des multitudes qui s’affrontaient, pour prouver sa vaillance, que pouvait-il espérer ? Le sacrifice, spécialité précisément du soldat noir. La fortune lui en échut, dès l’automne de 1914, dans les brumes glacées des Flandres.

Venu d’Orléansville et de Laghouat, le 2e bataillon, — bataillon Debieuvre, — arrivé le premier, prenait contact avec l’ennemi à Reims, à la fin de septembre.

Le feu de l’artillerie, dit le rapport de son chef, particulièrement de la grosse, ainsi que ses effets étaient inconnus de lui. Il n’en a ressenti aucune surprise et on peut dire qu’il s’en est amusé. Journellement, le bataillon était arrosé nuit et jour, par des bordées de shrapnells et d’obus de gros calibres. Dès le deuxième jour, les noirs s’en amusaient.

De Reims, on s’en alla à la Maison-Blanche, près d’Arras, et de là, le 2 novembre, à Linghen, proche la célèbre « Maison du passeur. » Le 3, sur l’Yser, le bataillon attaquait « en terrain complètement découvert comme un tapis de billard, coupé de 50 mètres en 50 mètres par des canaux de 4 à 5 mètres de large et de 2 mètres de profondeur.

Il a dû faire pour cette attaque une des choses les plus difficiles à la guerre, même pour une troupe très manœuvrière : un déploiement sur l’oblique face à droite, sous le feu de l’artillerie ennemie, en terrain absolument découvert et coupé de canaux, la droite à 10 mètres en avant de son dernier couvert.

Ce déploiement n’aurait pas été possible pour une troupe d’instruction moyenne. Les Sénégalais l’ont fait homme par homme sous un feu effroyable d’artillerie, d’infanterie et de mitrailleuses, en subissant relativement peu de pertes. De huit heures du matin à la tombée de la nuit, le bataillon est resté sous un feu des plus violents… Pas un homme n’a bronché et la progression en avant a continué sans à-coups… Pour couvrir le flanc gauche du bataillon découvert, je dus faire faire, sous le feu, une série de mouvements à deux compagnies et à la section de mitrailleuses pour les placer en échelon vers ma gauche. Ce mouvement fut exécuté comme sur le terrain de manœuvres… Le matin, alors que, de toutes les patrouilles que j’avais poussées de l’avant, pas une n’était rentrée (elles avaient toutes été anéanties), le bataillon a repris l’offensive contre les tranchées allemandes. Il a fait de même le soir et le lendemain matin, pendant trois nuits et deux jours…

Le 9 novembre, les hommes descendent de tranchée le matin, trempés jusqu’aux os. Le soir, à 8 heures, le bataillon est reporté en avant pour faire une attaque sur le flanc de l’ennemi. Il est renforcé par trois compagnies de tirailleurs algériens mises à ma disposition. En pleine nuit, sous le brouillard glacial, il faut franchir de nouveau des canaux de 50 en 50 mètres, je mets huit heures pour franchir 800 métrés. J’ai à ma disposition une section du génie pour couper les fils de fer allemands. Je dois faire démonter les portes et les persiennes d’une maison d’éclusiers pour franchir les canaux. Lorsqu’un canal est franchi, on transporte les portes au suivant et ainsi de suite. À cinq heures du matin, je forme une colonne d’attaque sur cinq lignes à 150 mètres de l’ennemi : il n’a pas éventé le mouvement.

Je forme les deux premières lignes avec les Sénégalais. Les tirailleurs algériens forment des échelons demi-débordants et la réserve. Le dispositif est placé face à son objectif et les lignes sur un rang sont déclenchées à 50 mètres de distance. Ordre est donné de ne pas tirer et de ne pas pousser un cri. La consigne est fidèlement observée. Nous arrivons sur les fils de fer allemands que le génie coupe. Nous sommes accueillis par une décharge formidable qui couche la première ligne par terre. La deuxième la dépasse et entraîne les survivants. Les tirailleurs foncent dans les fils de fer. Un corps à corps terrible est livré sur la tranchée avec les chasseurs à pied allemands. Les tirailleurs sont tirés dans la tranchée par les pieds. Quelques-uns se noient dans le canal garni de fils de fer qui la précède. Quand le bataillon se replie, nous restons trois officiers, cinq sous-officiers et cent vingt hommes.

Les débris du bataillon prennent à nouveau la tranchée et, quelques jours plus tard, à la suite de nouvelles pertes, le bataillon est licencié, faute de combattants…

Je reste seul sur le front avec quatre sous-officiers.

Ainsi mourut au champ d’honneur le deuxième bataillon d’Algérie. La fin du premier, — bataillon Brochot, — revêtit une si farouche grandeur que cette tragédie sui generis n’a point de précédent dans l’histoire. Elle n’y peut non plus avoir de réplique. La chose advint à Dixmude. De ce nom prestigieux, M. Charles Le Goffic a fait, en quelque sorte, la propriété privée de nos fusiliers marins. À l’ombre du monument de gloire qu’il leur a dressé, l’équitable avenir voudra cependant qu’il y ait place pour leurs camarades de bataille, les Sénégalais du bataillon Brochot. Ils défendaient, le 10 novembre, entre des troupes belges à gauche et le cimetière de Dixmude à droite, des tranchées sur lesquelles vinrent foncer de furibondes attaques. Tournés aux ailes, ils virent rouler sur eux, les encerclant, la marée grise hurlante. Deux solutions : se rendre ou se faire tuer. Mais la première, n’est-ce pas ? ce n’est pas à faire. J’ai rapporté jadis l’extraordinaire histoire, advenue en Mauritanie, du « trente-huitième. » Héros qui n’a pas d’autre nom et qui est à jamais anonyme. Dernier survivant de trente-sept camarades, tués avant lui pour sauver des mains de Ma-el-Aïnin, le marabout célèbre, un convoi surpris, le « trente-huitième » mourut lui aussi sur place. Des trente-huit cadavres qu’on releva, quel était le sien ? On ne le sait, on ne pourra pas le savoir. Mais quand les renforts arrivèrent, on constata seulement que les trente-huit fusils étaient hors de service. Le dernier tirailleur tombé les avait brisés, pour que pareil trophée ne demeurât point à l’ennemi. Puis, désarmé, le héros ignoré avait attendu la balle mortelle.

Cet esprit d’abnégation, les noirs l’avaient apporté d’Afrique. Il est inséparable d’eux : ils l’ont dans le sang et c’est tradition de race. Décidés à périr, voici comment ceux de Dixmude firent leur mort. Cernés, peu à peu, la rage du combat, l’ivresse du sacrifice consenti les soulevaient au-dessus d’eux-mêmes. Une fureur sacrée, une hystérie mystique et contagieuse les posséda, libérant l’esprit de la matière. Le souffle d’Azraël passa, soudant leurs âmes en une âme collective suprahumaine. Alors, ceci advint qui passe l’imagination, qui est un prodige. Réminiscence dix fois millénaire émergée tout à coup du tréfond commun à la race, appel mystérieux du sang, on ne sait. Mais une force élémentaire, de nature, s’empara, fit bloc de ces surhommes qui vivaient déjà dans la mort. Progressivement, leurs voix qui crachaient à l’ennemi colère, haine et mépris, dans leurs cent idiomes africains s’unirent, se confondirent, en une mélopée surgie de tous leurs langages, et qui pourtant n’était d’aucun. D’un rythme puissant, lent, lentement accéléré, formidable, terrible, ce cantique de guerre et de mort inconnu, né là subitement et qui ne put être au monde que cette fois, emplit la bataille, la domina. Si étrange, si terrifiante en était la majesté sauvage qu’elle éteignit tous les fracas. Stupide, l’ennemi écoutait, contemplait. Un instant, une trêve de terreur religieuse régna, où seul montait de la terre au ciel le pæan funèbre des morituri noirs. Mais eux, pleins d’un délire sacré, emportés dans l’extase, ils se ruèrent, frappant et tuant, arrachant yeux et chair, du fer, des ongles et des dents. L’Allemand est toujours le Boche. Pour en finir de ces demi-dieux en furie, il amena ce qui, en Prusse, est l’ultima ratio regis : du canon. A cinquante mètres, la mitraille faucha la chair noire. Sous les volées, mourant pour toujours avec les morts, l’hymne unique s’affaiblit, puis se tut. Mais il a droit à d’éternels échos dans l’histoire…


