QUATRIÈME PARTIE


XIII

Une lampe fumeuse éclairait à peine l’atelier de Martial ; hors du rond de lumière jaunâtre, les murs, les rares meubles, l’immobilité confuse des statues enveloppées de linges s’enfonçaient dans l’ombre, le froid silence de ce petit matin qui était encore de la nuit. Au dehors, les cadences sourdes des tambours, à tous les coins de la ville, faisaient, dans la misère des mansardes ou le confort des chambres, s’agiter par milliers le réveil de la garde nationale. On était au 19 décembre, et de nouveau une vaste opération, pompeusement annoncée par le Gouverneur après quinze jours d’inexplicable torpeur, allait utiliser cette immense armée de Paris, qui depuis les batailles de la Marne s’usait à vide, dans l’incroyable marasme où la laissait l’incurie de ses chefs. Les soldats, sans jamais voir la plupart de leurs officiers, croupissaient dans la neige et la boue ; jamais d’exercices, nuls soins de propreté ; un abandon de soi qui du corps gagnait l’âme. Deux semaines d’inaction, succédant à l’héroïque effort de Champigny et de Villiers, dissolvaient ces masses doutant de leurs généraux, redoutant de nouveaux échecs, d’autant plus abattues qu’elles avaient plus espéré. La garde nationale, elle, toujours inutilisée à chaque sortie, énervée et sceptique, se demandait : — « Est-ce enfin pour cette fois ? » Beaucoup l’espéraient. Martial, si cruellement déçu lorsque, au retour de l’attente devant la Marne, il avait senti retomber sur ses épaules le lourd blocus, était de ceux-là. Cet être jeune, qui ne demandait pas mieux que de se battre, souhaitant voir bientôt Paris délivré, la France sauve, qui aspirait à la reprise d’une vie normale de liberté, de travail, eût voulu un gouvernement plus actif, moins verbeux, un chef militaire pénétré de la grandeur de son devoir. Trochu, dont comme tant d’autres il avait trop attendu, ne lui inspirait plus, de déception en déception, qu’une antipathie violente. Encore ces députés beaux parleurs, ces avocats portés par les circonstances au pouvoir le plus complexe et le plus écrasant !… Mais Trochu, le chef suprême, le président responsable ! Martial se moquait qu’il eût les mains pures, si elles ne pouvaient tenir la barre.

Il bouclait son ceinturon, dut resserrer un cran :

— Hé ! soupira-t-il ; j’ai maigri. Et, comme il cherchait son képi : Le voilà, dit Nini pâlotte qui toussa, grelottant sous sa camisole. Il fit la grosse voix :

— Qu’est-ce que j’entends ? Tu vas te remettre au lit et soigner ce rhume.

Il la prit par la taille, baisa la nuque gracile, où l’or des cheveux follets frissonnait sous son souffle. Elle se blottit contre lui, en une tiédeur d’oiseau frileux. Il remonta l’étoffe de laine sur le cou délicat, d’où s’arquait la courbe pure de l’épaule. Le jeune corps d’il y a deux mois, l’Andromède aux rondeurs fermes, avait fondu aussi ; un affinement creusait le mignon visage, mettait à fleur de peau un charme souffreteux. C’était le contre-coup des longues journées à avoir froid, dans l’atelier de moins en moins égayé de flambées — ils avaient brûlé, l’autre semaine, la haie desséchée de lilas qui séparait leur jardinet de la cour, — des longues journées à avoir faim, la crémerie de la mère Groubet ayant depuis longtemps clos ses volets… Il avait fallu faire connaissance avec la carne salée et la morue sèche, aller dans l’aube noire, sous les rafales de pluie ou la tombée de la neige, à la queue des boucheries et des boulangeries. En bonne petite compagne, elle se levait courageusement, faisant avec simplicité le ménage, depuis que Mme  Louchard, percluse de rhumatismes, geignante, gardait la loge. Elle était heureuse de partager avec Martial ces heures dures ; elle le trouvait si bon, si gentil ; son affection s’était resserrée, de toute la force de l’épreuve subie, de la douceur qu’il y avait à être heureux, malheureux ensemble. Leur tendresse, née d’une sympathie légère, s’était lentement approfondie, grandie en amour.

— As-tu de l’argent ? demanda-t-elle. C’est vrai, il ne savait pas quand il rentrerait. Elle prenait la lampe, allait au vieux secrétaire ; il fit jouer le secret. Tous deux se regardèrent avec un sourire. Diable, le tas avait baissé ! Pas étonnant, au prix des pommes de terre ! Avec leur insouciance, ils n’avaient pas songé à s’inquiéter d’abord, mais voilà que ce maudit siège en était à son quatre-vingt-seizième jour, et pour peu qu’il durât encore…

— Bah ! dit Martial d’un ton de blague convaincu, cette fois-ci on va trouer. Et les communications rétablies…

Les cadences sourdes des tambours se rapprochaient. Nini, les bras autour du cou, le retenait longuement. Elle avait les yeux gros de larmes, la peau brûlante.

— À bientôt, ma chérie. Non, je ne veux pas que tu sortes ! Recouche-toi vite.

Mais elle l’accompagnait jusqu’au seuil ; et, comme elle toussait encore, il dut se fâcher, pour qu’elle rentrât.

Dans la cour, il faisait nuit. Il se cogna contre la porte ouverte de l’écurie. Envolés, les pur-sang de Blacourt ! L’avant-veille, ils avaient disparu, sitôt la publication de l’arrêté qui réquisitionnait les chevaux des particuliers. Où diable les avait-il cachés ? Pas dans l’appartement des Du Noyer, toujours ! Le fermier de Clamart, barricadé, y débitait à poids d’or ses dernières poules et ses derniers légumes… Sous le porche, M. Delourmel, qui, un bout de chandelle à la main, descendait prudemment l’escalier, projetant sur le mur sa silhouette falote, sous l’ombre monumentale du sac surmonté de hauts piquets de tente et d’une gamelle, le héla :

— C’est vous, monsieur Poncet ?

Et, reconnaissant le bonjour cordial.

— J’en étais sûr. Il n’y a que nous de bons, ici. Puis, baissant la voix avec amertume, il soupira : — Quand on pense que ce fainéant de relieur est là-haut, bien au chaud ! M. Tinet dort avec sa Mélie ! Ce sont les vieux qui montent la faction !

En passant devant la loge silencieuse, Martial cria :

— Eh bien ! mon lieutenant !

Mais une voix plaintive sembla sortir de dessous des profondeurs d’édredon. Non, Louchard ne pouvait bouger, il était en proie à sa fièvre intermittente… Pas de chance ! Il l’avait eue déjà à la sortie de la Marne, et, chose curieuse, elle précédait toujours les nuits d’avant-poste, au lieu de les suivre. M. Delourmel cligna de l’œil d’un air entendu, et, soufflant sa bougie, la mit dans sa poche. La nuit en redevint plus opaque ; la porte retomba derrière eux. Ils se séparèrent, allant chacun à leur rassemblement. Le bataillon était à demi réuni ; Martial serra la main de Thérould. Changé, le bohème ; des yeux brillans dans une face barbue, aux pommettes saillantes. Une exaltation saccadait son geste, sa voix. Sur lui aussi, la misère mettait son empreinte famélique ; mangeant moins, il buvait plus, soutenu par l’excitant de l’alcool et du café. Il ne quittait pas les clubs, y pérorait parfois, gagné à la contagion de leur enragement, de leur outrance niaise. L’autre voisin habituel de Martial était un chapelier de la rue Monsieur-le-Prince, homme gras et court. Le rang se formait, avec son étrange amalgame de boutiquiers, de professeurs, de commis, d’avocats, de gens d’affaires. Le dernier sous-lieutenant élu, un marchand de vins du boulevard Saint-Michel, commanda d’une voix de rogomme : — Garde à vos !… Il y eut des adieux. Des femmes qui avaient accompagné leurs maris, leurs amans, s’écartaient. Les lanternes éclairèrent un capuchon sur des frisons bruns, une bouche jetant un baiser, le luisant de fusils et de visières. On entendit une fraîche voix faubourienne lancer : — « Ernest, ne te fais pas casser le cou ! À ton retour nous mangerons le chat ! » Des rires coururent. Le vent bruissait dans les hauts platanes de la fontaine. Martial, de sa place, voyait sa maison et, à une fenêtre du cinquième, une immobile petite clarté. C’était la lampe de Thévenat, déjà debout à son habitude, travaillant dans le recueillement des premières heures. Devant cette lueur sereine, Martial, ému, songea au labeur incessant de son père, penché sans doute lui aussi sur son œuvre, à cette heure, dans quelque chambre lointaine.

L’éreintement d’une longue marche, l’établissement du bivouac à Noisy-le-Sec, le mécompte d’apprendre que, par suite du dégel qui rend le terrain défavorable, on va rester là, attendre, Martial retrouvait la comédie habituelle de la guerre à l’usage de la garde nationale, ce simulacre qu’ils accomplissaient de bonne foi, tandis qu’en haut lieu, on écartait de parti pris l’innombrable armée parisienne, dédaignée en tant que soldats, crainte en tant que citoyens. Une fois de plus, c’était la parade militaire, rien qui annonçât l’opération décisive, l’essai suprême de sortie. En vain, l’immense fleuve de gardes nationaux, les cent bataillons mobilisés, avaient ruisselé par les avenues et par les rues vers les ponts-levis des portes ; en vain, de Pantin à Rosny-sous-Bois, le déploiement des faisceaux et des tentes s’était aligné, dans une vaste stagnation. Martial passait deux jours de longue inertie à tuer l’ennui avec de courtes promenades sur place, d’oiseuses causeries, des parties de cartes sous la tente. Non les fermes préparatifs d’une veillée d’armes, mais l’éternel temps perdu des gardes au rempart. Même sensation de sécurité ; en avant, l’armée régulière ; sur les flancs et en arrière, la protection des forts. Même puérilité d’occupations ; en avait-il assez gaspillé d’heures précieuses, au spectacle du jeu de bouchon et des tournées chez les marchands de vin ! Il avait eu aussi des émotions plus hautes : il revit, du faîte des talus aux gazons flétris, l’immuable horizon avec la monotonie changeante des paysages d’automne, puis d’hiver, l’indifférente splendeur des couchers de soleil, orangés et pourpres, par delà des lignes allemandes, les brouillards épais où l’astre descend comme un bloc rouge, et les rideaux serrés de la pluie, la morne étendue des champs sous le tapis de la neige.

La neige ! Il revécut, avec un regain fier, les minutes d’inspiration, quand, les doigts en feu, il pétrissait, dressait avec les boules blanches que les camarades lui apportaient gaiement, la statue immaculée où, sous les traits d’une jeune République, jupe courte et bonnet phrygien, serrant dans sa petite main un fusil, il avait incarné la grâce frêle de sa maîtresse, le sursaut nerveux de la Parisienne. Il avait eu un joli succès, on venait à la ronde, on le félicitait. Le gel avait durci d’une vie éphémère l’effigie glorieuse, le grain micacé de la chair éblouissante. Le regret le poursuivait maintenant, de la statue fondue en boue, le regret d’une personne morte qu’il aurait aimée. Oui, il avait passé au rempart des heures qu’il n’oublierait pas. Et toujours cette impression d’étouffement, de prison, regards au ciel vers le glissement des nuages libres, une fuite de ballon rapetissé, ou le vol à tire-d’aile d’un pigeon annonciateur. Des séries de froid aigu, d’indicible tristesse, d’espoirs éperdus. Se pouvait-il qu’on eût laissé se consumer stérilement leur flamme d’enthousiasme et de bonne volonté, se corrompre tant de forces vives ? On était toujours à les leurrer de la sortie prochaine, on les cajolait, on les comblait de distinctions et d’éloges hyperboliques, et en même temps, on gardait d’eux une peur manifeste, trahie jusque dans la faiblesse des répressions, le ridicule des punitions. On les jugeait en secret un ramassis incohérent, indiscipliné. Que faire, disaient les généraux, sans songer qu’ils se condamnaient eux-mêmes, de troupes non aguerries ? À qui s’en prendre, si elles ne l’avaient pas été ?

Certes, il y avait dans le tas, et parfois dans des compagnies entières, des saoulards, des chenapans et des lâches. Pas plus tard que l’avant-veille, la moitié d’un bataillon s’était présentée aux avant-postes, ivre, commandant en tête. D’autres avaient déserté leurs tranchées. Clément Thomas avait dû licencier les tirailleurs de Belleville pour fuite devant l’ennemi et refus de marcher. Mais ce ce que, sur plusieurs centaines de mille hommes tirés d’une capitale qui avait ses bas-fonds, il y avait d’inévitables élémens de désordre, devait-on juger à cet exemple la garde nationale entière ? Pourquoi ne l’avoir pas, dès le début, disciplinée ? Pourquoi n’en avoir pas tiré un noyau solide, qui eût fourni une véritable armée ? Vraiment, on était mal venu à lui reprocher son incapacité militaire, quand on avait tout fait pour l’entretenir, rien pour y remédier… Mais Martial était jeune, avait besoin de vivre. Qu’à Noisy quelques-uns se répandissent dans les maisons abandonnées, à la recherche des provisions et du bois ; que, dans les villages voisins, un pillage partiel défonçât armoires et tonneaux, brisât, pour les feux de bivouac, les palissades et les meubles, qu’y pouvait-il ? Qu’y pouvaient tant de lieutenans et de capitaines sans autorité, souvent sans morale, sortis d’élections déplorables ? Et n’était-ce pas la loi terrible de la guerre, qui, quand elle n’élève pas les caractères, les ravale, déchaîne la basse animalité ? Aussi, quand Thérould, absent depuis une heure, reparut, deux bouteilles de Porto blanc sous le bras : « Et, tu sais, provenance garantie ! Le marchand en répond, » Martial, sans s’enquérir davantage, trinqua de bon cœur avec les camarades. Le lieutenant, qui s’y connaissait, eut des clappemens de langue. Le vin était bon.

L’aube du troisième jour se leva dans le brouillard ; au dégel succédait un froid mordant. Dans la nuit finissante, des mouvemens de troupes avaient annoncé la bataille. La garde nationale prit les armes. Derrière elle, l’artillerie des forts entamait la canonnade. Sur tout l’horizon en avant, le tonnerre se répercuta. Cette fois, on allait donner. Martial ne pouvait se défendre d’un trouble, son cœur battit à grands coups. Mais les quarts d’heure, les demi-heures, les heures passèrent. Le canon grondait toujours.

Ils avaient remis les armes en faisceaux, on attendait. Inemployé aussi, un régiment de mobiles, qui allait s’arrêter un peu plus loin, défila ; comme il passait devant le bataillon voisin, mal composé, des gardes les interpellèrent : « Hardi, les mobiles ! Chaud ! Chaud ! Vive la République ! « Ceux-ci répliquaient par des quolibets : « Hohé ! les Sang-impur ! Hohé ! la Trouée ! C’est votre tour ! » Ligne et mobiles détestaient la garde nationale, qui suspectait leur patriotisme. Un moblot se tourna, fit un geste obscène, accueilli par des huées. Le canon grondait toujours ; Martial, immobile, sentait croître son impatience douloureuse. Du bataillon voisin, un chant guerrier monta, l’inévitable Marseillaise. Piétinant sur place, comme des figurans d’opéra, des braillards hurlaient à pleine gorge :

Marchons, marchons !…
Qu’un sang impur abreuve nos sillons !…

Mais nul ordre ne venait. La masse gesticulante ne bronchait pas.

À ce moment, tandis que son cousin se morfondait, en réserve derrière d’autres réserves, le marin, Georges Réal de Nairve, accourait au galop du Bourget vers la Suifferie, pour rendre compte au Gouverneur. Le capitaine de frégate était passé depuis huit jours de l’état-major de Pothuau à celui du vice-amiral en chef la Roncière le Noury, qui avait désiré reprendre son ancien subordonné. Avancement qui, loin de flatter de Nairve, lui était plutôt à charge. Déjà, en quittant son fort, il avait éprouvé un désenchantement ; ces fonctions d’aide de camp, qui semblaient élargir son rôle, en réalité l’amoindrissaient. Que lui servait d’être mieux au fait des plans et des projets, s’il n’en voyait que davantage l’incertitude et la mollesse ? D’humeur grave, peu courtisan, il était plus à l’aise, surtout plus utile, dans le cercle restreint de ses fonctions primitives. Là, il était, comme sur son navire, le maître, faisant de bonne besogne, aimé, obéi. Les mâles figures des marins se tournaient vers lui, il lisait dans leurs yeux clairs le courage et la confiance. Maintenant, plus près encore des grands chefs, sa désillusion augmentait. Du courage, parbleu, on en avait à revendre ! Mais de confiance, point. Tous jugeaient la partie perdue, ne persévéraient que par discipline. Georges de Nairve, si sûr de l’avenir quand il ripostait à Jacquenne, dans le cabinet de Thévenat, si allègre lorsqu’il croyait à la sortie de la Marne, accomplissait aujourd’hui tristement sa mission. Il savait trop que cet assaut du Bourget, soi-disant destiné à conquérir, d’Aulnay à Garges, la plaine vaste d’où l’armée de Ducrot eût pu ensuite s’élancer, n’était, avec une diversion de Vinoy sur Gournay, et d’autres sur plusieurs points, qu’une bataille platonique, une satisfaction donnée à l’opinion réclamant toujours ou la lutte en détail ou la sortie en masse. Malgré lui, il se disait : pourquoi avoir refusé en octobre de garder le Bourget conquis, y avoir laissé écraser sans secours une poignée de braves, en déclarant alors la position « de nulle importance stratégique, » pour venir la reprendre en décembre, y faire massacrer sans résultat d’autres héros ?… De Nairve poussait son cheval : la situation était critique, les minutes valaient du sang.

