Les Trois crises du gouvernement personnel en France

Les Trois crises du gouvernement personnel en France
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 82 (p. 364-389).
LES TROIS CRISES
DU
GOUVERNEMENT PERSONNEL
EN FRANCE
1814 - 1830 - 1848

I. Mélanges politiques et historiques, par M. Guizot, 1816-1828. — II. Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers ; t. XVII. — III. Histoire du Gouvernement parlementaire, par M. Duvergier de Hauranne, t. IX.

Aux trois crises du gouvernement personnel en France, 1814, 1830, 1848, il faut en ajouter une quatrième, celle d’aujourd’hui, celle de 1869. Nous nous hâtons de dire que nous ne voulons étudier l’histoire des trois premières crises, qui ont été des révolutions, que dans l’espoir et avec le souhait le plus ardent que la quatrième crise, au commencement de laquelle nous assistons, sera une réforme, et ne deviendra pas une révolution. Pour éviter cette extrémité toujours désastreuse, il faut se servir des exemples et des leçons que nous donnent les trois premières crises, exemples et leçons qui s’adressent surtout aux princes, mais aussi aux peuples.

1814, 1830,1848, il n’y a pas une de ces grandes et douloureuses crises qui n’eût pu être évitée avec un prince plus docile aux ordres de la nécessité, aux conseils de l’expérience, aux prévisions de l’avenir, avec un peuple moins surpris par l’aspect inattendu de la mauvaise fortune, plus instruit de la vérité de ses malheurs, ou bien avec un peuple plus habile à comprendre sa victoire et à la limiter ou moins prompt à croire qu’il est aussi facile de créer un gouvernement que de renverser un roi. Quand on regarde en arrière dans l’histoire, on est toujours effrayé du peu qu’il aurait fallu faire pour s’épargner un grand mal. Raison de plus quand la crise est encore en train, quand rien n’est encore passé dans l’irrévocable histoire, raison de plus pour considérer comment nos devanciers sont tombés dans le fossé, afin d’apprendre à le côtoyer nous-mêmes d’un pas habile et sûr. C’est cette étude des chutes d’autrefois que nous voulons faire rapidement en vue de la route à suivre aujourd’hui.


I

Dans l’admirable préface qu’il a mise en tête de ses Mélanges politiques de 1816 à 1828, qu’il vient de réimprimer, M. Guizot, avec cette force de généralisation qui est un des grands côtés de son génie oratoire et politique, rattache très justement la crise d’aujourd’hui sur le gouvernement personnel à nos crises anciennes, à la dissolution du corps législatif en 1814 par Napoléon Ier, aux débats de 1830 sous Charles X à propos de l’article 14 de la charte, aux controverses de 1848 sur la part de pouvoir qu’exerçait le roi Louis-Philippe, et il montre qu’en 1814, en 1830 et en 1848 c’est la même question qui s’est débattue, c’est le même droit que la France a revendiqué, tantôt avec raison, tantôt avec excès, de telle sorte que la plus grande erreur politique que puisse faire un gouvernement est de croire que la France aime surtout à ne point prendre la peine de se conduire elle-même. Si la France était sûre qu’elle sera toujours gouvernée par des anges qui ne se perdraient point par présomption, il serait possible que, par mollesse d’esprit et par frivolité de caractère, elle s’abandonnât aux facilités de vie que procure l’obéissance. Le malheur est que les meilleurs dictateurs ne peuvent pas rester longtemps bons.