Les deux unités préparées en Algérie pour participer à un conflit européen ne furent pas toutefois les seules troupes sénégalaises engagées en 1914 sur notre front. Les mesures énergiques prises sans retard au Maroc par le général Lyautey avaient libéré du monde et permis l’envoi en Europe de forces employées dans le protectorat chérifien. Du nombre, se trouvait, notamment, le 3e bataillon du Maroc, — bataillon Frèrejean, — venu de Taza en Champagne, puis, par autobus, dans les Flandres. Mis, le 24 octobre, à la disposition du général d’Urbal, commandant la 8e armée, il y forma régiment, sous les ordres du commandant Pelletier et, après mise hors de combat de ce dernier, du commandant Frèrejean, avec les deux bataillons d’Algérie, dont il partagea le sort : comme eux, sur l’Yser, il fondit tout entier dans la bataille. Ce serait tomber dans des redites que d’en narrer le détail. Quelques autres corps venus du Maroc suivirent un peu plus tard. A tous ceux de cette origine, s’applique cette remarque du connaisseur qu’est le colonel Debieuvre, qu’ils ont « fait bonne figure. Très aguerris, on aurait pu leur reprocher (mais personne ne l’a fait) un manque de fini dans l’instruction. »

Malheureusement, on ne put s’en tenir à ces unités solides. L’impréparation d’avant-guerre portait ses fruits. A bon droit, les spécialistes des troupes noires avaient-ils, dès longtemps, redouté par avance l’emploi probable, sous le fouet des nécessités, non plus de troupes dressées, mais de « bandes de recrues » noires sur les champs de bataille européens : résultat fatal de la précipitation succédant à l’inertie.

La mobilisation eut en effet, comme au Maroc, sa répercussion en Afrique occidentale. M. Merlaud-Ponty, gouverneur général de cette patrie des troupes noires, s’efforça tout aussitôt de rattraper un temps qui n’avait pas été perdu par sa faute. Ramassant ce qu’il put trouver de forces disponibles à sa portée, au Sénégal, en Mauritanie, dans le bas Soudan, il s’en servit pour encadrer ce qui se rencontra de recrues, ouvriers sans travail, flâneurs de profession béant au soleil sur les quais de Dakar, Du tout naquit un régiment, qui s’embarqua tel quel pour la France. Il contenait, comme tout autre effectif, de l’excellent et du pire, mélange dont l’emprise spéciale de notre discipline sur les noirs eût donné avec le temps une troupe égale à d’autres. Mais, à peine arrivés à Marseille, dégrossis au camp de Carpiagne, les Sénégalais du « régiment Lavenir, » — nom de leur premier colonel qui leur resta, — étaient, sous la poussée des événements, jetés en pleine fournaise, en Champagne. La guerre se chargea d’y séparer le bon grain de l’ivraie. A une autre troupe voisine, quelque peu hésitante, le capitaine Poupart, tué glorieusement depuis, pouvait véridiquement s’écrier : « Allons ! les gars ! encore un effort ! Tenez ! Voyez les camarades noirs tenir ! » Oui, mais d’autres, noirs aussi, qui débutaient là dans le métier des armes, tenaient moins bien que leurs anciens. S’enfuirent-ils ? Point. Tourbillonnant seulement sous la mitraille, pelotonnés en petits paquets, ils formèrent peu à peu une masse hébétée, inerte, sourde aux commandements, incapable d’agir n’importe en quel sens, avance ou retraite : mentalité passive de foule. En l’état, ils étaient inutilisables. Toutefois, ce ne fut que pour un temps. Très rapidement, l’accoutumance leur vint des grosses marmites qui font, en définitive, plus de bruit que de mal et des balles qui chantent quand elles ne frappent point. La guerre leur donna ses leçons les plus profitables, celles qui se prennent au son du canon. À cette école, les progrès vont vite. Les leurs, il faut croire, étaient confirmés, puisque, le 24 octobre, mis en camions automobiles, ils étaient transportés en toute hâte près d’Arras, à la Maison-Blanche, où ils débarquaient le 25, à la chute du jour. Entre la capitale de l’Artois et les Allemands, plus rien d’autre que des tranchées vides. Dans la hâte et la nuit, pas de reconnaissance possible d’un terrain qu’il fallait, sur toute chose, occuper. Gagnant vers l’ennemi d’une parallèle à l’autre, puis en pleins champs, tant qu’on trouva place nette, on avança, un bataillon en réserve, deux en ligne. Une meule flambait à l’horizon. Sous l’hypnose de cet unique point rougeoyant, mécaniquement les hommes se resserraient, se tassant dans le rang. Soudain, un fulgurant éclair : à bonne portée, une mousquetade infernale, fusils, mitraille et mitrailleuses, dessina le zigzag de la tranchée allemande. Quand il s’éteignit, une jonchée de noirs gisait à terre : la surprise avait duré quelques secondes. A côté, quelques « jeunes, » effarés, se couchèrent. Mais la charge, commandée sur-le-champ, enleva la majeure partie des survivants, les jetant sur l’ennemi. Le flot vint, sans force, mourir à sa tranchée, puis reflua : les Allemands étaient trop, les Sénégalais trop peu. Ils firent retraite sans panique, jusqu’à leurs lignes, et là, grossis de leurs réserves, s’arrêtèrent et, inébranlables, tinrent. Six fois dans la nuit, le régiment Lavenir, que commandait alors le colonel Mérienne-Lucas, contre-attaqua, payant son large écot de sang. Le résultat, on le connut par les gazettes allemandes. De ce ton dépité, inimitable, dont le « Boche » convient de déceptions forcées, elles reconnurent que les troupes noires étaient de « bonnes troupes, » « se battaient bien » et que jamais les leurs « n’avaient été attaquées avec autant de fureur » qu’en cette occasion. En fait, pour le moment où la garde lui en avait été confiée, le « régiment Lavenir » avait sauvé Arras.

Par quelle iniquité du sort ou des hommes, cet épisode parfaitement honorable servit-il à jeter l’anathème sur ce corps infortuné ? Ne le recherchons pas. Toujours est-il que décimé et redécimé, vide d’hommes et de cadres, pour ce fait et, le froid venant, retiré du front, envoyé au Maroc se reformer, il fit route au sein d’une imméritée légende de couardise. L’avenir portera plus tard son flambeau sur cet épisode encore trop souvent exploité contre ce régiment infortuné. Un autre eût-il fait beaucoup mieux en pareille occurrence ?


DANS L’ENFER DE GALLIPOLI

Je me suis étendu sur ces débuts des troupes noires avec un détail disproportionné, semble-t-il, à leurs effectifs d’alors. C’est qu’à la virile, ces moments de leur histoire ont été d’une importance capitale. Si les initiés, nos officiers de l’ « épopée africaine, » n’avaient jamais douté que leur soldat noir dûment dressé égalât tout autre en valeur européenne, l’opinion générale, moins avertie, l’avait, en sa grande majorité, attendu aux actes. Cette fois, le doute n’était plus permis, la vérité se faisait jour. On fit donc appel pour l’expédition des Dardanelles au fond et à l’arrière-fond des disponibilités utilisables. Hélas ! ce n’était guère : quelques bataillons que le Maroc put encore rendre, quelques recrues grappillées en Afrique occidentale… Crainte de refaire sans cesse le même récit, je ne dirai rien de ce que furent dans cette morne campagne, mal conçue et plus mal conduite, les troupes noires, égales là aussi à elles-mêmes tant qu’il y eut, dans leurs rangs, des soldats pour de bon. Je ne résiste point cependant à la tentation de citer le document suivant, lettre pathétique d’un de nos généraux spécialistes des troupes noires, alors colonel d’un régiment mixte colonial[2] et qui, comme tel, exécuta la diversion sur la rive asiatique du Bosphore :


Presqu’île de Gallipoli, le 17 mai 1915… La bourrasque terrible, grâce à laquelle nous avons pris pied de vive force sur la terre turque, a commencé le 25 avril et vient de prendre fin. Période de cauchemar, vécue dans la fatigue, l’insomnie, la chaleur le jour, un froid glacial la nuit, dans le piaulement constant des halles mauvaises, le ronflement strident des marmites, le râle des shrapnells… Ce bout de presqu’île a été un véritable enfer, un creuset diabolique dans lequel ont fondu nos beaux régiments heurtant du front des masses fanatisées, conduites par des officiers allemands excellents, précédées par des imans, menant le Croissant à la charge contre la Croix. Les ordres d’opérations ramassés par nous sur le corps d’officiers turcs tués, sont d’une énergie sauvage.

