DEUXIÈME PARTIE


V

Charles Réal sortait, avec Poncet, du Petit Séminaire, où il venait de rendre compte à la commission d’armement. Il ramenait de Londres des caisses d’explosifs. Tous deux allaient à la Préfecture faire régulariser sa nouvelle mission : la fabrication à Saint-Étienne des fameuses torpilles perfectionnées par Poncet. M. Réal disait en quelques mots son voyage, Gustave aperçu à Rouen ; — le docteur organisait son ambulance de campagne. Le train était plein d’officiers échappés de Metz, venant s’offrir. Ils commentaient la proclamation de Gambetta, regrettaient qu’on vînt parler aux soldats de trahison. N’importe ! puisque Gambetta voulait se battre, ils en étaient.

Le Sorcier avait reçu la veille une carte-lettre de Martial qui donnait sur l’émeute et les élections de Paris quelques détails confirmant une dépêche tombée d’un ballon à la Flèche. Le gouvernement, sentant le besoin de faire renouveler ses pouvoirs, avait obtenu au nouveau plébiscite une majorité énorme : 442 000 oui contre 49 000 non. Deux jours après avaient eu lieu les élections municipales : un maire et trois adjoints par arrondissement.

— Diables de Parisiens ! dit Poncet, ils choisissent bien leur moment pour jouer à la révolution ! Enfin, cela aura du moins servi à consacrer la République aux yeux des brid’oison pour qui la « fôorme » est tout.

— Reste à connaître, dit M. Réal, le jugement de la France.

— Bah ! bah ! que ferions-nous aujourd’hui d’une Assemblée ? Orléans, Napoléon, Chambord, chaque parti voudrait tirer à soi, et pour cela traiter au plus vite. Les élections se feront toujours assez tôt. Moi, je répète avec Favre : « N’ayons qu’un cœur et qu’une pensée : délivrance de la Patrie. »

— Qui sait pourtant ce qui sortira de la démarche à Versailles de M. Thiers ?

— Mais, mon bon Charles, c’est une question tranchée. Thiers a échoué, il nous revient. La Prusse n’a voulu admettre ni le ravitaillement de Paris, ni la participation à une Constituante des élus de l’Alsace et de la Lorraine. Autant avouer qu’elle compte nous arracher les deux provinces !

— Alors, fit M. Réal, en pensant à ses fils, — car, bien qu’il eût préféré une paix honorable, il acceptait dans toute sa rigueur le sacrifice, — adieu vat ! comme dit notre cousin le marin.

À la Préfecture, antichambres et couloirs bourdonnaient de solliciteurs. Ils croisèrent des silhouettes de policiers devant les bureaux de la Sûreté, oh régnait depuis trois semaines A. Ranc. Il était arrivé par ballon en même temps que Kéralry, qui, ayant résigné ses fonctions de préfet de police, était, après une courte mission à Madrid en vue d’obtenir des secours militaires du maréchal Prim, reparti pour le camp de Conlie, où il devait organiser les forces de Bretagne. Plus loin, des journalistes venus à la publicité, une armée de postulans à toutes fonctions publiques, des radicaux en quête de sous-préfectures, garnissaient les embrasures, couvraient les banquettes. Grâce à Poncet, ils n’attendirent qu’une demi-heure. Plus rien qu’un timbre à faire apposer au Maréchalat. Ils descendaient l’escalier quand le « Sorcier » salua familièrement un monsieur très pressé, qui souleva sa casquette blanche à guirlandes d’or entrelacées, M. Steenackers, le directeur des Postes et Télégraphes.

— Une rude besogne !

C’est à la Préfecture que se centralisaient les innombrables fils dont le réseau, toujours frémissant, enveloppait les provinces encore libres, portait aux extrémités du territoire et jusqu’aux confins du monde les palpitations du cœur national qui, Paris bloqué, battait à Tours. C’est là que venaient s’amonceler lettres et dépêches après la course périlleuse des ballons, là que les pigeons prenaient haleine, avant de remporter en plein ciel, vers la ville captive, leurs messages ailés, guettés des faucons et des balles.

— Au fait, que je vous montre quelque chose ! dit Poncet.

Il le conduisit dans une autre partie des bâtimens ; un employé sourit en les voyant venir.

— Il y en a justement de ce matin, fit l’homme ; avec précaution, sans bruit, il les introduisit dans une vaste pièce aux fenêtres grillagées, salon démeublé qu’on avait transformé en volière. Contre le mur du fond, un large perchoir s’étalait, couvert de pigeons endormis. D’autres, sur le tapis semé de bassins miroitant d’eau claire, lustraient leurs plumes, se nettoyaient les pattes à petits coups de bec minutieux. Poncet prit des mains du gardien un morceau de pain qu’il émietta. Certains, apprivoisés, venaient dans un battement d’ailes saisir au bout de ses doigts une parcelle à la volée. Un se laissa prendre et caresser.

— Quand ils arrivent ahuris, froissés par la cage étroite et les secousses de la nacelle, dit Poncet en lissant de sa main osseuse le tiède duvet de neige, ils ont beau être affamés, ils ne mangeraient pas avant d’avoir pris leur bain et fait leur toilette. Il baisa sur la tête le pigeon inquiet : « Cher petit, tu ne sais pas, quand l’amour te ramène au colombier, la beauté de ton rôle, quels vœux te suivent, quelle impatience t’attend ! »

Et cet homme à l’apparence bourrue, cet amant des pauvres et de l’humanité, qui par horreur de la guerre ne rêvait aujourd’hui que moyens de destruction terribles, mettant la science au service du meurtre, eut, en reposant l’oiseau sur son perchoir, un regard d’une douceur infinie.

Au Maréchalat, où fonctionnaient les bureaux de la Guerre, un empressement d’affairés, de quémandeurs, ceux qui venaient offrir des plans, des inventions, ceux qui rôdaient autour des marchés avantageux ; on les voyait dans les jardins feuilleter leurs carnets, parler chiffres et fournitures, s’éloigner en courant vers le télégraphe ou la gare pour faire affluer sur Tours leurs commandes trop souvent fallacieuses : draps brûlés, souliers à semelle de carton, armes de pacotille. À côté d’achats excellens, de détestables. Des fusils hors d’usage, vendus à bas prix à l’Italie, rachetés le sextuple. D’autres, par lots énormes, négociés cinq ou six fois de suite, passant et repassant comme des figurans de cirque, et finalement payés le maximum. Mais comment, dans un pareil tourbillon, s’y reconnaître, discerner d’avance l’honnête homme du coquin ? Le contrôle était plein d’abus et de fraudes. Le moyen de vérifier un par un quarante mille fusils livrés d’un coup, quand le jour même tout devait partir pour l’armée réclamant des armes à cor et à cri. La variété des modèles ajoutait à la confusion. Au milieu de cette tourmente, le désordre était inévitable. Mais quelle activité efficace, que de prodigieux efforts !

L’aspect des bureaux était modifié par quantité d’officiers échappés de Metz redemandant du service. La marche de l’armée de la Loire vers Paris, décidée à la fin d’octobre, avait été remise à cause des pluies torrentielles défonçant les chemins et sous le coup de la chute de Metz. Depuis deux jours on en avait résolu la reprise. Les corps d’armée de d’Aurelles et de Chanzy, successeur de Pourcet, massés derrière la forêt de Marchenoir, commenceraient les hostilités par l’attaque d’Orléans, occupé par le corps bavarois de Von der Thann, tandis que la division Martin des Pallières, franchissant la Loire à Gien, exécuterait un mouvement tournant. Pour dissimuler la concentration des troupes, de Freycinet, habilement, avait répandu le bruit de transports au Mans. On s’était arrêté à cette campagne sur Paris de préférence au plan préconisé par Trochu, dont Ranc avait apporté l’écho : atteindre Rouen par l’Ouest, et là donner la main à une sortie de l’armée de Paris. On eût opéré ensuite dans la Normandie, menaçant Versailles et les communications ennemies. Mais une marche de flanc aussi prolongée était irréalisable ; gagner Paris par la Beauce en reprenant Orléans, point stratégique qui couvrait Tours, Bourges et le Mans, était le plus simple. On était à la veille d’une bataille. De petits combats, dont un heureux à Saint-Laurent-des-Bois, — on en recevait le bulletin au même instant, — avaient noué le contact. M. Réal, soudain assombri, tenta de s’imaginer où pouvait être Eugène. Pas une lettre depuis qu’il avait rejoint son bataillon.

Ils traversaient une pièce d’attente, où il reconnut et salua quelques-uns de ses compagnons de voyage. Le commandant Garrouge, qui causait avec un jeune commandant d’artillerie de la Garde Impériale à figure énergique et maigre, s’inclina. Au même moment une porte s’ouvrit ; un vieillard long et sec, très pâle, moustache grise relevée, s’avançait d’un pas brusque, sans voir personne, absorbé dans son émotion. Charles Réal regardait avec surprise la manche repliée sur l’avant-bras amputé. Poncet, non moins stupéfait s’écria :

— Mais c’est Du Breuil ! Qu’est-ce que vous faites ici ?

Ils le croyaient retourné près d’Amélie, dans son château de la Creuse. M. Du Breuil leva sur eux un regard d’une acuité douloureuse, un visage encore marqué d’un combat violent :

— Vous venez chercher des nouvelles de Pierre ? demanda Poncet.

Il répondit, contraint :

— Non, j’en ai.

— Voilà, dit Réal en montrant discrètement Carrouge, un commandant avec qui j’ai voyagé ; il connaît Pierre. Voulez-vous que je vous le présente ?

Sans attendre, il mit les deux hommes en rapport. Carrouge s’empressait de renseigner le père, racontant les douloureuses péripéties du blocus, inquiet d’ailleurs qu’on lui prît son tour et surveillant la porte.

— Mais, ajouta-t-il, d’Avol vous dira cela mieux que moi ; et le hélant : — C’était le meilleur ami de votre fils. M. Du Breuil s’avança, la main ouverte : il savait les anciennes relations de M. d’Avol et de Pierre, il était heureux de le rencontrer. Gêné, le jeune officier, tendant le bout des doigts, répondit :

— Vous m’excuserez, monsieur. J’ai en effet été l’ami du commandant Du Breuil. Mais dans les tristes jours que nous avons traversés, nos idées ont cessé de se trouver d’accord. Nous n’envisagions plus le devoir de la même façon.

— Que voulez-vous dire ? demanda sèchement M. Du Breuil, blessé au vif.

D’Avol, avec une sincérité dont l’effort mettait une rougeur à ses pommettes maigres, continua :

— Nous ne nous donnions plus la main. Il préférait subir la capitulation et ses conséquences. Je repoussais cela comme une honte. Voilà comment nous sommes aujourd’hui, lui captif de l’autre côté du Rhin, moi libre, prêt à servir de nouveau. Croyez, monsieur, qu’il m’en coûte de parler ainsi.

Dans l’esprit ulcéré de d’Avol repassait le drame de cette amitié brisée, sa jalousie haineuse pour la tendresse dont sa cousine, Anine Bersheim, avait favorisé Pierre. Il détourna les yeux du vieillard immobile et qui semblait peser en lui-même ces dures paroles. M. Du Breuil dit enfin, d’une voix pénétrée :

— Vous êtes sévère, monsieur. Pour moi, ceux qui ont courbé la tête sous le joug cruel de la discipline, je ne les blâme pas, je les honore et je les plains. On peut subir sans honte les lois de la guerre quand on les a courageusement observées. Un mot encore. Un Du Breuil est forcé de faire défaut, un autre le remplace. Mon fils est prisonnier, je redeviens soldat.

D’Avol salua, conscient de la grandeur simple d’un tel acte. Très digne, M. Du Breuil s’éloignait, suivi de Réal et de Poncet. Dans la rue, encore vibrant, il rompit le silence :

— Oui, mes amis, c’est fait. Me voilà lieutenant-colonel du 3e zouaves de marche, au 20e corps. Je vais embrasser ma femme, boucler ma cantine et chercher mon cheval.

Il lut dans le regard de son beau-frère une admiration mêlée d’inquiétude et continua rondement :

— C’est tout naturel ; soyez tranquilles, je m’en tirerai très bien. Mon bras ? J’en serai quitte pour garder le sabre au fourreau, voilà tout. La tête est bonne, c’est l’important, et le coffre encore solide.

Autour de sa propriété, les paysans d’Aubusson étaient habitués à le voir parcourir infatigablement les routes, au trot de son alezan, petit courtaud robuste qu’il enfourchait sans aide. Il avait contracté dans tous les actes quotidiens une étonnante adresse de gaucher. Réal et Poncet, qui eussent tenté de le dissuader d’un parti si douloureux pour Amélie, si hasardeux pour lui, n’osèrent plus insister devant le fait accompli, cachèrent leur préoccupation.

— Mon parti a été pris dès que j’ai su que Pierre était prisonnier. Parbleu, s’il n’a pas cru devoir s’évader, c’est qu’il est en repos avec sa conscience. Personne n’a de reproches à lui faire. Il s’est bien battu. Mais notre pays a besoin de ses fils, il faut que toute la famille soit représentée. Alors je me suis dit : Pierre n’est pas là, j’ai bon pied, bon œil, je peux marcher, je marche. Ce n’est pas vous qui allez vous en étonner quand Martial, Eugène, Louis et vous-mêmes faites votre devoir.

Il eut un retour de colère, grommela :

— Je leur ferai bien voir, à ces blancs-becs, qu’un Du Breuil en vaut un autre.

Ce qu’il ne contait pas, c’est qu’un débat pénible, le même qui avait dû déchirer l’âme de son fils, se prolongeait en lui. S’il ne pouvait se résoudre à condamner l’attitude de Pierre, il ne pouvait non plus refuser son approbation à ceux qui, au péril de leur vie, étaient accourus relever le drapeau. Du moment que nul engagement ne les liait… Et peut-être, dans sa détermination, entrait-il l’instinct d’une compensation obscure.

M. Réal, le lendemain, revoyait encore cette scène dans le cabriolet de louage qui, de la gare d’Amboise, le menait à Charmont. Ses affaires terminées, il avait voulu, entre deux trains, aller surprendre, embrasser les siens, avant de partir pour Saint-Étienne. Le roulement adouci des roues dans la grande avenue, les clartés courantes des lanternes faisaient surgir les troncs des hêtres, le fouillis roux des branches. Malgré le froid vif et la brume qui montait de la Loire, le silence, la paix des arbres, du sol le pénétraient du charme accoutumé. Jamais il n’avait mieux ressenti la beauté de ce nid de Charmont où il allait laisser les siens. Comme tout était précaire aujourd’hui, avenir, famille, maison ! Laissant le vieux Germain, tout content, s’emparer de sa valise. « Mais comment monsieur n’a-t-il pas prévenu ? » M. Réal, sans vouloir qu’on avertit personne, entrait rapidement, poussait la porte du salon. Marcelle et Rose, que le bruit de la voiture avait attirées à la fenêtre, se retournèrent avec des cris de plaisir, et, bondissant vers lui, se pendirent à son cou. « C’est papa, nous en étions sûres ! » Entre leurs frais visages, il apercevait avec bonheur l’intimité rompue d’un sursaut, la vaste pièce claire sous les lampes, sa femme qui s’élançait, son fils Louis penché sur un livre et se levant très vite, son père et sa mère à leur table, laissant tomber cartes et jetons, et se renversant dans leurs fauteuils avec une joie étonnée. La bonne étreinte ! Marie, descendue en hâte de sa chambre, accourait. Pâle, nerveuse, quoique résolue, elle avait perdu l’éclat subtil qui l’illuminait le jour de son mariage ; la femme était née de la jeune fille, dans un épanouissement où il y avait moins de cette divine fraîcheur heureuse, plus de sérieux prématuré. Une rêverie ardente l’emportait hors d’elle, à la suite d’Eugène ; son corps seul était là. Maintenant Charles Réal devait expliquer, raconter, répondre ; il jouissait de tout, des interruptions, des sourires, de la vie muette des choses, de la forme et de la place habituelle des meubles, de la lumière des petits abat-jour sur l’ovale vert de la table à jeu, du grand feu de bûches pétillant et dansant qui lui chauffait si délicieusement le dos. Mais bientôt il lui sembla que la gaieté générale avait quelque chose de factice ; il surprit un regard de sa femme et de Marcelle ; au fait, qui donc manquait ? il n’avait pas son compté ; et soudain inquiet :

— Où est Henri ?

Il perçut de l’embarras ; le grand-père souriait malicieusement, la sérénité de grand’mère Marceline, bien que rassurante, couvrait un mystère. Rose avait une mine sournoise de petite personne renseignée, la jolie Marcelle ne se départait pas de son calme.

— On me cache quelque chose ? Voyons, Gabrielle, où est Henri ?

Mme  Réal, avec la loyauté de son regard, l’enjouement de sa belle nature pondérée, — pourtant son fils lui avait fait bien peur ! — prit la parole :

— Henri va venir, tranquillise-toi, tu l’as devancé de peu. Nous espérions que tu ne saurais jamais son escapade. Eh bien, voilà : il n’a pas pu résister à son désir. Deux jours après ton départ, il a disparu, nous avertissant par une lettre que, ne pouvant entrer dans la ligne sans ton consentement, il allait s’engager avec des francs-tireurs. Heureusement, le cousin Maurice l’a rencontré, par miracle, dans la forêt de Marchenoir, l’a sermonné et nous le ramène. Nous avons reçu hier sa dépêche ; tu penses si depuis nous respirons… Mais ne te fâche donc pas, c’est fini !