La dictature n’est pas un gouvernement : c’est un expédient pour les gouvernemens, quels qu’ils soient, et un expédient nécessairement temporaire ; mais nous avons en France une maladie singulière : nous sommes le peuple qui a le plus d’instabilité dans son histoire politique depuis quatre-vingts ans, et qui dans ses doctrines supporte le moins aisément l’apparence de l’instabilité. Nous avons au plus haut degré la prétention de la suite et de la durée, n’en ayant pas le moins du monde la qualité. A peine avons-nous un gouvernement ou seulement un état politique quelconque, nous nous hâtons de lui donner des airs d’avenir et d’éternité. Nous bâtissons en carton et nous proclamons que nous bâtissons en granit. — Après tout, dira-t-on, à qui cela fait-il mal ? Nous avons le plaisir de l’illusion toujours changeante et toujours riante. A qui cela nuit-il ?

Je dirais volontiers que cela nuit d’abord au carton qui se croit de granit, puisque tout le monde le lui dit. Il se regarde comme ferme et inébranlable ; la décoration vise à être un monument. Cela nuit ensuite à ceux qui, pensant loger dans une maison bâtie à chaux et à ciment, logent dans un appentis de bois peint en marbre et en bronze. Ils ne songent à faire aucune réparation, persuadés que tout est solide, et même si quelques personnes parlent d’en faire, elles sont traitées de gens défians et de mauvais esprits. En France, nos révolutions successives viennent en grande partie de ce que la veille tout le monde les déclarait impossibles, et que le lendemain tout le monde les déclare nécessaires et irrévocables.

Cela nuit enfin, pour dire toute notre pensée, à quelque chose d’excellent dans la vie de l’homme et dans la vie des peuples : cela nuit au provisoire, l’une des grandes ressources de ce monde. Un bon provisoire qui n’a point la prétention d’être un système éternel, qui se contente d’être expédient de chaque jour, a toute sorte d’efficacités mystérieuses. Il n’effraie, il n’irrite, il ne désespère personne ; il laisse visiblement aux affaires humaines leur caractère d’incertitude, et oblige par là tout le monde à se rendre compte du véritable état des choses et à modérer d’après la nécessité ses passions de haine ou d’attachement. Si au contraire on veut faire d’un provisoire très opportun un définitif majestueux et orgueilleux, si on érige à-propos en droit et l’occasion en durée, on perd tous les avantages de l’à-propos et on ne conquiert pas les avantages du droit. « Nous greffons ainsi, dit très bien M. Guizot, des systèmes fixes sur des faits passagers, et nous nous créons à nous-mêmes d’énormes embarras en nous imposant l’obligation, prochaine peut-être, de mettre d’accord les idées contradictoires ou de soutenir indéfiniment les idées transitoires que nous avons imprudemment élevées au rang de lois fondamentales et de politique permanente de l’état. »

Comment résoudre cette difficulté que créent aux nations des dictatures qu’elles font ou qu’elles acceptent ? Quand la dictature a eu le bon esprit de garder son caractère essentiellement temporaire, l’abdication arrive comme dénoûment, et c’est le meilleur ; il se prête aux changemens qui se font nécessairement dans les circonstances et dans les esprits ; il ménage au dictateur une bonne sortie. On peut dire, il est vrai, que ce dénoûment n’est propre qu’aux temps et aux mœurs héroïques, et qu’à moins de se faire moine comme Charles-Quint et de s’ennuyer du silence après s’être ennuyé du bruit, on ne voit pas trop ce que peut devenir un dictateur en retraite. Si la dictature de nos jours ne peut plus être commodément abdiquée, la première conséquence à tirer, selon nous, de ce fait, c’est que pour les individus il faut se garder de prendre la dictature, puisqu’elle est si malaisée à quitter, — que, pour les peuples, il faut se garder aussi de la donner à personne, puisqu’elle est si difficile à reprendre. Cette difficulté amène souvent des révolutions, si le dictateur conteste et le peuple soumis à la dictature ne s’entendent pas pour éviter la révolution à l’aide de la réforme.

Les esprits violens diront qu’une réforme substituée à une dictature ou à une révolution est une inconséquence pour le dictateur qui se laisse réformer, et pour le peuple qui perd le pouvoir et le droit de tout renverser. L’homme d’état n’est plus immuable, les hommes de parti ne sont plus irréconciliables. Inconséquence et contradiction, soit ; mais pour un chef de gouvernement et pour une nation une inconséquence vaut mieux qu’une révolution.