Le 25 avril, à 5 à 30 du matin, nous arrivions à l’entrée des Dardanelles. A mon beau….. colonial, l’honneur d’ouvrir le feu. Nous débarquons de vive force, à onze heures du matin… Débarquement sous une fusillade enragée et une averse d’obus de 210 dont le premier tombe juste dans une embarcation pleine et tue, broie trente-huit hommes… Mes Sénégalais ne s’affolent point, sautent dans l’eau jusqu’au cou, mettent baïonnette au canon et, en une noire marée, irrésistible, enlèvent le fort de Koum Kalé.

J’arrive avec le deuxième échelon (blanc) : même manœuvre… J’escalade [un haut talus] en trois bonds : on ne sent plus la fatigue en ce cas. La marée blanche me suit, baïonnettes hautes, et déferle sur le fort, derrière les Sénégalais, sur le village qui est sur les talons des Turcs en fuite.

J’organise la défense et prépare le débouché.

Balles, marmites à volonté. Chacun sourit. On s’habitue vile. Et la journée se passe en lutte acharnée qui redouble la nuit sous les assauts incessants de 10 000 Turcs (31e, 32e, 39e régiments, toute la division d’Erenkeui) bombardement varié, sans répit. On se bat à bout portant, derrière un mince réseau de fil de fer que j’ai pu faire établir d’urgence. A l’aurore, près de 2 500 cadavres turcs jonchent mes abords. J’ai pris des clichés qui seront effroyables. Le combat diminue d’intensité. Nous faisons 500 prisonniers terrorisés par notre 75. Le soir, à huit heures, nous recevons l’ordre de rembarquer… Notre opération est une simple feinte qui nous coûte 17 officiers et 780 hommes. Un obus lourd, à neuf heures, nous tue soixante hommes, en blesse autant, volatilise mes bagages en criblant mon ordonnance de trois éclats…

L’opération délicate du repli et du rembarquement réussit à merveille. Pendant son cours, une balle me traverse le bras gauche… rien de cassé… première blessure…

Le premier mai, au soir, nous sommes campés depuis trois jours en deuxième ligne, sur un mamelon faisant suite au point de débarquement face au Nord. Devant nous, une petite plaine, celle de Morto-Bay. Au-delà, d’autres hauteurs montent en pentes douces vers le haut sommet d’Achi-Baba, qui domine la région. Notre première ligne est sur ces pentes, le…e colonial mixte à gauche. Un combat furieux, commencé le 1er  à huit heures du soir en masses profondes, a crevé la ligne mince d’un bataillon sénégalais au feu depuis quinze heures. Ordre au…e colonial d’aller à la rescousse. Nous partons en hâte.

Nous sommes au pied des hauteurs, au bas d’une falaise de trente à quarante mètres. Au haut, une fusillade enragée, des cris, des vociférations. Derrière, cinq batteries tirent à toute volée dans un flamboiement continu. Une fièvre d’enfer dans l’obscurité.

Nous grimpons la falaise. Les Turcs sont là à cinquante mètres, poussant leur charge victorieuse avec une énergie farouche. Il n’y a pas à tergiverser, ni à faire calculs ni problèmes… « Allons, mes Marsouins, en avant : A la baïonnette ! » Et mon premier bataillon (européen) part comme une trombe, avec un élan magnifique. Mes Tirailleurs sénégalais suivent avec la même vigueur. Le lieutenant-colonel Vacher, commandant le…e mixte, luttant désespérément avec une poignée d’hommes, fait sonner la charge de son côté et nous ramenons les Turcs, non seulement jusqu’à nos tranchées perdues, mais à huit cents mètres au-delà…

…La 1re division, partie de France à 14 000 hommes, a perdu, en dix jours de bataille, 200 officiers et 9 000 hommes… Je suis parti de Toulon avec 54 officiers et 3 000 hommes, le 4 mars. Il reste, le 9 mai, quatre officiers (dont moi, deux fois blessé), et 900 hommes. Mon troisième bataillon (Sénégalais), parti à 1 000 hommes environ est à 250.

Le morceau était dur. Il l’est encore. Derrière leurs tranchées, nous retrouvons les Turcs de Plewna et de Tchataldja.


DEVANT VERDUN (1916)

Cependant que les derniers bataillons noirs instruits s’usaient au feu sans recomplètement possible, le rêve de la guerre courte s’évanouissait, sinon dans tous les esprits, du moins chez les plus clairvoyants, devant les faits. La conception nouvelle d’une guerre d’usure, à forme inédite et fin imprévisible, très probablement longue, faisait surgir des problèmes insoupçonnés, au premier rang desquels se plaçait l’angoissante question des effectifs. « Les Allemands font la guerre avec du matériel ; nous, avec des poitrines humaines ! » formule lapidaire en laquelle M. Paul Doumer, partant demander au tsar Nicolas II des divisions de secours, me résumait une situation dont beaucoup commençaient à s’inquiéter. Mais où trouver des hommes ? Les visites d’exemptés et de réformés avaient fourni, hormis ceux qu’aucune loi ne pourrait sortir d’embuscade, à peu près leur plein rendement. Éléments qui pressurés de nouveau n’arriveraient jamais à combler en nombre ni en qualité les brèches grandissantes de nos rangs. Classe pour classe, les contingents allemands connus et croissants iraient chaque année dépassant les nôtres, en constante diminution.

Nos ressources paraissaient donc toucher à leurs limites… à moins qu’un large tour d’horizon sur nos domaines fit découvrir que la France moderne est limitée au Sud, non plus par la Méditerranée, mais par le Congo et que, de son sang généreusement versé, huit lustres durant, étaient nées, aux quatre coins du monde, des Frances nouvelles. Là, cinquante millions d’apprentis-Français, sans doute inconscients de nos deuils, mais sauvés par nous cependant de la sauvage emprise allemande, bénéficieraient, à la paix, de notre victoire. Quoi de plus juste que de les faire participer à nos sacrifices ? D’ailleurs, pourquoi, les y associant, ne pas, dans la mesure du possible, leur en expliquer la sainteté ? Ainsi, cessant de réduire notre expansion mondiale à cette question d’ordre purement économique, la funeste « mise en valeur » de notre empire, profitable à quelques potentats d’affaires bien en cour, replacerions-nous cette revanche de nos déceptions européennes sous son vrai jour, qui est sans phraséologie humanitaire, tout bonnement humain, dans la plus belle acception du mot et de notre rôle. Équité et intérêt s’accordaient donc pour demander à nos populations exotiques l’aide dont la mère-patrie en péril ressentirait très vite le besoin : en fait, des centaines de mille hommes, solides paysans d’Asie et d’Afrique, s’agrippant côte à côte avec leur frère, le paysan de France, à sa glèbe sainte.

Cette conception coloniale peut-être inattendue n’entra point dans les vues de tous. Aux premières ouvertures que j’en fis, il me fut péremptoirement répondu : « Nous mettrons en ligne pour le printemps de 1916 huit bataillons, huit beaux bataillons sénégalais, pas un de plus !… » Huit ? Pourquoi huit ? Ce chiffre arbitraire, de hasard, mesurait-il la capacité de notre réservoir noir ou les limites de nos facultés d’absorption ? Le moment paraissait mal choisi pour une expérience de malthusianisme militaire.