M. Réal s’indignait. Le garnement ! Désobéir ainsi, effrayer tout le monde, désoler sa mère ! Mais on l’entourait ; Marcelle et Rose intercédaient ; le grand-père déclara : « Voyons, voyons, il a du cœur, cet enfant ! Il faut être juste, ses frères s’en vont, il veut faire comme eux. » Louis, qui partait le lendemain pour prendre, dans une des sections de télégraphie de campagne attachées au quartier général, une place devenue vacante, essaya aussi de convaincre son père. Bien que n’ayant pas la facilité de parole, l’esprit distingué d’Eugène, ni la flamme d’Henri, on l’écoutait toujours pour sa raison placide et son bon sens fin qui rappelaient l’oncle Gustave. Le plus fort était fait ; et quand, une demi-heure après, un roulement de voiture annonça le cousin Maurice et le fugitif, M. Réal ne gardait plus qu’une sévérité apparente.

— Voilà le criminel, dit gaiement le forestier, dont le teint haut en couleur, la barbe épaissie, attestaient la vie au grand air, à parcourir routes et lisières de la forêt de Marchenoir, dont il organisait la défense avec ses gardes. C’était dans un véritable campement de bohémiens, au milieu de francs-tireurs de mauvaise mine, qu’il avait découvert Henri, tout fier de son escapade, voyant la vie et ses compagnons en beau. Le jeune homme ne s’attendait pas à trouver là son père ; son visage offrit un curieux mélange de bravade et de confusion. Mais la façon dont Réal lui dit : « Embrasse ta mère, et ne recommence plus ! » l’indulgence qu’il devinait chez son grand-père et chez le cousin Maurice, l’enthousiasme de ses sœurs eurent vite guéri sa blessure d’amour-propre. Il avait fait acte d’homme. L’orage était passé. La soirée s’écoula dans l’intimité reprise, pareille, eût-on dit, à tant d’autres, presque gaie sous les lampes amicales, à la chaleur des braises croulant dans le foyer ; mais chacun poursuivait au fond de soi sa pensée, espoir insouciant des jeunes, tristesse pacifique des vieux, songerie grave du cousin Maurice, de M. et de Mme  Réal, tandis qu’appliquée à sa broderie, les yeux fixes, Marie, silencieuse, tramait du même fil sa douleur et la soie.

À la même heure, ce soir-là, Eugène, sous sa petite tente, grelottait. Une botte de paille pour matelas, sa cantine pour oreiller, blotti dans sa couverture et son manteau, il essayait de dormir. Le froid, qui traversait la toile raide, glaçait sa rêverie. L’exquise figure de sa femme se détachait des autres visages chers, le hantait comme une présence : obsession d’autant plus amère qu’une seconde après il ne sentait que l’absence, le vide. Les courtes minutes de son bonheur, sa jeunesse toute parfumée de Marie, le souvenir de ses actes et de ses pensées, lui semblaient presque le rêve d’un autre, parmi la tumultueuse, l’inexorable réalité. Poussé aux épaules, emporté par une force invincible, il se rendait compte du peu, du rien qu’il était, au milieu de ce formidable déchaînement. Deux grands peuples, la vieille société française, ce qui pour lui représentait la patrie, sol, pierres, traditions, histoire, l’échafaudage du présent et jusqu’aux fondemens du passé, tout était bouleversé par une rafale furieuse. Parens, amis, lui-même s’évanouissaient, atomes imperceptibles, dans cette multitude de Français en armes. Un jeu de hasards obscurs menait à l’aveugle ces masses d’hommes opposées à d’autres masses d’hommes, n’ayant plus entre elles d’autre fraternité que la mort. Son infime, sa totale impuissance lui étaient une souffrance aiguë ; à la longue, un jour indistinct se faisait en lui, mais coupé d’éclipses brusques, de ténèbres où il roulait de nouveau ; puis revenait la pâle aube mystérieuse : il ne pouvait rien à ce colossal conflit d’événemens et d’êtres, mais il pouvait quelque chose sur lui-même. Si minime, si borné que fût son champ d’action, c’était un petit univers qui lui appartenait en propre, et dont il connaissait certains chemins battus, certaines parties, dont d’autres lui demeuraient ignorées. Il savait que bien des coins étaient en friche, l’aube de ce jour indécis lui en révélait l’étendue, lui faisait pressentir tout un travail à faire. En même temps, avec une joie mêlée de surprise et d’hésitations, il croyait se découvrir des domaines nouveaux, et ce petit univers, plein de terres vierges et vastes, invisible à autrui, n’était autre que le commencement de la possession de soi. Jusqu’à présent il avait peu réfléchi, s’était laissé vivre, au courant tracé ; malgré sa sensibilité vive, il n’avait pas souffert, enfant, jeune homme, du contact de ses camarades, de ses égaux, de ses supérieurs. Nature heureuse, et de plus trouvant le nid construit, l’aisance assurée, jouissant de l’existence comme d’un héritage, côte à côte avec Marie, il n’avait qu’à suivre la pente facile, dans la régularité de son labeur, l’épanouissement de leur destinée. Et voilà que d’un coup tout s’abattait autour de lui comme un décor de théâtre ; il se trouvait aux prises avec des circonstances inouïes, d’impérieux devoirs ; pour seul horizon, ce soir, dans cette insomnie de fièvre aux avant-postes, l’angoisse de l’inconnu, la crainte de la mort… La mort ? Naguère, elle ne lui apparaissait que comme un improbable accident, ou le terme d’une lointaine vieillesse. Mais, demain, il allait se battre, et il avait beau secouer le cauchemar terrible, il en revenait toujours à ce saisissement, la mort, qui d’un instant à l’autre pourrait fondre sur lui, le séparer à jamais de Marie, des siens. L’abîme lui semblait d’autant plus noir que, malgré son éducation religieuse, il gardait un doute, dont il s’était jusqu’alors accommodé, mais qui le torturait à cette minute. La survie ? Elle ne s’imposait pas à sa raison. Cependant ne jamais revoir sa femme, son cœur ne s’y pouvait résoudre. Il s’en rejetait plus violemment dans l’amour de la vie, dont les sources chaudes bouillonnaient en lui. Comme elle était belle cette vie, comme il l’aimait, non plus à la manière d’autrefois, riante et légère, mais pour ce qu’elle contenait d’intime et de profond, d’insoupçonné ! Suffisait-il de vivre honnêtement, égoïstement ? N’y avait-il pas une plus haute notion du devoir ? une mission de bien à remplir vis-à-vis de soi, des autres, de son pays ? une règle de conduite qui pouvait se formuler : se rendre utile, selon ses forces ? Il eut conscience que s’il mourait demain, malgré l’immense tendresse qu’il avait vouée à Marie, et c’était le sentiment le plus fort et le plus noble qu’il avait éprouvé, il n’aurait pas complètement vécu. Non, il n’aurait pas vécu…

Allons ! il ne fermerait pas l’œil de cette nuit. Mieux valait se dégourdir un peu, faire les cent pas. À tâtons, il souleva le triangle de toile, se glissa dehors. Les blancheurs vagues des tentes voisines lui firent penser à ses hommes, à cette cinquantaine d’existences dont il était le maître, hier gens quelconques, paysans, ouvriers, bourgeois, aussi étrangers à lui que s’ils n’eussent pas été, et qui maintenant, sous l’uniforme, soldats improvisés, attendaient de son inexpérience, responsable pourtant, le réconfort humble et tout-puissant de l’exemple. Dans quelques heures, ces visages qu’il commençait à peine à connaître, beaucoup anonymes encore, se tourneraient vers lui, cherchant l’impulsion, le signe. Il ne distinguait, tant la nuit était sombre, que la ligne immédiate des faisceaux, une sentinelle allant et venant dans le froid vif. On avait défendu d’allumer les feux. Pas une étoile. Le ciel invisible. Bien qu’un voile flottant d’ombre et de nuages ; toutes les épaisseurs du noir et de l’espace. Il crut entendre le souffle d’un dormeur ; et de proche en proche, au long des files de tentes couvrant la plaine, sur les rangées d’hommes et de chevaux, sur les bivouacs épars, le campement des bataillons, des régimens, des brigades, le souffle lui parut s’étendre, grandir, s’enfler, rythme inégal, respiration géante.

Derrière le rideau des cavaliers de grand’garde et des cavaliers en vedette, ces milliers de vivans voyaient-ils à travers leur songe les milliers d’êtres pareils, si différens, qui comme eux sans doute, par-delà ces champs et ces villages, proches dans la nuit, dormaient et rêvaient avant de s’entre-tuer ? Tragique sommeil pour un grand nombre, à peine interrompu bientôt, et qui reprendrait ensuite, mais éternel. Avec l’horreur de la mort, la monstruosité de la guerre l’emplit d’une indicible révolte. Adolescent, il n’avait, dans ce terme funèbre, vu qu’imagerie de gloire, héroïsme pompeux, des fanfares de clairons et des claquemens d’étendards, des hourras et de la fumée. Enseignemens d’école et fiction des livres : Turenne et son canon, Murat caracolant, Ney dans la neige, fusil en main. Jamais il n’avait songé aux dessous répugnans et affreux, à cette folie du meurtre, à cette exaltation de la force et des instincts sauvages, à toute la basse animalité lâchée. Il exécra les fous qui avaient précipité leur pays dans le gouffre sanglant. Mais du fond de sa chair une intuition naissait, l’aube pâle de tout à l’heure, lumière qui devint évidence : cette guerre dont il subissait le fléau, il ne devait pas s’attarder à la maudire, mais plutôt l’aimer, lui sacrifier passionnément ses idées et sa vie, maintenant qu’elle dévastait le sol sacré. Il se dit avec orgueil que loin de faire œuvre de mort, il faisait œuvre de vie. Il défendait sa femme, les siens, la douce terre de Charmont ; il défendait d’autres existences et d’autres terres semblables, le passé, l’avenir. Il servait la justice, le droit, tout ce que résumait d’inaliénable ce mot suprême : l’intégrité de la France. Hors d’ici, l’étranger ! Hors d’ici, les barbares ! Ces Allemands dont, il y a quatre mois, il admirait les puissantes qualités de volonté, d’énergie, l’esprit de méthode, dont il reconnaissait la science militaire et la forte discipline, il les haïssait aujourd’hui, pour leur froide cruauté, pour leur âpre faim de conquête, pour leur dureté dans la victoire.

Longtemps il médita, en marchant pour se réchauffer. Il pensait à bien des choses pour la première fois, il se répétait : oui, là est le devoir ; d’abord, remplir de son mieux son métier d’officier et de soldat, aujourd’hui se bien tenir, donner l’exemple sous le feu, plus tard, la guerre finie, se développer dans un sens meilleur. Son affection pour Marie, cette tendresse brûlante de volupté, s’exaltait d’une pureté grave. En lui montait l’aube, tandis que peu à peu dans les ténèbres l’Orient se mettait à blêmir, et que, blanchissant le ciel et les nuages, le matin d’un grand jour se levait. Le souffle des mille sommeils se changeait en rumeur croissante, la toile des tentes s’agita, et sur deux lieues d’étendue, un réveil sans dianes fit surgir de terre la jeune armée de la Loire, dans le murmure des hommes et le hennissement des chevaux.

La soupe mangée, le 75e mobiles, où le bataillon d’Eugène, 3e d’Indre-et-Loire, fusionnait avec les bataillons du Loir-et-Cher, partait à son tour, dernier régiment de la brigade Bourdillon, division Jauréguiberry. La brigade servait de réserve à l’aile gauche du 16e corps, flanquée elle-même de la division de cavalerie Reyau. Il faisait moins froid, une trouée de soleil illuminait le jour gris. Eugène, à son rang, piétinait. Une bonne humeur animait sa compagnie. Au malaise de savoir qu’on marchait à l’ennemi, se mêlait une confiance instinctive, un entrain qui fréquemment devenait factice. Puis des silences, puis une plaisanterie, et des rires. L’Indre-et-Loire, fier au début de ses remingtons, jalousait le Loir-et-Cher pourvu de baïonnettes. Les képis blancs ondulaient. Eugène, au sommet d’une côte, s’émerveilla du soudain spectacle : la vaste plaine mollement accidentée était couverte du déploiement des deux corps d’armée de d’Aurelles et de Chanzy ; leurs vagues successives noyaient les creux, serpentaient aux crêtes. Le roulement des batteries, des ambulances et des bagages, le martèlement des sabots et des pas se fondait en un bruit sourd qui émouvait le cœur. Depuis l’anéantissement des armées régulières et l’échec du corps de La Motte-rouge, ces troupes étaient les premières que le pays mît réellement en ligne, armée de 75 000 hommes créée de toutes pièces, dans un hâtif et magnifique labeur, armée disparate mais disciplinée, premier effort de la province vers Paris.

À neuf heures et demie, sur la droite, on entendit le canon. À cette voix brutale Eugène tressaillit, un désarroi dans tout l’être. Puis aussitôt il se raidit, secoué à chaque détonation : tel un homme ivre essaie de marcher droit. Le regard de ses hommes se fixait sur lui, cherchait le sien, quêtant un modèle à leur propre tenue. Quand le rose revint à ses joues pâles, il osa seulement alors les regarder. Tous avaient partagé sa peur, quelques-uns étaient encore verts. On marchait cependant, et pour des conscrits, les mobiles faisaient assez bonne contenance. À mesure que les coups espacés de la canonnade s’unifièrent dans un fracas continu, la gaieté revint, plus fébrile ; ils se sentaient à l’abri ; l’idée que leurs camarades essuyaient le feu, tout en les emplissant d’une angoisse, leur laissait une sécurité. Après une halte on repartit. Eugène n’avait pas fait cent pas que, pour la seconde fois, le champ de bataille se déroula devant lui. C’est à droite qu’avait lieu le combat, un choc d’artillerie à distance. À ras de terre floconnaient de petits nuages blancs ; puis un roulement rauque et terrible, dont le sol tremblait. Il crut distinguer des sifflemens particuliers, le vol strident de l’obus. La fusillade crépitait de plus en plus vive ; des fermes en avant sur la route brûlaient. Eugène contemplait avec un intérêt poignant le panorama, les lignes mouvantes dans le jour gris, les éclairs rouges des batteries, la terre vivante sous la fourmilière, et, à travers les pans de fumée, des taches claires de villages. Leurs noms, qu’il connaissait pour avoir traversé jadis le pays et que lui avait rappelés l’ordre de mouvement, se précisaient dans sa mémoire. Rozières, Coulmiers, Baccon, lequel serait taché ce soir du sang de la défaite ou de la victoire ? Lequel conserverait dans l’histoire la marque éblouissante ou sombre ?

Maintenant, descendant le versant, les bataillons s’engageaient dans la plaine. Eugène cessa de voir. Il n’y avait plus autour de lui qu’un paysage limité, des champs qu’une haie cachant l’horizon bordait, un bouquet d’arbres dont les dernières feuilles frissonnaient au bout des branchettes. De se retrouver avec ses hommes dans l’ignorance et l’attente, l’énervement le reprit. Ils ne voyaient rien ; étaient-ils invisibles ? Le tonnerre gronda plus fort ; on entendait distinctement cette fois la plainte déchirante et l’éclatement des obus. Soudain, à cent mètres sur la droite, un vol noir, une explosion de terre et de fumée. Ils étaient découverte. Une griffe convulsive saisit Eugène aux entrailles : la peur hideuse qui dissout la volonté, affole d’un vertige. Un second, un troisième obus éclatèrent, se rapprochant. Instinctivement les mobiles courbaient le dos, s’aplatissaient. Un quatrième s’abattit dans le tas ; des balles sifflèrent. Eugène perçut à côté de lui le bruit mat du plomb trouant un corps, son voisin tomba ; d’une voix étranglée, inconsciente, il commanda : Serrez les rangs ! On ne l’écoutait pas, un flottement d’abord, une panique brusque éparpillèrent sa section, la compagnie entière. Dans une bousculade, lui-même fut emporté, d’une volte-face irrésistible. Une lueur de conscience le traversa : il fuyait donc ? Non ! Il voulait arrêter ses hommes, c’était cela qu’il voulait ! Et pris d’une rage inexplicable, il empoigna le premier venu, le secoua. Il courait de l’un à l’autre, les adjurant de faire demi-tour, les encourageant. Près de lui, son capitaine, un colosse roux, bras étendus, parvenait à grouper quelques hommes ; il les appelait par leur nom, les raillait, les gourmandait, avec une grosse voix confiante. Presque aussi vite qu’ils s’étaient débandés, les mobiles se reformaient ; la compagnie redevint un organisme ; Eugène compta son peloton. Ils passaient près du mort : il avait l’air d’un enfant, couché sur le dos, ses jambes repliées, les bras en arrière comme dans une sieste. On remontait le versant, on stationnait dans une ferme.