Dans le Bourget en flammes, sur les fusiliers marins et le 138e de la brigade Lamothe-Tenet, qui se battaient en désespérés autour des barricades et des maisons, les obus français tombent de toutes parts. Il en vient d’une batterie placée par Trochu lui-même près de la Suifferie, du fort d’Aubervilliers, d’une autre batterie à Drancy. L’aide de camp a vu les marins écrasés par nos propres projectiles ; il court avertir Trochu et la Roncière. La seconde brigade, général Lavoignet, est arrêtée devant un mur blanc. Impossible d’avancer. En vain le lieutenant de vaisseau Peltereau, avec une compagnie de fusiliers, contourne le village, l’attaque à revers.

La gorge sèche, la voix altérée, le marin a rendu compte. Il attend la réponse de Trochu. Le généralissime, à cheval, l’a écouté d’un air placide, tournant vers lui son visage ennuyé. Georges retrouve, sous le képi d’or à visière carrée, ce front de chauve qu’affuble d’habitude un bonnet grec, alors que dans son grand cabinet du Louvre, en veston civil et pantalon garance, une pipe à la main, le général disserte interminablement ; de la même voix pondérée, le Gouverneur, sans émotion apparente, comme s’il attachait peu de prix à la partie qu’il jouait, dit que « c’est bien, qu’il va faire avancer des renforts. Le commandant peut aller en prévenir Lamothe-Tenet. »

De Nairve, péniblement impressionné, galope en sens inverse. Des renforts ! Il est temps. À quoi sert l’armée de Ducrot ? Pourquoi la Roncière a-t-il refusé au conseil de guerre d’hier le concours de la division Berthaut, sous le prétexte qu’en attaquant de deux côtés, les troupes se tireraient les unes sur les autres ! Que font, si l’on veut réellement sortir, les énormes réserves inactives ?… Il rentre dans la zone du feu, son cheval danse. Voilà le pont du chemin de fer, le mur blanc se rapproche. Les soldats de Lavoignet n’ont pas avancé d’une semelle. De Nairve prend à gauche, remonte ensuite vers l’église, où tout à l’heure il a quitté Lamothe-Tenet. Qu’a donc son cheval ? Un écart brusque a failli le désarçonner ; à quelques mètres, sur sa droite, un obus qu’il n’a pas vu venir éclate. Une flambée subite jaillit de terre, un vol acre de fumée et de mottes. De Nairve est loin ; sa bête emballée, les naseaux sanglans, hoche avec furie son chanfrein brisé, hennit de douleur, et l’emporte. Elle ne sent plus le mors, elle est folle. Dans une vision fulgurante, le marin aperçoit sa vie à travers un éclair, des maisons grandissantes d’où les coups de feu partent, une rue, un tumulte de marins bleus qui frappent de la crosse et de la baïonnette. Puis tout croule, en un éblouissement rouge et noir. Son cheval s’est abattu. De Nairve gît évanoui le long de sa bête, contre une barricade. Son front a porté sur un madrier… Quand il revint à lui, un médecin allemand, penché sur sa couchette, était en train de lui bander le crâne. Il vit l’uniforme étranger, des yeux bleus derrière des lunettes, le plafond de toile de l’ambulance, et, poussant un soupir, il s’évanouit de nouveau…

Martial, à cinq kilomètres de l’action, devant les faisceaux, battait la semelle. Il s’était habitué à la rumeur grondante. Décidément ce n’était pas pour eux ! Il lui semblait assister, derrière la toile, à une représentation à grand orchestre. Vers trois heures, quand le bruit cessa, Thérould, dont les grimaces et les bonimens étaient fort goûtés, monta sur une borne et, avec des gestes de pitre : — Messieurs et Mesdames, la grande opéra… tion est terminée ! C’est pour avoir l’honneur de vous remercier !… Et, tourné vers Paris invisible, il ajouta, au milieu des rires : Par ici la Sortie !

Un ordre courut, on s’en allait. À midi, Trochu, devant l’échec de la brigade Lamothe-Tenet, si héroïquement décimée que de la compagnie Peltereau il ne survivait que six hommes, et sans se donner la peine d’envoyer au secours du petit corps d’armée de Saint-Denis, seul engagé, une seule des innombrables troupes massées en arrière, avait rompu le combat, ordonné à Ducrot d’arrêter aussi son mouvement, d’ailleurs presque insensible. Quant à Vinoy, toujours sacrifié à Ducrot et réduit dans la nouvelle réorganisation des forces à une armée de réserve presque sans canons, il n’avait enlevé la Ville-Evrard que pour la voir perdre le même soir.

Martial, à reprendre la route de l’avant-veille, encore une fois vaincu sans avoir entendu siffler une balle, à rentrer dans la geôle plus lourdement verrouillée, dans ce Paris déjà enténébré par le crépuscule, rues noires et boutiques closes, remâchait son irritation. Autour de lui, on blaguait Trochu. Le froid cinglait. Quelqu’un dit : « Tout de même, il fera meilleur dans son lit que dans la plaine ! » Martial songea à l’armée des mobiles et de la ligne qui, d’Aubervilliers à Bondy, dressait ses tentes, au bivouac glacé, eut une satisfaction en pensant à l’atelier, où Nini l’attendait. Mais Thérould lui poussait le coude : « Regarde donc, ma vieille ! Non ! ce toupet ! » Ils venaient de franchir la porte de Pantin. Un attelage fringant les croisait. Dans une calèche pavoisée d’un drapeau de Genève, de beaux messieurs se carraient. « Mais c’est Blacourt ! » s’exclama Martial. Et il reconnut les chevaux gras et luisans. Voilà donc où ils avaient passé ! Blacourt en avait fait don, comme de sa précieuse personne, à une ambulance. Derrière la calèche suivait, tiré par deux rosses, un omnibus ignoble, destiné aux blessés. Le contraste était tel que des murmures et des ricanemens conspuèrent le double équipage. — Ne vous pressez pas ! cria Thérould, et surtout n’en ramassez pas trop ! — Si l’on ne voyait que des ambulances pareilles ! grommela le chapelier.

Heureusement, il y en avait d’autres. Pour quelques inutiles, oisifs protégeant leur peau, curieux de pitié malsaine, bien des dévouemens sincères se consacraient à l’œuvre de secours, ne reculant devant fatigues ni dangers. Aujourd’hui même, un brancardier des ambulances de la Presse, le frère Néthelme, de la Doctrine chrétienne, relevant les blessés sous le feu, avait été frappé mortellement. Paris, à mesure que ses souffrances croissaient, redoublait de tendresse et de pitié pour les blessés, les malades et les pauvres. Au Grand-Hôtel, au Corps législatif, dans les innombrables ambulances où Américains, Belges, Suisses, Anglais rivalisaient de zèle avec la charité française, par milliers les blessés étaient recueillis et soignés ; mais, en dépit du bon vouloir, de l’argent prodigué, des dons en nature, entretien de cantines et fournitures de vêtemens, une effrayante mortalité sévissait. Inévitablement les foyers d’infection s’étendaient ; presque tous les amputés succombaient. La nourriture insuffisante et malsaine, graisses immondes, animaux d’égout, la rigueur du froid féroce depuis novembre, décimaient la ville ; la petite vérole, la bronchite et les pneumonies emportaient chaque semaine des milliers de victimes. Enfans et vieillards périssaient ; les cimetières urbains, trop étroits, regorgeaient.

Il était dix heures du soir quand Martial tourna la clef dans la serrure. Il poussa la porte, entra dans le noir.

— C’est moi, n’aie pas peur !

Un cri de joie. Nini, sautant du lit, rallumait la chandelle, passait en hâte un jupon :

— Te voilà ! Tu n’es pas trop éreinté ?… Et, le prenant dans ses bras, elle l’étreignait. Il sentit contre lui palpiter le torse jeune. Sous la chemise entr’ouverte, il percevait la rondeur du sein et le battement du cœur. Il fut remué jusqu’au fond de lui par cette ardeur de tendresse, cette offre, ce don spontané.

— Tu vois, dit Nini, je t’attendais bien sage, j’étais au lit à sept heures pour avoir plus chaud.

Économisant le feu et la lumière, Paris finissait sa journée de bonne heure, s’endormait tôt. Les petits ménages se couchaient comme les poules.

— Mais ton rhume ? gronda Martial. Recouche-toi bien vite.

Elle ne voulait rien entendre, s’enveloppait d’un châle. Et, dans l’atelier si froid que leurs haleines se condensaient, c’était un gentil remue-ménage, le café préparé sur une lampe à alcool, servi comme par enchantement, un babil gai. Elle lui faisait raconter ses journées, s’inquiétait, riait aux exploits de Thérould. Ils mordaient à belles dents dans le gros pain bis, trop dur, le trempaient dans ce café noir qui avec le chocolat et le vin étaient le plus clair de l’alimentation, soutenaient la fièvre de Paris. Martial faillit s’étrangler, retira un brin de paille d’une bouchée.

— Diable, le pain se mélange.

Depuis dix jours, tout pain blanc avait disparu, toute vente de farine était interdite. Une panique avait suivi, emplissant certains quartiers de tumulte et de rassemblemens. Le bruit du rationnement imminent courait. Mais un arrêté du maire, Jules Ferry, avait démenti cette crainte, promettant que la consommation du pain ne serait pas limitée. Toujours la peur de l’opinion ; comme si, dans toute ville assiégée, on ne devait pas, et dès le premier jour, prescrire le rationnement des ressources.

Nini, à son tour, disait ce qu’elle avait fait, la gentille attention de Mme Thévenat venue voir si elle n’avait besoin de rien. Comme le temps lui avait paru long ! Elle ne pouvait plus se passer de son ami, trouvait un réconfort à cette affection simple et vraie, qui, née des circonstances, fleur délicate de ces ruines, avait poussé de si brusques racines. Ils étaient émus de songer qu’il avait fallu tant de misères pour les rapprocher, changer leur liaison, qui sans elles n’eût été qu’un caprice charmant, en un lien solide de joies et de souffrances ; au lieu d’une ivresse passagère, ils connaissaient ce qui est le véritable amour, la vie partagée, rendue l’un à l’autre plus facile et plus douce.

— Allons, fit Martial, au dodo !

Serré contre elle, dans le petit lit, il éprouvait maintenant une tristesse : le regret de cette bataille perdue, de tous ces jours gâchés ; et à son amertume se mêlait le bonheur d’être là, d’être aimé, une reconnaissance pour celle qui, de vivre étroitement ces heures de détresse avec lui, en allégeait le poids. Il jouissait de sentir le frémissement du corps délicieux, son abandon confiant, et la mollesse de cette minute, tandis que là-bas, dans la plaine, en arrière, des morts, sur la terre gelée si profond qu’on n’y pouvait dresser les tentes, l’armée grelottait, souffletée par l’âpre bise. Le lendemain matin, dans la cuisine, Martial, pour se laver, dut briser la glace du seau. Les vitres disparaissaient sous d’épaisses arborescences. Ce qu’il devait faire froid là-bas !… Si froid qu’on évacua dans la journée des centaines d’hommes aux pieds gelés. Il fallait fendre le pain à la hache. Le vin n’était qu’un bloc dans les tonneaux. L’eau, que les corvées allaient puiser au canal de l’Ourcq, durcissait en route. Faisant feu de tout bois, brûlant charpentes et meubles des villages abandonnés, on vit durant quatre jours, autour des maigres brasiers, tourner mobiles et lignards, misérables à faire pitié. Pelotonnés dans leurs couvertures, ils jonchaient le sol, ou par troupeaux erraient dans la rafale, sous leurs loques. Le thermomètre descendit à 15 degrés. L’oisiveté achevait tout. Beaucoup de mobiles se ruèrent alors vers les portes, en criant : « Vive la paix ! » Ils le criaient encore au passage des généraux, qui, pour la plupart, sous leur air renfrogné, pensaient comme eux. Un corps d’armée de 32 000 hommes était tombé à 17 000. L’artillerie allemande ne cessait de sillonner d’obus la plaine. On ne put même obtenir l’armistice habituel pour l’enterrement des morts. Leurs cadavres sans sépulture se momifiaient, racornis au point de sembler des corps d’enfans. Quand l’armée eut bien souffert et que toute opération fut ainsi démontrée impossible, Trochu donna l’ordre de reprendre les cantonnemens.

Ces quatre jours, Martial ne put travailler ; le froid sibérien, tel qu’il n’en avait jamais vu de pareil, prenait aux moelles, engourdissait la pensée. Dans l’atelier, en dépit des calfeutrages improvisés, il semblait qu’on fût dans la rue. Il gelait jusqu’au coin du poêle, bourré pourtant de cotrets obtenus à grand’peine, — une folie de Martial, inquiet de voir retousser Nini. La réserve du tiroir baissait de plus en plus. Il ne restait que quatre-vingts francs. Allons, il faudrait toucher les trente sous de la garde nationale ! Les journées si courtes, entre le matin gris et la nuit noire dès quatre heures, paraissaient d’une longueur mortelle. Impossible de toucher un ébauchoir ; les maquettes, sous leurs linceuls raidis, étaient toutes crevassées, L’Andromède pétrifiée semblait une vieille. Eût-on pu manier la glaise, l’envie manquait. Cette vie anormale dévorait tout. L’artiste diminuait dans l’homme. Lire, s’évader dans le rêve ? Mais les yeux se détachaient de la page. Comment oublier une minute la réalité tragique ? L’univers se limitait à la ville investie, à ce siège qui durait depuis cent trois jours, à la dureté du présent et à l’inconnu de l’avenir.

Martial essayait de tromper son impuissance en sortant, en se mêlant à la vie des autres. La rue Soufflot, avec ses maisons rares, ses passans filant comme des ombres, avait dans le silence et la neige un aspect de lointaine province. Presque plus de fiacres, les omnibus se traînant à de longs intervalles. Les volet clos de la crémerie Groubet, sous le balancement de l’enseigne, la vache rouge en zinc, lui rappelaient avec un serrement d’estomac les repas évanouis. C’était le bon temps ! On ne mangeait plus maintenant que de la morue et du riz, et, une fois par semaine, de la viande salée. Et encore, pour obtenir cette pauvre ration, il fallait que Nini se donnât tant de mal ! Il revit la Nini de juillet, aux joues de pêche, aux yeux de lumière sous les frisons dorés, sa robe large de tussor à petits plis et à grands volans. L’image de son amie, avec ses yeux meurtris et ses pommettes pâles, l’obséda d’une tristesse étrange. Autour de lui, il remarquait, aux visages, cette même maigreur et ce teint jaune, accusant privations, soucis, et toujours l’idée fixe, la hantise obsidionale, qui selon les natures rendait irritable ou morne. Boulevard Saint-Michel, il s’amusait à voir derrière la vitrine d’un bijoutier, à la place des colliers scintillans et des bracelets d’or, des œufs frais dans la ouate des écrins. Tous les commerces languissaient. On ne vendait plus que ce qui avait rapport aux besoins immédiats, soulageait la faim, le froid. Un ciel terni, au-dessus des toits blancs et des cheminées noires, pesait comme un couvercle. La Seine était gelée.

Martial, avec Thérould, perdit toute une soirée dans les clubs, en rapporta une impression de salles sombres et tristes, de braillerie vaine. Pourtant, ce n’était pas le patriotisme qui manquait à ces gens, mais d’être intelligens, de comprendre, de savoir… Il se débitait là des bourdes énormes. « C’est effrayant, songeait-il, quand on se met à plusieurs, la somme de crédulité, d’imbécillité qui en résulte ! » Les journaux soufflaient sur cette braise, tous hostiles au gouvernement, les conservateurs pleins de réticences et de pusillanimité, les rouges, de bravades et d’injures.

Le 27, succédant au froid polaire, la neige se mit à tourbillonner. Ses flocons drus et craquans étoupèrent l’espace, recouvrirent la ville et les toits de leur suaire éclatant. En même temps, une rumeur sourde retentit, un grondement d’orage à travers la blanche tombée silencieuse. Le bruit s’éleva avec l’aube, grandit avec le jour. On se disait : c’est dans la direction des forts de l’Est et du plateau d’Avron. Et, si habitué qu’on fût aux canonnades, il y avait, dans la continuité de celle-ci, une violence singulière qui à la longue angoissait. Les gens se regardaient, une même question dans les yeux. On s’attroupait aux portes des mairies. Enfin, la nouvelle si longtemps jugée absurde, impossible, courut. L’ennemi foudroyait les forts. Le bombardement était commencé.

XIV

En arrivant à Bordeaux, Poncet, au sortir de la gare, grimpait avec sa femme dans un triste omnibus d’hôtel ; ils se sentaient dépaysés et las, furent cahotés, sans le moindre plaisir de curiosité, sur le pavé boueux. À travers les vitres, ils apercevaient la courbe majestueuse des quais, bordés de façades sombres et monumentales, l’immense déploiement de la Garonne, hérissée de coques et de mâts, qui profilaient sur le ciel gris l’enchevêtrement des vergues, encore lisérées de neige. Rue du Pont-de-la-Mousque, étroite et noire, l’omnibus s’arrêta. Leur mélancolie s’accrut, dans l’hôtel comble, où ils purent obtenir à grand’peine une chambrette sur une arrière-cour. Les murs étrangers, la tristesse du soir ajoutaient à leur exil, à leur humiliation de fuite.