Deux députés jeunes, pleins de la fièvre d’énergie que leur valait la pratique de la guerre vécue dans la troupe, y parèrent. L’un d’eux, M. Pierre Masse, y avait conquis sa croix de guerre et ses galons de capitaine, il fut, plus tard, sous-secrétaire d’Etat à la Justice militaire ; l’autre, le regretté Maurice Bernard, tué depuis en avion, faisait la campagne comme lieutenant de chasseurs à pied. De vues échangées résulta une proposition de loi, déposée le 16 septembre 1916, par Mme Pierre Masse, Maurice Bernard et Maurice Ajam. Prévoyant la création d’une armée indigène tirée de toutes nos colonies, hormis l’Afrique du Nord, elle y instituait en fait, par des moyens appropriés, un système de mobilisation inédit, capable de provoquer et d’absorber la contribution humaine maxima de nos possessions à la défense nationale. À ces projets, adhérèrent sans retard, publiquement et même avec éclat, les plus illustres de nos grands soldats coloniaux, créateurs de notre empire d’outre-mer, les généraux Archinard, Gallieni, alors gouverneur de Paris, et Pennequin, enfin des écrivains convaincus qui s’étaient renseignés de visu, en tête desquels il faut placer M. Paul Adam. Au cours d’un long entretien seul à seul, ménagé dans une maison amie, avec M. Briand, je pus, en outre et tout à loisir, lui exposer les Conséquences fécondes de travaux dont, pendant la paix, le général Mangin l’avait d’ailleurs tenu au courant. Le Président du Conseil ne cacha point l’intérêt considérable qu’il attachait à la question : elle était assurée de trouver en lui, personnellement et comme chef du gouvernement, un ferme appui. Si jamais affaire se présenta sous de favorables chances d’aboutir, c’était bien celle-ci, semblait-il. Or, il n’en fut rien. Ce n’est ni le lieu, ni le moment de révéler comment des influences politico-financières, plus aveugles encore sur leurs vrais intérêts que sur ceux du pays, mais toutes-puissantes dans certains milieux coloniaux, la firent échouer. La « loi Masse » qui, votée, nous eût valu au bon moment un écrasant et peut-être décisif surcroît de forces, succomba sous leurs coups. Rapportée par M. Maurice Bernard, le 12 novembre 1915, devant la Commission de l’armée, qui l’adoptait à l’unanimité, sa carrière, sans cause apparente, s’arrêta brusquement à cet éphémère triomphe. Ne nous demandons pas pourquoi…

Entre Chambre et Sénat, elle disparut. Concassée en fragments d’où, soigneusement, toute conception générale était bannie, elle servit, grâce à l’appui de M. Clemenceau, président de la Commission sénatoriale de l’armée et à l’énergie de M. Henri Bérenger, rapporteur de cette assemblée, à fabriquer une série de décrets, spéciaux à chaque Colonie. Celui qui, pratiquement, eut charge de fournir à nos troupes noires d’Europe, est du 9 octobre 1915. Des confidences officieuses faites a la presse, notamment au Temps, il ressortait tout de suite que la caractéristique de l’effort auquel la menace de la loi Masse avait contraint de consentir, serait, pour l’Afrique noire, une limitation voulue du recrutement fixé à 50 000 hommes. C’était toujours mieux que les « huit beaux bataillons » d’antan. Mais, levé à la hâte, par des méthodes qui s’en ressentaient, ce contingent dut être dépaysé immédiatement. Il tombait en France au cours d’un hiver, rude même sur la Côte d’Azur, poudrée de frimas cette année-là, et s’installa dans des cantonnements insuffisants et de fortune. Même en ces conditions spécialement défavorables, il put, dans les quelques mois qui précédèrent la campagne d’été, en 1916, s’amalgamer avec ce qui restait de vieux tirailleurs et donner un nombre important d’unités : combattantes ou de marche ; dites d’étapes, au contraire, quand, formées de recrues trop novices, elles n’étaient utilisables qu’à l’arrière et au besoin comme « réservoir » d’effectifs.


Une douzaine de bataillons purent prendre une part non pas seulement active, mais glorieuse, aux opérations, constamment réalimentes par les corps de seconde ligne. À l’époque, la presse rapporta avec force détails les exploits des Sénégalais, à Barleux, à la Maisonnette, devant Péronne, lors de l’offensive du général Fayolle sur la Somme, et devant Verdun, notamment à Douaumont, au cours des opérations que menait le général Mangin. J’ai sous les yeux de curieux rapports de fin de campagne d’où ressortent avec une singulière netteté le fort et le faible des jeunes troupes que nous avions un peu hâtivement engagées, capables, néanmoins, d’un rude travail.


Dans l’attaque du 24 octobre, y lisons-nous, les troupes noires mises à la disposition du groupement D. E. (groupement Mangin) se composaient des 43e et 36e bataillons de tirailleurs sénégalais à quatre compagnies chacun et de deux compagnies de Somalis (2e et 4e) du 1er  bataillon de tirailleurs somalis.

L’un de ces bataillons, le 36e, avait été engagé le 4 septembre dans l’attaque des Carrières (1 200 mètres au Nord de Souville).

Le bataillon… avait disposé trois compagnies pour l’attaque. Une compagnie en soutien aux Carrières était chargée en outre de défendre les Carrières elles-mêmes. À sept heures, l’attaque s’est déclenchée. Les tirailleurs sont sortis des trous d’obus et ont marché exactement comme ils le faisaient à l’exercice. Mais la débandade a commencé dès que les premiers Roches affolés s’enfuyaient vers les Carrières. Plusieurs tirailleurs furent atteints par le feu de leurs camarades. Des scènes analogues continuèrent pendant toute la durée de l’assaut. Aucun prisonnier ne fut ramené à l’arrière et ils auraient pu être très nombreux.

Le tir de barrage terrible d’artillerie et le feu des mitrailleuses furent évidemment une des causes essentielles du repli des tirailleurs. Il y en eut cependant une autre : les Boches avaient fui devant eux. Ils avaient « gagné la bataille. Moi y a partir repos. » Voilà ce que répondaient beaucoup d’entre eux quand on les obligeait à s’arrêter aux Carrières. Certains groupes ont été vus autour de trous d’obus où se trouvaient plusieurs tués allemands, se faisant à eux-mêmes des commandements d’escrime à la baïonnette qu’ils exécutaient sous le feu ; c’était la danse de guerre après la victoire. D’autres lançaient des grenades dans des trous et se penchaient sur le bord pour voir l’effet de l’éclatement.

Il est évident qu’avec de vieux tirailleurs connaissant mieux le français, mieux instruits, ces faits ne se seraient pas produits et beaucoup de pertes auraient été évitées.

Une autre lacune de leur instruction était qu’ils n’avaient jamais vu de mitrailleuses et qu’ils n’avaient pas assez lancé de grenades. Beaucoup se sont blessés eux-mêmes avec ces engins (rapport du commandant G.).


Le document précédent n’est pas dépourvu de pittoresque. Il démontre, en tout cas, le degré d’inexpérience et la jeunesse d’une troupe menée en cet état, dans la bagarre terrible de Douaumont et y ayant telle attitude qu’on voudra, hormis la fuite.

Quelques précisions encore.


Au 24 octobre (1916), dit un autre rapport, l’instruction [du…" bataillon] n’avait pu être très améliorée. Il ne savait encore se servir ni de mitrailleuses, ni de fusils-mitrailleuses, ni de grenades…

Ces troupes étaient des troupes de dépôt et avaient été employées comme travailleurs dans le secteur du groupement jusqu’au début d’octobre, Dans ces conditions, il n’était point prudent de les engager en première ligne, Aussi le commandement résolut-il de les mettre en deuxième ligne. C’est donc dans cette situation que les bataillons furent engagés In 24 octobre.