Eugène, humilié, souffrait d’une façon atroce : il avait fui. Ses hommes, qu’il avait presque aussitôt tenté de ramener, avaient-ils été dupes ? Le capitaine s’y était-il mépris ? Est-ce que sa lividité ne l’avait pas trahi ? Non, il avait réussi à donner le change, sincère d’ailleurs à cette seconde où il avait colleté le gros Neuvy, qui en restait confus. On devait croire qu’il n’avait pas hésité, qu’il avait rempli son devoir… Allait-il se mentir à lui-même ?… Il avait fui ! Où étaient toutes ses belles résolutions de la nuit ? En un instant balayées. L’aube intérieure ? Rien qu’un souvenir, les ténèbres. Et Dieu sait s’il avait voulu, s’il voulait être brave ! La chance seule avait fait qu’on ne vît point sa défaillance ; sa honte s’en accrut, et aussi sa résolution de dominer ses nerfs à l’avenir, de mériter vraiment le crédit qu’on lui faisait.

On avait quitté depuis longtemps la ferme, on gravissait une petite côte. Dans l’éloignement, une masse sombre de cavalerie parut : Allemands ? Français ? De nouveau l’incertitude, la bonne volonté en suspens. Renseignemens pris, c’était la division Reyau, attendant des ordres au lieu d’agir. Le bataillon s’arrêta. Des heures d’immobilité. Assis sur la terre gelée, on écoutait le grondement. Eugène s’étonnait : c’était donc cela, une bataille ? Marcher, s’arrêter, attendre. À la longue, cette inertie devenait intolérable : ne pas bouger, ne rien savoir…

C’était pourtant l’heure où, venant renforcer les tirailleurs de la division Peytavin, encore tout échauffés de la prise de la Renardière, une colonne de la division Barry, composée du 38e de marche, du 7e bataillon de chasseurs et des mobiles de la Dordogne, s’ébranlait pour l’attaque de Coulmiers ; sous un feu meurtrier, elle prenait pied dans le parc, donnait l’assaut de maison en maison. À cette minute, le général Barry, voyant ses troupes fatiguées, mettait l’épée à la main, et criant : « En avant ! vive la France ! » enlevait d’un bond héroïque les mobiles de la Dordogne. Leur jeune enthousiasme refoulait les vieilles troupes bavaroises, emportait le village, poussant à la pointe des baïonnettes l’élan de la nation.

Un peu plus tard, venue d’où ? apportée comment ? l’insaisissable nouvelle de la victoire, courant d’un bout à l’autre de l’armée, venait aboutir au bataillon d’Eugène. Les visages exultaient, un enivrement montait aux yeux. Il était cinq heures du soir. Le jour hésitait à mourir. À l’horizon confus grouillait en tronçons noirs le serpent de l’armée bavaroise en retraite : où était la cavalerie de Reyau ? C’était le moment de poursuivre ! Eugène la chercha des yeux. Vainement. Elle avait pris pour l’ennemi les tirailleurs de Lipowski chargés de l’appuyer, et, sans autre éclaircissement, avait regagné son campement du matin. Eugène ne pensait à rien. Il suivait dans le crépuscule l’éloignement des Bavarois vaincus. Une pluie fine, fouettée de neige fondue, commençait à tomber. Il n’avait plus ni faim, ni soif, ni fatigue. Une joie immense le transportait, effaçait tout. On était vainqueurs !

VI

Trois jours après, à quelques kilomètres d’Orléans, sur le seuil de la petite maison de Villeneuve-d’Ingré où fonctionnait la section de télégraphie de campagne attachée au quartier général de l’armée de la Loire, Louis Réal guettait une porte à quelque distance, devant laquelle stationnaient deux voitures crottées et, promenés en main par des ordonnances, des chevaux sellés ayant de la boue jusqu’au ventre.

— Sœur Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu ri cm venir ? gronda de l’intérieur une voix de basse-taille.

Louis rentra dans la pièce, où deux de ses camarades, affublés comme lui d’un uniforme de lieutenant, noir à bande bleue, tout battant neuf, se chauffaient les mollets devant une haute cheminée de pierre pétillante de sarmens. Ils savouraient avec délices les instans de répit que donnait à leur labeur le conseil de guerre tenu à cette minute dans la maison de d’Aurelles entre le général en chef, le ministre de la Guerre et son délégué, le général Borel, chef d’état-major, et le général Martin des Pallières. Gambetta, en même temps qu’arrêter le plan à suivre, était venu apporter aux troupes les félicitations de la République pour l’heureux succès de Coulmiers, le premier depuis le commencement de la guerre.

— Ouf ! reprit la voix de basse-taille de Sangbœuf ; en attendant que militaires et pékins se mettent d’accord, on a le temps de souffler.

— Oui, mais gare la bombe ! dit le plus petit des deux employés, Guyonet, aussi glabre que l’autre était barbu, les ordres vont pleuvoir !

Il louchait, avec le sentiment de son importance, sur les deux galons d’or qui ornaient sa manche, quand, impérieuse, la sonnerie électrique retentit. C’était justement à lui d’assurer la transmission ; avec une grimace comique il se dirigea vers son appareil : Pas une minute tranquille !

Quoique arrivé du matin, Louis avait pu déjà se rendre compte de l’importance de ce service, dont les installations provisoires, le travail incessant étaient des plus compliqués et des plus pénibles. Il fallait, avec des appareils très lents, mettre en relation le général en chef et le gouvernement de Tours, suffire à la correspondance des quartiers généraux, aux demandes des intendans et des médecins, une multiplicité de dépêches souvent fort longues et chiffrées.

Au bruit saccadé du manipulateur, Sangbœuf murmura :

— Où serons-nous demain ? Que vont décider les grands manitous ? Si on n’écoutait que moi, il y a longtemps que nous arpenterions la route de Paris. Guyonet, cessant d’enregistrer, déclara du ton péremptoire d’un stratège :

— À quoi sert une victoire, si l’on ne sait en tirer parti ? On a éreinté pour rien les troupes de des Pallières, avec un long mouvement tournant dans le vide. C’est vrai, on a battu les Bavarois, mais on ne les a pas poursuivis. Est-ce que la cavalerie de Reyau, au lieu de rentrer paisiblement à son campement, n’aurait pas dû leur couper la retraite ? Le commandant de Lambilly, et les quarante-cinq cavaliers d’escorte de Jauréguiberry ont ramassé le lendemain deux canons attelés, plus de cinquante caissons et voitures, et cent trente prisonniers ! Hein ! jugez si notre cavalerie avait marché !

— Pour moi, dit Sangbœuf, Gambetta va nous pousser en avant. Ils sont en train de décider qu’on marche. Je parie trois cigares !

Louis ne disait rien, peu bavard, tout à l’incertitude du lendemain, au tourbillon de ses souvenirs récens : le départ de Charmont, le long voyage de Blois à Orléans par la voie ferrée réoccupée de la veille, son arrivée dans la ville en fête, où les volontaires de Cathelineau, accueillis comme des libérateurs, étaient entrés au branle des cloches célébrant la victoire de Coulmiers. Il revoyait Charmont, la trêve heureuse du jour des noces. Il pensait à Marie, à Eugène : quand serait-on de nouveau réunis dans la grande salle à manger ? Puis Strasbourg ; il croyait être encore tristement assis dans une pièce de la citadelle, suivant de la fenêtre aux carreaux brisés le spectacle du bombardement ; les remparts déserts, les pièces démontées ; plus loin l’esplanade jonchée de branchages ; et, par delà, des murs, des toits qui s’écroulaient dans la fumée et les flammes.

Du seuil, de nouveau penché, il inspectait la route, — les deux voitures et les chevaux de selle y étaient toujours, — contemplait à travers le vent, la pluie, la boue, une corvée de lignards pliant sous des sacs de pain, un trot d’estafettes, et, fuyant dans la direction de l’armée, suspendu à des arbres en guise de poteaux, le petit fil télégraphique si mince qui, tout à l’heure, allait peut-être porter, par tous les camps dispersés, l’ordre attendu, le mot bref qui ferait s’abattre les tentes, courir aux faisceaux, dans la joie du départ, au rythme des clairons. Le frêle lien le ramenait à Eugène. Divination fraternelle, prescience obscure ? Pas un instant il ne se l’imaginait mort ou blessé. Il se le représenta dans l’inaction du bivouac, dépaysé, isolé comme lui. Mais un mouvement se produisait devant la maison du commandant en chef. Louis vit sortir, monter en voiture un personnage robuste, enveloppé dans une pelisse de fourrures… — Gambetta ! souffla Guyonet accouru. Derrière le ministre, la silhouette nerveuse du délégué se hâtait… — Freycinet, dit Sangbœuf. Ils n’avaient d’yeux que pour ces deux hommes, en qui s’incarnait, au-dessus des généraux, la pensée directrice, l’âme de la guerre. Les voitures s’éloignaient. Un général, des officiers supérieurs, des aides de camp se mettaient en selle. Les trois télégraphistes virent se diriger vers eux un officier d’ordonnance. — Canonniers, à vos pièces ! dit Sangbœuf. — Je suis curieux de savoir quel plan il nous apporte ? grommela Guyonet, tout prêt à la critique.

Louis reconnut un camarade d’Eugène, fils d’un manufacturier de Tours. Tous deux s’écrièrent : — Ah ! par exemple ! Avide de savoir, Louis demandait presque aussitôt : — Eh bien, on marche ? L’officier qui avait remis les dépêches à Sangbœuf, haussa les épaules, et prenant Louis à part : — Vous êtes jeune, vous ! D’Aurelles, qui est vieux, préfère ne pas bouger. Il n’a pas confiance dans les troupes qui viennent de faire leurs preuves. Il n’a voulu se rendre ni à l’avis du délégué, ni au désir du général Borel, qui tous deux conseillaient de porter l’armée en avant. On s’établit autour d’Orléans ; on crée un camp retranché qu’on fortifie. Au revoir, mon cher, vous avez de quoi vous occuper.

Louis, devant l’appareil Morse, transmettait mécaniquement les ordres amoncelés, aux interjections indignées de Guyonet, dont les hautes conceptions ne pouvait admettre des « mesures aussi saugrenues. »

— Dites donc, Sangbœuf, vos trois cigares !

Préférant ne pas juger une décision dont la portée et les motifs lui échappaient, Louis, joyeux de s’appliquer à sa tâche, faisait aller son manipulateur : appel immédiat à Orléans d’ingénieurs et d’ouvriers, réquisitions d’outils dans les départemens voisins ; on devrait dès le lendemain creuser des fossés, dresser des palissades, asseoir les plates-formes des batteries fixes ; les ports militaires enverraient des pièces de marine à longue portée. Et dans le silence de la chambre tiquetaient sans discontinuer le pianotement sec et inégal, la transposition précipitée des signes.


Une aube maussade et froide se levait sur la plaine de Beauce, bruinait dans une grisaille tramée de pluie, autour du village de Saint-Péravi-la-Colombe. Depuis le soir de Coulmiers tombaient la même neige et la même pluie, dix jours de monotone intempérie qui faisaient du sol un étang de boue, pénétraient les habits, détrempaient l’âme. Eugène entendit sonner la diane, mais se pelotonnant dans la chaleur humide de sa couverture et de son lit de paille, il goûtait une somnolence, où les voix des caporaux réveillant les hommes, le cinglement de l’eau sur les tentes, se mêlaient comme en rêve. Quand il rouvrit les yeux il faisait grand jour. Il eut honte, se secoua, et passant la tête dans l’entrebâillement de la porte flottante, cria : — Ricard !

L’ordonnance, un jeune paysan de Vouvray, face ronde et matoise criblée de taches de rousseur, sortit d’une tente voisine, et, pataugeant dans la boue liquide, vint prendre contre la tente d’Eugène une marmite remplie par un ingénieux système de gouttière. Une corvée de moins. Celle de l’eau était des plus pénibles, souvent loin des camps, et si peu qu’employassent pour leur toilette ces masses d’hommes, encore en fallait-il beaucoup. Eugène, couchant tout habillé, fut vite prêt. Il mit en ordre ses petites affaires, disposa sur sa cantine sa lampe à alcool, ses brosses, ce qu’il appelait faire son ménage. Combien de temps habiterait-il cette étroite maison, plantée d’hier en face du parc de Sainl-Péravi ? C’était depuis Coulmiers sa troisième installation.

Disparue, l’ivresse qui lui avait fait supporter la première nuit de triomphe sans sommeil, le piétinement sans fin, la halte transie aux distributions tardives. Et le feu qui ne prend pas, la lavasse du café, le biscuit dur ! Petits malheurs, à côté d’une grande joie : on apprenait la reprise d’Orléans, le recul des Allemands jusqu’à Étampes ; l’espérance de compléter la victoire par une vigoureuse offensive, une marche à travers les campagnes joyeuses au-devant des frères prisonniers de Paris, rendait moins lourd le sac, moins harassante l’étape. La neige entrait dans le cou, fondait le long du dos ; une glu fangeuse collait aux semelles, on soulevait à chaque pas un poids de plomb. Puis les heures, les jours coulèrent. On prenait vite conscience du manque de plan, d’idée dirigeante. Poursuite, pointe en avant ? Non, stationnemens sans but, remous de nappe qui, au lieu de se précipiter en torrent hors de la digue rompue, reflue, clapote, s’immobilise.

Ils avaient traversé des villages où les inscriptions allemandes, les carreaux cassés, les litières de paille souillée disaient la tristesse de l’invasion. Le sang de chevaux morts, tout raides, rougissait des flaques. Deux ou trois vieillards, quelques femmes regardaient d’un air hébété le défilé des colonnes… La secousse devant les premiers cadavres ennemis, trois fantassins à l’uniforme bleu, pieds nus ! Parbleu, il s’attendait bien à cette rencontre ; il ne l’avait pas prévue si saisissante. Ces corps à l’abandon ayant subi le vol sacrilège, ce qui restait d’expression à leurs visages crispés, l’idée que ces chairs blêmes avaient été des hommes, et qu’au fond d’une ville bavaroise des parens, une mère, une fiancée les suivaient encore de leurs vœux ardens, lui inspiraient une horreur profonde, ajoutaient à sa nausée.

Du bivouac de Villardu à celui de Clos-Aubry, toujours la pluie, la boue, — une semaine s’allongeait dans l’inaction et l’ennui. Décidément on ne bougeait pas ; Coulmiers resterait sans lendemain. Qu’attendait-on ? Que les troupes de Von der Thann se reformassent, que celles du grand-duc de Mecklembourg descendissent de Chartres ? Une reconnaissance culbutant à Viabon un régiment de uhlans avait trouvé sur la table de son chef, le prince Albrecht, un ordre de mouvement explicite. Et l’armée de Frédéric-Charles, disponible depuis la reddition de Metz ? Ne devait-elle pas, à marches forcées, accourir aussi ? Mais le 16e corps resserrait ses cantonnemens ; on demeurait acculé à Orléans. En vain Chanzy demandait à d’Aurelles d’occuper la ligne plus avancée de la Conie, en vain Lipowski et ses éclaireurs pouvaient pousser jusqu’à Voves, aux deux tiers du chemin de Chartres. Sous prétexte de réapprovisionnemens, on perdait un temps précieux, on payait un remède contestable par un mal certain.

Assis sur un pliant, Eugène griffonnait quelques mots au crayon pour tenir sa promesse à Marie. Longue causerie intermittente, où tenait le meilleur de sa tendresse, et qu’il tentait de lui faire parvenir comme il pouvait. Il relut la dernière lettre reçue, vieille de huit jours, usée aux plis, tant il l’avait rouverte. Mais, bien vite, il la remit dans son portefeuille, craignant de s’attendrir. Il ne voulait pas penser à leur séparation, il n’était déjà pas si brave ! Se dévouer pour la patrie, oui, c’était très beau, mais on ne pouvait pas se montrer stoïque du matin au soir. L’exaltation du combat dure peu, ensuite il y a le terre à terre, les fatigues, les privations, tout l’écœurement du jour à jour. Il glissait sur la mauvaise pente, il voulut réagir : le meilleur moyen de s’habituer à son devoir était encore de l’accomplir. Que devenaient ses hommes ?

Le temps s’était un peu éclairci. Le vent balayait le ciel gris. Le coq gaulois perché sur le clocher de Saint-Péravi se découpait sur les nuages mouvans ; les arbres dénudés du parc s’agitaient avec un murmure. Eugène passa le long des tentes. Le sergent vint au devant de lui, rendit compte : « Trois malades. Il avait dû infliger une garde de police à un tel. Toutes les cartouchières étaient à changer. Et toujours pas de baïonnettes. » Il parlait d’un ton délibéré, en exagérant l’attitude militaire. Ses yeux fureteurs, son grand nez au-dessus de sa petite moustache blonde, exprimaient, avec le contentement de soi, l’orgueil de détenir une part d’autorité. Fils d’un commerçant en soieries, élevé pour les amabilités du comptoir et l’empressement à l’égard du client, il s’enivrait de commander à ses maîtres de la veille ; un galon, le plaisir d’exercer la tyrannie en réserve chez tout homme avaient transformé Seurat.