Le lendemain, dans le tourbillon des courses, des occupations, leur mauvaise impression s’atténuait. Ils étaient dans une ville autrement vivante que Tours, où la Délégation n’avait imprimé qu’une animation passagère. Bordeaux, avec ses rues bruyantes, ses beaux magasins, avait une magnificence de grande cité, une atmosphère moins molle, fouettée par la vivacité de la mer et la sécheresse du midi proches. Restaurans, cafés, théâtres étaient pleins. À la population déjà dense de la capitale du Sud-Ouest se mêlait, dans une installation hâtive, dans un brouhaha de bon accueil, cette masse flottante, émigrée de Tours et de Paris, qui, des membres de la Délégation et du personnel des ministères jusqu’au remous d’individus que tout gouvernement traîne avec soi, comptait tant de purs dévouemens parmi tant de zèles suspects et d’âpres convoitises. Un flot nouveau de quémandeurs, fournisseurs aux aguets, inventeurs tous de génie, ambitieux politiques, venait grossir les rangs serrés des premiers postulans. Aux chants patriotiques, aux crieurs de presse, aux réunions publiques, aux défilés de gardes nationaux qui, musique en tête, sillonnaient les rues, on reconnaissait les opinions plus républicaines de cette foule qui, le 4 septembre, avait renversé de son socle, jeté dans le fleuve la statue équestre de Napoléon III. Beaucoup de francs-tireurs de trottoir évoluaient belliqueusement sur les allées de Tourny. Matin et soir, sur le champ de bataille des tables d’hôte, il se consommait un grand massacre de cèpes à l’ail, de cruchades à la graisse et de saucisses à la Brunette. Les grands services s’organisaient. À l’Hôtel de Ville et à la division militaire, les bureaux de la guerre reprenaient, sur des tables volantes, entre des paravens, leur labeur forcené qui mettait debout régimens et batteries, activait l’immense création des ressources de toutes sortes ; à la Préfecture, on faisait place aux employés du ministère de l’Intérieur. La marine se casait dans un bâtiment de dépôts ; les Postes et Télégraphes au rez-de-chaussée du Grand-Théâtre. Crémieux, avec la Justice, fut logé à l’hôtel Sarget, dont le vaste balcon de pierre lui servit dès le lendemain aux harangues populaires. Glais-Bizoin, à cette nouvelle, accourait du camp de Conlie, pour prendre sans retard sa part d’importance. Avec ses goûts modestes et son sans-gêne habituel, il se contentait d’un petit logement place des Quinconces, recommençait sa vie d’audiences en plein air, son agitation de mouche du coche ; son triomphe était de passer en revue la garde nationale, en l’absence de Gambetta et en compagnie de Crémieux ; emmitouflés de macfarlanes et de cache-nez, les deux vieillards allaient alors du même pas, se tenant par le bras, — pour que l’un ne précédât pas l’autre.

M. Thiers, qui avait retenu l’entresol de l’hôtel de France, rue Esprit-des-Lois, arrivait sans se presser, avec sa petite cour. Circonspect, il regardait, écoutait. Toute sa politique tenait dans ce mot : attendre. Tandis qu’aux armées, Gambetta accordait son âme avec celle de Chanzy, dans la brève entrevue où tous deux unissaient leur foi au triomphe final de la France, courait de là essayer de galvaniser Bourbaki, à Bourges, l’ancien ministre de Louis-Philippe, dans l’attitude que lui avaient donnée son opposition primitive à la guerre, le dévouement de ses voyages auprès des puissances, sa conviction de l’armistice nécessaire, se préparait paisiblement à recueillir la succession du pouvoir, le jour où ceux qui le confisquaient seraient usés. Une partie de la France escomptait cette inévitable réaction, comptait sur lui. On le considérait comme le sauveur probable ; on avait foi dans sa modération, son bon sens, ses lumières ; et personne n’y croyait autant que lui.

Les journaux de Tours et ceux qui, n’ayant pu y trouver place, paraissaient à Poitiers et à Nantes, affluèrent, ajoutant à la zizanie des feuilles locales leurs ardentes revendications de partis. En face de tout cela, la présence attentive du corps diplomatique matiqiie, suivant la Délégation à Bordeaux, comme il l’avait suivie à Tours, ambassadeurs, chargés d’affaires, attachés de légation, tous moins disposés à des interventions de sympathie efficace, que préposés à une surveillance méfiante, prête à profiter des fautes et à exploiter la situation. Seul toujours, pour correspondre avec l’Europe, le représentant de Jules Favre, le comte de Chaudordy, dont l’éloquente protestation contre les procédés barbares de la guerre allemande venait de retomber sans écho. La France, sous les yeux impassibles de la diplomatie européenne, demeurait isolée, au ban de la pitié du monde civilisé. Elle-même, avec un entêtement farouche, s’obstinait à rester à l’écart. Une conférence était sur le point de se réunir à Londres, la Russie ayant profité de notre abaissement pour dénoncer le traité de 1836, qui limitait à dix bateaux sa flotte sur la Mer-Noire. La France, première signataire du traité, eût dû être la première représentée. Gambetta souhaitait que Jules Favre se rendît à Londres, pour parler au nom de la République ; il eût pu en même temps constater de visu les efforts, les ressources de la province. Chaudordy insistait vivement, espérant que, la conférence transformée en congrès, on pourrait enfin préparer la paix, dans des conditions meilleures. Mais, devant l’intransigeance de la presse avancée, prônant le dédain silencieux, Jules Favre et le gouvernement, par peur de l’opinion, se refusaient à demander à Bismarck l’humiliant sauf-conduit.

Ainsi, l’exode de Tours à Bordeaux n’avait rien changé à la lutte solitaire et désespérée. Par une force irrésistible, qui, en dépit de la faiblesse du gouvernement de Paris, montait de l’âme du peuple des faubourgs, et qui en province, en dépit des campagnes aveulies, s’élançait de l’âme de Gambetta, le cours des événemens aboutissait à ce mot que le conseil de l’Hôtel de Ville, malgré Picard, résigné d’avance à la capitulation, malgré Jules Favre, désormais sans illusions, avait fait placarder aux murs, en réponse aux ouvertures de De Moltke : — Combattre !

Poncet, vite familiarisé avec ses habitudes nouvelles, le chemin qui de son hôtel le menait au bureau de la Commission, repris à la fièvre du travail, retrouvait avec plaisir les visages connus ; d’autres lui devenaient vite familiers. Sous le hâle de la peau brune et l’éclat des yeux noirs, dans la vivacité gasconne, il lisait ses propres préoccupations. Bordeaux ne lui semblait plus une ville étrangère. Jusque-là, il avait cru que Paris seul était la France, qu’en dehors de ses écoles et de ses musées, de son vaste rayonnement d’industrie et d’idées, il n’y avait que vie réflexe, inertie et langueur ; la province lui apparaissait arriérée et stérile. Et voilà que Tours, puis Bordeaux, lui révélaient des capitales subites, pleines d’un ressort imprévu, et d’inépuisables ressources. Il avait senti palpiter sous ses pieds une France inconnue, partout vigoureuse et féconde. Et, si le sort voulait qu’après Tours, Bordeaux succombât, il y avait d’autres foyers intacts, d’où la flamme ne demandait qu’à jaillir. Il y avait Lyon avec ses fourmilières d’ouvriers, Marseille la riche, Toulouse dorée de soleil, Nantes et ses vaisseaux, Grenoble et Clermont, dans la montagne. Il y avait, au cœur des plaines et des imprenables plateaux boisés, toute une réserve de villes, où, dans le cliquetis des armes et le hennissement des chevaux, des centaines de milliers d’hommes pouvaient surgir. Partout, c’était la patrie. Comme il aimait Gambetta de ne pas douter d’elle, de l’avoir réveillée de la torpeur où depuis dix-huit ans elle se corrompait dans un bien-être sans grandeur, livrée au culte lâche de l’argent ! Comme il l’eût voulue plus virile encore, tout entière debout, sans arrière-pensée de paix déshonorante et de vil repos ! Et, dans sa religion filiale, son amour jaloux, il eût voulu lui faciliter la besogne, mettre à son service le peu de science qu’il possédait. Il en revenait, lui qui n’aurait pas tué une mouche, lui qui n’avait d’autre idéal que la paix des peuples et le bonheur des pauvres, à son obsession : le moyen de détruire et de chasser l’envahisseur ; à sa dure cruauté opposer une terreur pire, tuer enfin la guerre par la guerre, en la rendant si terrible, qu’épouvantés, ces civilisés pareils à des barbares fissent trêve à leurs moissons sanglantes, pour laisser grandir sous le soleil la vraie moisson, le blé sacré, le pain de tous.


Le même soir, une petite colonne, péniblement, cheminait aux lianes d’une vallée, gravissant la côte, vers le remblai de la ligne ferrée de Tonnerre à Dijon. Elle avançait avec prudence ; le pays montueux et boisé n’était occupé que par quelques avant-postes garibaldiens, et constamment traversé par les reconnaissances et les réquisitions prussiennes. Les hommes pliaient sous le sac, les mulets tiraient dans la neige. C’était une compagnie du génie auxiliaire qui escortait Charles Réal et ses torpilles ; on espérait faire sauter le lendemain, à l’aube, un pont du chemin de fer. Le petit village de Romont montra ses toits blancs au loin parmi les arbres. À mesure que Charles approchait, il distinguait des allées et venues suspectes, des apparitions d’uniformes sombres, aussitôt disparues. Soudain, comme les premiers éclaireurs de la compagnie atteignaient un taillis bordant la route, une voix rude leur cria : — Qui vive ? Ils répondaient : — France ! On s’abordait, on se reconnaissait. C’était un peloton isolé de francs-tireurs.

La stupeur de Charles n’eut d’égale que sa joie, lorsque, sous le costume gris de fer, hautes guêtres de cuir et béret à cocarde, il vit venir à lui un gaillard bien découplé, qui, en le regardant, s’écriait après une courte hésitation : — Comment, c’est vous, Réal ! — Frédéric !

Du diable si tous deux s’attendaient à se retrouver dans ce coin perdu d’avant-garde ! Le plus étonné était Frédéric. Qu’il fût là, lui, c’était tout simple. Depuis la surprise d’Autun, il avait quitté la ville, rejeté tout entier à l’imprévu fiévreux des coups de main et de l’aventure. Réal, en deux mots, le mit au fait. Ils éprouvaient un égal plaisir à se serrer la main, à ce miracle de leur rencontre, au milieu de la tourmente qui arrachait tout, balayait les familles comme des feuilles sèches ! Se revoir ainsi, dans ce froid d’isolement et de mort, leur faisait chaud au cœur. Jamais ils n’avaient senti à ce point qu’ils étaient parens, liés par la force obscure du sang ; jamais, avec leurs différences de caractère, ils n’auraient cru trouver un tel réconfort à cette communion d’amitié. Frédéric exigeait que, sitôt le cantonnement assuré, Charles fût son hôte. Il partagerait la soupe au lard, et l’on dédoublerait le lit : Ah ! ça ne ressemblerait pas à Charmont ! Que de temps et d’événemens depuis le mariage d’Eugène ! Où était chacun maintenant ?… Charles, à ce souvenir qui était son inquiétude de toutes les minutes, devint si triste que Frédéric n’insistait plus. Au bout d’une heure, la voiture d’explosifs remisée dans une grange devant laquelle une sentinelle montait la garde, ils s’attablaient, le capitaine du génie en tiers. Le feu dansait dans la cheminée ; le vin rouge dans les verres égayait la nappe : deux torchons de toile bise ; les choux de la soupe embaumaient. On avait tant de choses à se dire ! on se quittait demain… Frédéric conta son existence errante, depuis la surprise manquée des Prussiens sur Autun ; trois semaines au plein air, avec des repas et des sommeils de hasard, des affûts de Mohican, parfois des coups heureux, un étrange monde de compagnons ; sa petite troupe restait homogène, grâce à une surveillance rigoureuse ; mais, autour de lui, quelle anarchie ! Charles abondait. Il y eut un silence ; le capitaine du génie hochait la tête. On parla de la surprenante inertie de l’armée des Vosges. Garibaldi était malade, cloué sur un lit de douleur. Mais Bordone ? puisque au demeurant c’était le chef réel ! Ignare et tranchant, vain de sa fortune, fanfaron de promesses, il se bornait à exploiter son ascendant, jouissait de l’heure présente, à l’abri du vieillard, dont la célébrité républicaine, la gloire internationale, imposaient à Gambetta et à Freycinet des ménagemens et des égards qu’ils n’avaient pas toujours pour les généraux français. Les seules opérations de guerre qui se fissent dans la région, on les devait à Crémer, dont la fougue et la résolution osaient. « Un lapin ! dit le capitaine du génie… Soiffard, mais énergique ! » À Nuits, le 18, il avait livré, contre l’armée de Werder, descendue de Dijon, une bataille meurtrière et glorieuse. Tout le jour, avec un régiment de marche, 800 mobiles de la Gironde, la 1re légion du Rhône et 20 pièces, il avait défendu Nuits et le plateau de Chaux. Il tuait ou blessait aux Allemands 900 hommes et 55 officiers, et si, faute de munitions, il battait en retraite, son acharnement intimidait ses adversaires au point que, loin de poursuivre, ils s’étaient repliés sur Dijon.

Un long moment, avant de se coucher, Charles Réal et Frédéric revenaient à la pensée des leurs, au sort de la famille dispersée ; à l’aube, ils se séparèrent, après s’être embrassés. Charles se remettait en route, vers le pont qu’il allait détruire. Frédéric avait une longue étape, devant, à vingt kilomètres de là, essayer de surprendre des uhlans en réquisition…


Trois jours auparavant, tandis que M. Réal partait d’Autun pour son expédition, bien inquiet sur le sort de ses fils : Eugène au Mans, Louis attaché au quartier général de Bourbaki, à Nevers encore, mais où demain ? et Henri, le pauvre, si enfant, si seul, malgré l’appui de son oncle ! — un jeune zouave, perdu dans le rang, se morfondait sous la bise glacée aux abords de la gare de Decize. Dans un désordre inexprimable, le 20e corps embarquait. Ligne, mobiles, artilleurs, cavaliers, services divers affluaient, s’entassaient, encombrant les quais, piétinant la neige. Le 3e zouaves de marche, depuis des heures, attendait son tour. Qui eût reconnu, au front rasé sous la chéchia trop large, au visage gamin creusé déjà, au corps endolori dans la défroque des braies et de la veste de rencontre, le coquet, le fier adolescent qui, guides hautes, naguère conduisait avec tant de maestria le phaéton dans l’avenue de Charmont, l’Henri amoureux de Céline, satisfait de vivre et ne doutant de rien ?

Immobile, appuyé sur son chassepot et courbé sous le sac, il contemplait à droite et à gauche, avec des yeux bouffis de sommeil, la masse remuante de son bataillon aligné. Une palissade les séparait de la voie. Les wagons noirs, à la queue leu-leu, s’allongeaient, débordans d’hommes dont on voyait bras et têtes s’agiter. Les rails étaient jusqu’à perte de vue couverts de trains en souffrance, de files de locomotives et de voitures, bondés d’hommes, de munitions et de chevaux. C’était une bousculade, des cris, des ordres ; le personnel affolé courait en tout sens… Ainsi commençait, dans les pires circonstances, avec un défaut total d’organisation matérielle, le gigantesque mouvement excentrique qui jetait vers l’est la première armée, avec le plan confus de débloquer Belfort au passage, et de couper ensuite les communications des Allemands, par une marche sur les Vosges.

Gambetta, durant son séjour à Bourges, avait usé sa chaleureuse conviction à presser Bourbaki. « Il n’y a que vous en France qui croyez la résistance possible ! » s’écriait le général. Et, arguant de la décomposition de ses troupes, il renonçait à secourir Chanzy, non par manque de camaraderie, car il était tout dévouement chevaleresque, mais tant la perspective de marcher avec des recrues à une défaite qu’il préjugeait certaine, effrayait l’ancien commandant des vieux soldats de la Garde. Alors, de guerre lasse, Gambetta, revenant à son dernier espoir, l’idée fixe qui le poussait à la délivrance de Paris, au lancement têtu, infatigable d’armées convergentes, lui ordonna la reprise de l’offensive, la marche sur Montargis et Fontainebleau. À contre-cœur, Bourbaki obéissait, l’armée s’ébranlait enfin. Mais, de Bordeaux, Freycinet avait conçu un projet plus vaste, projet dont on avait parlé déjà ; abandonné, repris… Au lieu de s’acharner au centre, pourquoi ne pas tenter une diversion puissante, sur le point faible de la circonférence, la ligne de ravitaillement ennemie ? Longtemps, pour ce coup de force, il avait compté sur Garibaldi à Autun, et sur Bressolles à Lyon, mais l’armée des Vosges ne bougeait pas, le 24e corps était lent à s’organiser. L’armée de Bourbaki serait un plus puissant bélier… Les plans du délégué et du ministre se contrariaient. Freycinet, confiant dans ses propres combinaisons, supplia Gambetta de renoncer aux siennes et lui envoya pour le persuader son mandataire habituel, M. de Serres, qui n’était pas étranger au plan de l’Est. Ce jeune ingénieur des chemins de fer, accouru d’Autriche au début de la guerre, et jusque-là sans fonctions précises, mais actif, intelligent, aimable et à qui ne manquaient ni la prévoyance, ni l’énergie, était le confident de Freycinet, un sous-délégué officieux, sans cesse par chemins entre les bureaux de la Guerre et les généraux. À Gambetta, objectant le mouvement commencé, il démontrait les beautés de l’opération lointaine, et le ministre s’était laissé convaincre, subordonnant son acceptation à celle de Bourbaki : celui-ci, trop heureux d’éviter toute rencontre immédiate avec Frédéric-Charles, souscrivait volontiers à un parti qui l’éloignait momentanément des armées allemandes.