Au moment de l’attaque, les compagnies sénégalaises sont sorties des parallèles de départ sans hésitation, avec beaucoup d’entrain et de courage, à l’admiration de tous les chefs qui les ont commandées. L’une d’entre elles, même, la compagnie D. s’est lancée à l’assaut en première ligne dans des conditions particulièrement difficiles. Le signal de l’attaque venait d’être donné, le 4e bataillon du régiment d’infanterie coloniale du Maroc[3] auquel était rattachée la compagnie D. sortait de la parallèle, lorsqu’il fut assailli par des feux très violents de mousqueterie et de mitrailleuses. Un instant d’hésitation se produit dans la ligne. Le commandant M. et les officiers des compagnies poussent les hommes en avant, aidés de quelques gradés et hommes de troupes magnifiques de courage. Les deux compagnies de tête du bataillon se reportent en avant. Mais un trou s’est produit dans la ligne : un groupe ennemi s’est glissé à la faveur du brouillard dans le centre du bataillon. La compagnie sénégalaise D. n’hésite pas. Elle se précipite en avant, attaquant ainsi en première ligne. Grâce à sa courageuse intervention, la résistance allemande est brisée après un corps à corps acharné.

Ce magnifique élan des Sénégalais ne devait pas se ralentir pendant la progression. Partout, ils font preuve de beaucoup d’allant et d’impétuosité dans le choc, même contre les mitrailleuses en action. C’est ainsi qu’au moment où le centre de la ligne d’attaque de la…e division, quittant le ravin du Bazil, son premier objectif, arrivait sur le versant ouest de la Fausse-Côte, toute la ligne accueillie par des feux de mitrailleuses, stoppa. Devant l’intensité du feu, les hommes de la première ligne se couchent dans les trous d’obus et la fusillade s’engage. Les 1re et 3e compagnies de tirailleurs sénégalais, placées en deuxième ligne, continuent à progresser. Elles arrivent à hauteur de la première vague d’assaut, la franchissent dans une ruée superbe et se précipitent sur les mitrailleuses allemandes qu’elles enlèvent. Entraînée par le magnifique élan des Sénégalais, toute la ligne se relève, les Allemands jettent leurs armes et se rendent. Toute la position allemande est enlevée…

Les unités indigènes coloniales qui ont pris, part à l’attaque de Douaumont, conclut le rapport général, étaient composées de recrues non instruites… Des cadres manquaient en général d’expérience et peu de gradés avaient vu le feu. Beaucoup venaient de la cavalerie et n’avaient des indigènes qu’une pratique toute récente. En outre, ces bataillons n’avaient pas de mitrailleurs et leurs tirailleurs étaient peu familiarisés avec le fusil-mitrailleur et l’obusier V. B.[4]. On ne pouvait donc songer à laisser groupés les bataillons… et chaque compagnie indigène formait la quatrième compagnie d’un bataillon européen. Ces compagnies furent, en général, placées en seconde ligne. Mais, après avoir atteint le premier objectif, la seconde ligne passa la première, puis la dépassa et marcha sur l’objectif définitif. Ces compagnies indigènes se trouvaient ainsi en première ligne, après avoir exécuté sous le feu une manœuvre assez délicate.

L’expérience du 24 octobre s’est donc déroulée sur une très vaste échelle et nous avons, sur la conduite des Sénégalais et des Somalis, l’opinion d’un grand nombre d’officiers supérieurs qui les ont commandés directement au feu. Elle est unanime et parfaitement concluante et nous savons que des bataillons sénégalais, peu instruits, composés de jeunes recrues et encadrés médiocrement, peuvent être amalgamés avec de bonnes troupes européennes, que ces troupes soient métropolitaines ou coloniales (et cette dernière circonstance élargit singulièrement leur possibilité d’emploi). Ainsi utilisées, les unités indigènes de nos colonies donnent des résultats supérieurs à ceux qu’on pouvait attendre. Elles introduisent dans les régiments européens une émulation de bon aloi. Elles y apportent leur fougueuse ardeur au combat corps à corps. Elles y prennent rapidement les qualités, manœuvrières qui leur manquent au début.

Il est possible d’envisager leur groupement par bataillon après leur accoutumance aux effets de l’artillerie moderne, — accoutumance indispensable à toute troupe quelle que soit son origine, — et après confirmation de leurs qualités de manœuvre. Mais, pour pouvoir s’alimenter en spécialités de toute nature, les bataillons sénégalais ont besoin d’un réservoir européen. Non qu’il soit impossible aux noirs de devenir mitrailleurs, téléphonistes, etc. mais parce que nous devons improviser une organisation inexistante et que le temps nous manque pour former un nombre suffisant de spécialistes. Le bataillon sénégalais devra donc faire partie d’un régiment européen.

Nous arriverons ainsi à corser nos effectifs en donnant un bataillon sénégalais à chacun des régiments d’infanterie de certaines divisions auxquelles un rôle spécialement offensif aura été réservé. Il y a d’ailleurs intérêt à laisser à ces bataillons leur, effectif de campagne de 250 hommes et une section hors rang très étoffée en spécialités.

Les douze ou treize millions d’habitants que compte l’Afrique occidentale française peuvent certainement nous donner 200 000 soldats en moins d’un an. Ce sont là des ressources précieuses, dont nous avons l’utilisation certaine et qu’il est impossible de négliger.


J’arrête là ces citations. Elles sont suffisamment probantes pour démontrer avec éclat la valeur de forces que nous avons mis bien longtemps à découvrir. Au demeurant, c’est un assez beau rêve pour des paysans du Niger, venus six mois plus tôt au bureau de recrutement, que d’avoir pu, fût-ce un instant, servir d’entraîneurs à nos poilus de Verdun…


LES NOIRS ET L’OFFENSIVE DU 16 AVRIL 1917

Notre Afrique noire est une terre immense et sans chemins.

Les milliers de kilomètres s’y franchissent, pour la plus grande partie à pied, des contrées riches d’hommes aux artères fluviales ou ferrées, rares encore, qui mènent aux ports d’embarquement pour l’Europe.

Le plein effet des mesures de recrutement décidées à la fin de, 1915 et mal conduites, je l’ai dit, ne se lit donc sentir dans son résultat pratique, l’entrée en ligne d’un nombre important de bataillons, qu’au cours de 1917. La préparation s’effectua comme l’hiver précédent, sur notre côte d’Azur, à l’entour de Fréjus, en Algérie-Tunisie et, initiative moins heureuse, au camp trop froid et trop humide du Courneau, non loin de Bordeaux. Cette installation improvisée d’un effectif relativement considérable, — un peu plus de 50 000 hommes, — n’alla point sans quelques difficultés.

La matière recrutable noire est ce qu’elle est. Elle a ses qualités, sobriété, rusticité, insouciance, mais aussi ses défauts et ses sensibilités : nosologie particulière, propension à certaines affections et non à d’autres, notamment à celles des voies respiratoires quand l’acclimatement est brusqué. Bref, la troupe noire est, physiquement, plus solide à divers égards, moins à d’autres, que la troupe blanche : elle en est différente. Un tel état de fait impose des données inéluctables à son dressage et à ses conditions d’instruction. Les négliger serait la coucher sur un lit de Procuste.

Créer de véritables villes noires de plusieurs milliers d’habitants en quelques mois et dans l’état de guerre de notre main-d’œuvre ne fut pas une minime affaire. La direction des troupes coloniales du Ministère de la Guerre s’y mit de tout cœur et réussit à résoudre a temps et suffisamment le problème : le pays lui en doit une assez belle reconnaissance. Sans doute, ne put-elle réparer parfaitement le temps antérieurement perdu et quelques lacunes en résultèrent-elles dans l’instruction de certaines unités sénégalaises. Mais, elle n’en livra pas moins cependant aux armées d’opération, à la fin de mars 1917 vingt-six bataillons noirs, — 30 000 hommes environ, — dont certains, notamment les six qui composaient les 57e et 58e régiments d’infanterie coloniale (colonels Jacobi et Debieuvre), forts chacun de plus de 3 500 hommes, n’avaient peut-être pas leurs égaux, à l’époque, dans toute la’ masse de manœuvre constituée pour la campagne de printemps.