Eugène s’enquit des malades. La variole sévissait. Pas étonnant, avec une vie pareille. Il allait d’une tente à l’autre, voyant se dessiner un sourire de sympathie chez les uns, l’indifférence ou l’hostilité chez d’autres, saisissant les nuances de cette âme complexe du soldat vis-à-vis du chef ; lui-même partageait ces sentimens. Ainsi il s’arrêta complaisamment devant Neuvy qui, graissant avec soin son fusil, lui adressa un bon regard ; loin de garder rancune à l’officier depuis la volte-face de Coulmiers, le gros moblot lui vouait un respect affectueux. Ami encore, ce petit homme noir comme une taupe, aux yeux doux, appelé Verdette, un apprenti cordonnier. En revanche Cassagne, le grêlé, à qui il avait fait une observation la veille, détourna la tête ; il brossait avec rage sa vareuse plaquée de boue, fronçant le sourcil, comme s’il rendait le lieutenant responsable de cette vase tenace qui rejaillissait partout, coulait dans les guêtres, poissait paille et couverture, bouchait le canon des fusils.

Traversant la ligne des faisceaux, Eugène s’approchait des feux ; les cuisiniers surveillaient leurs marmites noircies, posées sur deux grosses pierres ; une fumée acre, rabattue par le vent, sortait du bois mouillé.

— Ah ! mon lieutenant, dit un mobile de la section, qui planté devant le foyer regardait Michot, le cuisinier, éplucher un oignon, si c’est pas malheureux ! Jamais ça ne sera cuit ! Quand il y a tant de bois sec dans les fermes. Mais non, les paysans le gardent pour les Allemands !

Eugène, à la volubilité du moblot, au brillant de son regard, devina qu’il conservait de son ébriété de la veille. Pas un méchant garçon, au contraire, serviable et dégourdi, ce Pirou, un ouvrier charpentier que la ville avait contaminé, — trop de lundis arrosés d’alcool. En continuant sa tournée dans le camp, il songeait à l’étonnant mélange de sa section, image réduite de la compagnie ; il en était ainsi du bataillon au régiment, dans cette armée improvisée de la mobile, où toutes les professions, tous les caractères se fondaient dans un ensemble disparate, image de la société.

Au dessous, les paysans plus nombreux, puis les ouvriers des villes, les fils de commerçans, puis les privilégiés de la bourgeoisie et de la noblesse. Un monde sans cohésion, avec ses heurts et ses préjugés, militarisé en hâte, en gros, peu formé au joug de la discipline. Avec son déplorable système, la France n’avait d’armée que les troupes impériales, troupes de métier, où des officiers braves, trop confians, des soldats pour la plupart engagés ou remplaçans, croupissaient dans l’illusion de leur gloire et l’oisiveté des garnisons. Grâce à l’incurie du souverain et des ministres courtisans, aux déplorables théories de l’opposition, redoutant de faire du pays une caserne — « (Prenez garde d’en faire un cimetière ! » avait prophétisé le maréchal Niel,) — la France, aux appels impétueux de Gambetta, ne trouvait pour la défendre que des milliers et des milliers d’hommes arrachés à la charrue, aux ateliers, aux salons. Mais le courage et la bonne volonté ne suffisent pas à improviser des armées. Les maîtres d’aujourd’hui, les contradicteurs de la veille s’en apercevaient. Il faut un esprit, une éducation spéciale ; l’un et l’autre manquaient. On avait beau mettre debout la nation, la foi sublime de 92 était éteinte, le pays était tiré à quatre partis, désagrégé par le goût et le besoin corrosifs de l’argent, l’abaissement du niveau moral. L’absence d’institutions militaires, la pénurie des chefs laissaient presque désarmées ces foules en armes, promptes au soupçon, à l’abattement, aux défaillances. Des généraux très jeunes ou très vieux, changés à tout instant, ne parvenaient pas à faire jaillir l’étincelle, les belles qualités dormantes. Trop souvent les officiers subalternes, sans prestige et sans autorité, ignoraient les premiers mots d’une science qui ne s’acquiert qu’à l’usage. Bien des dévouemens réels demeuraient stériles.

Et pourtant, se disait Eugène, fallait-il désespérer au lendemain de la victoire, lorsque ces jeunes troupes, où tous les coins du sol imprimaient leur marque, n’attendaient qu’un signal ? Rien que dans son régiment, la France du centre groupait la fine et forte santé des Tourangeaux, la vivacité plus âpre des Beaucerons, la douceur des Solognots fiévreux. Dans la brigade, la division, le corps d’armée, il y avait, sous les ordres de Chanzy, des hommes venus de la Charente, de la Mayenne, de la Nièvre, de la Sarthe, des Bouches-du-Rhône, de l’Isère, de la Haute-Loire, de la Dordogne, tous avec les traditions et l’orgueil de leur clocher, les loquaces et les silencieux, ceux de la plaine et de la montagne. À la forme de leur visage et de leurs corps, à leurs traits distinctifs, s’évoquaient le cours sinueux des fleuves, le vent salé de la mer, ou bien la brume des vallées, l’air sec et léger du Midi. On voyait l’admirable diversité des races, chacune avec son groupement de patois, d’habitudes, défauts et qualités. D’antiques rivalités de province à province se faisaient jour, réveillées par le contact, pour disparaître aux heures de bataille dans la fraternité du danger, la communauté de la patrie.

— Venez-vous déjeûner, Réal ? disait la voix brusque et cordiale du capitaine. Eugène salua avec plaisir le colosse roux. M. de Joffroy était un ancien lieutenant qui, après la Crimée, avait démissionné et fait un riche mariage, homme paisible, grand chasseur, aimant son chez-soi, ses enfans, ses terres.

À la popote, Eugène serra la main de son camarade le lieutenant Groude, architecte mal bâti, longue figure bizarre, un de ces vieux garçons sentencieux à qui les phrases toutes faites tiennent lieu de pensées. Ils constituaient à eux trois le cadre de la compagnie, vivaient ensemble ; un mobile, aide de cuisine d’un grand restaurant de Tours, dirigeait leur table, mettant son amour-propre à varier, par trente-six façons, l’art d’accommoder les pommes de terre.

Une longue après-midi, mal abrégée par une inspection des remingtons. Allait-on mettre au moins cette inaction stupide à profit pour distribuer des baïonnettes ? Eugène, qui s’ennuyait ferme, accepta volontiers l’offre de son capitaine ; s’ils allaient faire un tour du côté de Patay, jusqu’à la Boissière ? Sortis du camp, ils s’étonnaient de suivre en promeneurs la route libre à travers les champs nus ; la haie des talus, les arbres bas leur parurent nouveaux et reposans ; pour un instant ils oubliaient la guerre, s’émerveillaient de respirer un air plus pur, l’odeur des prés mouillés fleuris de pâles colchiques d’automne. Il y avait donc des coins de nature paisibles, des horizons que ne mouvementaient pas des défilés d’hommes et de charrois. Des rainettes vertes, en les entendant venir, plongeaient dans les fossés. Comme c’était joli, cette éclaircie d’invisible soleil couchant, cette frange orangée au bas des nuées grises ! Là-bas, une ferme en était toute dorée. Une vapeur montait de la terre rougeâtre. Ils prirent un chemin qui menait vers les murs lumineux.

— Un bon temps de chasse, dit M. de Joffroy. C’est celui-là que je préfère. Je m’en vais avec de bons souliers, le carnier s’emplit ; devant moi, mon chien Ravaud marche en remuant la queue, et quand on rentre, quelle faim de loup, quel plaisir de retrouver sa femme et les moutards autour de la soupe fumante !

Eugène, lui, contemplait de la terrasse les prairies en pente de Charmont, la brume qui flotte au-dessus de la Loire. Il s’en allait avec Marie ; elle était emmitouflée dans une capeline, tout contre son épaule. Les brindilles sèches craquaient sous leurs pieds, la douceur du soir descendait dans leur cœur.

Une voix avinée, des cris de colère les surprirent.

— Cela vient de la ferme, dit M. de Joffroy. Ils pressèrent le pas. La dispute s’échauffait, avec des glapissemens aigus de femme. Ils débouchèrent sur une grand’route que longeaient les bâtimens. Devant la porte cochère, un rassemblement se démenait. À la vue des officiers, plusieurs soldats détalèrent. Il n’en resta qu’un, aux prises avec un vieillard en tricot. Ils tentaient de s’arracher un fagot de bois sec. Le képi blanc du moblot dodelinait aux secousses, tandis qu’écumant de rage, le paysan suffoquait : — Voleur ! Brigand ! La femme, une bique jaune, bramait à fendre l’âme. L’ivrogne se retourna, Eugène reconnut Pirou. En même temps la femme s’élança, les prenant à témoin : — C’est pis que des Prussiens ! Ils ont volé des poules ! Ils prennent tout notre bois ! Le capitaine regarda la route : à gauche s’avançait une compagnie revenant des avant-postes ; à droite, deux officiers d’état-major, au trot. M. de Joffroy fronça le sourcil : « Cet imbécile va se faire pincer. » Indulgent, il ne demandait qu’à arranger l’affaire, quitte à indemniser plutôt les paysans de sa poche. Cette arrivée inopportune l’inquiéta,

— Lâche donc ça ! fit-il.

— Voyons, Pirou, dit Eugène.

L’ouvrier, qu’un petit verre avait dû replonger dans l’ivresse, cligna de l’œil :

— Vous, je vous respecte, mais ces… là ! Qui qui se fait casser la gueule pour eux ? C’est à nous d’abord, ce bois !

Et, d’un ébranlement furieux, il fit tomber l’homme. La compagnie n’était plus qu’à trente mètres ; les officiers d’état-major arrivaient. La femme hurla de plus belle. Que faire ? Très contrarié, le capitaine crut, en usant de son autorité, — il le fallait d’abord, — qu’il convaincrait Pirou. Il empoigna le fagot et, grossissant la voix : — Lâche ça ! La compagnie, presque à sa hauteur, regardait. Il sentait derrière son dos le regard des officiers d’état-major arrêtés, le souffle tiède de leurs chevaux. Pirou, les yeux injectés, eut un éclair d’hésitation, mais l’ivresse fut la plus forte ; avec une mauvaise figure butée, il se cramponnait aux branchages. M. de Joffroy, que l’irritation gagnait, tira de toutes ses forces. Seconde tragique, puis le geste irrémédiable : Pirou, du plat de la main, bousculait le capitaine.

— Halte ! criait une voix. On entendit l’arrêt, le choc sourd des armes reposées. Eugène, très pâle, embrassa d’un regard la compagnie immobile, la tristesse sévère des officiers d’état-major, M. de Joffroy pourpre, Pirou livide, à demi dégrisé par le silence terrible.

— Arrêtez cet homme, dit l’un des deux cavaliers. Un caporal saisissait l’ivrogne qui se laissa faire. Les visages montraient clairement l’émotion, l’inflexible sentence. — En avant, marche ! commanda la voix. Les officiers d’état-major, après un colloque rapide, les noms relevés sur un calepin, s’éloignaient. Le paysan rentrait chez lui, satisfait, son fagot serré dans ses bras, derrière la femme qui ricanait.

Lentement, sans oser se regarder, sans échanger un mot, Eugène et M. de Joffroy revenaient au camp. Le crépuscule baignait la plaine d’une humidité vaporeuse ; au loin tout était silencieux et recueilli. La frange de feu des nuages avait disparu ; l’étendue des prés couverts d’eau s’estompait dans l’air gris ; les colchiques mauves s’étaient refermés. De l’ombre s’éleva des sillons : les haies des talus, les arbres bas devenaient noirs.

La journée qui suivit fut pour Eugène très douloureuse. Il en revoyait les détails dans l’interminable nuit qui précéda l’exécution. Son témoignage devant la cour martiale, les visions obsédantes de la veille le hantaient. Devant lui se dressait Pirou, près du feu de bois vert, à côté du cuisinier épluchant un oignon ; la soupe cuisait dans la marmite noircie. Il entendait la voix avinée, blagueuse de l’ouvrier. L’après-midi encore, il l’avait remarqué devant sa tente recousant un bouton. Pirou lui avait souri, méditant déjà son exploit. Maudite promenade ! quel besoin avaient-ils de sortir avant le dîner, de se diriger vers cette ferme ! Le drame se précipitait : les cris perçans de la femme, ce misérable bois mort tiraillé aux mains du vieux, de Pirou, du capitaine, l’arrivée malencontreuse des témoins, et puis le geste fatal, le mouvement sans méchanceté de l’ivrogne défendant sa conquête, cette impulsion inoffensive, moins qu’une injure, moins que rien. Et par une convention barbare, cela devenait un outrage mortel ! La discipline était atteinte. Il fallait du sang pour l’exemple… Maintenant c’était la cour martiale terrifiante à force de simplicité. Une grange vide, une table, les cinq juges sur des chaises de paille ; en face, debout, l’accusé. Eugène entrait, commençait sa déposition. Pendant qu’il parlait, essayant, comme M. de Joffroy, d’atténuer la scène, il épiait anxieusement le président, un vieux chef de bataillon impassible, les assesseurs, deux capitaines, un lieutenant et, ainsi que l’exigeait le décret, un sergent de la compagnie. C’était Seurat qui, gonflé d’importance, écoutait seul avec intérêt. Un des capitaines dessinait d’un air absorbé, l’autre s’agitait comme s’il avait hâte de voir la séance levée ; le lieutenant, déguisant un bâillement, tourmentait sa moustache. Et Pirou ! Cette figure contractée, où le désir de vivre luttait avec la crainte, cette révolte de l’individu jeune contre une loi sauvage, ce clin d’œil gouailleur qui revenait comme un tic ! Eugène emportait un regard de bête traquée, reconnaissante pourtant. Avec M. de Joffroy, il revenait de Saint-Péravi, siège du quartier général et de la prévôté. Échangeant leurs réflexions, ils attendaient le retour de Seurat. La compagnie, assemblée autour des tentes, chuchotait avec animation. On vit venir le sergent, grave.

— Eh bien ? demanda le capitaine d’vme voix mal assurée.

— La mort.

Ces mots faisaient courir un souffle, le murmure tombait, dans un silence. Brusquement M. de Joffroy avait regagné sa tente. Il n’était pas venu dîner. Eugène, se retournant dans la paille, fixait son attention sur la toile de la tente qu’un vent secouait. Nuit d’encre. Qu’elle s’abrégeât pour lui, ne finît jamais pour Pirou. Avait-il des parens, une amie ? Avec une angoisse que plus d’un partageait à cette heure, Eugène s’effara : pourvu que le peloton d’exécution ne fut pas désigné dans la compagnie ; que lui-même… Et Seurat, dormait-il après avoir prononcé les mots meurtriers ? Sa voix n’avait-elle pas tremblé, en assumant une telle responsabilité ? Sans doute les circonstances, l’usage la lui avaient imposée. L’armée, comme toute société, plus encore, ne peut subsister sans une règle rigoureuse, l’observation d’un servage étroit. Existait-il pourtant au monde un plus dur devoir ? Du jour au lendemain, pour une peccadille que tant d’autres commettaient impunément, pour une des résultantes infimes de cette œuvre de brutalité et de carnage, devenir le juge sans appel d’un camarade, d’un frère, son bourreau peut-être ?… L’idée que, soldat, il eût pu être tout à l’heure de ceux qui brûleraient leur cartouche contre un Français, qu’officier il pouvait être celui qui, d’un mouvement de sabre, ordonnerait le feu, le révulsait jusqu’aux moelles…

Comme au matin de Coulmiers, l’aube le trouva hors de sa tente. Mais cette fois le jour avait beau grandir, aucune clarté ne se faisait en lui ; il n’était que doute et ténèbres. Il vit les hommes se lever, procéder, mornes, à leurs habitudes. À la pâleur de M. de Joffroy, dont, par une sorte de pudeur, il évita d’aller serrer la main, il comprit que la nuit avait été aussi cruelle pour lui. La lenteur avec laquelle la section se préparait, le rassemblement, l’inspection lui furent autant de supplices. Il n’osait regarder ses hommes. Maintenant, par une impatience qu’il se reprochait, il souhaitait, tant l’attente lui était odieuse, que la chose fût faite. Il avait, avec un soulagement infini, appris que le premier bataillon était chargé de la besogne. Clairons sonnans, un régiment de marche, un bataillon de chasseurs longeaient le front de bandière ; il fallait, pour la solennité de la leçon, que la brigade fût réunie. Dans un vaste champ voisin de la ferme, les troupes étaient formées sur trois côtés d’un carré. À l’un des bouts, Eugène, en avant de sa section, regardait le centre vide, un groupe d’officiers autour du général à cheval. Près d’eux, sur un rang, les douze hommes du peloton funèbre. Il entendit un bruit de voiture ; elle s’arrêta. Entre deux gendarmes, Pirou descendit : un frémissement courut parmi ses camarades. Eugène, figé, vit passer devant lui le mobile. Pirou, dont les traits ravagés criaient une révolte contre la fatalité, lui jeta un regard de haine. Eugène en souffrit, se rappelant la façon dont le malheureux, avant la catastrophe, lui avait souri ; évidemment n’y comprenait rien ; et lui-même, à cette minute, comprenait-il davantage ? Dans le carré, Pirou, entre ses gardiens, suivi du médecin-major et de l’aumônier, s’éloignait, diminuait. Visible de tous les points, le colonel commandant les troupes éleva son sabre : « Portez vos armes ! « Du même geste les trois côtés du carré obéirent, dans le scintillement simultané des cinq mille fusils. D’un seul mouvement, les bras gauches retombèrent, dociles à cette discipline pour laquelle un homme allait mourir. La voix lointaine, impersonnelle, reprit : « Tambours, ouvrez le ban ! » Un roulement lugubre, suivi d’un silence plus lugubre encore. On crut entendre le souffle rauque du prisonnier. Eugène songeait au ciel libre, à l’espace ouvert ; maintenant le sort s’accomplissait, toute fuite était impossible. Une voix grêle lisait le jugement ; dans l’oppression muette, on distingua les derniers mots : « Au nom de la patrie envahie, le soldat Pirou est condamné à la peine de mort. » Presque aussitôt, une forte détonation, puis un petit coup sec, isolé, sinistre. Le coup de grâce ! Avec une ironie amère, Eugène regardait monter et se dissiper le nuage de fumée.