Il y a une vérité éclatante qui sort du plus simple coup d’œil jeté sur l’histoire de notre siècle : c’est le siècle des révolutions, parce que ç’a été le siècle des dictatures. La dictature du 18 brumaire fut faite avec beaucoup d’à-propos et de popularité ; elle fut un à-propos anti-révolutionnaire, non point contre-révolutionnaire, et cette dictature, fut jusqu’à l’empire exercée avec habileté, sauf le meurtre du duc d’Enghien, qui fut un crime odieux et inutile. Avec l’empire, la dictature de brumaire devint violente, capricieuse, et, comme la désaffection commençait, l’empire la combattit par des duretés qui l’augmentèrent. — La dictature de 1830 fut une entreprise qui dura trois jours, le temps d’être vaincue et détruite. En 1868, point de dictature, sinon dans la révolution qui détruisit la monarchie parlementaire sous le soupçon que cette monarchie visait au gouvernement personnel, tant la France craint le gouvernement personnel et même en craint l’ombre ! La France accepte tantôt la dictature avec enthousiasme, comme en 1799, ou elle y acquiesce volontiers, comme en 1851 ; mais ce qu’elle n’a jamais accepté, c’est la conversion régulière et durable de la dictature en gouvernement personnel, de l’expédient en système. Quand elle voit le dictateur temporaire se faire despote viager et héréditaire, elle le supporte et le soutient encore pendant quelque temps, comme elle a fait sous le premier empire, attendant toujours de lui cette paix triomphante qui devait venger la France des attaques faites par l’Europe en 1792 contre notre indépendance nationale ; mais à mesure que cet espoir s’évanouit, sans que rien nous rende ni la paix de Bâle ; (5 avril 1795), ni la paix de Lunéville (9 février 1801), ni la paix d’Amiens (25 mars 1802), à mesure qu’arrivent les revers provoqués par l’obstination ambitieuse de Napoléon Ier, la France se détache de lui, comme il s’est détaché lui-même des deux buts qu’avait atteints sa dictature : l’ordre rétabli à l’intérieur, l’Europe vaincue et reconnaissant la société créée en France par la révolution. C’était là la grande question de 1792 à 1802 et qui valait une guerre de dix ans ; mais, avant de se détacher de l’empereur et de le laisser tomber devant l’Europe, la France lui offrit par la bouche du corps législatif, réveillé au bord de l’abîme, de le soutenir par un dernier sacrifice de son sang. Elle demandait pour prix la liberté et la paix. Ce sacrifice fut refusé à cause du prix, le corps législatif renvoyé outrageusement, et les armées de l’Europe entrèrent à Paris. Ici laissons parler M. Guizot dans cette préface que nous aimons à suivre et à commenter.