Le transport de l’armée de l’Est, composée des 18e et 20e corps auxquels allaient s’adjoindre le 15e le 24e et la division Crémer, en tout plus de 100 000 hommes, commençait aussitôt pour les deux premiers corps. Mais la Compagnie de Lyon et celle d’Orléans, prises à l’improviste, ne parvenaient pas, en dépit des colères et des menaces du délégué, à suffire à ce transit prodigieux. Pénurie de wagons vides, incroyables entassemens de wagons pleins, que l’intendance conservait en magasins roulans, s’obstinait à ne pas décharger ; insuffisance du personnel d’équipe, qui depuis l’appel aux armes n’était souvent que de vieillards et d’enfans ; pluie d’ordres contradictoires sur les employés ahuris, cédant au plus galonné, chacun voulant être servi à la fois ; nulle direction d’ensemble réglant la formation des trains, les graphiques de marche ; et, par-dessus, la complète ignorance des états-majors et des troupes aux manœuvres de l’embarquement et du débarquement, un pêle-mêle de régimens, chevaux, canons, voitures envahissant les gares, à Bourges, à la Charité, à Nevers, à Saincaize. Décidée le 20, l’opération pouvait à peine commencer le 23, et cette tentative énorme, dont tout le succès dépendait du silence et de la rapidité, s’ébruitait, se traînait, en un tumulte stérile, un enchevêtrement inextricable.

Henri, à qui le froid donnait envie de pleurer, lâcha un juron ; il s’efforçait de paraître crâne, jouait à l’endurance du brisquard. Mais, devant lui, le feu des grandes bûches de Charmont ronflait dans le poêle de la salle à manger. Sa faim sourde se repaissait d’une vision de table chargée de plats. Un coup de coude lui défonça les côtes.

— Passe-moi du tabac, mon fi !

Son voisin, un grand diable, sec comme trique, dont le nez d’oiseau de proie pendait entre des moustaches phénoménales, sur une bouche fendue, loucha terriblement, par plaisanterie :

— La fumée, vois-tu, ça creuse ; mais une chique, ça nourrit.

Ce chevronné, vétéran d’Algérie, de Crimée et du Mexique, dont la vie n’avait été que de remplacemens, et s’était bronzée aux camps, avait pris en amitié ce blanc-bec, d’autant plus tendrement qu’il l’avait vu jeune, gauche, les poches garnies, et ce qui ne gâtait rien, neveu du colonel. Rombart, moniteur patient, avait inculqué à Henri les notions de l’art militaire : comment on paquette un sac, comment le parfait zouave roule sa ceinture et coiffe sa chéchia. Avec cela, et le port d’armes, on allait au bout du monde ! Rombart était fier des progrès de son élève, admirait en lui sa propre science. Il lui décocha une autre bourrade amicale, d’avertissement cette fois. « Hep ! v’là le colo ! Il a de la tournure, ton oncle ! »

Le colonel Du Breuil, mécontent de l’attente, passait en avant du front ; suivi d’un adjudant-major, il allait relancer le chef de gare. Barbiche raide, profil austère, sa canne légendaire à la main, il hâtait son pas encore vif. Les voix tombèrent ; on l’accompagnait du regard.

Henri, une fois de plus, se sentit déçu. Il eût voulu que son oncle, par un clin d’œil, lui marquât qu’il s’apercevait de sa présence, il ne se rendait pas compte qu’absorbé par tant de soucis le colonel avait d’autres préoccupations ; il le supposait prévenu contre lui, ennuyé de son inexpérience, doutant de ses qualités. Là où M. Du Breuil, soucieux de la responsabilité que lui avait confiée son beau-frère, s’était borné à de la réserve, veillant en dessous à ce que l’enfant fût bien traité, Henri découvrait de la froideur, l’injure d’un traitement immérité. Cette distance qui souvent sépare, d’une incompréhension méfiante, les très jeunes des très vieux, il la mesurait tout à coup, maintenant que son oncle était devenu son chef. Il le rendait responsable de toutes les déceptions qui avaient fondu sur lui, froissé son enthousiasme. D’abord son dépaysement violent à s’incorporer, atome infime, à ce chaos de troupes de misère, à subir du jour au lendemain le froid, la fatigue des marches, le manque d’abri pire que la hideur des logemens ; et puis cet habillement qu’on lui avait distribué faute de neuf, le costume d’un zouave mort à l’hôpital ! Il avait fallu recoudre la ceinture du pantalon bouffant ; la veste était trouée aux coudes, tachée de graisse ; cela l’humiliait. Le plus dur était cette obéissance forcée, cette abdication perpétuelle de la volonté, insupportable à ses dix-huit ans avides d’indépendance et gonflés du contentement de soi. Il était parti pour la victoire, une libre vie d’aventures, et, depuis dix jours, il tirait la jambe, de halte en étape, par les villes en désarroi, qu’il traversait obscur, par cette plaine sinistre de Saincaize, aux bivouacs de neige fangeuse.

Un ordre retentit ; une poussée. Cette fois on allait partir ! Détendu comme par un ressort, Henri s’élança dans la cohue des camarades. Partir ! L’espoir miroita. L’avenir s’ouvrait… Et, en wagon, on aurait chaud.

Ils arrivaient sur le quai, voyaient déjà se former leur train vide. Mais en même temps qu’eux des artilleurs avaient pénétré. Un jeune colonel, figure tourmentée, voix tranchante, criait que ces wagons étaient les siens, serviraient à ses hommes et à ses chevaux, sommait le chef de gare d’ajouter des trucks pour les canons et les caissons. Voilà assez longtemps qu’il attendait ! Mince, bien pris dans son uniforme d’artilleur de la Garde impériale encore élégant sous l’usure, Jacques d’Avol parlait d’un ton sans réplique. Mais le colonel Du Breuil s’avançait, plus grand, avec sa belle figure respirant le calme et la volonté. Entre eux, le chef de gare se récusait, d’un geste découragé.

— Ce train m’appartient, mon colonel, dit M. Du Breuil.

Il avait reconnu le commandant de l’artillerie du 20e corps, avec lequel plusieurs fois depuis Tours il avait eu des rapports froids. Il sentait en d’Avol l’ennemi de son fils, et, sous sa politesse hautaine, une hostilité remontée jusqu’à lui. La présence de l’évadé de Metz blâmait l’absence du prisonnier de Mayence ; elle insultait, de son reproche tacite, à ce qu’il avait de plus cher au monde, son amour paternel et son sentiment militaire. Mais la conduite de Pierre ne justifiait pas une telle sévérité ; M. Du Breuil percevait vaguement autre chose, et, dans ce mépris silencieux, un motif personnel de haine, quelque intime blessure cachée.

D’Avol l’avait reconnu, et de le voir lui fut aussi une irritation. Tout l’irritait : cette campagne qu’il avait ouverte d’un tel tressaut de cœur, avec le premier coup de canon de Beaune-la-Rolande et qui depuis n’avait été que boues, fuites et inaction ! Ne s’était-il échappé de Metz que pour retomber dans le même cloaque, la même succession de catastrophes ? Il répondit :

— Vous faites erreur, ce train est à moi.

Et comme le colonel Du Breuil protestait, arguant de sa priorité d’occupant, il répliqua sèchement :

— Permettez. Je commande.

Ses fonctions spéciales, ordinairement remplies par un général, lui donnaient le pas. M. Du Breuil, dont l’ancienneté d’âge et de services devait s’incliner devant cette jeune autorité, souffrait cruellement, dans son amour-propre et son sens de la justice. Il ne put se retenir de hausser les épaules, en répétant :

— C’est un passe-droit. J’étais là avant vous !

D’Avol, l’orgueil fouetté par les centaines de regards posés sur eux, satisfait d’humilier dans le père l’image du fils, ce lâche, ce félon qui lui avait volé l’amour d’Anine, étendit le bras, et, dans un rappel aux convenances, dit avec une morgue narquoise :

— La discipline, colonel !

Le mot souffletait M. Du Breuil, de son intention blessante, de son ironie qui visait Pierre. Le vieillard rougit, s’en voulut d’être vieux, amputé, et cédant à regret, dans un sacrifice à cette discipline qu’il respectait par-dessus tout, même injuste, il recula d’un pas, avec une dignité suprême, et, de la main gauche, salua. Les artilleurs embarquaient.

Il était nuit close quand Henri put enfin monter en wagon. Chaque zouave avait reçu pour plusieurs jours deux fromages de Hollande et trois pains. On s’était empilé au petit bonheur. Le train se mit en marche. Il stoppait à tout instant. Henri, ne pouvant étendre bras ni jambes, au bout d’une heure avait une courbature ; il était encastré entre Rombart et un clairon, qui, blême, vomissait de fatigue. L’air devenait irrespirable, et pourtant l’on gelait. D’opaques ténèbres, où voletaient des flocons blancs, pesaient sur le cheminement du train, si lent qu’il ne dépassait pas la vitesse d’un cheval au pas. Impossible de dormir.

Le lendemain, la journée s’écoula, interminable, avec des stationnemens sans fin dans la campagne livide. De brèves minutes où l’on roulait trompaient l’impatience, cette torture d’être immobiles en cage. Le froid pénétrait, glaçant la moelle des os. La neige s’amoncelait au joint des portes. Rien à manger que le pain et le fromage pétrifiés, rien à boire, aux arrêts, que des poignées de neige. La nuit revint, sans repos que des sommeils ankylosés, pleins de frissons. Puis ce fut le jour, le supplice avivé, avec cette terne clarté de mort, ces étendues de pays qui se ressemblaient sous leur suaire.

Henri passait de rêveries fébriles à des abattemens mornes. Est-ce que cela durerait toujours ? Le régiment s’en irait-il, éternellement, dans ces geôles affreuses, vers un intangible but ? Il n’avait plus la notion du temps. Il y avait des siècles que Rombart avait cessé de plaisanter, des siècles que le clairon, qui, un instant avait essayé de sonner les notes allègres, les Schouf, schouf, l’Arbi ! des marches d’Afrique, s’était rencogné, sans le souffle.

Une nuit encore, puis un jour. Ils ne sentaient plus l’odeur épouvantable qui montait d’eux-mêmes, sous le plafond bas. Les pieds gonflés étaient devenus énormes. On avait la gorge brûlante, la faim s’enrageait sur le pain gelé, où les dents ne pouvaient mordre. À une halte, Henri se souvenait confusément d’un aumônier, — c’était la première fois qu’il le voyait, — qui l’avait secoué par le bras, lui avait donné de l’eau-de-vie de sa gourde. Il longeait les wagons, distribuait du tabac, un mot jovial. « C’est le père Trudaine ! avait dit Rombart, en renouvelant sa chique. Un brave type !… » À un autre moment, dans une gare, le colonel s’était informé de lui, l’avait appelé, encouragé affectueusement. Belle consolation ! Il n’en faisait pas moins froid, ce n’en était pas moins horrible, cette lenteur et ces wagons ! Et cela dura trois jours encore. Les infectes cages ne charriaient plus qu’un bétail malade ; Henri fut un matin réveillé par un choc : une tête roulait sur son épaule ; le clairon était mort. Les médecins-majors ne pouvaient suffire à tous les malheureux dont les membres gelaient, ou que ravageaient variole et pneumonie. Des chevaux crevèrent de faim. Un engourdissement funèbre s’était emparé d’Henri. Il ne pensait même plus à ses illusions si cruellement trahies, il n’avait pas cru qu’il devait employer son courage à cela ! Seraient-ce toutes ses victoires ? Il oubliait Charmont, sa vie heureuse, son avenir de rêves. Une paralysie du cerveau l’accablait. Il s’oubliait lui-même, n’était que chair qui souffre. Lorsqu’on arriva à Chalon, Rombart dut le descendre, tant il était raide. Le train avait, en six jours, parcouru cinquante lieues. On était plus éprouvé qu’après une défaite.

XV

Ce fut par un de ces jours lugubres de la fin de décembre que Charmont vit arriver les premières colonnes de l’invasion. Une rumeur d’approche les avait devancées. Le vieux Jean Réal se trouvait au village, dans la matinée. Un gamin tout essoufflé vint dire au maire, Pacaut, que les uhlans avaient couché à la ferme de Mocquart, étaient au bas de la côte. Une panique se répandit ; portes et fenêtres se fermaient, au désespoir de Pacaut, qui craignait qu’on n’indisposât les vainqueurs ; il tremblait pour sa responsabilité, suppliait Jean Réal de ne pas attirer de malheurs sur la commune, en se laissant aller à quelque violence. Il regrettait maintenant que tous les fusils n’eussent pas été détruits. — Au moins, sont-ils bien cachés chez vous ? demanda-t-il à voix basse et peureuse… Écœuré de se sentir isolé, impuissant, dans ce village pusillanime qui allait au-devant de sa servitude, le vieillard s’éloignait à grands pas, d’un air de réflexion décidée. Le maire se rejeta sur l’instituteur, qui, avec ses cheveux roux, ses yeux aigus, son profil émacié, avait écouté rageusement le colloque. Lucache, par ses opinions radicales, ses idées de lutte à outrance, était devenu la bête noire de la Commission municipale. — C’est votre sale République qui est cause de tout, gémissait Pacaut ! Sans elle, y a belle lurette que nous serions en paix ! Mais maintenant vous allez marcher droit ! Et d’abord, la liste des billets de logement est-elle en règle ?… » Massart, le gros menuisier, qui, à la nouvelle, était accouru, son rabot à la main, renchérit. Il eût voulu qu’on préparât du vin à la mairie, même on aurait dû réunir d’avance une provision de fourrage… — « J’ai vu M. le curé, ajouta-t-il. Il est d’avis qu’on enferme l’Innocent. Les fous, on ne sait jamais, — ça peut être dangereux. » Pacaut approuva : la mesure était bonne. On allait tout de suite prévenir le garde-champêtre. Et, comme il apparaissait sur la petite place aux tilleuls, on l’avisa. Le vieux soldat d’Inkermann regarda Pacaut et Massart avec stupéfaction, eut de la peine à réprimer un rire. — On y va, fit-il. Lucache, révolté, rentrait dans son école, en faisant claquer la porte. Derrière la vitre guettait le visage inquiet de sa femme, une pâle créature souffreteuse. Des têtes curieuses avançaient le cou, des enfans se précipitèrent, on entendait les sabots des chevaux, sur le pavé. Et drapés dans leurs manteaux, les uhlans au trot parurent, lance haute.

Tout l’après-midi, Jean Réal, sombre, guettant du vestibule s’il n’apercevait pas au bout de l’avenue les casques à pointe, attendit. À l’exception des armes du village et des souvenirs les plus précieux des chambres, rien n’avait été caché ; toute chose était en place, selon l’habitude familière. Comme si elles eussent marqué des heures ordinaires, les aiguilles des cadrans continuaient leur ronde ; de grands feux égayaient les cheminées ; les habitantes poursuivaient leur vie égale en apparence, silencieuses, plus tristes seulement. Ah ! sans elles !… S’il n’avait pas craint d’attirer les représailles cruelles sur les chères femmes, eu peur pour ses petites-filles !… Il sentait se réveiller l’âme du lieutenant d’autrefois, qui avait affronté kaiserlicks et cosaques. Il aurait retrouvé assez de vigueur pour distribuer ses remingtons aux vignerons, faire ensemble le coup de feu. Mais il n’y avait plus dans la propriété que des vieux comme lui. Et que faire, sans autres bonnes volontés que Lucache et Fayet ? Pouvait-il remonter ce courant de lâcheté, transformer le village, et non seulement Charmont, mais tous les villages environnans, hélas ! qui sait, tous les villages de France ?… Comment résister, seul, quand le pays ne le voulait pas, contre cette marée montante de l’envahisseur ?… Que faire, sinon se terrer, subir les bras croisés l’outrage des réquisitions, donner le moins possible, opposer aux demandes, aux exigences, la force d’inertie, protestation encore ? Mais que ces pillards ne s’avisassent pas de vouloir tout prendre, de mettre à sac ce Charmont que depuis tant d’années il avait vu, sous sa main, s’agrandir et fleurir, avec ses jardins qu’il s’était plu à orner, avec ses étables chaudes, ses caves bondées de vin, ces murs dont il avait dressé les plans et drapé le lierre ! Il embrassait d’une possession méticuleuse, dans un rappel soudain, ses vignes, ses prés, ses bois, dont il connaissait jusqu’au plus petit sentier, et la maison vaste, avec ses recoins et ses greniers, ses pièces dont chaque objet faisait partie de sa vie, était une date, un souvenir. L’idée que des mains étrangères toucheraient à cela, que les bottes boueuses allaient fouler cette terre dont chaque repli lui tenait au cœur, lui était intolérable, enfiellait son attente. Et, bien qu’à chaque minute il crût les voir apparaître, le brusque surgissement des casques, tout là-bas, au fond de l’avenue, l’ébranla d’une commotion. Dans la tristesse du crépuscule, la masse noire grossissait. Il distingua le groupe des officiers à cheval, le sourd balancement du pas ; toute l’ombre du soir entra en lui.