De nouveau le colonel commandait : « Armes au bras ! » Les tambours fermèrent le ban ; l’impitoyable défilé commença. La compagnie d’Eugène, étant la dernière, dut attendre ; enfin M. de Joffroy, qui avait de grosses larmes au coin des yeux, la mit en marche. Eugène suivait passivement. On arriva devant le cadavre. Auprès se tenaient le prêtre et le docteur ; Pirou, face à terre, gisait sur le côté, dans une mare de sang noir. On reprit le chemin du camp. Un poids alourdissait les cœurs, scellait les bouches.

Eugène revoyait toujours le regard de haine du supplicié. Il se trouvait amoindri dans sa dignité d’homme, ressentait pour tout une horreur confuse. Ses hommes, que son regard interrogeait maintenant, partageaient ce qu’il éprouvait lui-même. Seurat n’avait plus sa morgue, semblait aplati ; le gros Neuvy roulait des yeux éplorés ; Verdette, si doux, avait un air farouche ; Cassagne ne se gênait pas pour déclarer : — C’est barbare et idiot ! Eugène fit semblant de ne pas entendre. Oui, c’était barbare ! Il se répétait pourtant : « Au nom de la patrie envahie… » Puis les mots tranchans qu’avait dits M. Du Breuil au cousin Frédéric, le soir des noces : — « Sans discipline, pas d’armée ! » Et cela, il était bien forcé de le reconnaître : une armée forte, le salut du pays avant tout ! Qu’était cette pauvre existence sacrifiée, au prix des innombrables existences fauchées déjà et que faucherait demain ? À Coulmiers, son voisin, le petit mobile, était tombé sans qu’il l’eût plaint de tant de regrets. Et il était innocent ! Pirou, un pauvre diable, un ivrogne, victime lui aussi d’une loi supérieure. Un holocauste à la patrie, qui, pour vaincre, avait besoin de troupes disciplinées… Mais tout à coup le regard haineux du mort le transperçait, ce regard d’un être vivant, d’un homme pareil à lui. Sa conscience chavirait. Il ne ressentait plus qu’un indicible dégoût pour la guerre, pour cette meule sanglante qui broie tout sentiment individuel, étouffe toute pitié, toute fraternité, pour la guerre qui brûle, qui viole, qui saccage, qui massacre, pour la guerre qui change l’homme en bête sauvage !…


La nuit du 27, en pâlissant, laissa voir dans l’ombre terne et le froid du petit matin la compacte ondulation de divisions en marche. Ce n’étaient pas le 15e et le 16e corps sortant enfin de leur trop longue inaction, c’étaient, beaucoup plus à l’Est, du côté de Beaune-la-Rolande, le 18e et le 20e qui, sur les ordres du délégué à la guerre, tentaient l’offensive, à l’extrême droite. L’armée de la Loire, à ce moment, se composait du 17e corps, général de Sonis, couvrant la gauche ; au centre, des corps de Chanzy et de Martin des Pallières, qui avait remplacé d’Aurelles, promu au commandement en chef ; enfin des deux corps qui évoluaient en ce moment, le 18e, dirigé par le chef d’état-major colonel Billot, et le 20e, général Crouzat. De ces trois corps nouveaux, éclatant témoignage de l’activité de Gambetta et des bureaux de la guerre, le 17e en avant de Châteaudun, venait de faire une reconnaissance heureuse à Brou ; mais inquiété par les troupes du grand-duc de Mecklembourg, il s’était replié en désordre sur Écoman, permettant aux Allemands de réoccuper Châteaudun. Quant au 18e, formé à Nevers, transporté à Gien et de là à Montargis, il manquait de commandant ; le 20e, composé des élémens hétérogènes qui avaient opéré dans les Vosges, arrivait seulement, après avoir couvert Lyon, si mal équipé que quantité de mobiles étaient en blouse, les pieds enveloppés de toile ou de peaux de mouton.

Inquiet de voir s’accomplir sans entrave la concentration de l’armée de Frédéric-Charles, las de l’inertie de d’Aurelles, dont il ne pouvait tirer une velléité d’action, et voyant les effets démoralisans de la vie de bivouac, pressé d’ailleurs par les dépêches de Paris réclamant un concours rapide, Freycinet avait fini par s’arrêter au plan d’une marche sur Fontainebleau. Si l’armée de Paris trouait, ce ne pouvait être que dans cette direction. Ainsi, en s’avançant vers Beaune-la-Rolande et Pithiviers, on lui tendait la main. Mais surtout, le mouvement commencé entraînerait d’Aurelles, aurait l’avantage d’opérer une diversion nécessaire pour dégager les provinces de l’Ouest, où s’opérait la formation du 21e corps, et la gauche de l’armée de la Loire, menacée par le grand-duc de Mecklembourg. Malgré les conseils et les récriminations de d’Aurelles, proposant enfin de bouger, Freycinet s’entêtait au mouvement prescrit. C’était pour l’exécuter qu’après les engagemens de Mézières et de Ladon, le 18e corps par la droite et le 20e corps de front se portaient sur la petite ville de Beaune-la-Rolande.

À huit heures, le général Crouzat donnait l’ordre d’ouvrir le feu. Le commandant de l’artillerie, un colonel à figure énergique et maigre, trente-quatre ans à peine, disposait lui-même, au nord de Saint-Loup, la batterie de 12 d’où le premier coup de canon allait partir. Il portait l’uniforme de commandant de l’artillerie de la Garde Impériale, sous lequel il était sorti de Metz, franchissant en plein jour les lignes allemandes à cheval, après avoir dispersé une patrouille de uhlans. Le galon neuf ajouté aux quatre anciens donnait à Jacques d’Avol un prestige de jeune chef, entreprenant et résolu.

En avant de son état-major, il indiquait au capitaine de la batterie un emplacement meilleur pour l’une des pièces. Inspectant d’un regard canons et servans prêts à la manœuvre, les officiers à leur poste, la ligne des caissons en arrière, il sourit. Une cruauté joyeuse éclairait son visage tendu ; on devinait qu’il exultait de bonheur devant cette minute fiévreusement souhaitée. Les longues humiliations dans la boue de Metz, la rage de voir inutilisées, perdues pour la France et livrées à l’Allemand, ces deux magnifiques batteries de la Garde si patiemment dressées, qui le jour de Rezonville avaient pourtant su cracher leur mitraille, la joie d’être libre, la fierté de retrouver ces mêmes troupes de Frédéric-Charles, la rage de la défaite et l’espoir exaspéré de la revanche, tout cela se concentrait dans une jouissance orgueilleuse, si intense qu’elle était prête d’éclater en rire ou en sanglots. Il tira sa montre, vérifia de nouveau, de sa main en abat-jour, le champ de tir. Le chagrin de canonner une ville française s’évanouissait pour lui dans l’âpre volupté de frapper d’abord ces taches remuantes et noires, cette fourmilière envahissante de l’ennemi.

D’une voix dure, il jeta : — Allez ! On entendit : « Première pièce, feu ! » Un éclair rouge, une explosion qui fit se cabrer les chevaux, l’acre odeur de la poudre. « Seconde pièce, feu ! » À ce signal, la première division débouchait de Boiscommun, précédée de ses tirailleurs. La fusillade crépita, les canons tonnaient. Le colonel d’Avol fit pivoter sa jument, et, les oreilles bourdonnant de cette musique divine, il piqua des deux, rayonnant. La bataille était commencée.

À quatre heures elle durait encore. Les Allemands rejetés dans Beaune s’y maintenaient. La deuxième division entrait en ligne ; mais zouaves et mobiles, après avoir enlevé les premières maisons, se repliaient sous un feu décimant. Et le 18e corps qui n’arrive pas ! Une colonne d’artillerie et d’infanterie allemande, venant de Pithiviers, débouche sur le flanc gauche. La première division la repousse, en lui enlevant un canon. Le 18e corps n’arrive toujours pas. Il est quatre heures et demie.

À ce moment le général Crouzat, voulant tenter un dernier assaut, court vers trois compagnies des Pyrénées-Orientales et vers les zouaves. En avant de ceux-ci, un vieux colonel talonne de l’éperon son petit courtaud qui boite. Ferme en selle, tenant dans la main gauche une canne avec les rênes, la manche droite repliée sur l’avant-bras, le vieillard montre un visage calme, empreint d’une volonté stoïque. Il a confiance dans les soldats qui le suivent, de jeunes zouaves encadrés de vétérans d’Afrique, qui lui rappellent ceux que jadis il conduisait, avec ses cavaliers, dans les montagnes kabyles.

— Colonel Du Breuil, encore un effort !

— À vos ordres, mon général !

Avec son escorte, Crouzat se met en tête et fait sonner la charge ; la petite troupe s’élance sur Beaune-la-Rolande. Le cheval de M. Du Breuil s’abat, blessé dm éclat d’obus. Sain et sauf, le colonel se relève, et regagnant sa place à longues enjambées, — son sabre inutile est resté accroché à la selle, — il va droit devant lui, la canne à la main, le front haut. Ce n’est pas un enthousiasme amer qui, comme d’Avol, l’étreint. C’est une ardeur sereine, réfléchie. Certes, à cette seconde, il ne se doute pas que le 18e corps, forcé de se battre en route, n’arrivera qu’à la tombée du soir, et encore pour envoyer ses balles par méprise sur les tirailleurs du 20e ; il ne se doute pas qu’éreintées, disjointes, les troupes qui autour de lui se ruent avec une fureur sauvage, rentreront comme lui, la nuit close, dans leurs cantonnemens. L’eût-il su que sa pensée n’en eût pas été troublée, son pas ralenti. Mobiles et zouaves jonchaient le chemin. Il marchait toujours. Il ne songeait pas à sa femme, il ne songeait à son fils prisonnier que pour se dire : « À ma place, il marcherait ainsi. » Ils étaient arrivés aux premières maisons de la ville ; des fenêtres et des portes roulait le feu à bout portant ; une barricade flambante coupait la rue. Sans ivresse ni défaillance, une foi profonde dans son regard d’acier, rigide comme le devoir, grave comme le sacrifice, M. Du Breuil marchait toujours.

VII

— Mais enfin, s’écria Frédéric, avec un violent coup de poing sur la table, à qui dois-je m’adresser alors ?

Plus tanné qu’à son retour d’Amérique, bien pris dans son uniforme gris de fer à ceinture-cartouchière, guêtre de cuir et boueux jusqu’au genou, béret épinglé d’une cocarde tricolore, le commandant des chasseurs des Pampas, Frédéric Réal de Nairve, empoignait au bras et secouait un officier italien, blouse rouge et grandes bottes, dont le teint de cire, les fines moustaches noires, toute la physionomie rageuse souriait comme si elle eût voulu mordre.

Démuni de souliers et de cartouches après un mois passé aux avant-postes, surtout après la retraite précipitée qui de Dijon, le coup de main manqué, le ramenait à Autun avec sa compagnie, Frédéric, laissant ses hommes campés aux portes de la ville dans le couvent de Saint-Martin, était arrivé tout droit au bureau de la Place.

Pazienza, Signor. Il maggior di piazza va venir. Si volete aspettare un po !

Frédéric lâcha prise, et tandis que le garibaldien se remettait à écrire, penché sur une table à tréteaux salie d’encre, où des bouteilles tenaient lieu de chandeliers, il arpenta la pièce empuantie de tabac. Des images collées au mur représentaient Garibaldi, un poignard à la main, arrachant la Liberté d’entre les bras du Pape et de Napoléon. Devant une fenêtre, une table plus petite, ornée d’une couverte de campement et d’un flacon d’absinthe, attendait il maggior. Tout dansait dans sa tête : le combat de Dijon, la retraite, succédant à trente jours de vie à travers la campagne, de coups de feu dans les bois, de repas incertains, de courts sommeils. Où en était-on ? Quel décousu ! Quel désarroi !

Un éparpillement, une confusion extraordinaires ; foison de chefs, sans hiérarchie. Werder, mal à l’aise dans un pays dont il ne connaissait pas les projets, les moyens de lutte, était entré dès le 30 octobre à Dijon, bravement défendue par une faible garnison. Depuis tout s’était borné à des escarmouches de partisans, à l’heureuse surprise de Châtillon-sur-Seine par Ricciotti Garibaldi.

Frédéric, le nez à la fenêtre, contemplait le spectacle qui depuis le matin animait rues et places. Autun semblait une ville conquise. Chariots et fourgons, montures d’état-major, causaient un enchevêtrement inextricable. Une foule hétéroclite, déjà remise de sa débandade, tenait le haut du pavé, traînant le sabre et parlant fort. À côté des patois italiens les idiomes les plus divers : le polonais, l’anglais, le turc. Des Espagnols à interjections gutturales coudoyaient des Égyptiens silencieux et basanés, des Grecs à figure noble. Il y avait de tout dans cette armée, pompeusement titrée Armée des Vosges, et répartie en quatre brigades commandées par le vaillant général Bossak-Hauké, un Polonais proscrit, ancien colonel de l’armée russe ; par le colonel Delpech, hier encore préfet de Marseille, avant-hier teneur de livres ; enfin par les deux fils de Garibaldi, Menotti et Ricciotti. Issue de rien, elle comptait aujourd’hui douze mille hommes, où l’on voyait de l’excellent et du pire, des braves et des lâches, d’honnêtes mobilisés et des francs-tireurs de tout poil, les corps libres les moins disciplinés de la France, pêle-mêle avec des aventuriers venus des quatre coins du monde. Pas de jour où ne s’élevassent des plaintes d’habitans, de prêtres molestés, de commerçans volés. Et cependant, de cette tourbe bariolée, de cette lie écarlate, où s’étaient égarées bien des bonnes volontés, on pouvait attendre d’héroïques exemples de ce courage que donnent la brutalité des penchans et le dédain de la mort. Frédéric avait pu en juger à l’attaque de Dijon.

Un petit vieillard olivâtre, revêtu d’une pelisse à brandebourgs, entra dans un cliquetis de sabre et d’éperons.

Il maggior ! dit le garibaldien.

Frédéric exposait sa demande ; on ne pensait pas que ses hommes allaient marcher sans souliers, se battre sans cartouches ! Le Niçois l’ayant toisé avec la visible antipathie qu’il portait à tout ce qui n’était pas chemise rouge, s’asseyait à sa table, soulevait la bouteille d’absinthe. Satisfait de la retrouver au même niveau, il daigna secouer la tête, déclarer que les Bureaux de la Place n’étaient pas un magasin. Voir au quartier général !

Frédéric tournait les talons, claquait la porte. Il éprouvait une répulsion à servir sous de tels hommes. Lui, Français, accouru de si loin pour se battre avec son pays, il ne s’était pas attendu à ce qu’on lui infligeât des maîtres étrangers si arrogans, si oublieux du devoir commun. Certes, il n’incriminait pas le chef des Mille, le héros d’Aspromonte et de Mentana ; il respectait le pur désintéressement de sa vie, la noblesse de son idéal ; il admirait l’élan de gloire et de sacrifice qui, à son âge, le tirait de sa retraite de Caprera, l’exposait aux fatigues rigoureuses, à la mort possible. Sans aller, comme bien des fanatiques, jusqu’à penser que la présence de Garibaldi équivalait à un concours de cent mille hommes, il subissait, avec une partie de l’Europe, le prestige légendaire du vieux champion des revendications sociales et de la liberté des peuples. Il conservait, de la seule rencontre qu’il eût eue avec lui, — sa présentation à l’arrivée, — une impression de grandeur et de sympathie. Garibaldi, assis au coin du feu, ses béquilles auprès de lui, une fourrure sur ses jambes à demi paralysées, un fichu de soie rouge aux épaules, lui avait tendu gracieusement une longue main sèche aux doigts raides, lui souhaitant, sans l’ombre d’accent étranger, la bienvenue. L’air souffrant, un binocle sur le nez, il lui implantait dans le souvenir sa pâle et léonine figure à barbe et crinière blanches, d’admirables yeux de force et de douceur. Frédéric, de le voir si faible, si usé, n’en avait que plus admiré, à l’attaque de Prénois, avant Dijon, la vaillance qui maintenait à cheval ce corps débile, encastré dans une selle mexicaine, tandis qu’un petit clairon, tenant la bride, sonnait la charge.