« Le consulat, dit M. Guizot, avait été une dictature utile, nécessaire, glorieuse ; mais bientôt apparut dans le dictateur lui-même et autour de lui le dessein de faire sortir de ce régime accidentel et temporaire un système de gouvernement dogmatique et permanent… C’était trop peu de dominer en fait, il voulut dominer aussi en principe. Non content d’attaquer rudement et tout haut les idéologues, comme il appelait les théoriciens de la liberté, il eut ses propres idéologues, des théoriciens de l’autorité unique et souveraine. La dictature devint l’empire ; le pouvoir personnel enfanta le pouvoir absolu. — Les conséquences ne se firent pas longtemps attendre. Je n’ai nul goût à les rappeler ; mais la France a un intérêt suprême à ne jamais les oublier. En quelques années, malgré le génie et la gloire, le pouvoir absolu aboutit à la défaite, à l’impopularité générale de la France en Europe, à l’invasion étrangère, à la perte de toutes nos conquêtes, à la ruine de nos finances, au plus grand désastre national que la France ait jamais subi. Et c’était bien le pouvoir absolu, non pas seulement l’hérédité du pouvoir monarchique, qui était alors la prétention du régime impérial ; la question n’était pas entre la monarchie et la république, mais entre le gouvernement personnel et le gouvernement libre. » Le corps législatif de la fin de 1813, et M. Lainé, qui fut le rédacteur de son adresse, « n’avaient point, dit M. Guizot, d’hostilité préméditée ni d’engagemens secrets contre l’empereur ; ils ne voulaient tous que lui porter l’expression sérieuse du vœu de la France, au dehors pour une politique pacifique, au dedans pour le respect des droits publics et l’exercice légal du pouvoir. Leur rapport ne fut que l’expression modérée de ces modestes sentimens. Avec de tels hommes, animés de telles vues, il était aisé de s’entendre ; Napoléon ne voulut pas même écouter. On sait comment il fit tout à coup supprimer le rapport, ajourna le corps législatif,- et avec quel emportement, à la fois calculé et brutal, il traita, en les recevant le 1er janvier 1814, les députés et leurs commissaires. « Qui êtes-vous pour m’attaquer ? C’est moi qui suis le représentant de la nation. S’en prendre à moi, c’est s’en prendre à elle. J’ai un titre, et vous n’en avez pas… M. Lainé, votre rapporteur, est un méchant homme qui correspond avec l’Angleterre par l’entremise de l’avocat de Sèze. Je le suivrai de l’œil. M. Raynouard est un menteur. » En faisant communiquer à la commission les pièces de la négociation, Napoléon avait interdit à son ministre des affaires étrangères, le duc de Vicence, d’y placer celle qui faisait connaître à quelles conditions les puissances alliées étaient prêtes à traiter, ne voulant, lui, s’engager à aucune base de paix. Ainsi dans la situation la plus extrême, sous le coup des plus éclatans avertissemens de Dieu et des hommes, le despote aux abois faisait parade de pouvoir absolu. Sa dictature, son gouvernement personnel était toujours, dans sa pensée, le régime normal de la France. »

On voit qu’en 1814, dans les dangers suprêmes de la patrie, la France demandait à Napoléon au dedans la plus modérée des réformes libérales, au dehors une paix toute patriotique et toute nationale qui nous ramenât aux traités de Bâle, de Lunéville, d’Amiens, qui abjurât l’esprit d’envahissement et d’usurpation, et qui gardât à la France les conquêtes défensives de la république. Elle voulait soutenir l’empereur, mais elle voulait aussi le contenir, car, comme le dit énergiquement M. Thiers dans le dix-septième volume du Consulat et de l’Empire, « tout citoyen a le droit de dire à un gouvernement qui lui demande de grands sacrifices : Je ne vous aide pas à chasser l’ennemi du territoire pour trouver la tyrannie en y rentrant. »

L’empereur Napoléon Ier, dit-on, ne pouvait pas, d’une part, à ce moment, rendre la liberté à la France, parce que la liberté aurait amené une éclatante réprobation du gouvernement personnel de l’empereur, et surtout de sa passion la plus personnelle et la plus fatale à la France, la passion de la guerre ; — il ne pouvait pas non plus d’autre part faire la paix, parce que la paix qu’il eût pu alors obtenir eût été la confession et la pénitence publique de toutes les fautes de sa politique extérieure. — Si ces réflexions sont vraies, elles aboutissent à proclamer l’incompatibilité en 1814 de la France et de Napoléon et l’inévitable fatalité de la révolution. Puisque Napoléon ne voulait pas ou ne pouvait pas accepter une réforme dont les deux points principaux étaient la liberté et la paix, la séparation entre la France et Napoléon était inévitable ; mais qu’on ne s’en prenne pas à la France : c’est l’empereur qui a voulu cette séparation, c’est lui qui l’a rendue nécessaire. S’il avait accepté la réforme de son gouvernement personnel, cette réforme que la France et l’Europe réclamaient comme leur salut, il pouvait s’épargner l’abdication et épargner à notre histoire la date lamentable de la première prise de Paris et celle plus lamentable encore de la seconde. Oui, ces dates cruelles pouvaient ne pas entrer de l’histoire de Napoléon dans la nôtre ; sa destinée désastreuse pouvait ne pas entraîner la nôtre, s’il avait consenti à être un souverain libéral et pacifique — Chimère, dit-on, qu’un Napoléon libéral et pacifique. — Non, puisqu’on 1815 aux cent jours, cette chimère, était le plan de conduite de Napoléon, plan, de conduite partout proclamé, que la défaite de Waterloo a ruinée et qui n’aurait peut-être pas hélas ! mieux résisté à la victoire.