Il fallut pourtant s’avancer, entendre le chef de la troupe, un major à belle barbe blonde, qui parlait un français rude, mais correct, l’inviter à loger le détachement : cent hommes ; il aurait à fournir un bœuf et trois moutons, du vin ; en plus, pour sept officiers, le repas et des chambres. Il fallut veiller à l’installation dans les communs des Saxons à tunique verte, dîner en hâte, pour faire place dans la salle à manger aux maîtres provisoires de Charmont. Toute la soirée, dans le salon où comme d’habitude on se tint, parlant plus bas, le cœur serré, — pour la première fois Jean Réal ne s’assit pas devant ses cartes, — on entendit, à travers les portes, les grosses voix et les rires passer, en un brouhaha de syllabes rauques, avec l’acre fumée des grosses pipes dont l’odeur empestait. Muette dans un fauteuil, la vieille Marceline ne marquait sa colère que par un tapotement nerveux de ses doigts secs sur son étui à lunettes. Jean Réal marchait de long en large, absorbé dans un mutisme que Marcelle ni Rose n’osaient troubler. Elles étaient toutes désorientées par cette rupture des habitudes, ce poids des présences étrangères, qui humiliait l’aînée, agitait la petite de curiosité et de peur. Gabrielle et Marie se tenaient l’une contre l’autre, les mains dans les mains, sur un canapé bas, sans avoir le courage de parler. Par momens, malgré les volets clos, un bruit venait du dehors, les chants assourdis des Saxons. Elles pensèrent à cette autre soirée où, des communs, les voix joyeuses des vignerons s’étaient élevées, fêtant les noces, après le vin d’honneur. Elles revirent l’aurore sanglante, l’étrange mystère de la nuit en feu au-dessus de la Loire et des campagnes rouges secouées de tocsins. Le présage n’avait pas menti. Le fléau était venu. Avec une amertume indicible, elles songeaient aux absens, dont elles étaient sans nouvelles ; voir là ces Allemands, au lieu d’eux, accroissait encore l’éloignement, en soulignait la douleur. Non qu’elles craignissent pour elles-mêmes, mais ce joug brutal de l’invasion rouvrait d’un déchirement brusque toutes leurs blessures ensemble. Gabrielle, qui avait tout donné, saignait dans son mari et dans ses trois fils. Bien qu’elle tremblât autant pour tous, c’est vers le dernier parti, son Henri, le plus jeune, que montait son vœu le plus fervent ; comme si elle avait pu l’entourer d’une protection occulte, elle retrouvait pour lui des élans de prière ardente. Marie, dont l’être entier se concentrait en Eugène, souffrait, par cette seule hantise, autant que Mme  Réal, crucifiée à quatre clous. Qu’était-il devenu dans cette affreuse retraite ? Elle le plaignait éperdument, elle eût voulu se dévouer pour lui, prendre sa part de ses fatigues, panser ses pieds meurtris. Sa vie de jeune fille, la courte et éblouissante révélation de sa vie de femme, et cet avenir dont, sur la terrasse, accoudés aux balustres, elle dans sa robe de mariée, lui en uniforme, il avait évoqué la douceur, montré les joies intimes, tout était suspendu à cette chère existence, dans l’inconnu, le noir. Il n’était pas, ce soir, jusqu’au malaise particulier, ces maux de cœur qu’elle supportait bravement à l’espoir du petit être qui se formait en elle, qui ne lui fût presque odieux. Cet inconnu, ce noir où elle se heurtait, tremblante, à l’avenir incertain, empoisonnaient le délicieux émoi des premiers jours ; elle s’attendrissait sur elle-même et sur le germe frêle ; quel sort leur était réservé ? Des mois la séparaient de cette naissance, du nid refait de ces joies intimes dont Eugène parlait d’une voix si douce, — un abîme au delà duquel elle ne parvenait pas à s’imaginer le bonheur futur. Un voile le lui dérobait. Alors la même appréhension, qui dans les bras d’Eugène naguère avait changé son sourire en larmes, l’étreignit. Elle lutta un instant, puis longuement, immobile, se mit à pleurer, si bas qu’on ne l’entendait pas.

Le château s’endormit tard ; la nuit, sur le pays occupé, fut si calme que Jean Réal, à sa fenêtre, put croire que Charmont était encore libre. Les Saxons s’éloignaient au matin, avec ordre. Avant le départ, le major avait, avec ses officiers, voulu saluer le propriétaire. Il avait décliné son nom, remercié, en termes dignes, et ensuite, sur le silence de M. Réal, murmuré : — Grand malheur, monsieur, cette guerre ! Puis, avisant au mur du fumoir un vieux sabre, il s’était informé. Réal, retrouvant la parole, jetait : — J’ai servi sous Napoléon. Le major répétait, avec considération : — Ah ! Napoléon !… et dans ce mot tinrent la marche du temps, les retours du destin.

On respira pendant deux jours. Au village, vint raconter Fayot le garde champêtre, tout s’était bien passé ; on gémissait pourtant sur la réquisition, fourrages et bestiaux enlevés ; on ne tarissait pas sur ces appétits d’ogres, engouffrant pain, rillons, pommes de terre et viande. Du reste, ils n’avaient fait de mal qu’aux garde-manger. Pas mauvais diables, polis avec les femmes, aimant la famille ; plusieurs avaient pris des enfans sur leurs genoux. Devant Céline, un soldat, dans son baragouin, s’était mis à parler d’une fiancée, laissée là-bas.

Puis, à la boue du dégel ayant succédé des routes fermes, ce fut le martellement sonore des passages de cavalerie. De nouveau Charmont fut submergé. Un escadron de Poméraniens entra dans l’avenue dépouillée. Les grands chevaux étiques emplirent écuries et hangars. On dut vider les remises pour leur faire place. Les dragons, cheveux longs et barbes incultes, avaient un air de bêtes affamées et farouches. La cour, avec les harnachemens dressés en tas, les balles de foin éventrées, la fontaine où les bais crottés allaient boire, semblait le camp d’une horde. Les officiers, de hauts reîtres brutaux, tempêtèrent parce que le dîner ne venait pas assez vite. Repus, ils pénétrèrent dans le salon, trouvèrent mauvais que les dames brusquement se retirassent. Enfermées dans leur chambre, elles écoutaient douloureusement la gaîté insultante des éclats de voix et le piano retentir de polkas et de valses. Jean Réal ne put contenir sa colère, quand Germain, scandalisé et les mains tremblantes, vint annoncer qu’ils exigeaient du Champagne. — Il n’y en a pas pour eux ! Et, attends, je me charge d’aller le leur dire !… Gabrielle le retenait à grand’peine, tandis que Marceline, pour arranger les choses, glissait à Germain, dans l’oreille, de servir quelques bouteilles du vin mousseux de l’an dernier, le premier tas à gauche, dans la cave. Le piano résonna de plus belle, sous les durs accords. Des pas avinés et des traînemens de sabre montaient enfin ; tout à coup, un bruit de chute énorme et de dégringolade. Marcelle et Rose, satisfaites, ne pouvaient réprimer leurs rires, pouffaient à se tenir les côtes. Le lendemain les Poméraniens déguerpissaient sans trompettes. On eut du mal à nettoyer la cour.

Au village, on déchantait. Les Poméraniens avaient eu le vin brutal. Massart, dont les amabilités leur avaient paru suspectes, gardait un œil tuméfié, d’un coup de poing. Cette fois on avait razzié sans scrupules, sondé les cachettes, défoncé les tonneaux. M. Bompin se louait d’avoir fait enfermer l’Innocent. L’instituteur, pris à la gorge, s’était vu menacer de prison, pour une simple observation. Le maire demeurait blême, d’un interrogatoire au sujet des fusils : « — Vous en avez ! » affirmait le commandant soupçonneux, et Pacaut geignait : « — Non ! non ! je les ai moi-même jetés dans la Loire !… » À peine Charmont évacué, il vint au château, s’enquit encore si ces armes damnées étaient bien introuvables. Ne valait-il pas mieux les détruire de nuit, sans attendre ?

Le temps s’était mis au froid le plus dur. Cette belle campagne aux horizons paisibles, d’une douceur harmonieuse, étalait des steppes désolés où les villages, les bois, les noyers des routes, au ras de la neige sous le ciel bas, espaçaient leurs taches noires. L’air si mol brûlait, dans une sécheresse de bise coupante. On ne voyait de vivant que le vol de corbeaux par bandes, et, sinuant à travers l’étendue blanche, un fourmillement renouvelé de convois et de troupes. La terre semblait morte, gelée dans ses profondeurs. Les sources mêmes s’arrêtaient. La Loire pétrifiée n’était que glacier lisse, ou chaos de blocs. L’étonnante rigueur de l’hiver, jointe au cataclysme de la guerre, s’abattait comme un châtiment mystérieux, un second fléau.

Alors des nuées d’êtres qui avaient faim, soif, et ravageaient chaque fois le sol au passage, d’interminables colonnes d’infanterie, des masses de chevaux portant des cavaliers, traînant des canons, se succédèrent. Pas de jour où Charmont n’eût à loger pour sa part des centaines de bouches dévorantes. Il défila des fantassins pesans, dont les barbes descendaient sur les tuniques foncées. Écrasés de fatigue, la mine têtue, disciplinée, ils paraissaient traîner à leurs semelles la lourdeur de tant d’étapes, à travers la terre conquise, depuis leurs pays d’Allemagne. Il défila des dragons hessois et des chevau-légers de Bavière, des cuirassiers blancs et des hussards bleus. Ils portaient sur de larges épaules des visages où la morgue de la victoire haussait les mâchoires épaisses, sous la jugulaire des casques.

Le château, dans cette double malédiction de la guerre et de l’hiver, se faisait petit. On n’y parlait qu’à mots rapides, à voix basse ; on pliait le dos avec rage. On ne prenait que le temps de remettre les choses en ordre après chaque fournée, ces écuries et ces hangars où hommes et bêtes laissaient leur fumier, ces chambres familiales devenues chambres meublées, où chaque hôte laissait son relent. Courts intervalles, irrités par les constatations de dégâts qui suivaient chaque départ, exaspérés par l’attente de l’arrivée prochaine. Jean Réal s’assombrissait de plus en plus. Il comprenait trop son impuissance, l’inutilité maintenant de toute révolte. Il avait eu raison, à cause de Marceline, de Gabrielle, de Marie, des petites, de renfoncer en lui son âpre désir de lutte ; il eût fait massacrer inutilement toutes ces faibles vies dont il avait la charge, et qui appartenaient à d’autres. Dans cette abdication du pays entier, qu’il était peu, comme sa résistance eût été folle, en face de ce raz de marée, de ce flot d’inondation qui nivelait tout ! Pourtant, malgré sa force de caractère, cette sagesse qui lui coûtait tant, il avait des bouffées de sang terribles ; il eût voulu alors saisir au mur un de ces fusils que, dans chaque chaumière, chaque Français eut dû décrocher, et redevenu jeune, tirer, tirer, tuer des Prussiens, dans une ivresse rouge, comme à Leipzig. Son Charmont ! D’autant plus il le chérissait, d’autant plus il exécrait l’invasion. La France se résumait pour lui en ce coin où cinquante ans de sa vie avaient semé, récolté. Levé tôt, couché tard, surveillant, dirigeant tout, il avait vu les prés s’ajouter aux champs, les arbres grandir. C’était son œuvre, son bien. Il lui fallait voir fouler cela aux pieds ! Lui, un vieil homme respecté, le premier viticulteur du pays, il n’était plus que serf taillable et corvéable, vaincu anonyme à qui n’importe quel soudard venait dire : — « Vous ! le propriétaire, vous tuerez trois bœufs, donnerez tant de paille, tant de vin ! » Et, à voir de jour en jour se vider les étables, les granges et les caves, son cher bien entamé, ses réserves fondre, un crève-cœur indicible le tenaillait. Il gardait aussi une rancune contre Pacaut et ses acolytes, qui, heureux de nuire à un riche, déchargeaient le village, pour accabler le château.

L’avant-veille de Noël, des Bavarois s’installèrent pour deux jours. Ils étaient si las que beaucoup, leur sac jeté, se couchèrent et s’endormirent. À bout de forces, en loques, plusieurs ayant remplacé leurs uniformes par des blouses de moblots ou des culottes de paysans, ils n’avaient pas cessé de marcher et de se battre depuis deux mois : Coulmiers, Loigny, Josnes, Vendôme… Visiblement, il n’eût pas fallu un grand effort pour achever de les rompre. Ils étaient rassasiés de la guerre. L’approche de Noël, d’habitude joyeusement fêté dans les maisons allemandes, et cette année sans autre cloche ni cierge que ceux des services mortuaires, ravivait en eux le souvenir de la famille et le regret de la patrie. Une tristesse, à l’idée de leurs mères, de leurs femmes, de leurs enfans, de leurs fiancées, pénétrait ces hommes rudes, qui sous leur grossièreté conservaient, comme un frais myosotis, la religion du foyer. Cette nuit-là, les Réal furent réveillés par des cris épouvantables ; une lueur d’incendie venait de la cour. Marcelle et Rose, dressées en sursaut, pâles, croyaient à des meurtres ; on s’informa : c’étaient seulement deux porcs que les Bavarois venaient de saigner, flambaient au-dessus de sarmens. La journée se passa à préparer les grillades et le boudin, à aller scier dans le parc un sapin. Le commandant du bataillon, un homme à figure douce, avait demandé la permission. Il se faisait comprendre avec difficulté, tout heureux quand, aidé par Marcelle, qui traduisait tant bien que mal, il vit sa requête accueillie. Mais Jean Réal n’avait pas prévu qu’ils iraient justement couper le sapin de la grande pelouse, celui qu’il aimait entre tous, l’ayant planté le jour de la naissance de Rose. Quand l’officier l’apprit, il en exprima ses regrets de façon touchante ; lui aussi avait des enfans, trois filles, et de la main partie de bas, levée chaque fois plus haut, il indiquait leur taille. On n’eut pas à se plaindre de lui, ni de ses lieutenans. Mais leur humanité restait impuissante à empêcher, le soir, que leurs hommes, après avoir commencé la fête par le choral de Luther, chanté à voix graves, la finissent par des danses de caraïbes autour de l’arbre illuminé, en brisant et brûlant bancs, palissades et tables, avec un plaisir stupide.

Marceline et Gabrielle eurent beau réunir la famille dans un petit salon, lampes claires, à l’abri des volets clos et des rideaux tirés ; les clameurs rauques passaient au travers. Au coin du feu, le vieux Réal, la tête dans ses mains, s’enfonçait dans une rêverie farouche. Tous faisaient le même retour au passé si proche, à leur Noël de l’an dernier : la famille était au complet, ils avaient attendu dans le grand salon, abandonné maintenant, la messe de minuit. Avec des lanternes, à pas silencieux, dans la neige, on avait suivi l’avenue, gagné l’église. Marie se serrait au bras d’Eugène. Marcelle et Rose marchaient devant. Au retour, dans cette salle à manger où les intrus choquaient leurs verres, ils avaient réveillonné gaiement, avec l’oie grasse et le boudin blanc ; à la cuisine, Germain présidait, très digne, le repas des domestiques, où Céline était venue, fraîche comme une églantine, sa jeannette d’or au cou. Jusqu’à l’Innocent, à qui l’on avait donné, comme tous les ans, son bol de vin chaud et ses crêpes…

Triste Noël pour tous, et dont chacun des absens partageait l’amertume à cette heure, sans autre lien que le vain élancement de leurs cœurs. Jean Réal ne sortit de sa pensée que pour remarquer : « Comment se fait-il que Maurice du moins ne soit pas venu ? Il n’a jamais manqué ! » Depuis le passage de la division Maurandy à Amboise, on n’avait plus de nouvelles de lui. Enfin minuit sonna. Les lents coups de l’heure s’égrenèrent, moururent. Avec une émotion pieuse, mais troublée d’incompréhension et de douleur, ils songeaient à ce minuit qui, par toutes les églises du monde, célébrait, dans la ferveur des hymnes et le branle des cloches, la naissance de l’Enfant-Dieu, de celui qui n’était que paix et lumière, et dont la voix évangélique, toute de tendresse et de pitié, enseignait aux hommes de s’aimer les uns les autres.

Les Bavarois partis, des Silésiens vinrent. Plus brutaux encore, ils répandirent la terreur dans le village : Charmont ruiné voyait avec désespoir disparaître ses bestiaux et ses meules. Les habitans, toujours sur pied, chassés de leurs lits, menaient l’existence la plus misérable, maudissaient cette servitude qu’ils avaient préférée. Bonnes grâces et platitudes ne servaient de rien ; il fallait donner, donner toujours ; ce qui n’empêchait pas que l’on pillât. La seule propriété qui fût ménagée était le château du comte de la Mûre, où le régisseur, par ordre, faisait largement les choses. La cavalerie trouvait son fourrage prêt, les fantassins, des marmites pleines ; aux officiers, une table bien servie. Sur l’avis du garde champêtre, Pacaut avait fait relâcher l’Innocent, gênant à garder, et qui se tenait d’ailleurs tranquille. Mais de l’enfermer sans raison l’avait rendu tout à fait fou ; il errait du matin au soir, dangereux sous son air absent, avec cette espèce de prudence sournoise qu’ont les pires aliénés. Le froid descendait encore. Les branches des arbres, alourdies de neige et gelées sec, cassaient comme verre. À travers les vitres couvertes d’un givre opaque, ne filtrait presque plus de jour. Et, dans le désert blanc, les étendues mortes, sinuait toujours le fourmillement serré des convois et des troupes. En parcs, devant l’église où frémissait encore le bronze des cloches pacifiques, les canons accroupis allongèrent leurs cous de métal, bêtes malfaisantes dont la bouche d’ombre béait, terrible. Puis ce furent des Polonais et des Badois. Les uns montraient des médailles bénites ; ivres, ils étaient cruels. Les autres avaient des mufles de férocité placide. Tous croyaient avoir Dieu avec eux. Un grand nombre chantait en chœur des psaumes. Un matin, devant la grille de l’avenue, cinq cents hommes alignés, à ce commandement brusque : « La prière ! » mirent genou terre, et la main aux casques se recueillirent. Charmont vit ensuite passer les longs échelonnemens de voitures, les chariots bondés et les chariots vides, tout ce qu’une armée traîne avec elle d’innombrables services, les ambulances, les bagages, parfois des prisonniers dont le pantalon rouge faisait mal à voir, puis des figures louches de revendeurs juifs et, derrière, un piétinement de troupeaux, des moutons bêlans et maigres, que touchaient de leur gaules des vétérans de la landsturm. Dans la continuité du flot, cette immigration de croisade où se mêlaient les races de l’Allemagne, il semblait que le Nord entier descendît.