Il était parvenu au quartier général, traversait des antichambres pleines d’un ramage d’officiers garibaldiens, au plumage pourpre et doré. Il fit passer sa carte, patienta longtemps. On l’introduisait dans une pièce élégante et tiède ; un tapis moelleux assourdissait le pas ; des fleurs fraîches embaumaient dans des vases de Sèvres, sur la cheminée. Devant la flamme claire, enfouis en de confortables fauteuils, des officiers coquettement frisés, mains blanches chargées de bagues, chuchotaient et riaient. Autant qu’il put comprendre, il s’agissait d’un succès remporté le jour même par le général Crémer, à Nuits, où il venait d’entrer, après avoir battu les Allemands.

— Pas si haut, Luigi ! fit un personnage maigre et blafard, dont les galons couvraient la manche rouge. — Et aussitôt le colonel Lobbia, penché sur un guéridon de marqueterie, replongea son regard myope dans les paperasses. Frédéric, choqué, allait élever la voix, lorsque la porte s’ouvrait devant un homme de haute taille et de belle mine, pincé dans une casaque écarlate bordée d’astrakan et rehaussée d’aiguillettes d’or. Blond, les yeux gris, l’air insolent et intelligent, c’était le seigneur du lieu, le chef d’état-major colonel Bordone. Ex-chirurgien de la marine française, puis pharmacien à Avignon, l’ancien combattant des Mille, ayant italianisé son nom de Bourdon, portait avec désinvolture des trois condamnations d’amende et de prison dont les tribunaux l’avaient gratifié pour coups, détournemens et escroquerie. Se targuant d’avoir facilité la venue en France de Garibaldi, il avait, à force de ruse et d’audace, évincé le chef d’état-major primitivement désigné, le colonel Frappoli, ancien ministre de la Guerre à Turin, grand prêtre de la franc-maçonnerie péninsulaire. D’une totale nullité militaire, il abusait de l’ascendant que lui avaient donné sur le général son aplomb et son activité pour escamoter le pouvoir à son profit, décidant de tout, tranchant du maître, traitant sur un pied d’outrecuidante égalité jusqu’au délégué à la guerre lui-même. Freycinet, si cassant d’habitude, le tolérait par force, lui prodiguant, comme à son maître-esclave, d’hyperboliques louanges, des cajoleries à l’italienne, tant le renom républicain de Garibaldi en imposait.

Bordone écoutait la requête de Frédéric avec sa mauvaise humeur habituelle. Il allait le congédier sans réponse, lorsque, radouci devant l’insistance énergique du partisan, il le dévisageait : — N’est-ce pas vous, commandant, qui êtes entré avec nous un des premiers dans Prénois ? — Et, tout miel, Bordone signa.

Dehors, Frédéric, voyant que la nuit tombait, voulut, avant le dîner de ses hommes, leur porter le précieux papier, grâce auquel son lieutenant toucherait demain matin cartouches et souliers. Malgré l’heure peu avancée, des ivrognes battaient les murs, des chants licencieux montaient des ruelles. Au couvent de Saint-Martin, il trouva ses volontaires groupés dans une salle basse. Les fusils alignés, propres, s’appuyaient au mur comme sur un râtelier d’armes. Prés de chaque botte de paille, le fourniment était en ordre. La soupe aux choux mijotait dans un énorme chaudron qui emplissait l’âtre. Des chasseurs, rudes figures bronzées et calmes, rapiéçaient leurs vêtemens, d’autres jouaient aux osselets, un lisait la Bible. Le lieutenant, vieil homme taciturne, causait avec un moine qui, avec un soupir, montra à Frédéric le promenoir jonché de soldats débraillés,

— Il y a aussi, ajouta-t-il, la Guérilla d’Orient qui murmure. Ils disent qu’ils n’ont ni munitions ni chaussures, qu’il n’y en a que pour les garibaldiens. Ils parlent de quitter Autun et l’armée.

Frédéric, fier de constater la tranquillité de ses hommes, — il était pour beaucoup dans ce maintien de l’obéissance, si rare au milieu de l’indiscipline ambiante, — regagnait allègrement la ville, tout au délassement d’une soirée de liberté et d’oubli. Les Allemands ? Personne n’y songeait. Sans doute, enfermés à Dijon, ils se remettaient de leur alerte. Et pressée de jouir, joyeuse de se retrouver dans ses cantonnemens, l’armée entière de Garibaldi, insoucieuse et bourdonnante, se répandait dans les hôtels, les auberges, les tripots et les bouges. Une heure après, attablé au milieu d’officiers de mobilisés et de garibaldiens qui se regardaient comme chien et loup, Frédéric, dans la grande salle de l’hôtel de la Poste, savourait un dîner copieux arrosé de Champagne. Des rires de femmes, qui étaient là nombreuses, les unes en corsage voyant, d’autres en travesti d’uniformes, perçaient le bruit de la table d’hôte. Il les regardait avec une curiosité ardente, sa lassitude, son énervement évanouis dans une détente complète. Il se sentait léger, plein de force et de jeunesse. À quarante-trois ans, retrempé par sa vie coloniale, il retrouvait des sensations lointaines de plaisir et de fête, d’autant plus violentes au contraste des derniers jours ivres d’éreintement, fouettés par la vue du sang et l’odeur de la poudre. Il était assis entre un superbe nègre aux galons de lieutenant et un camarade qui lui avait fait signe, le Polonais Malonsky, chef d’un minuscule corps franc semblable au sien, un diable d’homme, courageux et chevaleresque, dont la raison vacillait dans des yeux d’un vert étrange. En face d’eux, une très jolie blonde qui trônait, entourée de Gênois, souriait avec une bienveillance manifeste. Sa peau très blanche, sous la torsade drue et dorée de ses cheveux relevés d’un ruban amarante, avait la douceur d’un camélia neigeux. Des yeux noirs, luisans d’effronterie, une petite bouche impérieuse et fine, la paraient d’un charme d’aventurière qui la distinguait des autres, brunes populacières, filles sorties on devinait d’où.

— J’ai cru d’abord, dit Malonsky, qu’elle reluquait le nègre, puis moi. Mais décidément, mon cher, c’est vous.

Frédéric, flatté, répondait à l’œillade. Une conversation générale s’engageait ; dans un langage hybride, coupé de mots en o et en i, des exploits fabuleux étaient célébrés, on toastait à des santés diverses ; et quand, après de multiples tasses de café et des petits verres, on se leva de table, certains assez peu solides sur leurs jambes, il partait bras dessus, bras dessous avec les Génois et la femme. Ils paraissaient de vieux amis. Elle se laissa prendre la main, lui dit tout de suite : — Tu me plais. Comment t’appelles-tu ? Elle répéta : — Frédéric, Frédéric ! Cela sonnait bien. Un vrai nom d’homme. Lui-même redisait, ravi, les syllabes charmantes : Madeleine. Il regardait avidement sa nuque, les petites mèches lumineuses et l’éclat de son cou, avec un signe noir dans un pli comme une mouche dans du lait.

Ils entrèrent tous ensemble au café. Une dispute s’éleva : Malonsky menaçait de fendre la tête d’un consommateur qui le regardait de travers. Les Génois en s’interposant compliquaient la querelle, dont Frédéric profita pour baiser tranquillement Madeleine sur la bouche. Ce fut un éblouissement. Tout son passé de voluptés faciles et de passions vives lui remonta dans le sang et l’étourdit. Il jouissait à plein corps de l’instant si précaire, si fugace. Que pesait sa vie ? S’il était tué demain ? L’air froid de la nuit ne dissipait pas cet entraînant vertige, l’avivait encore. Le ton de jalousie irritée dont un des Génois, dans la rue, appela : Maddalena ! le transportait d’une fureur subite. Mais la belle fille, serrée contre lui, se mit à rire… Qu’on lui… laissât la paix ! Elle était libre ! Résignés à son empire et sachant qu’elle leur reviendrait, les Génois prirent le parti de fermer les yeux. Malonsky, radicalement ivre, récitait d’une voix élégiaque des vers de Slovacki. Une horloge sonna minuit. Ils étaient arrivés devant une vieille maison de la rue Saint-Saulge. À travers les contrevens d’une pâtisserie filtrait un filet de lumière. Un des garibaldiens se fit ouvrir, et par la porte entre-bâillée tous se glissèrent. Ils pénétraient au premier, dans une pièce déjà pleine, crûment éclairée de bougies. Autour d’une table chargée de cartes, de billets de banque et d’or, se pressaient un double cercle de joueurs et de spectateurs, une cohue de toute race et de tout rang, des figures ravagées, exultantes ou sombres, des mains fiévreuses, crochues. Avant chaque coup, des silences gros d’émotion ; après, des brouhahas d’exclamations et d’injures. Un major obèse tenait la banque.

— Tu joues, n’est-ce pas ? dit Madeleine.

Frédéric, qui n’avait pas touché une carte depuis le serment qu’il s’était fait à son départ pour l’Amérique, hésita. Mais sa pointe d’ivresse, son désir pour cette créature, l’occasion, tout ressuscitait le vieil homme ; il s’abandonna au torrent de l’heure.

Signori, faites vos jeux, il y a 1 500 francs en banque.

Frédéric s’emparait d’une chaise, Madeleine penchée derrière lui ; il sentait la flamme de son haleine, le contact souple et ferme de sa gorge. Monnaie, billets, s’entassaient sur les deux tableaux. Il ponta à droite, perdit, gagna. Son tour venu de prendre la main, il abattait huit, ramassait une liasse. Dès lors, repris par son démon, il joua frénétiquement, des heures. Par moment, il songeait à ses frères, à Maurice si indulgent, au marin dont le puritanisme l’avait toujours blâmé. Si Georges le voyait ? Et au lieu d’une honte, il éprouvait une envie de rire. Le gosier sec, les pommettes rouges, il jouait avec délices, perte ou gain l’appliquant davantage. Il voyait dans une fumée, intensément, les traits crispés de ses partenaires. Tiens, le nègre du dîner, comme il est blême ! Est-ce qu’il déteindrait ? Et celui-là, avec ses cinq galons, on jurerait un garçon coiffeur. Des bougies meurent, des bobèches éclatent. Un tumulte, des huées : « Ladro ! Filou ! Bandit ! » On prend au collet le banquier, un Levantin bouffi, qui a remplacé le major. On se bouscule. Les poches bourrées d’or et de chiffons bleus, Frédéric se retrouve dans la rue, au bras de Madeleine. Un escalier noir, une chambre inconnue, des lèvres qui se collent aux siennes, et tout sombra dans une folie de caresses, un néant divin.

Il n’en sortait que l’après-midi, sursautant du lit au cri de Madeleine demi-nue :

— Les Prussiens !

Une fusillade désordonnée épouvantait Autun. Le fracas du canon ébranlait les vitres. Il s’habilla comme un fou, s’élança. Ses hommes !… Il se heurta, en dégringolant les marches, contre un garibaldien suppliant qu’on lui donnât un déguisement ; quelques-uns cherchaient la cave. D’autres couraient au feu, les tambours battaient le rappel. Les habitans effarés rentraient dans leurs maisons, les magasins se fermaient. Des galops d’estafettes faisaient étinceler le pavé.

Frédéric, hors d’haleine, atteignit le bout de la ville : — Le couvent de Saint-Martin ? criait-il. — Pris par l’ennemi ! — Quels ordres ? — On ne sait pas. Garibaldi, Bordone, introuvables… Un remords lui déchirait l’âme. Enfin, aux dernières maisons, la vue de l’uniforme gris bien connu le rassérénait. Son lieutenant l’informa, à mots brefs. La Guérilla d’Orient ayant plié bagage, les Badois avaient pu enlever le couvent. Eux-mêmes avaient battu en retraite en tiraillant. Heureusement on avait les cartouches. Frédéric prit son fusil, qu’un des chasseurs portait en bandoulière, et posément, derrière un pan de mur crénelé, l’esprit aussi vif qu’à un matin de chasse, heureux et ragaillardi, il chargeait, ajustait, tirait, tandis que Ricciotti tentait un retour offensif, et que de la hauteur du Grand Séminaire, trois batteries, tonnant en hâte, repoussaient l’attaque.

Journal de Gustave Réal.

Un carnet de toile grise, tout neuf, fermé par un élastique rouge, où pêle-mêle avec de brèves ordonnances, des mémentos hiéroglyphiques, le docteur, aux instans de répit, notait plus longuement ses sensations. Entre deux feuillets, des lettres de famille épinglées qu’il gardait précieusement, mettaient l’intimité des souvenirs, la silencieuse paix de Charmont, une douceur d’oasis dans l’aridité de ces heures de sang, de fièvre et de fatigue.

16 novembre, Fontaine des Sablons.

Première note sérieuse depuis huit jours. Voilà mon petit monde en train. De Rouen à Lille, de Lille à Arras, démarches, tracas. Sapristi, civils ou militaires, ça ne brille pas par l’organisation ! Leur république, en cela encore, détrône l’Empire. Enfin, j’ai mes deux voitures, des brancards, une tente, une caisse de pharmacie complète, mes boîtes à amputation et à résection. Comme personnel, deux aides, trois infirmiers. Quatre bons chevaux pour tirer le tout. Seuls les blessés manquent. Ils viendront toujours assez tôt. Les journaux de Beauvais, où les Saxons règnent, annonçaient il y a huit jours l’arrivée à marches forcées, sur Amiens et Rouen, de 80 000 hommes de l’armée de Metz sous Manteuffel. Les contributions pleuvent ! Saint-Quentin, ville ouverte, pour avoir essayé de résister, a dû payer en expiation 900 000 francs, emportés bien vite dans des petits tonneaux ! À Soissons, tant l’ombre d’un franc-tireur épouvante, le gouverneur édicte que quiconque sera pris les armes à la main sans faire partie de l’armée régulière sera jugé « comme traître et pendu ou fusillé sans autre forme de procès. » J’ai copié la phrase, admirable d’impudence. Traître qui, sur son propre sol, défend la vie des siens et sa propriété ! Non, c’est roide !… Grâce aux efforts de Farre, notre petite armée grossit. Le 22e corps a presque 23 000 hommes. Le terrible c’est, comme toujours, le commandement. Où sont les armées impériales ? Bourbaki est bien là, mais son âme ? Ce n’est plus le brillant général de la Garde, dont la prestance, l’entrain au feu électrisaient les vieilles troupes ; il n’a pas confiance dans ces recrues. Il doute de tout, des autres, de lui-même. Les suspicions que son passé inspirent l’énervent et le blessent. Malgré lui, il est gêné, sent qu’il gêne. Pour certains caractères, l’habitude du succès est le grand ressort. S’il manque, tout plie. Il a demandé à être relevé de son poste.


Lettre de Charles.

17 novembre, Saint-Étienne.
Cher frère.

Je t’écris d’une table de café. Pas une minute ! Il a fallu trouver une usine qui consentît à se charger du travail, très délicat et très dangereux, de mes torpilles ; pas moyen de songer aux manufactures de l’État en pleine trépidation. Saint-Étienne n’est qu’un immense chantier de tuerie, un entrepôt de mort. Belle œuvre pour des hommes instruits et policés ! Après tout, on lutte pour sa peau, l’air qu’on respire, les êtres qu’on aime, on lutte pour les souvenirs et l’avenir de notre chère France !… Je me sens seul, loin de Charmont, d’où m’arrive une grande lettre. Gabrielle parle longuement de Marie, dont le désespoir résigné fait peine. Pauvre petite ! Eugène, Dieu merci, est sain et sauf ; je suis tranquille aussi pour Louis. Mais combien de temps va durer l’accalmie ? Les Allemands de Metz arrivent à grands pas. Que de périls et d’inconnu ! Je n’ai aucune sécurité avec Henri, dont l’idée fixe est d’aller se battre. Il me tourmente chaque jour pour s’engager. J’ai peur qu’il ne médite un nouveau coup. A-t-on jamais vu un garnement pareil ? Il est terrible : monsieur n’a-t-il pas été s’amouracher de la jeune Céline, la fille du garde champêtre ; tu te rappelles, la blondinette qui nous a offert un bouquet le jour des noces, au vin d’honneur ? Marcelle est, paraît-il, très débrouillarde, elle a le sens pratique de sa mère, une décision étonnante. Quant à Rose, c’est l’âge où tout glisse ; ses rires égaient la vieille maison. Père et maman vont bien. Elle, tu la vois d’ici, sa vie de petites habitudes, réglée comme du papier à musique. Lui, Coulmiers l’a tout rajeuni ; il est plus vert que jamais, parcourt le pays en prêchant la lutte ; il a fait venir quelques remingtons pour les jardiniers et les vignerons. Cette énergie, dit Gabrielle, est loin d’être du goût de notre voisin le comte de la Mûre : leur amitié se refroidit. Le comte ne se console pas de l’échec de Thiers et du rejet de l’armistice, déclare toute résistance locale inutile, absurde ; il exploite, auprès des notables trop disposés à l’entendre, la peur des représailles. Le maire et le curé, Pacaud et M. Bompin, ont des visages longs d’une aune. « Faisons le vide dans les campagnes ! » a dit Gambetta. « Faisons le vide ! Faisons le vide ! » répète le comte à satiété. Et pour être prêt à donner l’exemple, il fait ses malles. Déjà Mlle  de la Mûre a fui chez des cousins de Dordogne, et la comtesse brûle d’aller la rejoindre. Elle ne comprend pas que ma femme et mes filles puissent, quoi qu’il arrive, rester à Charmont. Espérons que l’invasion n’avancera jamais jusque-là ! Agathe Poncet pourrait bien à la rigueur prendre Marcelle et Rose. Car pour Gabrielle et Marie, elles pensent comme moi, leur place est auprès des vieux, au foyer.