Autre question : si la réforme que sollicitaient la France et le corps législatif à la fin de 1813 avait pu corriger Napoléon Ier d’être despote et d’être conquérant, cette réforme aurait-elle pu empêcher les armées de l’Europe d’entrer le 31 mars à Paris ? M. Thiers raconte dans ce dix-septième volume, c’est-à-dire dans cette histoire des premiers mois de 181A, dont on ne peut pas relire une page sans les relire toutes, tant, on se sent entraîné par l’histoire et par l’historien, M. Thiers raconte que dans les conférences entre les commissaires du corps législatif et M. D’Hauterive sur les négociations ouvertes pour la paix, M. Raynouard, un des commissaires et l’auteur de la tragédie des Templiers, proposait d’adresser publiquement à l’empereur et par conséquent à l’Europe, au nom de la nation française, la déclaration suivante : « Sire, vous avez juré, à l’époque du sacre, de maintenir les limites naturelles et nécessaires de la France, le Rhin, les Alpes, les Pyrénées ; nous vous sommons d’être fidèle à votre serment, et nous vous offrons tout notre sang pour vous aider à le tenir ; mais, votre serment tenu, nos frontières assurées, la France et vous n’aurez plus de motif ni d’honneur ni de grandeur qui vous lie, et vous pourrez tout sacrifier a l’intérêt de la paix et de l’humanité. » En politique, les paroles ne valent que par leur à-propos : oui, si ces paroles qui, comme le dit spirituellement M. Thiers, étaient une sommation de paix sous la forme d’une sommation de guerre, avaient pu être adressées à l’Europe, à l’empereur, à la France au commencement du mois de novembre 1813, quand les armées ennemies, arrêtaient encore devant nos frontières et que le secret de la vulnérabilité de celles-ci n’avait pas encore été révélé ; oui, à ce moment critique et solennel, ces paroles auraient averti l’Europe que la France était décidée à se serrer contre l’empereur pour défendre des frontières qu’elle tenait non de lui, mais de la république, qu’elle était décidée en même temps à contenir l’empereur dans les limites qu’elle se traçait, et à réprimée du même coup son despotisme au dedans et son ambition au dehors ; ces paroles auraient pu alors produire un grand et heureux effet, parce qu’il était encore temps pour elles de se faire croire, parce que l’Europe pouvait encore penser que derrière elles il y avait des soldats. A la fin de décembre, le temps des paroles était passé. La diplomatie impériale n’avait pas su accepter le 16 novembre la paix et les frontières rhénanes qu’on lui offrait encore, et le 2 décembre, quand elle les avait demandées, elle ne les avait plus retrouvées. M. Thiers explique admirablement ces désastreuses pertes de temps de l’empereur, qui ne pouvait pas se résoudre à abjurer son gouvernement personnel ni devant l’Europe, ni devant la France. En lisant ces pages pleines d’émotion de l’historien, qui est surtout l’historien national dans les derniers momens du premier empire, on croit entendre un écho du discours de M. Thiers en 1866 sur les affaires d’Allemagne avant Sadowa.