Au château, ces derniers jours de l’année firent aux Réal l’effet de ne jamais vouloir finir. On ne s’indignait plus, en s’apercevant qu’un objet manquait encore. Singulière manie qui s’attaquait aussi bien aux bibelots de prix qu’aux plus vulgaires ustensiles ! Grand’mère Marceline, dont les pommettes roses avaient pâli et qui à présent était en proie à une perpétuelle petite fièvre, notait successivement la disparition d’un métronome, d’une boîte à ouvrage en bois des îles et d’une machine à coudre. Le parc se dévastait. Les carreaux de la serre furent brisés à coups de pierres, les pelouses défoncées par des roues. On ne savait plus quelle pièce habiter. La maison violée avait perdu toute intimité ; par les couloirs souillés, par les portes sans cesse battantes, sa vieille âme était partie. Le soir de la Saint-Sylvestre, comme on se séparait, un toc-toc timide frappa à la porte du petit salon ; c’était Germain, avec un groupe fidèle de serviteurs et de servantes qui venaient apporter leurs vœux, se joindre aux pensées de la famille. 1870 finissait dans la désolation et le sang. Il fallait, quand même, espérer en 1871. Et, malgré soi, chacun essayait de croire, saluait tristement l’an nouveau.


— Zing ! Boum ! dit Martial, mal réveillé, en se frottant les yeux. Nini souleva sa tête charmante sous les cheveux en désordre.

Un grondement confus au-dessus de l’atelier, humble terrier perdu dans le vaste Paris, les tirait de leur sommeil. Le vol des obus, striant de tous côtés le ciel gris avec un fracas sourd et des sifflemens, s’abattait sur les forts de la rive gauche.

— Cette fois, fit-il, ils bombardent Paris. Et dur !

Nini se serra étroitement contre lui, appuya sans parler la joue sur sa poitrine. Elle se sentait bien là, protégée, heureuse à l’idée de partager le péril ; Martial, avec son insouciance de Parisien artiste, s’étira, bien au lit, comme si en effet il n’y avait aucun danger.

— L’année commence bien, railla-t-il. Ça promet !

— Brr ! dit Nini, en sortant le bras des couvertures, pas chaud ! Ce n’est pas drôle de se lever !

Il lui ramenait le drap jusqu’au menton ; rapprochés, ils se pelotonnèrent, prolongeant la grasse matinée, par crainte du froid, ennui des heures vides. Et, le cœur gros de révolte, mais sans souci du tonnerre des lourds obus qui bientôt allaient tomber non loin d’eux, au Panthéon, à l’Observatoire, peu à peu, ils se rendormirent.

Leur vie, depuis que le bombardement s’était abattu sur les forts de l’Est, n’avait été pendant ces huit jours qu’une prolongation des souffrances qui, après le Bourget, avaient étreint Paris : misère du froid, diminution des ressources, rage contre l’inexplicable inertie du gouvernement. Chaque jour davantage, la Ville-Lumière perdait de sa flamme et de sa chaleur, envahie par le froid, l’ombre. Martial et Nini gelaient dans l’atelier obscur, près du poêle éteint ; le charbon et le bois étaient presque introuvables. Le soir, les rues s’enténébraient, désertes, avec des coins de coupe-gorge. Les profondes avenues s’ouvraient dans l’opacité du noir, troué çà et là d’un tremblotement lointain de réverbère. Les quais semblaient ceux d’une cité morte, abandonnée depuis longtemps, avec leurs façades sinistres, au-dessus du fleuve immobile que des péniches bossuaient, dans une croûte de glace et de neige. La diffuse clarté rousse qui, la nuit, flottait sur la plaine d’édifices, emplissant le ciel, et qui faisait dire de loin aux voyageurs : « Voilà Paris ! » et éveillait en eux une émotion devant le rayonnement du gigantesque foyer, s’était éteinte. On s’endormait ; on se réveillait au bruit de cette canonnade incessante qui partait de Montfermeil, de Noisy-le-Grand, du Raincy. Quand on apprit que le plateau d’Avron venait d’être évacué, l’exaspération ne connut plus de bornes. Ainsi, depuis un mois on occupait cette position importante qui, soutenue par le puissant fort de Rosny, entrait comme un coin dans les lignes ennemies, et l’on n’y avait fait que des travaux sommaires, destinés à parer à l’assaut. Personne n’avait semblé prévoir un bombardement, on avait laissé avec une incurie totale les Prussiens dresser en face leurs batteries. Puis, les obus balayant le plateau, artillerie et mobiles recevaient l’ordre de la retraite. Un tolle général s’éleva. Tout le monde, dans l’abandon de ce mont Avron qu’on avait en novembre couvert de batteries pour appuyer la marche de Ducrot sur la Marne, la sortie de Paris au-devant de l’armée de la Loire, voyait la ruine définitive de tout projet d’attaque, une preuve nouvelle de l’incapacité de Trochu.

Si bien qu’ils fussent au lit, ce matin-là, malgré le tapage qui mêlait à leur somnolence des rêves troubles d’ouragan, ils durent se lever, éprouvèrent la nausée de recommencer, les nerfs vibrans, ces journées vides où elle s’ingéniait à conserver le logis propre, à varier leur pitance, si rebutante qu’ils n’eussent pas, avant le siège, songé à l’offrir même à un chien, — où lui se rongeait à attendre l’appel des tambours qui à chaque instant rassemblait des compagnies de marche de la Garde nationale, aussitôt congédiées, dans de perpétuels contre-ordres, un ajournement indéfini de toute opération. Vers deux heures, le fracas des obus s’était rapproché. Leurs explosions assourdissaient, plus fréquentes. Ils entendirent un pas précipité, leur porte secouée. Thérould apparut, blême de saisissement et de révolte. — J’en ai vu éclater un dans le Luxembourg ! jeta-t-il, en s’écroulant dans le fauteuil Louis XIII.

L’indignation le suffoquait.

— Faut croire que la montre de Bismarck vient de sonner le moment psychologique !

Nini haussa les épaules, et dans un rire nerveux :

— Ah bien ! s’ils espèrent que Paris va leur tomber comme ça dans la bouche ! le morceau est trop gros. Passera pas !

Une énergie raidissait son frêle corps. Dans cette ironie gamine passait l’âme de milliers de Parisiennes, des humbles créatures de sacrifice et de dévouement, cramponnées à la résistance quand même. La même rage soulevait les deux hommes, devant la froide cruauté de cette minute prédite qui jusque-là leur avait paru invraisemblable, tant elle était monstrueuse.

— Quand on pense, cria Thérould, debout d’une frénésie subite, et brandissant le poing du côté du Louvre, que c’est ce gouvernement de faux républicains qui nous vaut ça ! Ces donneurs d’eau bénite qui nous ont laissés moisir inutiles ! Ce Trochu qui n’a su rien faire !

Dans la cour, un bruit de pioche mordant la pierre retentissait. Martial et Thérould, s’enveloppant de leur manteau, Nini emmitouflée d’un châle, sortirent. Un froid soleil étincelait sur la neige, pâlissait l’azur brumeux. Ils virent Louchard qui dépavait la cour. Il maniait l’outil, comme s’il n’avait fait que cela aux tranchées.

— Songez donc, monsieur Martial, si un obus tombait là-dessus ! Au moins, avec une bonne couche de sable…

D’autres explosions se succédaient. Du Jardin des Plantes au Panthéon, de l’Observatoire à la rue de Sèvres, les projectiles pleuvaient sur tout le quartier du Luxembourg et de Saint-Sulpice. Les vitres tremblaient ; la secousse ininterrompue des détonations se précipitait, comme les coups de piston d’une machine à vapeur. Sans aucun avertissement préalable que des menaces, le bombardement s’abattait sur les hôpitaux, les écoles, les musées et les églises. Les ténèbres ne ralentirent pas le fracas meurtrier. L’ambulance du Luxembourg était évacuée la nuit, à la panique des blessés. Des gens inoffensifs étaient tués dans leur lit. Les sinistres oiseaux de fonte sifflaient au-dessus des toits, avec un déchirement aigu, suivi d’éclats de foudre, d’un écroulement de débris. Une stupeur morne enveloppait la ville entière, les quartiers intacts comme les autres. Avec le soleil, le dégel était venu. Ce fut dans une fange glissante que, le dimanche au petit jour, Mélie et Tinet, n’y tenant plus, déménagèrent, emportant les outils du relieur et un paquet de nippes. Ils partageraient le taudis d’un camarade, au Temple, où l’on était en sûreté. L’après-midi, un camion, attelé de deux chevaux bien pansés, stationna devant la maison. On vit Blacourt affairé présider à l’enlèvement de ses meubles les meilleurs. Le soir, chargeant eux-mêmes une petite voiture à bras, les Delourmel s’éloignèrent, allant loger plus loin, chez des parens. Ils avaient empilé en deux malles leurs effets ; et, leur appartement bien fermé, lui en redingote et képi, tirant aux brancards, elle en robe de soie du dimanche poussant à la roue, sans retourner la tête ils partirent. Quant au fermier, il se trouvait bien là, dans les meubles de Du Noyer ; hors de sa terre perdue et des profits qu’il tirait de ses derniers restes, tout lui était égal ; il était abêti par cette succession de fatalités et l’unique pensée du lucre.

Quand Nini fut couchée, et que sous le tendre regard de Martial le sommeil l’eut prise, il s’esquiva sur la pointe des pieds, grimpa à tâtons les quatre étages. Il avait besoin de réconfort, le trouverait dans le paisible courage des Thévenat. Dès la porte, le sourire d’accueil le remontait. Mme  Thévenat lui prenait la main pour le guider dans l’appartement sans lumière. Il entendit, en traversant la salle à manger, le battement d’ailes éperdu des canaris en cage.

— Les pauvres petits, dit-elle, sont fous depuis trois jours. Ils n’y comprennent rien. Dans le cabinet de travail, sous la lampe à demi baissée pour ménager l’huile, à travers une fumée de tabac, il aperçut Jacquenne et Thévenat, qui, méditatifs, causaient, à longs silences. Jacquenne, que sa vie errante et le perpétuel qui-vive avaient encore aigri, leva son front fuyant et sa figure creuse hérissée de poils gris. Il serra distraitement la main de Martial, en homme dont la pensée est ailleurs. Il avait signé l’avant-veille, avec 440 délégués des arrondissemens de Paris, une affiche rouge placardée sur les murs, et qui invitait le peuple à renverser un gouvernement d’incapables, réclamait le réquisitionnement général, le rationnement gratuit, l’attaque en masse. Il prévoyait des poursuites nouvelles.

— Et par quoi, ricana-t-il, nous répond-on ? Une belle phrase encore : « Courage ! Confiance ! Patriotisme ! Le gouverneur de Paris ne capitulera pas ! »

Thévenat, qui maintenant reconnaissait la justesse de tous les griefs de Jacquenne et partageait son désespoir, mais sans aller jusqu’au bout des conséquences, à l’application des théories communistes, soupira. Il savait que, dans le dernier conseil du gouvernement, on avait estimé n’avoir plus de pain que pour vingt-trois jours. Jacquenne, avec une moue hargneuse, reprit : — Si encore on avait écouté les maires, quand ils ont demandé qu’on associât la municipalité à la défense. Mais non ! ces messieurs du sabre resteront les maîtres !

Il faisait allusion au conseil de guerre adjoint à Trochu, et composé de généraux divers, presque tous convaincus de l’inutilité d’un effort quelconque. Les trois hommes s’étaient tus, la pièce s’estompait dans la fumée bleue, quand un sifflement étrange se fit entendre, et presque aussitôt tout tremblait, l’abat-jour de la lampe, le Persée sur la cheminée, les vitres, dans un effroyable tonnerre. Muets, le cœur en suspens, ils tournaient leurs regards vers la fenêtre obscure, cet abîme du ciel et de la nuit où l’énorme grêle tourbillonnait. Par delà l’océan des toits, ils évoquaient les coteaux liés par une ceinture de fer, le cercle invisible que la province en marche n’avait pu atteindre, que désormais elle ne pourrait plus rompre, tout l’horizon charmant, aux bois noirs saccagés, d’où les batteries de Krupp crachaient leurs obus géans, foudroyaient Paris.

— Quand on pense, fit Jacquenne avec un éclat de rire amer, que ce Trochu, — et cela, j’en suis sûr, — doutant de tout parce qu’il doute de lui, sans foi dans son armée, dans ce Paris qui fait pourtant chaque jour ses preuves, n’a trouvé, contre ces Attilas, d’autre ressource que d’implorer sainte Geneviève, patronne de Paris !

Thévenat eut un geste étonné.

— Oui, dit Jacquenne. Il a envoyé à l’Imprimerie nationale une proclamation si saugrenue que le gouvernement, par peur du ridicule, l’a supprimée. Il invoquait la protection de la sainte, la remerciait de son intervention manifeste : elle seule avait pu inspirer aux Allemands cette pensée du bombardement qui les déshonorait.

— C’est un homme d’autres temps ! dit Thévenat.

Et, à l’idée de ce Breton mystique, général de la République, qui, à l’époque des canons à longue portée, au moment même où Bismarck enseignait que la force prime le droit, ne trouvait, dans son patriotisme sincère de citoyen, dans son expérience de soldat malheureux, que des armes pareilles, ils eurent un soulèvement de rage.

— Pourquoi, reprit Thévenat, ce chrétien ne pense-t-il pas d’abord au beau précepte : « Aide-toi, le ciel t’aidera ? »

Le lendemain, décidément, la Garde nationale chômait, — Martial fit son tour de quartier. Un balcon descellé pendait à la maison d’en face. Quelques incendies, çà et là, dressaient leurs colonnes de fumée noirâtre. Les obus à pétrole en allumèrent douze. Depuis la première bombe, il y avait eu 94 victimes, 86 maisons frappées. Mais, déjà remise de son alerte, la population circulait comme de coutume. Les déménagemens, nombreux les premiers jours, devenaient rares. Les rues dangereuses, d’abord désertes, se remplissaient de curieux et de promeneurs. Sitôt qu’un obus avait éclaté, les gamins couraient, donnant la chasse aux éclats. Les fragmens de fonte faisaient prime ; chauds, sentant la poudre et le goudron, ils se payaient plus cher. Le dimanche, dans les quartiers bombardés, l’affluence des badauds incorrigibles, dont ici la puérilité se haussait à l’héroïsme, avait été considérable. On s’étonnait presque du peu de traces que dans l’immense ville laissait l’énorme grêle. Grâce au dégel, un pigeon arriva. La nouvelle d’une victoire de Faidherbe à Bapaume donnait un peu d’espoir. L’admirable conduite des marins dans les forts, écrasés par le tir ennemi, et répondant comme à la manœuvre, enthousiasmait. Aux grilles des boucheries, où les queues patientes s’éternisaient, les seules qui soutinssent vraiment le siège, dont tout le poids retombait sur leurs épaules maigres, les femmes par milliers, avec un entêtement sublime, une énergie sombre, luttaient de toute leur souffrance silencieuse. Jamais on ne s’était cramponné davantage à l’espoir tenace, à l’irréductible volonté de ne pas se rendre. Paris écoutait le charivari, suivait du regard les trajectoires de mort, et, dédaigneux, songeait : « C’est bien la peine ! »

XVI

Journal de Gustave Réal.

Le carnet, dont la couverture s’élime, est devenu une chose triste et sale, couleur de ses pensées. À travers taches d’encre, hiéroglyphes au crayon, notations et souvenirs, une lettre de Charmont, reçue la veille, pique sa page griffonnée par Marcelle et dit le château envahi, les santés sauves. Il y a aussi, d’Eugène, un mot qui a voyagé ; le revers porte les timbres du Mans, de Rennes, de Sainl-Malo et du Havre… Eugène est tout près du Mans, où il se remet de ses fatigues. L’armée de Chanzy se reforme… Mais où sont Charles, Louis, Henri ?…

Arras, 1er janvier.

Des coureurs ennemis sont venus jusqu’aux portes ; une reconnaissance les a dispersés. Aujourd’hui l’armée se rassemble en avant de la ville ; un nouveau mouvement se préparc. Mon ambulance suit. Adieu, mes blessés de l’ouvroir. Ou marche au secours de Péronne bombardée. Extrême importance de Péronne, clef de la ligne de la Somme. Combat aujourd’hui à Achiet-le-Grand. Pas d’autres malades que des mobilises de la division Robin. Les ai renvoyés. Ils n’avaient rien.

3 janvier.

On se bat du côté de Bapaume.

4 janvier, au matin.

Ambulance pleine. Quelques Allemands. Dû charcuter toute la nuit. Grande victoire. Avons enlevé villages occupés par l’ennemi, sommes arrivés jusqu’au faubourg de Bapaume. Campé sur place. L’ennemi évacue Bapaume. Élan de nos troupes régulières et solidité de l’artillerie. Mais la division Robin s’est couverte de honte. Forcé de défendre l’entrée de l’ambulance contre quantité de lâches qui n’avaient d’autre mal que la peur ! Nuit très froide, congélations en masse.

10 heures.

Les villages, inlogeables, sont pleins de morts et de blessés. Faidherbe, l’armée ayant beaucoup souffert, donne l’ordre de reprendre les cantonnemens autour de Boiteux, devant Arras. On dit que le bombardement de Péronne a été suspendu.

7 janvier.