Allons, docteur, assez bavardé. Je t’embrasse,

Charles.


22 novemvre. Corbie.

Bourbaki est parti. Farre commande en attendant Faidherbe, le Sénégalien. Les Allemands marchent sur Amiens, d’où notre grand mouvement d’aujourd’hui. Toute l’armée (trois brigades) s’est portée en avant pour couvrir la ville.


27. En avant de Corbie.

On s’entre-tue. Canonnade et mousqueterie au-delà de Villers-Bretonneux, depuis les bois de Morgemont, sur une immense ligne qui doit aller jusqu’à Dury, à hauteur d’Amiens. Les minutes me semblent des siècles. D’ici je ne vois rien. Le drapeau de Genève flotte pour indiquer l’ambulance. Personne encore ; tout à l’heure nous ne saurons où donner de la tête. Ce bruit est horripilant. Midi. Du monde sur la route, une charrette, des brancards… Ils arrivent !


30 novembre. Corbie.

Depuis trois jours, je vis double. Les blessés à soigner, les morts… Et mon petit monde ! Les nôtres ont battu en retraite, les Allemands sont maîtres d’Amiens ; craignons de les voir apparaître à chaque instant. Premier combat qui fait honneur à nos formations improvisées. Le général Farre, avec des troupes sans expérience, sans cohésion, a tenu en échec les vainqueurs de Gravelotte, s’éloigne librement. Cette attitude de la jeune armée du Nord console un peu de la perte d’Amiens et de sa citadelle, dont le brave commandant, Vogel, a été tué.

Pour combien de temps suis-je à Corbie ? Quand pourrai-je rejoindre ? Mes malades dorment. Je viens de dîner d’un peu de soupe et d’un morceau de fromage. Une méchante bougie tremblote sur les murs. C’est effrayant ces rafales qui, à l’improviste, remplissent les premiers villages venus de blessés et de cadavres. Au début il y en avait trop, j’étais sur les dents. À présent, seize évacués, huit décédés, on voit clair. J’en ai trois qui n’iront pas loin.

Moi qui me croyais blasé ! J’ai vu jusqu’ici toutes les formes de la mort : celle qui vide les berceaux, celle qui vient à la fin de la vie et vous emporte comme tombent la feuille sèche et le fruit mûr, celle qui entre à pas inattendus et vous assassine dans le dos, celle qui s’étiole dans les lits d’hôpital ou saigne sur les tables de dissection. Mais cette boucherie, détruisant tant d’êtres qui n’étaient pas encore marqués du signe, toutes ces chairs foudroyées, déchirées, tailladées… J’entends dans la maison en face les coups rythmés d’un menuisier qui cloue en hâte des bières ; depuis trois jours le marteau frappe sans s’arrêter ; je pense aux parens qui ne savent pas, à leurs songes anxieux où vivent encore ceux qui sont sous terre. Je songe à tous les miens. Quels mauvais sommeils ont mes blessés ! Le marteau du menuisier cloue toujours.

VIII

— Ah ! mes enfans, qu’il fait bon chez vous ! déclara Thérould assis par terre, le dos au poêle. La famille, il n’y a que ça !

L’atelier de la rue Soufflot gardait toujours sa simplicité bohème, — le secrétaire bancal, un vieux coffre de bois sculpté, le divan effondré, les statues sur leurs sellettes ; mais une armoire à glace, un paravent autour du lit, des giroflées dans un vase de Delft, marquaient une présence féminine, l’intimité d’une vie à deux gentiment arrangée. Nini en peignoir, dans un grand fauteuil Louis XIII à tapisserie usée, cousait lestement une dentelle à un corsage ; une jambe croisée, l’étoffe épinglée au genou, elle allongeait, dans le joli naturel de cette pose, son pied fin chaussé d’une mule pendante.

Martial, debout, devant une figurine de glaise fraîche, modelait une silhouette de Parisienne du siège, jupe courte et pieds nus, ramassant un fusil. Andromède, sous un voile, séchait à l’autre bout de l’atelier ; sa nudité, dressant ses bras purs et son torse délicat, lui semblait à cette heure une chose morte, un art de luxe, sans signification. Le moyen de ne pas subir l’obsession du moment ? Ses émotions, au lieu de revêtir une forme symbolique, ne pouvaient plus se manifester qu’immédiates, vivantes : rendre ce qu’il avait sous les yeux, les préoccupations de chacun. Il captait, à petits coups d’œil, la ressemblance de Nini, ne parvenant plus à incarner autrement que sous les traits de son amie les trouvailles de sa pensée.

Au début, la jeune femme n’avait été pour lui qu’un caprice charmant. Puis à mesure que la longueur, l’ennui du siège avaient infligé à chacun l’isolement, la rupture des habitudes, Martial, sentant son cœur vide, son atelier désert et froid, s’était rapproché d’elle. Nini venait de perdre une tante qui partageait son logement, tenait le ménage. Sa vie libre, assurée jusqu’alors par des travaux de broderie riche, des poses de modèle qu’elle ne consentait qu’à son gré, achevait d’en être bouleversée, parmi le cataclysme qui appauvrissait les bourses les mieux garnies, ruinait les petites. Un jour Martial l’avait trouvée aussi esseulée que lui, supportant sans le dire la gêne, des privations sans doute. Touché, il saisissait tout le charme de cette petite nature vaillante, dont il n’avait senti d’abord que la grâce prime-sautière. Empaquetant le linge, pliant les robes dans une malle, il lui mettait son collet aux épaules, nouait les brides de son chapeau. — Qu’est-ce que tu fais ? demandait-elle, émue. — Je t’emmène ! Si tu savais comme l’atelier est triste sans toi !… Ils avaient uni de la sorte leur détresse : à deux ils se réchaufferaient, s’encourageraient. Et depuis, Nini, à qui Martial avait déféré le pouvoir, confié le secret du bureau Louis XV, du tiroir à argent, — satané argent, ils y touchaient à peine, et le tas diminuait si vite ! — Nini, veillant à tout, dispensant le feu et la lumière, un rire ici, une fleur là, était le génie familier, la douce providence du lieu.

Thérould, cuit d’un côté, se releva d’un bond de singe, et de ses bras ouverts entourant le poêle à la manière d’un autel, il s’écria :

— Ô feu bienfaisant, tu mérites qu’on te célèbre d’une louange païenne ! Hélas, le bois est introuvable, le charbon se fait rare, le coke a disparu. Bientôt le gaz va nous manquer ! De loin en loin clignote un pauvre réverbère. Nos maisons, à partir de sept heures, plongent dans la nuit. Heureux qui possède alors la lampe fidèle ou la bougie coûteuse ! — Quittant le dithyrambe, il reprit de sa voix faubourienne : — Ah ! là là ! J’étais hier sur les boulevards, les cafés empestent le pétrole, on n’y voit goutte. Sale gouvernement, qui, au lieu d’éclairer les Parisiens, met la lumière sous le boisseau. Poursuivre les grands patriotes, les héros du 31 octobre !

Ce que Thérould évitait soigneusement de dire, c’est que, fait prisonnier par les mobiles bretons pendant l’échauffourée de l’hôtel de ville, il avait été jeté dans une cave où, dégrisé, il avait passé la nuit. Son irritation contre le gouvernement venait du magistral coup de pied dans le derrière dont un mobile l’avait remis en liberté. Depuis il était révolutionnaire à mort. Il ne manquait pas une réunion des clubs rouges, n’ayant que l’embarras du choix. Dans la plupart, ce n’était qu’incohérence, violente et basse démagogie. Chaque soir, par tous les quartiers, des salles s’emplissaient d’une foule de braillards. Des orateurs cocasses émettaient des motions insensées. L’un voulait qu’on lâchât contre l’ennemi les fauves du Jardin des Plantes ; un autre, qu’on chassât au rempart à coups de fouet les prêtres en chemise ; un troisième regrettait de ne pouvoir escalader le ciel pour aller poignarder Dieu. Thérould en prenait et en laissait ; il excellait aux interjections gouailleuses, y avait gagné plus d’une expulsion. Il reprit :

— Ce que je leur ai collé un de ces Non ! le jour du plébiscite ! Par malheur vous êtes un tas de fainéans qui, le jour où on vous livrera pieds et poings liés, irez encore de votre Oui.

Martial haussa les épaules :

— Si je préfère aux Tibaldiens, des mains desquels tu m’as tiré, Trochu, Favre et consorts, ça ne veut pas dire que j’absolve l’inertie passée, présente et future. Comme toi j’ai souffert de cet interminable mois. Mais enfin, depuis Coulmiers, la reprise d’Orléans, tout est changé. Songe donc ! la province dont nous doutions, la province arrive avec une véritable armée ! La délivrance approche ; d’Aurelles n’est pas loin. Oui, nous aurions dû nous élancer au-devant d’eux ! Mais Trochu s’est réveillé. On va sortir ! Demain, c’est la grande bataille ; qui sait ? nous débloquons Paris. Ce n’est plus le moment de politiquer !

— Amen, dit Thérould, on ne fera jamais de toi qu’un gâcheur de plâtre. Il chantonna : Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés. Voilà les portes closes. Les marchands de vin sont dans le marasme. Et le trafic des maraudeurs ? Fini ! J’en ai crayonné de ces types ! Ils revenaient par centaines, courbés sur leurs sacs, poussant des brouettes, des petites voitures : pommes de terre, poireaux, des choux, des navets encore humides et terreux, arrachés en hâte sous le feu de l’ennemi.

— Taisez-vous donc, dit Nini, c’était pour les richards, ces légumes-là ! Oh ! manger un bon plat de petits pois frais, ou seulement une belle chicorée avec de l’huile qui ne soit pas de l’huile de lampe !

— Oh ! se lamenta Thérould, un rosbif aux tranches larges et rouges…

— Huh ! fit Martial, les yeux fermés, et humant une grillade imaginaire, rien qu’une pauvre petite côtelette de mouton…

— Adieu, dit Thérould, d’une voix de mélodrame. De pareils souvenirs font mal… Il se baisa galamment la main : — Mes respects, princesse !… Puis, à Martial : — Au revoir, garde national modèle !

Sur le seuil il se ravisa, et revenu à pas solennels :

— Non ! mais pourrais-tu me dire ce que signifient tous leurs micmacs ? Le but, n’est-ce pas, c’est de tirer enfin de ces 400 000 hommes une armée qui puisse se battre ? Il serait temps, nous voilà le 28 novembre, au soixante-treizième jour du siège. Les volontaires n’ont rien donné. Pourquoi n’avoir pas décidé que de vingt-cinq à trente-cinq ans on ferait partie des compagnies de marche ! On aurait eu des troupes capables de devenir solides. Pas du tout. On décrète que chaque bataillon, quel que soit sa composition et son effectif, fournira quatre compagnies actives, composées d’abord des volontaires de tout âge, puis des célibataires ou veufs sans enfans, enfin des hommes mariés ou pères de famille de trente-cinq à quarante-cinq ans. Qu’est-ce qui arrive ?

Martial avoua :

— Le gâchis. Les anciens bataillons, qui sont des gens mûrs et mariés, épuisent rapidement toutes les catégories. Les nouveaux, plus nombreux et formés de célibataires, restent pleins de jeunes gens. Ainsi, dans la maison, Delourmel, avec ses quarante-quatre ans, va être forcé de planter là sa femme, tandis que l’ouvrier relieur du cinquième se promènera libre comme l’air. Les vieux iront se faire tuer, les jeunes joueront au bouchon sur le rempart.

— Moi, dit Thérould, je m’en fiche. Je marche comme toi. Mais c’est égal, quelle sacrée organisation !

Martial se mit à rire :

— Je crois bien ! Blacourt, son palefrenier et son cocher ont assez traîné ! À propos de Blacourt, une bien bonne. Tu sais que Louchard l’avait embusqué à la mairie. Arrive le décret. Voilà mon Blacourt désigné pour la compagnie de guerre. Un désespoir ! Aller risquer sa peau quand on a cinquante mille livres de rente… Il ne dormait plus, cherchait un remplaçant. Ses larbins ? Impossible, pris comme lui. Est-ce que Louchard ?… Oui, peut-être. Mais un homme si important, lieutenant, marié… Cela valait, au bas mot, huit mille francs. Blacourt, qui tondrait un œuf, a failli en faire une jaunisse. Enfin il se résigne. Patatras ! Le chef de bataillon, flairant une transaction, refuse net ; c’est au tour de Louchard à se désoler. Non ! Il faut voir leurs têtes !

— Je le déteste, moi, ce poseur, dit Nini révoltée. Ses sales chevaux m’empêchent de dormir, en tapant toute la nuit.

Cette fois Thérould s’en allait, lorsqu’en ouvrant la porte il s’effaça devant un vieillard aux fins cheveux blancs, aux yeux pensifs. C’était Thévenat.

— Je ne vous dérange pas ? fit-il en s’inclinant devant Nini avec cette galanterie respectueuse qu’il témoignait à toutes les femmes, même aux plus humbles, comme à des reines.

Il admira la maquette que Martial venait de quitter, reporta d’un bon sourire vers Nini, fière et confuse, la louange silencieuse. Il savait que depuis huit jours les deux jeunes gens vivaient ensemble, et sa bonhomie indulgente le comprenait.

— Comment vais-je oser maintenant demander à l’artiste un service si au-dessous de lui ? Vous connaissez ma réduction en plâtre du Persée de Cellini, qui est à l’angle de la cheminée, contre ma bibliothèque ? Je l’ai rapportée de Florence il y a quarante ans, et j’y tiens comme au souvenir même de ma jeunesse. Je me plais à y voir la noble image de la Vérité triomphant de l’ignorance et de la méchanceté humaines. Ce matin, maladroit que je suis, j’ai laissé tomber dessus un tome de Gibbon. Le bras qui tient le glaive s’est détaché. Vite, il faut que vous veniez me raccommoder ça. Je ne peux pas voir sans douleur le héros mutilé. Il me semble qu’il souffre d’une blessure réelle, et que le bras qui soulève la face horrible et le cou ruisselant de Méduse va faillir à son tour et lâcher son trophée.

— Nous allons essayer, dit gaiement Martial. Laissez-moi seulement me munir d’un peu de chair de rechange.

Tandis qu’il préparait une poignée de plâtre et une petite éponge, Nini se risqua timidement.

— Nous avons avec bien du plaisir, monsieur, lu dans le journal que le gouvernement vous avait rendu votre place au Collège de France.

Thédenat parlait avec simplicité de sa joie de reprendre, après dix-huit ans de silence, l’enseignement interrompu. Certes l’histoire offrait de grandes leçons ! Mais, pour l’instant, les auditeurs manquaient. Il ajouta malicieusement : — Je catéchise devant les banquettes. Lycées, facultés et cours, toutes les administrations publiques fonctionnaient tant bien que mal. Rares élèves, professeurs intermittens. Les pantalons d’uniforme passaient sous la robe. Au palais de justice, on appelait les causes dans le vide, un des avocats manquait toujours.

— Nous y sommes ? demanda Martial. Thédenat prit congé, en s’excusant, et tous deux sortaient, le sculpteur se retournant vers sa maîtresse, dans un sourire terminé en baiser muet.

En traversant la cour, un bruit de dispute les frappa. Gagnant en hâte l’escalier, fuyait le dos courbé de Blacourt. Devant la loge du concierge, Tinet, l’ouvrier relieur du cinquième, criait furieux :

— Rapiat, voleur ! Quand on pense que ce cœur de poule a eu le toupet de m’offrir quinze cents francs pour aller m’faire casser la margoulette à sa place. Et moi, godiche, je me laisse attendrir, je vais m’offrir au chef de bataillon. Qu’est-ce qu’il me répond ? « Ce monsieur vous vole. Il a déjà proposé 8 000 francs à Louchard. »

— Oui, citoyens ! glapit le lieutenant-concierge, vouloir corrompre un pur comme moi ! Mais j’ai su repousser les tentations de l’aristocrate !

Martial ne put se retenir de rire, tout en faisant chorus à la lâcheté de Blacourt. Le relieur, — il avait la mine d’un furet, le nez pointu, les yeux rouges, — s’exaspérait à sa propre rage :

— Quinze cents francs à moi, parce que je suis un pauvre ouvrier, quand il en offre 8 000 au lieutenant ! Un rabais de six mille cinq ! Fesse-Mathieu ! Capon !…

Mais des aboiemens, des cris, des caquetemens remplirent l’escalier d’une poursuite et de vols aveugles. Des plumes tournoyèrent. Martial et Thévenat virent s’abattre dans leurs jambes des poules affolées. D’autres grimpaient aux étages supérieurs. Ne sachant vers lesquelles s’élancer, le fermier de Clamart, sur le palier du second, invectivait sa femme, devant la porte ouverte. Des lapins s’échappaient maintenant.

— Ferme donc l’armoire, hurla-t-il, en rattrapant l’un par ses longues oreilles, au lieu de rester là comme une buse !