Au commencement de novembre 1813, l’idée de la possibilité d’une révolution contre l’empire ne s’était pas encore fait jour dans les états-majors des armées ennemies ; à la fin de décembre 1813, cette idée s’y était accréditée ; on croyait que c’était là qu’était le dénoûment de la guerre, et que c’était à Paris qu’il fallait venir l’y chercher. On crut bien plus encore que la séparation entre la France et Napoléon était possible par une révolution, quand on vit que Napoléon lui-même faisait cette séparation en ajournant le corps législatif.

Curieuse observation à faire sur la destinée des idées et des paroles politiques en ce monde ! il y en a qui naissent avec le don de l’à-propos, d’autres qui, par je ne sais quelle fatalité, sont vouées au retard : l’idée de M. Raynouard en 1813 ne fut qu’un projet qui n’eut ni publicité ni commencement d’exécution. En 1815, après Waterloo, elle devint le plan de conduite et le système du corps législatif et de la commission chargée par lui de négocier la paix avec l’Europe ; c’était la pensée et l’espérance favorite de M. de Lafayette : il voulait écarter l’empereur et montrer seulement la France à l’Europe. Il était trop tard encore, c’était avant Waterloo, et non après, qu’il eût fallu faire cette substitution pacificatrice. En se séparant de Napoléon en 1815, avant Waterloo, la révolution pouvait conduire les événemens ; après Waterloo, elle les suivait sans les prendre dans leur sens. La restauration a pu rentrer aux Tuileries en 1815, parce qu’elle avait été l’adversaire de Napoléon. La révolution n’a pas pu relever la France de la défaite de Napoléon, parce qu’elle avait commencé par s’allier à lui, espérant peut-être le détruire ; mais, pour le détruire et en hériter, il aurait fallu le combattre vainqueur et non pas vaincu. N’ayant montré de force que contre le vaincu de Waterloo, la révolution s’est trouvée impuissante. Elle avait été, malgré sa défection du lendemain, vaincue avec lui à Waterloo, Sa faute et sa faiblesse ont été de vouloir faire après et de compte à demi avec l’Europe, qui s’y refusait, ce qu’il aurait fallu faire avant et faire seule.

J’ai montré les dangers et les maux inévitables attachés à l’obstination du pouvoir absolu. Pour n’avoir voulu rien céder de son gouvernement personnel devant la France et devant l’Europe à la fin de 1813, l’empereur Napoléon Ier a été forcé d’abdiquer l’empire. L’exemple de Charles X en 1830 est encore plus significatif.


II

L’infatuation du gouvernement personnel a gâté et perdu en Napoléon la grandeur du génie et l’éclat de la gloire, elle a gâté et perdu dans le roi Charles X le don toujours rare de l’honnêteté sur le trône ; elle a gâté surtout et perdu pour jamais la destinée bienfaisante de la restauration, qui avait le bonheur de n’être ni la révolution vaincue ni la révolution triomphante, évidemment, avec ses princes revenus, elle n’était point la révolution triomphante, et cela rassurait toute la portion timide et honnête du pays, c’est-à-dire la grande majorité de la France ; elle n’était pas non plus la révolution vaincue : la charte était le traité de paix signé entre l’ancien régime et la société nouvelle ; c’était enfin l’avenir de la restauration d’être en France l’ère de la liberté politique, c’est-à-dire de la révolution elle-même corrigée des abus de la force et consacrée par l’ascendant de l’hérédité monarchique.