On se ravitaille. Évacué mon monde sur les hôpitaux et ambulances fixes d’Arras. Frappé du caractère sérieux et de la foi simple des blessés allemands. Quelle différence avec l’état d’âme de nos soldats, qui ne croient à rien. Nécessité d’une croyance, quelle qu’elle soit. Ce peuple est aussi plus instruit que le nôtre ; presque tous savent lire, écrire, ont un carnet de route où ils griffonnent leurs impressions. En ai feuilleté plusieurs, qui expriment la conviction qu’ils font une guerre juste, que Dieu les soutient. Race forte, moins affinée, plus réfléchie. Curieux mélange d’idéologie, et d’animalité. Soigné un gros cuirassier qui, furieux de la diète nécessaire, répétait tout le temps, en roulant les yeux : « Viante ! Viante ! » Il m’excédait tellement que j’ai eu envie de lui dire : « Tiens, mange et crève ! »

10 janvier.

On se ravitaille. Plus de nouvelles de Péronne, où le bombardement a repris. L’armée reposée se reporte en avant. Aperçu pour la seconde fois le général en chef ; j’ai confiance dans cet homme grand, au corps sec, au teint jaune. Les yeux luisent sous le verre bombé des lunettes. Les gestes sont rares, empreints d’une volonté calme. On le sent pénétré des trois vertus qu’il recommande : l’amour de la discipline, l’austérité des mœurs et le mépris de la mort.

11 janvier.

La division Derroja est entrée dans Bapaume. On apprend que Péronne a capitulé. Froide barbarie des Allemands qui ont écrasé d’obus la ville, visant exclusivement les églises et les hôpitaux. Toutes les maisons étaient atteintes à la fois. Mœurs de guerre nouvelles qui remontent à la sauvagerie primitive. Ils terrorisent les habitans qui supplient alors la garnison de se rendre. Le commandant de Péronne a dû céder à la pression de la ville. C’est pour aller plus vite en besogne, disent-ils, pour épargner aux villes les souffrances d’un siège en règle, et ils frappent un coup terrible au début. N’ont-ils pas eu le front de déclarer au commandant de place qu’ils le rendaient « responsable de tous les malheurs que le bombardement entraînerait pour la population civile ! »

Péronne tombée, voilà l’ennemi établi sur toute la ligne de la Somme, consolidé à Rouen.


Quand il se réveilla, le 1er janvier, dans l’auberge des environs de Chalon-sur-Saône, où depuis deux jours il vivait, ayant avec Rombart quitté sa compagnie, Henri Réal s’étira sur son matelas, détendant ses poings fermés, bâillant à se décrocher les mâchoires. Il sourit à ses forces retrouvées, à la vie de nouveau belle. Le régiment, cantonné dans un des faubourgs, attendait qu’on le remît en route ; et cette halte de trois jours, dans une ville hospitalière, n’était pas de trop pour faire oublier l’affreux voyage depuis Decize. Mécontent de voir que son oncle ne semblait pas s’occuper de lui, — supposition gratuite, car le colonel Du Breuil avait de ses nouvelles par ses chefs, — Henri savourait d’autant plus sa fugue, mettait une espèce de protestation rancunière, d’amour-propre vexé à se tenir à l’écart. Sans rien solliciter, il s’étudiait à vivre en vieux troupier, à l’imitation de Rombart, ne paraissant qu’aux appels, le reste du temps passé à boire et à manger. Il se laissait aller, loin des officiers, à l’indépendance frondeuse dont il n’avait autour de lui que trop d’exemples, et qui s’accordait à son penchant réfractaire à la discipline. Reposé par trois nuits de sommeil, restauré par les fricassées que Rombart disputait à la faim turbulente des soldats de toute sorte campés dans l’auberge, il jouissait de cette existence sans pensées, éprouvait bien parfois un peu de honte à faire ainsi la guerre. Mais quoi ? C’était une de ses nécessités ! Plus tard, quand viendrait le tour des coups de fusil, des drapeaux qu’on enlève, on verrait ça ! il saurait agir. En attendant, avec ce don de métamorphose qui adapte si vite les jeunes gens à des situations imprévues, il avait tout oublié de sa vie passée, jetait en chansons et en rires sa vie présente, l’espoir de demain. Il n’était pas jusqu’à la grossièreté franche de pareilles heures qui ne lui parût agréable, digne d’un soldat, d’un homme. Charmont, la petite Céline, rêve dissipé, plaisirs d’enfant. Il ne songeait guère à ses frères, ni que Louis, pourtant aussi de cette armée de l’Est, destinée à de grandes choses, pût être là, dans une ville voisine, peut-être dans celle-ci. Et en effet, la veille, perdu comme Henri dans cette confusion immense, et sans qu’aucun des deux s’en doutât, sans que nul pressentiment les eût avertis, Louis avait traversé Chalon, venant de Chagny, allant rejoindre à Dôle le quartier général.

— Ohé ! les agneaux, on décampe !

L’auberge se vidait instantanément. Henri et Rombart se retrouvèrent à leur place, dans le rang. Et en route pour la gare ! On les rembarquait. Encore ! Et pour où ? Allait-on recommencer, dans les cages roulantes, l’interminable supplice du premier voyage ? Quand on sut qu’on allait à Dôle, courte distance, les visages rembrunis s’éclairèrent. Mais bientôt, sur la voie sommaire de cette ligne inachevée, inaugurée pour la circonstance, et où les appareils manquaient, ce furent les mêmes lenteurs et le même encombrement. Pendant quarante-huit heures, l’immobilité percluse dans le wagon tassé, le froid qui glace et ankylose, les marches par à-coups, suivies de longs, d’inexplicables arrêts dans des coins de campagnes désertes, aux abords des gares en construction. Henri, borné à des sensations immédiates, n’en voyait, n’en comprenait pas plus que ces bœufs à l’œil terne, empilés dans un convoi parallèle, et dont les mufles cornus se montraient aux claires-voies, relevés en des beuglemens plaintifs.

Avec un fatal retard, qui viciait l’opération dans le principe, une partie du 18e et du 20e corps, suivant ce tronçon de ligne de Dôle ou le détour ferré de Mâcon, Bourg, Lons-le-Saulnier, l’autre peinant sur les chemins de montagne couverts de verglas, l’armée se traînait vers Besançon. Le poids des misères déjà subies durant cette campagne de trois mois, ses combats et ses retraites, alourdissait les troupes, qu’une main ferme n’avait pas ressaisies et que contribuait à maintenir flottantes leur improvisation même : généraux souvent inexpérimentés, états-majors ignorans, cadres insuffisans, secours administratifs presque nuls, — le tout, c’est-à-dire rien, pour animer des masses sans instruction ni entraînement militaires, capables pourtant d’endurance physique et d’efforts, magnifiques germes perdus.

Il manquait encore, ralliant par petits paquets, presque tout le 15e corps et le 24e corps. Tels, dénués de tout par impossibilité de se ravitailler, faute de convois, — car, le 18e et le 20e corps ayant perdu dans le transport presque tous leurs équipages, et le 24e n’en ayant pas, le pays traversé ne pouvait suffire aux immenses besoins de charrettes et de voitures, et des épaisseurs de neige et de glace rendaient tous chemins impraticables, — tels, sous le suaire meurtrier de cet hiver sibérien, s’avançaient à tâtons, vers leur destin obscur, ces 140 000 hommes, seule force intacte, suprême espoir de la France.

Pour faire face à ces difficultés presque insurmontables, guider à la victoire cette apparence d’armée, il eût fallu dans le commandement une autorité, une ardeur, une décision, une ténacité géniales. Bourbaki, chef heureux, n’avait que l’éclat pâlissant d’un ancien prestige, la plus héroïque intrépidité, un dévouement sincère, mais abattu. À ses cinquante-six ans manquait le ressort de tout, la foi. Avec les gloires de l’Empire, son étoile avait disparu ; il survivait, meurtri, à cet écroulement. Il était de ce temps où, les généraux n’ayant qu’à lever le sabre, les soldats gagnaient les batailles. Aujourd’hui, les vainqueurs de Crimée : et d’Italie, la Garde impériale emplissaient les casemates allemandes. Il avait 140 000 hommes et pas de soldats. Dépaysé parmi ce monde nouveau, faisant quand même à la patrie un sacrifice entier, il la servait religieusement, non avec l’enthousiasme de l’officiant, mais avec une résignation de victime. Ceux qui avaient jadis vu, dans la fumée de l’Alma, le geste entraînant, l’altier visage, avec ses yeux de feu et son front dressé, ne reconnaissaient plus ce masque morne, empreint de tristesse et de désenchantement. Accablé sous la grandeur d’un rôle auquel rien ne l’avait préparé, Bourbaki le trouvait d’autant plus lourd qu’il sentait peser sur lui la mainmise de Freycinet. Ne se rendant pas compte que ses hésitations la nécessitaient, son amour-propre militaire souffrait de ces perpétuelles ingérences, sa loyauté, d’être suspect. L’aventure de d’Aurelle, les tiraillemens de mutuelle méfiance, se reproduisaient. Le commissaire du délégué, l’actif de Serres, était adjoint à l’état-major, autant pour contrôler que pour donner des ordres directs au besoin ; il avait en poche le décret de révocation du général, avec la date en blanc, comme s’il n’eût pas été préférable de remplacer tout de suite, par un plus jeune, le chef vieilli qu’on écrasait de sa responsabilité, tout en restreignant son initiative, déjà si molle. Aux regrettables inconvéniens de ce dualisme dans la direction, s’ajoutait encore la désorganisation intérieure, due à l’annulation du chef d’état-major, le général Borel, tenu entièrement à l’écart malgré sa compétence, remplacé par l’aide de camp du général et son ami personnel, le colonel Leperche. Ce qui constitue le premier rouage d’une armée, la machine motrice, fonctionnait de la façon la plus incomplète et la plus irrégulière. L’idée même qui, de Bordeaux, poussait vers l’Est généraux et soldats demeurait vague, en dépit de l’objectif immédiat, Belfort. Où aller après ? Vers l’Alsace, vers Langres ou vers Épinal ? On ne savait pas bien. Le déblocus au passage de la vaillante petite cité, investie depuis deux mois, valait-il seulement qu’on abandonnât celui de Paris ? Chanzy, au lieu de ce mouvement trop large, lancé dans le vide, demandait instamment une marche concentrique des trois armées. Nord, Est, Loire, sur la capitale. Mais, se figurant aussi parfait stratège qu’il était excellent organisateur, Freycinet conservait son optimisme, et déclarait s’en tenir à son plan, « bien conçu et bien coordonné ! »

La résistance de Belfort, par sa prolongation insolite qui contrastait avec la chute rapide des autres forteresses, Strasbourg excepté, enthousiasmait et inquiétait la France. On craignait qu’elle ne succombât bientôt. On ignorait quel homme était le colonel Denfert-Rochereau. Connaissant admirablement la place, où il servait comme chef du génie et dont, nommé gouverneur, il avait complété lui-même les travaux, il opposait à l’investissement du général de Treskow la plus inflexible défense.

Henri, quand il descendit du train, respira. Plus de chemin de fer, maintenant ! La ligne s’arrêtait là. On en avait fini avec le supplice des wagons, cet étau glacé où l’on agonisait. Sous la pâleur du ciel, tous les visages lui parurent blêmes, contractés de souffrance ; les huit jours du double trajet y laissaient un stigmate. Comme la route allait être bonne ! Qu’il serait doux de se dégourdir les jambes, de marcher en soldat, et, le soir, de trouver aux villages le repas et le gîte. Tant bien que mal, dans la gare pleine d’un vacarme, parmi l’encombrement fou des trains amassés sur des longueurs de kilomètres, le régiment débarquait. Dans la neige foulée, autour des garages, étaient épars des pains à l’abandon, et çà et là des tronçons de sucre, des quartiers de lard, des petits tas de grains de café vert. Distribution ou pillage ? Mais le bataillon se reformait. Henri vit passer son oncle. Droit dans son macfarlane, visage tendu de volonté, le colonel dominait sa préoccupation anxieuse, — se battre dans ces conditions ! — et l’élancement aigu que lui causait son rhumatisme à l’épaule droite, — son mauvais bras ! Seul, dans la face impassible, aux yeux graves, le tremblement de la barbiche blanche disait la lutte intérieure.

Lorsqu’on se mit en marche, il y eut un moment douloureux : le sac écrasant le dos, la lourdeur des pieds gonflés se meurtrissant au sol durci, l’étreinte de la courbature à secouer. Beaucoup se traînaient clopin-clopant. Puis le rythme mordant des clairons, jetant l’entrain de la marche au soleil d’Afrique, redressait pour quelques minutes les échines. Henri rejetait l’idée de son premier voisin de wagon, la vision de cette tête cireuse dont jamais plus les lèvres ne frémiraient à l’embouchure de cuivre. Sa fatigue s’envolait, avec le poids de tant d’impressions mauvaises. Allégé, il humait l’air glacial qui lui vivifiait les poumons ; sa poitrine s’enflait, dans une plénitude de force et d’espoir. Il regardait avec une supériorité martiale ses camarades de rang, le pittoresque horizon dont chaque village, dans l’éloignement des plans montagneux, chaque masse d’arbres, noire sur la neige, lui apparaissaient comme enveloppés de gloire, théâtre possible d’un triomphe. Était-ce là, ou là, qu’il se distinguerait, forcerait l’estime du vieux Du Breuil et l’admiration du bataillon ? Qui sait la destinée qui vous attend, quel éclatant fait d’armes peut vous rendre illustre ? L’enthousiasme de la jeunesse, des réminiscences d’écolier firent passer en lui une bouffée d’héroïsme, le souhait absurde, mais généreux, d’un de ces exploits qui immortalisent un nom dans l’histoire : le drapeau conquis, le général ennemi tué… Il serra la crosse de son chassepot, ses doigts tremblaient sur l’acier froid. Ah ! comme il tirerait de bon cœur le premier coup !… sur ce gros là-bas, qui a des torsades dorées ! À toi, mon gaillard ! Au front ! Pan ! par terre… Et les convulsions de sa victime ne l’émouvaient pas plus que celles d’un lapin qu’il eût tiré, dans les taillis de Charmont, lui donnaient même une satisfaction cruelle… Ou bien, après une charge à la baïonnette, il vient de prendre un canon… il est blessé au bras… son sang coule… Bourbaki passe, le félicite, et, détachant la croix d’un de ses aides de camp, devant le régiment le décore…

On marchait depuis deux heures. Henri, sous le sac, commençait à souffrir. Mais, encore vibrant de ses imaginations, il s’efforçait de régler son pas sur celui de Rombart. Le long de la route, sinuant dans la profonde vallée encaissée du Doubs, le régiment s’allongeait à présent, couleuvre énorme, aux anneaux déjà disjoints. Les bataillons s’espaçaient, et dans chacun d’eux l’échelonnement des compagnies et des sections déroulait sa lente ondulation.

— Ça tire ? interrogea paternellement Rombart.

À vivre si près l’un de l’autre, toutes ressources communes, toutes privations partagées, le vieux zouave avait achevé de se prendre pour son « bleu » d’une affection sincère. Le petit était si gentil, si généreux ! Rombart ressentait une secrète admiration pour ce fils de famille, distingué, pas fier, et qui « en avait, une instruction ! » De se reconnaître une prépondérance pratique, à laquelle Henri lui-même rendait hommage, avivait encore son penchant. C’était une amitié faite de protection bougonne et de dévouement tendre, qui touchait chez ce dur à cuire, que sa vie d’aventures et de dangers, sans fleur de tendresse jusque-là, avait blindé d’une sereine philosophie.

Henri, d’une moue dégagée, siffla : — Peuh ! et en même temps il se louait de son endurance stoïque, car les bretelles du sac sciaient l’épaule, le cuir des souliers lui écorchait la cheville. Mais paraître découragé, quand Rombart tenait ferme, lui semblait indigne de sa haute valeur. Le plus pénible était peut-être la faim qui lui criait aux entrailles ; ils n’avaient mangé depuis Chalon que du pain et du sucre, et pris, ce matin, devant la gare, que le café pilé sommairement, de la neige fondue en guise d’eau. On marchait en échangeant des paroles, lamentations sur la longueur de la route et les arrêts inexplicables, souhaits rageurs de l’étape. Grâce aux exhortations des officiers, à l’énergie du colonel allant au trot de son petit cheval arabe, de la tête à la queue de la colonne, le régiment, si éprouvé qu’il fût, ne présentait pas encore, malgré son égrènement, un aspect trop misérable. Mais, avec la tombée du soir qui faisait les jours si brefs et les nuits si longues, une halte venait geler sur place le peu de chaleur et d’élan qui restassent. Henri, qui avait quitté son sac, chancela, quand il fallut le recharger. Ses pieds enflés, écorchés dans le cuir raide, lui faisaient endurer une torture. Il eut beau faire, il boita. Les rangs suivans le talonnèrent. Il mettait son amour-propre, s’entêtait à ne pas ralentir. Ce fut Rombart qui, le voyant pâle, suant à grosses gouttes malgré le froid, le poussa de côté, pour marcher plus doucement. Henri, à ce moment, subit une contrariété cuisante ; son oncle passait au trot, regagnant la tête. Il eût voulu éviter le regard du colonel. Mais M. Du Breuil l’avait aperçu et, sans s’arrêter, lui criait : — Hardi là !… Humilié, Henri avait alors une brusque envie de pleurer, et de tout lâcher, sac, fusil, de s’asseoir, de se coucher là. La nuit était venue. Rombart et lui, mêlés au dernier bataillon, mirent une heure à gagner l’étape, à rejoindre l’escouade.