L’offensive du 16 avril, a soulevé naguère et soulève aujourd’hui trop de polémiques pour qu’un profane s’avise d’y toucher. Je crois cependant pouvoir, sans en provoquer de nouvelles, et en me plaçant à un point de vue purement objectif, affirmer que le général Nivelle se proposait comme but la destruction de cette absurdité stratégique, le front, où, enlizés depuis trois ans, nous subissions, au prix de pertes considérables, la volonté envahissante de l’ennemi et l’obnubilation de toutes nos qualités offensives de race guerrière dans l’espace et le temps. Cette fin supposait naturellement des moyens appropriés de grande envergure, tout à fait conformes au grand principe de bon sens napoléonien : attaquer partout et voir venir. L’exécution de cette manœuvre gigantesque, menée par les Anglais et nous d’Arras à l’Argonne, mettait en œuvre plusieurs armées. Celle à laquelle revenait te rôle principal, la VIe, massée de Soissons à l’Ouest de Reims, et comprenant tout près d’un demi-million d’hommes, était confiée au général Mangin. Elle devait emporter d’assaut le formidable bastion, dit « Chemin des Dames, » machiné comme un théâtre, d’où, enterrée depuis 1914 dans les creutes de l’Aisne, l’armée allemande avait fait, à longue distance, échec à nos poussées en Champagne et sur la Somme et virtuellement menaçait nos communications vers l’Est et Paris : la preuve douloureuse devait en être administrée en mai 1918.

Le choc était escompté formidable et nécessitait des troupes supérieurement mordantes.

… A Fismes, dans un vaste jardin aux fraîches pelouses sous de grands arbres, une jolie habitation Louis XIII, moitié villa, moitié château, un grand cabinet clair, aux murs couverts de cartes. C’était alors le Quartier Général du général Mangin. J’ai eu le rare honneur d’y entendre, le 10 avril, développer le plan probable de la bataille et les dernières instructions qu’il y exposait à ses généraux : un assaut brutal, irrésistible, sitôt le pilonnage achevé. Après quoi, vers Laon, vers Saint-Quentin la place libre, l’espace reconquis et la poursuite aux talons de l’ennemi en déroute. A l’effort premier, de rupture, la force noire était spécialement prédestinée. L’aveugle ruée du Sénégalais dans le feu sur le fer tendu, c’est militairement sa raison d’être. Trois corps d’armée : le 1er colonial, en crochet offensif au nord, à l’Est de Soissons, le 6e et le 2e colonial jusqu’au plateau de Craonne, face au Chemin des Dames, formaient la ligne d’attaque.

Ces grandes unités se partageaient inégalement les bataillons noirs, deux seulement, les 27e et 29e, affectés au 6e corps et y formant, avec des chasseurs à pied, l’infanterie de la 127e division.

Une fatalité semble vraiment avoir pesé sur cette bataille. Une paradoxale prolongation de l’hiver éternisait sur la campagne des bises aigres et des tempêtes de neige. Revenant du Midi, où les premiers rayons du soleil printanier les réchauffaient déjà, les noirs s’enlizaient au front, dans cette boue liquide spéciale aux tranchées, « la flotte », que les flocons fondants maintenaient à une température voisine du gel. La veillée des armées, en ses dernières heures, fut cruelle aux pauvres diables d’Africains, immobiles et transis dans leurs parallèles de départ.

L’assaut leur fut une délivrance. A l’aube, leurs vagues bondirent d’un élan qui creva, comme une balle un cercle de papier, la première ligne allemande : affaire de quelques quarts d’heure. De cinq à sept kilomètres, à travers un réseau de défenses dont l’aspect résumé au plan directeur confond, étaient franchis. Des chefs allemands filaient en débandade… On sait que le flot français noir et blanc, alors vainqueur, se trouva subitement arrêté. A dix heures, il était figé par ordre devant la deuxième ligne allemande, hérissée de mitrailleuses, de creutes machinées, de trous d’obus organisés. Cet arrêt fut fatal aux noirs. Ils passèrent journée et nuit dans l’immobilité de cachettes, bouts de tranchées, abris de fortune sous un vent glacial qui rasait le plateau. Dans leurs « godillots » détrempés, racornis, chaussure inhabituelle, qu’une absurde manie d’uniformité administrative avait tenacement imposée, leurs pieds gigantesques, resserrés, gelèrent faute de circulation du sang. A la relève du 2e corps colonial, le 18, des milliers de Sénégalais ne purent suivre. Telle fut l’étendue du mal, que des bataillons entiers se trouvèrent passagèrement désorganisés. Pour comble d’infortune, évacués les premiers, parce que les premiers en ligne, les noirs furent égaillés par les transports sanitaires sur tout l’arrière du front, de Berck-sur-mer à Neuchâteau en Lorraine. La gelure, grâce à la saison, fut heureusement superficielle et les cas graves, très rares. Le remède eût pu se donner moins loin, en quelques jours, à portée des unités. La dispersion des Sénégalais était à peu près inutile. Quand, guéris, ils rejoignirent leurs corps, le général Mangin ne commandait plus son armée. En outre, les projets d’offensive à grande envergure étaient officiellement abandonnés.

Partant, plus de raison pour maintenir cette masse de choc sous la main du plus capable de s’en servir. A la fin de mai 1917, les bataillons noirs étaient disséminés et répartis sur tout le front. Des divisions qui les reçurent, certaines s’en trouvèrent fort empêchées. On s’y étonna même de leur voir des fusils : peu connus de leurs nouveaux chefs, ils furent d’abord employés comme unités de travailleurs. Progressivement, de tâches obscures, réparations de routes, escortes de prisonniers, d’aucuns, appréciés à l’usage, regagnèrent le rang de troisièmes bataillons, de quatrièmes compagnies dans des formations anémiées tenant des secteurs tranquilles. Ceux qui, par chance, se trouvèrent accolés à des troupes coloniales blanches ne sortaient pas de leur milieu. Honorablement parmi elles, ils participèrent, notamment autour de Verdun, aux rares opérations de cette campagne sacrifiée. En fait, cette lugubre année 1917, si riche de promesses, faillit aux troupes noires comme au reste.


LES SÉNÉGALAIS EN 1918

Retirés du front aux abords de l’hiver, complétés à l’aide de recrues tard venues, d’hommes pris aux unités dites d’étapes, les bataillons sénégalais du recrutement 1915-1916 allèrent se reformer dans les camps du Midi, cette fois supérieurement organisés, et dirigés par un des généraux coloniaux, qui, pour s’être servis magnifiquement des noirs sur les champs de bataille, les connaissent le mieux. Des mains de ce soldat énergique sortirent les belles formations dont les Allemands ont pu, au printemps de 1918, éprouver la solidité. Composées d’hommes comptant presque tous au moins deux ans de services, elles réalisaient un outil de guerre propre à toutes les besognes : les faits, une fois encore, l’ont prouvé.

Croirait-on cependant, malgré le passé, que certaines préventions subsistaient encore contre nos noirs à l’heure même de s’en servir ? Un général colonial illustre en recueillait, non sans étonnement, les échos fort exactement deux jours avant l’attaque allemande du Chemin des Dames : « Les Sénégalais, lui affirmait-on, redoutent l’artillerie !… » Certes, comme tout le monde, mais pas davantage. À cette affirmation, passée pour quelques-uns en dogme au-dessus de tout examen, les noirs devaient d’être placés en secteur calme, le 27 mai dernier : à Reims. Or, s’en emparer, entrait dans le plan des surprises allemandes.