Dans une de ses brochures, M. Guizot a dépeint de la manière du monde la plus vraie cette peur de la révolution mêlée au goût de la liberté qui fait le fond contradictoire des sentimens du pays. « Toutes les fois, depuis plus de trente ans, dit-il dans ses réflexions sur la session de 1828, qu’un mouvement libéral s’est manifesté en France avec quelque énergie, que l’esprit de la révolution a élevé un peu haut la voix, quelque légitime, quelque nécessaire même que fût son apparition, un sentiment de trouble et de crainte s’est emparé du gouvernement, quel qu’il fût, et d’une grande masse de citoyens, point partisans d’ailleurs de l’ancien régime ni de la tyrannie. Il en est aussitôt résulté soit une réaction positive contre le mouvement à peine commencé, soit un certain empressement indirect à l’atténuer, à l’émousser, à l’amortir, même en l’acceptant et le mettant à profit. » Il est impossible de citer ces paroles de 1828 sans faire un retour sur l’état actuel des esprits en France. Si la société de 1828 craignait 93, la société de 1869, je parle de la portion timide de cette société et la plus nombreuse, craint 1848. Je ne veux pas ici comparer en détail la société de 1828 avec la société de 1869 ; je compare seulement le genre de leurs peurs et surtout les genres d’autorité et de pouvoir vers lesquels on se tournait en 1828 et vers lesquels on se tourne aujourd’hui. C’est là qu’est la différence fondamentale entre les effets de la peur en 1828 et en 1869. La peur en 1828 rattachait les timides à l’autorité d’un principe, celui de la légitimité, principe qui n’avait que la vitalité que donne la foi et qui était destiné à périr avec les générations croyantes, mais qui, tant qu’il vivait, prenait dans la foi même quelque chose de régulier et de paisible. La légitimité était un dogme politique et non un expédient. Le pouvoir qui s’appuyait sur ce dogme n’avait donc rien d’agité et d’inquiet ; il était très monarchique et point du tout dictatorial. On peut même dire sans paradoxe que, lorsque Charles X fit les ordonnances de juillet 1830, il ne crut point faire un coup d’état : aussi l’avait-il fort mal préparé ; il crut être dans l’exercice des droits de la royauté héréditaire, des droits de sa race et de son sacre. Il agissait, si je puis ainsi parler, sacerdotalement plutôt que militairement ; il faisait une bulle plutôt qu’un coup d’état. Cela est si vrai qu’il n’avait pris aucun soin pour désorganiser d’avance la résistance par l’arrestation des députés et des journalistes. C’était l’enfance de l’art, ou plutôt c’était une tout autre école que celle de nos jours.

Les timides de 1828 étaient donc à leur aise quand ils se rattachaient à la légitimité. Leur peur avait un recours honorable. Les timides de nos jours peuvent se plaindre que la marche progressive des événemens et des idées leur ait ôté ce recours : nous nous associons volontiers à ce chagrin ; mais personne ne peut faire qu’ils ne l’aient pas.

Seigneur, Laïus est mort ; laissons en paix sa cendre.