Ils la trouvèrent établie au bord du Doubs, dont le champ de glace formait bivouac avec la route et les abords d’un village dont on ne savait pas le nom et où l’on ne pouvait entrer. Un autre régiment y cantonnait. On eut toutes les peines à allumer le bois. Arrivés à six heures, on ne put manger la soupe avant dix, une soupe à l’oignon, faute de viande. Henri finissait, lorsque l’adjudant se montra, appelant : — Réal ! — Présent ! dit Rombart en poussant le jeune homme. — Le colonel vous demande ! Henri, boitant bas, arrivait à un feu devant lequel, assis sur un pliant, M. Du Breuil causait avec des officiers ; il se leva, vint au-devant de son neveu, le prit sous le bras : — Hé bien, mon petit, ça ne va guère ? Et comme Henri, redressant la taille, protestait, le vieillard lui dit doucement :

— Va, va, je sais ce que c’est ! Tu es un bon garçon, un vrai zouave ! Mais je ne veux pas que tu t’éreintes pour rien ; à quoi ça te servirait-il de te blesser davantage ? Tu ne t’es pas engagé, n’est-ce pas, pour entrer à l’hôpital ? Dorénavant je t’attache à moi. Tu ne suivras pas demain le régiment… Tu voyageras avec le convoi, tu pourras te reposer dans une voiture de cantine… Et comment s’appelle le zouave qui était avec toi ?… Rombart. Bien. Il t’accompagnera. J’ai un ordonnance malade, il le remplacera aux bagages. Vous ne vous quitterez pas. — Il avait débité cela d’un trait sans se laisser interrompre ; il lut la pensée d’Henri, à la fois reconnaissante et déçue, reprit :

— Ça ne t’empêchera pas de te battre. Repose-toi en attendant… Oui, oui, tu te battras comme les autres, je te le promets… Et, lui serrant la main, il ajouta : — Je n’ai pas de nouvelles de Charmont. C’est qu’ils vont bien. Puis, brusquement il se tourna :

— Au revoir !

Le lendemain, après une nuit douloureuse sous le gourbi de branches et de toile dû à l’industrie de Rombart, Henri voyait avec un crève-cœur s’éloigner ses camarades. Le petit convoi des voitures de bagages et de cantines, parti quelques minutes après le dernier bataillon, s’acheminait difficilement. Il eut vite fait de laisser s’accroître sa distance. Les chevaux enfonçaient dans la neige, qui floconnait par essaims drus. Un épais tapis blanc se superposait à l’ancien.

— Ça nous prépare de jolis draps, dit Rombart qui marchait à côté du fourgon, sur le siège duquel Henri, sombre, regardait tourbillonner le vol d’ouate. Transi sous la couverture de cheval que lui avait prêtée le cantinier, il ne décolérait pas contre son sort. Sa gratitude s’était évanouie ; il ne voyait plus dans la sollicitude de son oncle qu’une marque de dédain, de pitié blessante. Que pensait-on de lui, à l’escouade ? On allait le supposer un fricoteur, un « embusqué, » qualifier durement sa conduite. Il s’étonnait de l’indifférence de Rombart, prenant les choses comme elles venaient.

Depuis longtemps le régiment avait disparu. La neige tombait toujours, fouettée aux visages par une bise coupante. Elle s’épaississait aux ornières, couvrait la trace des pas. D’autres convois étaient devant ; d’interminables arrêts immobilisaient tout. À un carrefour, ils se trompèrent, prirent un chemin divergent. Une cohue d’hommes et de charrettes s’y enlizaient. La journée passa, la nuit vint. Renonçant à rejoindre ce soir-là, ils dételèrent dans un bois de sapins. On put manger, se chauffer, dormir à l’abri des voitures.

Quand ils se réveillèrent, la neige avait cessé de tomber. Tout était blanc. Henri brûlait de se remettre en route, de rattraper les camarades. Son pied lui faisait moins mal ; il l’avait, sur le conseil de Rombart, bien lavé dans la neige, frotté d’une chandelle achetée dans un village ; il lui semblait qu’il pourrait remarcher maintenant, mais vainement on essaya d’activer les chevaux, la route se déroula, les hameaux, les bourgs se succédèrent sans qu’ils revissent les braies rouges et les chéchias du 3e zouaves. Ils piétinaient, confondus, parmi d’autres convois régimentaires, ou parmi les files de charrettes chargées de vivres, que traversaient à chaque instant de longues irruptions de caissons d’artillerie ; ou bien c’étaient des flots compacts de mobiles en désordre qui leur lançaient au passage des regards envieux. Encore une fois la nuit vint, et la soupe d’eau chaude, le sommeil de plomb.

Ce fut le troisième jour qu’Henri cessa d’espérer, comprit qu’ils avaient perdu le régiment. Dès lors il maudit sa blessure cicatrisée vite, le poste ridicule qu’on le contraignait d’occuper ; il passait son temps à accuser son oncle, à bouder Rombart, dont la bonne humeur, qui avait pourtant du mérite, lui paraissait déplacée. S’était-il engagé pour faire un tringlot, poussant aux roues, inutile dans un bas entourage de convoyeurs et d’ordonnances, au milieu des louches figures hébétées de traînards ? Deux jours, deux nuits s’écoulèrent encore, dans le froid, la neige gelée, le vent âpre. Les chevaux, maigres à faire peur, avançaient peu, s’abattaient ; les fers sans crampons glissaient sur le verglas. Henri se faisait malgré lui à cette vie abrutissante, ne se doutait même plus depuis combien de jours il traînait ainsi par les routes, lorsque, dans la claire après-midi de janvier, très loin, par delà l’horizon barré de hauteurs et de bois, une rumeur imperceptible passa dans la bise. Rombart dressa l’oreille. Instinctivement le cœur d’Henri bondit. Le léger grondement se fit distinct.

— Le canon ! dit Rombart.

« Ah ! pensa Henri, mon oncle m’a trompé. »

Et il éclata en sanglots.

À quinze kilomètres de là, près de Villersexel où depuis huit heures du matin le canon se faisait entendre, Louis Réal, maussade, dépêchait en hâte, au château de Bournel où était installé le poste télégraphique du grand quartier général, un déjeuner sommaire avec Sangbœuf, vis-à-vis de Guyonet furieux. Aux premiers coups de fusil, Sangbœuf et Louis, que ne retenait pas leur tour de service, l’avaient planté là, pour courir à une éminence voisine de Bournel et d’où l’on découvrait dans l’éloignement le champ de bataille, avec Villersexel en amphithéâtre sur un coteau dominé par le château de Grammont. Esquivés en fraude, sitôt Bourbaki parti avec son état-major, ils avaient pu apercevoir, se détachant sur la neige, les mouvemens de troupes ; ils étaient revenus en courant, craignant qu’on eût remarqué leur absence. Mais le château était presque vide, le télégraphe muet. Sangbœuf, en maugréant : « À lui la faction ! » prit la place de Guyonet, qui, armé de sa lunette, trotta à côté de Louis, retournant en hâte à l’observatoire. Le canon, qui s’était tu, venait de reprendre. — Enfin ! dit Louis, avec une joie qui éclaira son visage calme.

Il pressa le pas, expliquant à Guyonet les péripéties du matin : les avant-gardes prussiennes, en marche sur Villersexel où avaient pénétré la veille l’extrême pointe des nôtres, avaient, accueillies par une fusillade, aussitôt déployé deux batteries, et, soutenues par d’immédiats renforts, enlevé le bourg. Louis ne comprenait pas l’abandon où on avait laissé cette poignée d’hommes. Que faisaient les troupes ? Pourquoi n’avaient-elles pas occupé dés le matin les emplacemens désignés ? Pourquoi le 18e corps, conformément aux ordres, n’était-il pas venu s’établir à Villersexel ? En lui-même il répondait : c’est le retard fatal des colonnes, avec des masses éreintées, mourant de faim, de froid ; c’est la difficulté des approvisionnemens ; c’est l’indécision du général en chef, noyé dans le détail, messervi par l’inexpérience et l’incurie des états-majors. Dire que le 15e corps, pendant que les autres allaient se battre, débarquait à peine à Clerval, une station sans quais, sans garages, où l’avait poussé on ne savait quel ordre, tant il y avait peu d’unité et de prévoyance dans les commandemens. Venu par route, il eût été là depuis longtemps !

L’intendant en chef ne savait même pas qu’il aurait à nourrir le 24e corps, apprenait fortuitement l’arrivée du 15e Des milliers de soldats restaient sans rien toucher, ou, tout d’un coup, un tas trop gros, qui se perdait, jeté dans la neige. Louis, comme ses frères, vivait la minute présente, tout à lui-même et à ce qui se passait autour de lui, au fonctionnement du petit appareil à travers lequel couraient, mystérieusement, les lignes griffonnées, et qui étaient des paroles vivantes, les voix lointaines de Freycinet, de Gambetta, de De Serres et de Bourbaki. Il ne sortait pas de ce labeur humble, mais essentiel, où il voyait palpiter, avec la pensée de ces maîtres de tant d’existences humaines, l’âme même de la guerre. Il lui semblait être comme lié à la fragile existence de ces fils mobiles qu’il fallait, au péril des uhlans, jeter d’un poste à l’autre, sur des poteaux volans, dérouler dans la neige, accrocher aux haies, suspendre aux branches, et qui, reliés aux réseaux fixes, épargnés encore par l’invasion, vibraient sans cesse d’idées en marche. À peine si, de temps à autre, malgré son esprit de famille, son caractère posé et réfléchi, il trouvait une seconde pour songer aux siens, à Charmont, où il croyait toujours Henri, à Eugène, que par une dépêche de Chanzy, transcrite l’avant-veille, il supposait avec la deuxième armée contenue au Mans par Frédéric-Charles, réduite, contre le désir de Bourbaki souhaitant à son tour une diversion, à retenir seulement le Prince Rouge. Rien ne l’intéressait que ce qui s’agitait autour de lui, cette colossale mise en mouvement de l’armée vers Belfort. Il se demandait avec insistance ce que faisaient en retour Werder et son XIVe corps, cet ennemi qu’on avait d’abord voulu aller affronter à Vesoul, et qu’aujourd’hui, après avoir obliqué vers l’Est pour se rapprocher de Belfort, on retrouvait devant soi ?

Oublieux du froid, les pieds dans la neige, Louis et son compagnon surplombaient l’horizon où un pâle soleil illuminait les villages, les sombres taches des bois épars dans la vallée, Villersexel et son coteau, et, par delà le cours gelé de l’Ognon, Moimay, Marat, d’où montaient, dans un roulement de tonnerre, des fumées blanches de canonnades. Plus loin encore, grâce à la lunette de Guyonet, ils distinguaient le cheminement des colonnes badoises, de la lourde landwehr. Tout convergeait sur les trois points de Marat, de Moimay et de Villersexel, vers lesquels se portaient enfin, débouchant par toutes les routes, sur le vaste front des hauteurs, les premiers régimens du 18e et du 20e corps, tandis qu’à l’extrême droite presque invisible, le 24e corps commençait à poindre. Devant cette mêlée confuse, engagée, semblait-il, au hasard, Louis, malgré les dissertations de Guyonet toujours stratège et qui expliquait la bataille à sa manière, ne voyait que masses mouvantes dans la fumée, un assourdissant tumulte déchiré d’éclairs. Mais, à la fureur et à la ténacité de l’attaque et de la défense, il éprouvait une incertitude pleine d’espoir, le sentiment réconfortant que ces troupes qu’il avait vues se traîner, rongées de misères, et qui arrivaient sans ordre au combat, retrouvaient, dans la fournaise, le sang chaleureux de la race, l’élan qu’avaient illustré tant de victoires. Une espèce de jour pourpre, fait de la flamme des incendies et du crachement des canons, avait remplacé le soleil sur la neige, animait le crépuscule de son reflet tragique. Des heures s’étaient écoulées sans que Louis en eût conscience.

Il n’avait plus de regards que pour un groupe de batteries. Il les voyait évoluer dans le champ de sa lunette. Un colonel, qu’il devinait jeune, à sa taille fine, à ses mouvemens décidés, galopait à côté d’elles. Il ressentait à le suivre une émotion exaltée, une sympathie, comme s’il l’eût connu. C’était d’Avol. Louis admirait l’allure folle des attelages, le tressautement des canons sur la pente, caissons derrière, chaque batterie alignée comme à la parade, les conducteurs tenant en main la bride des sous-verges, servans sur les coffres, brigadiers et sous-officiers à leur rang. Au geste impérieux du jeune chef, en une seconde, servans à terre, canons dételés, les batteries ouvraient le feu, tiraient sans discontinuer, tandis qu’en seconde ligne, chevaux et conducteurs attendaient, impassibles. Mais un opaque brouillard peu à peu s’élevait, enveloppait tout de son voile dense, coloré d’écarlate. Louis, le cœur battant, put apercevoir pourtant tout le centre de la ligne française s’ébranler, fonçant sur Villersexel, puis, ne distinguant plus rien, rentra bien vite au château. Le calme qui y régnait était de bon augure. Toujours, dans la direction de Marat et de Moimay, le bruit faisait rage. Louis, à la fenêtre, scrutait la nuit. Il essayait en vain de démêler, là-bas, dans cette lueur qui par instans flottait, dans ce tapage qui ne finissait pas, des indices précis ; sans savoir pourquoi, l’espoir grandissait en lui. C’était l’heure où, bien que les Allemands gardassent Moimay et eussent repris Marat, la bataille se dénouait sur l’abrupt coteau de Villersexel. L’épée haute, transfiguré, ayant retrouvé le rayonnant visage des soirs glorieux d’Algérie et de Grimée, Bourbaki se retournait vers les fantassins du 20e corps, criait : « À moi l’infanterie ! Est-ce que l’infanterie française ne sait plus charger ? » Et, les électrisant de son exemple, le général en chef, redevenu soldat, enlevait cinq bataillons de la division Ségard, les lançait à l’assaut. En même temps une partie de la division Penhoat, du 18e, se précipitait, par une brèche, dans le parc de Grammont et dans la grande rue. À la tête de quelques zouaves, Du Breuil, canne au poing, avait marché. Une lutte épique ravagea le château, ensanglantant chambres, escaliers, corridors. Les Allemands se cramponnaient au rez-de-chaussée, les Français aux caves et aux étages supérieurs. Enfin le château leur restait, mais en flammes. Dans le bourg, on se massacrait pied à pied, à travers l’escalade des rues. Pour s’emparer des maisons, il fallait masser des fagots, et mettre le feu. Une acre odeur de chair brûlée prenait à la gorge ; jusqu’à dix heures, l’incendie crépita, dans l’écroulement des murs et le fracas des charpentes. Le brouillard s’étant dissipé, on s’égorgeait au clair. La fusillade continuait, meurtrière, atroce ; des zigzags d’étincelles voletaient au flanc des nuages rouges. Et sur ce carnage tomba la paix du clair de lune, scintillèrent, au zénith glacé, les étoiles.

Maintenant, à Bournel, les mains tremblantes, Louis transmettait le télégramme modeste qu’à une heure du matin, Bourbaki, descendu de cheval dans la cour du château, venait de rédiger. Puis c’étaient des dépêches de victoire, signées par de Serres et Clément Laurier : « Le général couche au centre du champ de bataille. Villersexel, clef de la position, a été enlevé aux cris de : Vive la France ! Vive la République ! »


Non loin de là, trois jours après, tandis que l’armée s’ébranlait seulement pour attaquer à Arcey les avant-postes de Werder, qui, profitant du répit malheureux imposé à Bourbaki par les difficultés du ravitaillement, s’était glissé devant Belfort, — un convoi d’une trentaine d’hommes et de quelques voitures avançait, à bout de forces.

— Voit-on le village ? demanda de l’intérieur d’un fourgon une voix jeune, bien lasse.

— Nous y sommes, foi de Rombart !

Et, grimpant sur le marchepied, le vétéran appuya son dire d’une grimace, pour faire rire Henri :

— Dans une heure !

— Je descends, fit le jeune homme.

L’immobilité lui était aussi odieuse que la marche. Il se rejetait de l’une dans l’autre, avec un désespoir taciturne. Cette vie de piétinemens et d’arrêts, ce cauchemar de bête de somme avaient abattu sa fierté juvénile. Il était tombé de l’enthousiasme et de l’espoir au plus morne abattement ; il haïssait son oncle. Était-ce un métier que de relever sous le fouet à toute minute les chevaux couronnés jusqu’à l’os, butant sur le verglas, aussitôt debout retombant ?… Une poussière de neige, soulevée par le vent, leur coupa le souffle. Enfin le village apparut. Avant d’y entrer, sur la gauche de la route, ils aperçurent une chose informe. Ils s’approchèrent. C’était un cadavre badois, défiguré, pieds nus. D’autres, à cent mètres, s’entassaient. Puis ce furent des maisons incendiées, des ruelles pleines de décombres, murs penchans, plafonds éventrés. Au-dessus, fumant encore, les carcasses d’une église et d’un château noircis.

— Bougre ! fit simplement Rombart, Et, hélant une ombre peureuse qui se cachait derrière un volet : — Comment s’appelle cet endroit ? Une vieille femme pencha sa tête branlante, et jaune, ridée, l’air d’avoir cent ans, prononça, après un silence :

— Villersexel.

Le spectacle était si horrible, si inattendu pour Henri, qu’il se souvint avec moins de regrets de son gros chagrin, quand impuissant, inutile, il avait entendu la canon de cette tuerie. Chacun se taisait. Rombart lui-même était impressionné. Et pourtant, malgré sa répulsion, Henri conservait aussi tenace le désir de reprendre sa place dans le rang, de s’évader de cette tourbe de charretiers où il croupissait, sans rien voir, sans rien savoir, d’étrenner son chassepot, de se battre, en homme, parmi cette armée qui devant lui, grand corps aveugle, allait tâtonnante à son destin, tandis que, lui barrant le passage, Werder et ses troupes la séparaient de Belfort, et que de flanc la menace d’une armée inattendue, formée en hâte par de Moltke et guidée par Manteuffel, épaississait son orage noir.

Paul et Victor Margueritte.

(La cinquième partie au prochain numéro.)