Entre la cité martyre et Soissons, piliers antiques des portes de Paris, le flot germain s’étranglait au passage. Nos troupes de première ligne soutenaient une lutte inégale quand les Sénégalais, alertés, survinrent. Le soldat allemand redoute son adversaire noir, plus grand, plus fort, plus agile que lui, fougueux et friand de la lame, du combat d’homme à homme et qui lui rend sans scrupules, généreusement, coup pour coup, s’arrangeant d’ailleurs le plus possible pour frapper le premier : révélations que nous devons aux feuilles allemandes, à leurs criailleries à forme humanitaire contre l’emploi des troupes noires et aussi aux correspondances saisies. Le contact repris en 1918, à Reims, avec ces bataillons tout neufs, frais éclos d’un repos de six mois, entraînés à point, fut, aux assaillants, une désagréable surprise. Ils n’insistèrent pas : leur coup était manqué. Ils comptaient revenir en nombre à la charge. L’agence Wolff voulut bien expliquer au monde que « les Français renonçaient à garder Reims, où ils ne maintenaient que des nègres et des coloniaux. » Avis prémonitoire de la seconde attaque, déclenchée le 12 juin, à l’Est de la ville. Un furieux assaut en donnait à l’ennemi une des clés, le fort de la Pompelle, où, fiévreusement, il commença de s’organiser. Mais cette fois encore, il avait compté sans son hôte : une ruée sénégalaise, lancée à corps perdu, l’en chassait, si violente et meurtrière qu’elle coupa court à tout retour offensif.

Les rodomontades des sans-fils rendaient l’échec cuisant. Pour en atténuer le dépit, force était d’en passer par une attaque sérieuse. Le 18juin, le Kromrinz donnait l’ordre d’en finir coûte que coûte. L’affaire, montée sans regarder aux moyens, prenait cette fois, de l’envergure. Sur vingt-cinq, kilomètres d’Ouest en Est, de Vrigny à La Pompelle, trois divisions de première ligne assaillirent le pourtour circulaire de nos défenses visant, au centre, la cité, que tenait une de nos divisions métropolitaines encastrée, à sa gauche, d’Ornes à Vrigny, à sa droite, de Sillery à la Pompelle, entre deux divisions coloniales. Violente et coutumière préparation par obus asphyxiants, contrebattue supérieurement par nos batteries frappant au plein de masses ennemies impatientes de l’assaut libérateur. Son insuccès toutefois fut magistral. Tout l’effort allemand se rompit sur nos 1 avancées sans même entamer nos premières lignes. En un seul point, au Nord de Sillery, l’ennemi s’infiltra quelque peu sous bois. Succès éphémère. Découvert, pris à partie par une foudroyante contre-attaque sénégalaise, il détala sans demander revanche. C’était, une fois de plus, Reims sauvée, et, rivaux des poilus et marsouins, leurs modèles, les noirs y avaient pris leur large part : « Nous luttions, écrivait un officier allemand, fait prisonnier quelques jours plus tard, contre ces soldats nègres qui tiennent comme des murs, attendent les nôtres à cinq mètres et se jettent dessus. »

La surprise du Chemin des Dames amena, comme on sait, les Allemands en quatre jours de l’Ailette à la Marne. La trombe envahissante balaya les campagnes en plein labeur. Terrorisées, les populations s’étaient enfuies : cortèges d’épouvante marchant droit au Sud, vers les ponts. Sur la route de Château-Thierry, une interminable colonne de fugitifs. Derrière elle, des débris effrités de nos régiments décimés, débordés, petits groupes allant sans débandade, l’arme à la bretelle, au fil des routes, comme tout le monde. Suivant, mais ne poursuivant pas, à faible distance, sans s’arrêter ni se hâter, poussant devant elles les vaincus, arrivaient les avant-gardes allemandes. En ville, un spectacle de folie collective : dans les rues, sur les ponts, une foule sans guides, sans chefs, tourbillonnait, piétinant sans avancer, appelant au secours les soldats, les submergeant dans ses remous, paralysant soi-même sa défense. Mer humaine où l’ennemi, tirant à mitraille des hauteurs au Nord de la ville, sema la panique et la mort. Dans ce tumulte, fendant la foule, voici qu’un homme arrive : général qu’une légendaire traversée de l’Afrique a jadis illustré. Son énergie, sa bravoure sont célèbres. Il se jette au-devant des groupes de soldats, les accroche, les harangue : « Vous savez qui je suis, leur crie-t-il, montrant ses étoiles, la plaque de grand-officier qui scintille sur sa poitrine. Pour vous, pour ces gens, pour la France, mes enfants, arrêtez-vous ; demi-tour et tenez ! Il le faut ! J’amène du secours : ma division me suit !… » Peine perdue. En vain, les hommes tentent de se rassembler. Aveugle, la foule tourne sur elle-même, passe en torrent, entraînant les soldats dans ses flots. Or, la division, hélas ! était loin. Elle roulait en automobiles, encore à des lieues en arrière et le général n’avait avec lui, en avant-garde, que trois bataillons dont un de noirs. N’importe ! Avec cela, il barrera la route. La petite troupe bouscule la cohue, remonte le courant. En pointe extrême, dans les fières ruines du château, il installe ses Sénégalais. Consigne : n’en pas bouger, défendre la place sans recul, jusqu’au sacrifice. Elle fut tenue. Le flot allemand battit vainement les vieilles murailles, laissant quelque répit à la ville où l’évacuation put s’organiser. La rage des assaillants s’épuisait à la ténacité des noirs. Contre cette poignée d’hommes il fallut des renforts. Sans plus de résultats. Une-division entière s’y brisa. Entre temps, les nôtres arrivaient et quand le…e bataillon sénégalais reçut son ordre de relève, il sortit en bel ordre, emmenant ses morts et ses blessés, à la barbe des Allemands stupéfaits du nombre de leurs adversaires.

En de rares allusions, ces prouesses ont transpiré dans le public : les Sénégalais souvent à la peine, ne sont pas toujours à l’honneur. Ils n’ont guère jusqu’ici bénéficié des renseignements « de source autorisée » abondamment fournis sur d’autres corps. En revanche, il fut dit et l’on a laissé, sur leur compte, s’accréditer une légende. Les troupes noires auraient, les 11 et 12 juin, à Courcelles et sur le plateau de Méry, défoncé l’armée Von Hutier, sauvé Compiègne et la route de Paris. Amiens Plato, sed magis amica veritas. La vérité m’oblige à dire qu’en ces glorieuses journées, nos Sénégalais n’étaient représentés que par un seul des leurs : le fidèle et dévoué Baba Koulibaly, ordonnance du général Mangin.


LA QUESTION DE LA FORCE NOIRE

La douloureuse année 1917, néfaste à tant d’égards, encombrée de querelles politiques, ne fut pas favorable aux questions militaires. La mode était de les envisager d’un point de Vue pacifique, voire pacifiste. Les remous de ces ondes asphyxiantes avaient submergé pour un temps les velléités de recrutement noir. Il fut implicitement admis que plus une recrue ne serait demandée à notre Nigritie peuplée de quelque trente millions d’âmes, dont, tant manœuvres que soldats, cent mille à peine avaient été amenés en Europe. En revanche, des intérêts à façade économique, peut-être pas tous publics, s’accommodaient fort bien d’une intensification imposée à l’exportation des fournitures de guerre, dont la liste est évidemment élastique. Conception naïve où tyrannique au choix, tout à fait dans la norme d’ailleurs de nos conceptions coloniales surannées.

L’avènement du cabinet Clemenceau remit les choses en place. Aux commissions sénatoriales de l’Armée et des Affaires extérieures, qu’il avait présidées, notre actuel Premier avait vu s’amasser sur nous le formidable orage auquel la trahison russe allait nous obliger à faire tète. Toujours préoccupante, la question des effectifs devenait, du coup, la plus lourde de ses responsabilités. Notre heure était venue, comme disait M. Lloyd George, « de carrer les épaules et de serrer les dents, » appelant à l’aide toutes nos ressources.