Prenant son parti, il se précipita vers un gros de poules qui, perchées sur la rampe du cinquième, battaient frénétiquement des ailes, Martial avait fini par saisir deux des volailles étiques et, poussant la porte de l’appartement, il héla la paysanne, tandis que Thévenat caressait Pataud, le chien noir à longs poils qui remuait la queue avec satisfaction. Ils restaient suffoqués de l’odeur, de la vue. L’antichambre, la salle à manger, le salon des Du Noyer étaient jonchés de fumier, un sol de basse-cour gluant de détritus et d’immondices. Les murs n’étaient pas épargnés, les tentures lacérées et souillées, les bibelots et les meubles empilés dans les coins. Sur les étagères, des pommes achevaient de mûrir. Ah ! quand le magistrat reverrait son cher mobilier, les tapis dont Mme  Du Noyers’enorgueillissait. Martial et Thévenat s’esquivaient bien vite. Au troisième, ils trouvaient, attirés par le bruit. Mme  Delourmel et le petit mobile qui, remis de sa blessure, était venu remercier les braves gens qui l’avaient si bien soigné. Il tournait son képi dans ses mains rouges, l’air ému et content.

— Revenez nous voir, dit Mme  Delourmel, une petite femme en boule, au cordial visage rond sous les anglaises noires. — Dieu veuille, fit le Bourguignon. On se bat demain. — Si ! si ! À bientôt. Mais vous savez, — elle menaça du doigt, — plus de folies ! — Il avait par reconnaissance apporté un cadeau ruineux, où toutes ses économies avaient passé, un magnifique gîte à la noix de huit livres, piqué d’une rose en papier.

— Entrez ! Entrez, messieurs. Votre femme est là, monsieur Thévenat. Elle tient compagnie à mon mari qui est rentré tout enrhumé de sa dernière garde.

Elle fermait la porte au moment où le fermier redescendait, tenant en main deux grappes de poules que Mélie, la compagne du relieur, l’avait aidé à capturer.

— C’est bien fait ! L’horreur d’homme ! Je voudrais que ses bêtes meurent toutes. Il les garde soigneusement pour les vendre plus cher, quand, au lieu de 15 francs, un poulet en vaudra 30 !

Le fermier était détesté de la maison pour sa brutalité d’abord, et pour son avarice, depuis que, dénoncé par Louchard, on avait saisi chez lui, au moment de la réquisition, des pommes de terre amoncelées jusqu’au plafond. — C’est comme le relieur d’au-dessus, ce Tinet, dit Mme  Delourmel en levant les yeux au ciel, un pas grand chose non plus, un gobeloteur !

Elle les introduisait dans la salle à manger, où M. Delourmel, sous un amas de manteaux et de couvertures, toussait. Elle invoqua Mme  Thévenat :

— N’est-ce pas, chère madame, vous croyiez que Tinet et Mélie étaient mariés depuis cinq ans ? Eh bien ! pas du tout. Ils n’ont passé devant le maire que ce matin. Et vous savez pourquoi ? C’est à cause de la loi qui vient de paraître : quinze sous par jour aux femmes des gardes nationaux dans le besoin ! Et dame ! trente et quinze, ça fait quarante-cinq.

— Je gage, dit Mme  Thévenat, que nous allons voir beaucoup de mariages comme celui-là.

— Des mariages à 15 sous ! dit M. Delourmel, enchifrené.

Et aussitôt tous se mirent à parler du sujet unique. Où en était depuis Coulmiers l’armée de l’intrépide d’Aurelles, ignoré hier, célèbre aujourd’hui ? À Pithiviers, à Étampes peut-être ? Demain enfin, après ces quinze jours d’inexplicable torpeur, Paris se levait à son tour. On ne savait pas bien les détails. Ce devait être du côté de la Marne. La deuxième armée entière, commandée par Ducrot, opérait. Un certain nombre de gardes nationaux mobilisés appuieraient le mouvement. Martial se plaignit de leur petit nombre : trois mille à peine ; il eût souhaite marcher. Ils critiquèrent la réorganisation des troupes, le partage en trois armées. Seule celle de Ducrot, l’ami de Trochu, réunissait tous les élémens vigoureux, la première restant composée de la garde nationale, sous Clément Thomas, qui avait remplacé Tamisier ; la troisième sous Vinoy, faite de divisions éparses, des mobiles sans artillerie. Pourquoi n’avoir pas unifié tout cela ? À l’idée qu’il serait probablement inutile demain, Martial confessait son humiliation.

— Heureusement, dit M. Delourmel, que le contingent bavarois commence à se lasser de la guerre. Ah ! s’il est vrai que Garibaldi soit entré, comme on l’affirme, dans leur pays. On dit que le roi Louis a pris la fuite devant les chemises rouges.

Ces dames épuisaient leurs ordinaires plaintes : la rareté, la cherté des vivres, si cruelle aux pécules restreints. On avait eu beau parquer dans Paris d’innombrables troupeaux, entasser aux halles, dans les caves, les magasins, les entrepôts, 300 000 quintaux de farine, 100 000 de riz, des tonneaux de viande fumée, des meules de fromage, des murs de conserves, des montagnes de légumes secs ! En deux mois la ville géante avait englouti le bétail sur pied, dévoré à demi sa réserve de pain, fait disparaître ses menus vivres. Malgré le rationnement, les bons municipaux qui, aux boucheries, faisaient s’allonger d’interminables queues, les ressources baissaient à vue d’œil. Seul le pain était en abondance, et sauf le riz, les salaisons, les pâtes, le café et le vin, — tout manquait. Les quelques rares denrées de commerce, le chocolat, l’huile, quintuplaient de prix. Pour tout assaisonnement, des graisses innommables, à 4 francs le kilo. L’œuf valait 14 sous, une paire de lapins 36 francs. Le cheval était presque l’unique viande ; ânes et mulets, requis dès le commencement du mois, n’avaient fait qu’une bouchée. On prenait gaiement son parti de ces innovations gastronomiques. Aux crocs des étals pendaient, festonnés et parés, des écorchés qui étaient des chiens, des chats. On vendait des saucissons de cheval. Le marché aux rats, place de l’Hôtel-de-Ville, étalait ses cages de fer toujours pleines, 60 centimes la pièce. Rue Croix-des-Petits-Champs, on en confectionnait des pâtés.

— Qui est-ce qui nous aurait dit, il y a un an, dit M. Delourmel, qu’avec des trous remplis de glucose, nous essaierions d’attirer les rats des carrières, des égouts et des caves, afin d’en faire notre régal ?

— Pouah ! fit Mme  Delourmel qui était, comme tant d’autres, partagée entre le dégoût et la faim.

Thévenat, avec une pointe d’ironie, insinua :

— Mais voyons, chère madame, de quoi vous plaignez-vous ? Avouez que nos ressources sont infinies. Il y a plus de vingt millions de rats dans nos sous-sols. Sans aller jusqu’à l’osséine, qu’un chimiste féroce propose d’extraire des ossemens des catacombes, celle qu’on tire des os des animaux tués dans Paris fournit un potage excellent.

— La soupe aux boutons de guêtre ! jeta Martial.

Des rires accueillaient la plaisanterie. Si dures que parussent les privations, tous les supportaient de bon cœur. Le gai courage de Paris, même aux jours les plus noirs, se traduisait en blague. Si facile, si médiocre qu’elle fût d’habitude, la blague, dans un tel moment, c’était de la vaillance, de la résignation, du sacrifice. Âme légère de la Ville, capable d’endurer une grande souffrance et d’en sourire. Ce Paris frivole, où l’Europe n’était accoutumée de voir qu’un bazar de plaisirs, s’était retrempé dans le malheur comme dans une source lustrale. Paris ne tiendrait pas quinze jours, avait-on dit, Paris tenait depuis deux mois et demi. Les femmes, qu’on prétendait si futiles, montraient une ténacité stoïque, une admirable simplicité de dévouement, elles sur qui pesaient les charges chaque jour plus lourdes de la vie.

La voix de M. Delourmel s’éleva :

— J’assistais, il y a quatre jours, à la matinée du Théâtre-Français pour l’œuvre de secours aux victimes de la guerre. Un acte d’Hernani, de Lucrèce Borgia, des pièces des Châtimens. On met Victor Hugo à toutes les sauces. Aujourd’hui les blessés, hier les canons.

On parla de la souscription toujours ouverte, de la voiture municipale, annoncée dans les rues à son de clochette et recueillant au passage tous les débris d’airain ou de cuivre pour la fonte. Thévenat raconta sa visite à l’usine Cail, la lave ardente coulée dans le moule d’où elle sortait canon, la curiosité des tours entraînant dans leur rotation les pièces comme d’énormes gigots de bronze à la broche. Malgré la résistance, la mauvaise volonté du comité d’artillerie opposé à toute initiative de l’industrie, les canons du commerce et les affûts fabriqués dans les ateliers des chemins de fer, des omnibus et des petites-voitures étaient en train de constituer une artillerie excellente, se chargeant par la culasse, égale, sinon supérieure à l’artillerie ennemie. Les Parisiens étaient fiers de leur armement. Quelques grosses pièces de marine à longue portée étaient connues, aimées, à l’égal de personnes vivantes. Dans le sourd grondement des détonations, on distinguait leur voix. On disait : — Voilà Cunégonde qui crache, ou : — Tiens, Joséphine soupire. Au Mont-Valérien, la Marie-Jeanne, d’un coup de tonnerre, jetait à 8 kilomètres des projectiles de 200 kilos.

Ainsi, tous trois, d’un sujet à l’autre, prolongeaient leur causerie, revenant toujours à l’inconnu du lendemain, à cette tentative qui allait réunir peut-être enfin Paris et la France. Ils sympathisaient dans un sentiment qu’ils ne connaissaient pas autrefois, une solidarité née des événemens traversés ensemble. Si différens avec cela ! La haute sérénité de Thévenat plongé dans ses études, sa foi dans l’avenir ; la bonne humeur de Martial, jeune, amoureux, artiste ; l’équilibre prudent de M. Delourmel, bourgeois placide et timoré, homme d’ordre, de principes et de lieux communs. Avec sa benoîte figure soigneusement rasée, son corps tassé par la grippe, ses pantoufles tendues vers le feu maigre, le petit rentier n’avait nullement la mine d’un soldat d’avant-postes. Il soupira :

— Maintenant que voilà les portes fermées, quand reverrai-je mon jardin de Nogent ? À moins que la bataille imminente ne nous libère, je ne referai pas de longtemps l’excursion.

Il montra le bouquet d’asters desséchés dans un vase, sur le buffet. Ils le gardaient comme un souvenir. Il dépeignit les gares vides et nues, l’ironie des vieilles affiches : Voyage circulaire dans l’Alsace et dans les Vosges. — Train de plaisir pour Nancy…, les files de wagons au repos, gris de poussière. À Nogent, la tristesse des maisons dévalisées, de la Marne, si vivante jadis, des collines brumeuses d’où, brusquement, des coups de fusil partaient. Si mélancolique que fût le tableau, une bouffée d’air pur entra. Thévenat dit :

— Le printemps reviendra ; les arbres reverdiront. Bientôt la France délivrée sentira monter la sève. Nous ne pourrons subir toujours le dur germanisme, une réaction est fatale. Mais je vous fais perdre votre temps, Martial. — Les deux hommes prenaient congé. — Attendez-moi ! attendez-moi ! s’écria Mme  Thévenat. Je pars aussi. — Elle se leva en jetant un coup d’œil à son mari, avec une hâte que rien ne semblait justifier, pas plus que la lenteur que Thévenat mettait à monter les marches. Elle les précédait dans l’appartement. Martial, devant le Persée, ayant constaté l’état de la fracture, dit, en jouant le médecin :

— Ce ne sera rien ; donnez-moi seulement un bol plein d’eau, une soucoupe et un vieux manche de porte-plume. Thédenat allait les chercher lui-même, surveillait avec un plaisir d’enfant Martial mouillant son plâtre, rafraîchissant avec l’éponge les segmens du bras cassé. Il taillait lui-même le bois du porte-plume destiné à servir d’armature et, le rapprochement des deux morceaux opéré, soutenait le bras porteur du glaive tandis que Martial plâtrait la suture.

Une voix bourrue les fit se retourner. Thévenat parut ennuyé.

— Laissez donc, madame, ce n’est pas le fils du républicain Poncet qui me trahira !

Martial, stupéfait, vit entrer Jacquenne. C’était toujours cet air hérissé, ce port de tête raide, tendant le visage au front fuyant, au menton volontaire, où la rude barbe grise s’était épaissie, mais les traits hâves et tirés marquaient une exaltation nerveuse, un retour fixe d’idées, tout le crispé de la fièvre obsidionale. Il sourit pourtant, d’un gauche sourire qui étonnait dans sa morose figure :

— Non, ce n’est pas monsieur qui me livrera.

Martial revit le soir du 31 octobre, la salle du Trône envahie, le sectaire passant, rigide et mécontent.

Au lendemain du décret d’arrestation, Jacquenne croyant rendre, libre, plus de services à une cause qui était pour lui la vérité, le salut, s’était caché dans diverses maisons ; l’autre semaine les Thévenat l’avaient vu arriver. L’historien ne se souvenant que de sa vieille camaraderie lui disait seulement : « Vous êtes chez vous. » Il commençait aussitôt des démarches pour qu’on abandonnât toute poursuite. Mme  Thévenat, avec ce dévouement à son mari qui était sa vie, sans songer à se plaindre de la gêne causée dans son petit ménage, se multipliait en attentions et en soins délicats.

Insensible à la sortie, Jacquenne se consumait dans la rancœur du passé, la méfiance de l’avenir. Le gigantesque élan qui poussait la province vers Paris, le mouvement réflexe qui allait lancer demain Paris contre la province, le laissait en somme assez froid. Il n’avait d’yeux que pour les fautes, tout à son amour exclusif de la grande cité, à sa chimère que la Commune proclamée, Paris ville libre, c’était le meilleur moyen d’expulser l’étranger, le commencement de la libération des peuples, une ère nouvelle.

Il était assis près de la fenêtre où une brume opaque empochait de voir, par-delà le Luxembourg défeuillé, la ligne molle des collines, le profil austère du Mont-Valérien. Et amèrement il se mit à parler, ressassant les souffrances, la longueur de cet interminable mois.

— Vous voyez trop en noir, M. Jacquenne, dit Mme  Thévenat. Depuis Coulmiers, tout est oublié. Comment penser à autre chose ? La province qui s’est levée, la province victorieuse qui vient à nous ! N’allons-nous pas tenter le grand combat ! Ah ! quand le pigeon est arrivé, portant la bonne dépêche ! Pauvre petit ! dire qu’il était blessé. Ainsi il s’en est fallu de rien que nous ignorions le triomphe de nos frères ! Moi, quand je vois une de ces mignonnes bêtes s’abattre à l’angle d’un toit, toute lasse de sa course, les plumes trempées, je suis si attendrie que le cœur me fait mal. Tout le monde se rassemble. On l’appelle, on lui tend les mains. Et quand on le voit s’élever, repartir droit vers son colombier, quelle émotion ! Que va-t-on apprendre, quelles nouvelles de ceux qu’on aime, du bonheur ou de la peine ?

— Vous ai-je dit, interrompit Martial, qu’un des pigeons arrivés d’Orléans m’a apporté une courte dépêche de mon père. Trois mots seulement : « Allons tous bien. » C’est une fière invention, ces réductions photographiques ! À eux deux, les derniers pigeons ont apporté 1100 dépêches.

On centralisait à Tours tous les télégrammes de la province, qu’on typographiait en forme de journal condensé et que la photographie réduisait. Roulé en cylindre, le précieux envoi était glissé dans un tuyau de plume qu’un fil de soie cirée fixait sous la queue du pigeon. Ces messagers que guettait l’ennemi, Paris les honorait d’un culte pieux. Ils étaient le seul lien, bien frêle, bien chanceux, qui le rattachât au reste de la nation. Quant aux ballons, dont vingt-huit s’étaient déjà envolés, qu’on confectionnait sans trêve sous le hall des gares, ils partaient, mais ne revenaient pas, quelques-uns capturés, d’autres allant atterrir jusqu’en Norvège ou se perdre en mer. Voyages périlleux : les vents, la menace d’engins spéciaux, du mousquet de Krupp, sans parler, pour les aéronautes, du risque de se voir, une fois pris, traités en espions.

Qui sait si tout cela n’allait pas devenir superflu ? Jacquenne contemplait d’un air têtu la vitre qui le séparait de la vie, le brouillard opaque du dehors. Il se rongeait d’impuissance dans cette geôle amicale, prisonnier malgré tout. Martial venait de terminer sa réparation. Un bruit sonore monta de la rue, les notes cuivrées d’un clairon qui s’égrenèrent stridentes. Cette voix familière que d’autres jours, à force de l’entendre, ils n’écoutaient plus, parla dans le silence, fut l’appel guerrier, le sursaut violent de leur espoir. Tout le frémissement de l’armée prête à s’ébranler s’agitait dans cette vibration. Thévenat dit :

— Confiance en demain, mes amis !

Ils se rapprochèrent de la fenêtre, dont Jacquenne s’éloignait, contemplèrent à leur tour, l’âme angoissée de désir et d’attente, l’énorme ville noyée dans la brume et recueillie comme eux, l’océan confus des toits, et, par-delà ce rideau mystérieux, l’horizon qu’allait percer, dans les flammes et le sang, l’effort gigantesque de Paris, l’horizon vague derrière lequel la province était en marche.