Nombre de personnalités politiques, comme on sait, n’avaient pas souscrit aux sanctions prises, en mai 1917, contre le général Mangin, auquel on ne pouvait « reprocher, écrivait M. Clemenceau à un personnage important dans l’Etat, que d’être un soldat. » Appréciation garante d’une estime sur laquelle les récriminations d’un certain parti à la Chambre dispensent de secret. Un des premiers soins du nouveau Président du Conseil, en prenant la conduite des affaires, fut de faire procéder à l’examen de notre recrutement colonial. Les résultats de cette enquête conduisirent à l’établissement d’un programme nouveau d’action. Il en sortit huit décrets datés du 14 janvier 1918, lourds d’une nouvelle moisson de baïonnettes africaines. Le 8 février suivant, le Bayerischer Kurier, feuille officieuse répandue dans l’Allemagne du Sud, en exprimait son déplaisir, s’en émouvant au nom, bien entendu, « du droit et de l’humanité, » intéressés, paraît-il, à ne pas laisser battre les sauvages à peau blanche, destructeurs de Louvain et de Reims, par d’honnêtes paysans venus des bords du Niger, mais noirs.

La place manque ici à l’examen des mesures d’exécution prises par l’Administration des Colonies. Toutes témoignent d’une grande bonne, volonté. D’aucunes, de quelque candeur. Peu de médaillés militaires soudanais, par exemple, échangeront, espérons-le, après la campagne, contre la qualité, sans emploi dans leurs brousses natales, de citoyen français, la renonciation à leur millénaire statut personnel, qui est hiérarchie familiale solide et polygamie propice à multiplier les fils à leur foyer. Ils feraient marché de dupes. L’heure n’est point venue de toucher aux sources de peuplement, en ces pays où, de par la traite européenne d’antan, les conquérants noirs et la nature démesurée encore invaincue, les morts sont allés si vite ! Toutefois, des dispositions prises, l’une, toute nouvelle, foncièrement libérale, fut, elle seule, plus efficace que toutes les autres réunies. Les opérations de recrutement avaient, en effet, été remises à une mission spéciale, dirigée par un Commissaire de la République, choisi dans le Parlement, M. Blaise Diagne. Esprit délié, supérieurement intelligent, ce Sénégalais disert, voire éloquent, a longuement vécu en France. De l’immense Afrique Occidentale, il ne connaissait guère que le vestibule, le Bas-Sénégal. Mais M. Diagne, étant noir lui-même, jouissait sur tous les fonctionnaires possibles européens d’un avantage inégalable. Il le comprit fort bien et, multipliant sa force, il composa sa mission de ses frères de race : jeunes gens appartenant aux premières familles de notre Afrique Occidentale, anciens élèves de nos lycées, engagés simples tirailleurs à la mobilisation, aujourd’hui officiers à la pointe de l’épée, chevronnés, cités, légionnaires, tel le prince Ald-el-Kader Mademba, délicat poète à ses heures, et ses frères, fils du vieux roi de Sansanding, Mademba, notre fidèle ami de six lustres. Faisant prêcher la croisade de recrutement par de tels apôtres, fort habilement, M. Diagne la nationalisait dans la race, qu’il associait à l’œuvre de libération commune. L’effort demandé cessait d’être un inintelligible impôt du sang, à fins lointaines, hors de vues, exigé par menaces et souverainement impopulaire. C’était le consentement obtenu de la masse du peuple qui là comme partout, plus que partout même, en l’absence d’Etat fort, seul existe, mais qu’il faut savoir entraîner : retour par d’autres voies du recrutement volontaire, si facile à provoquer et éduquer depuis dix ans, pour l’acheminement au système régulier des classes.

Il est possible aujourd’hui de révéler, pour la confusion de certains augures, les effectifs recrutés avec certitude de les voir s’accroître : 73 000 hommes en quatre mois. Ils avaient dépassé toutes les prévisions que M. Angoulvant, le distingué Gouverneur général de nos Afriques noires, se croyait fondé à concevoir. Forçant eux-mêmes les barrages, ils amenèrent même un instant à envisager l’absorption régulière, par organes permanents, de nos disponibilités noires africaines, arrachées jusqu’alors sans méthode et par à-coups. Ces débuts auraient ménagé par la suite aux Allemands de pénibles surprises, conditionnant, dans une certaine mesure, les éventualités militaires que 1919 nous a épargnées ; à nos poilus, d’âge rassis, il eût pu être bon alors, pour les longues étapes de victoire, d’assurer de jeunes compagnons.


Ainsi, évoluant hors de ses prémisses, la question des troupes noires s’est développée, pour ainsi dire de force, sous la poussée des événements : péniblement, la fonction aura créé l’organe. Là aussi, la conception de la guerre totale a mis du temps à se faire jour : trois ans d’une lutte vitale, féroce, le fer allemand sur notre poitrine. Retard qui n’a pas permis la formation de l’armée noire en divisions de choc qu’avait rêvée son auteur. Mais, au moins, la force noire intercalant aux heures des luttes suprêmes et des derniers assauts des hommes parmi les nôtres, a pu prendre sa part méritée de la plus noble tâche : le salut de la plus belle patrie par les plus beaux soldats… C’est par la porte de la victoire que ces nouveaux fils de la France seront entrés dans sa maison, lui rendant au centuple son sang répandu pour leur libération.

De l’expérience menée à bonne fin et acquise aujourd’hui, reste à tirer cette conclusion pratique : la guerre a révélé un facteur nouveau de puissance française : la Force Noire, dont la valeur générale, tant européenne que coloniale, éprouvée maintenant, ne peut plus être mise en doute. Il doit donc être exploité au même titre que nos autres éléments de puissance. Parce qu’il en est un d’abord. Par simple raison d’équité ensuite. Inconsciemment sans doute, très réellement cependant, nos populations noires ont participé aux bénéfices de la victoire. Elle les a sauvées de l’abominable esclavage colonial allemand. Il est donc juste qu’elles participent à nos communes charges militaires. Ainsi, motifs de droit et de fait se réunissent pour nous obliger à accroître, dans la mesure du possible extrême, le développement de nos recrutements noirs, par-delà la durée des circonstances actuelles.

Leur emploi est d’ailleurs immédiat, si même, une fois encore, il n’est déjà tardif. Il y a sur la rive gauche du Rhin, plus outre demain peut-être, de vastes gages territoriaux ou économiques allemands, qui sont et seront longtemps à garder. Qu’un bataillon noir y veille, c’est un bataillon blanc, de nos soldats de France, ouvriers, laboureurs, libéré pour des tâches productrices : manquent-elles dans nos régions dévastées ? C’est aussi l’étude technique et approfondie de la valeur militaire noire, étude poursuivie dans la paix sereine, pour écarter le cauchemar de ce qui pourrait être un jour la plus grande Guerre : plus forts nous serons, moins aussi nous serons menacés. La route est large, devant notre mission mondiale, nationale et civilisatrice, orientée dans ces voies : il suffit de voir pour réaliser à temps. De cet avenir fécond, la première heure sonne.

Camarades que la terre africaine a gardés, vous qui dormez là-bas votre éternel sommeil en vos tombes anonymes et sans date, qu’ensevelissent encore, fossoyeurs verdoyants du dernier oubli, les hautes herbes des hivernages ; exilés que nulle mère, nulle épouse ne viendra pleurer, consolez-vous de n’avoir pas vu resplendir la grande aube ! Votre labeur obscur, vos souffrances sans témoin l’ont préparée. Vos cendres ont germé en moissons de soldats et leurs phalanges se sont ébranlées derrière vos ombres ! Précurseurs, vous avez participé à la revanche !

À ces absents, gardons aussi, en ces jours de triomphe, la part d’indéfectible reconnaissance qui leur est due. Ouvriers de la plus grande France, ils auront été, avant la première heure, les bons artisans de la victoire. Ils ont droit que l’épée resplendissante de la patrie sauvée trace sur leur tombe lointaine les mots du repos mérité,


ALFRED GUIGNARD.

  1. L’Organisation des Troupes noires, par le colonel Mangin, Bibliothèque des Marches de l’Est, Paris, 1911.
  2. Comprenant, selon le cas, un ou deux bataillons noirs sur trois ou quatre bataillons.
  3. Le régiment qui, de toute l’armée française, compte le plus grand nombre de citations.
  4. Ou tromblon V. B. Engin qui se monte à l’extrémité d’un fusil Lebel et que le départ d’une cartouche met en action.