La légitimité, c’est-à-dire l’idée que les peuples appartiennent à une famille élue par la grâce de Dieu ou prédestinée au commandement par je ne sais quelle faveur de la Providence, cette idée est une des plus mortes et des plus enterrées dans le cimetière de l’histoire. Les timides de nos jours ne peuvent donc pas se dissimuler que, lorsqu’ils recourent à la protection du pouvoir, ils recourent non plus à une force morale, mais à une force matérielle. — La loi, dira-t-on, est une force morale. — Oui, tant qu’elle est crue, tant que la réforme n’en est pas demandée par l’opinion publique ; mais quand elle est mise en question, quand elle est déclarée réformable, la loi elle-même, si elle ne veut pas se laisser mettre en délibération, la loi ne se défend plus que par la force matérielle ; e le n’est plus que la protégée des soldats ou des sergens de ville, qui deviennent des prétoriens sans avoir été des soldats. Nous lisions dernièrement dans l’excellente et instructive Histoire du Gouvernement parlementaire, par M. Duvergier de Hauranne, une phrase curieuse et significative empruntée à un journal royaliste de 1826, intitulé l’Aristarque. L’auteur de l’article, M. Henri de Bonald, disait qu’il fallait enfin que « le monarque sût vouloir tout ce qui pouvait sauver la France, » et il ajoutait : « N’oublions pas que cet homme qui gouverna dix ans la France en l’absence des Bourbons a montré à la dynastie légitime, par le règne paisible de la force séparée du droit, quel pourrait être le règne du droit uni à la force. » Phrase dangereuse, s’il en fut jamais, qui tendait à dénaturer le caractère de la restauration, à en faire une dictature au lieu d’une monarchie. Quand le droit en effet, le droit qui est une croyance, consent à s’allier avec la force, il déroge, il perd son prestige, et, comme il a fait son va-tout avec la force, si celle-ci est battue, il périt avec elle. Ce fut là l’histoire du coup d’état de Charles X, ce coup d’état que demandait la phrase périlleuse de l’Aristarque. Perte pour la France de l’avenir libéral et monarchique attaché à la restauration, perte pour la dynastie du plus beau trône du monde, perte pour la morale politique de ce que le droit héréditaire conservait encore de prestige mystérieux, voilà ce que contenait de maux cette substitution de la dictature à la monarchie, du gouvernement personnel au gouvernement parlementaire.

J’ai voulu rappeler la désastreuse erreur de Charles X, afin qu’il soit bien entendu que les timides de nos jours, ceux qui s’effraient des revenans de 1848, auront beau se serrer autour du pouvoir et lui demander aide et protection ; ils ne retrouveront plus le pouvoir que pouvaient invoquer les timides de 1827 et de 1828, le pouvoir monarchique et point dictatorial, digne de protéger leur innocence politique, leurs vertus privées et leurs intérêts de propriétaires. Qu’ils sachent bien qu’il n’y a plus que le gouvernement réformé, le gouvernement délibératif à tous les degrés qui puisse les sauver de la révolution.

Le gouvernement actuel, mieux inspiré que ses devanciers, voudra-t-il adopter ce que j’appellerais volontiers le procédé de l’inoculation et se préserver de la révolution par la réforme ? L’avenir décidera. Quoi qu’il en soit, sachons bien que nous allons voir apparaître je ne sais combien de curieuses ressemblances entre 1869 et 1827-1828. Elles sont même si visibles que je m’abstiens de les indiquer, aimant mieux retracer rapidement les traits caractéristiques de la réforme que sembla entreprendre alors la restauration et qu’elle abandonna si vite pour son malheur et pour le nôtre en se jetant dans les aventures du coup d’état. Il faut voir, pour l’instruction de l’année présente et des années futures, comment de 1827 à 1830, c’est-à-dire des élections au coup d’état, la France a fait tous ses efforts pour obtenir la réforme et pour éviter la révolution, et comment elle ne s’est décidée à accepter la guerre que lorsque le gouvernement la lui a déclarée. Voyant qu’il fallait choisir entre l’aplatissement sous la verge du coup d’état ou le maintien armé de ses droits et de son honneur, elle a maintenu par la force ce qu’on voulait lui enlever par la force ; elle a fait une révolution défensive.

Cette révolution défensive n’a pris que trois jours pour arriver à son dénoûment, mais ce dénoûment avait été préparé par trois ans de lutte. L’histoire de cette lutte contient des réconciliations manquées, des transactions essayées et échouant, des catastrophes prévues et s’accomplissant.

Les occasions de réconciliation manquées, je les note en courant dans le neuvième volume de l’Histoire parlementaire de M. Duvergier de Hauranne. Nous devons remercier l’auteur d’avoir publié ce neuvième volume, qui contient l’histoire de 1826, 1827, 1828, et qui devient la lecture la plus instructive et la plus opportune qu’on puisse faire cette année. Je prends la liberté de la conseiller, à cause des à-propos qu’elle présente, à toutes les personnes qui prennent part au gouvernement du pays, à l’empereur, à l’impératrice, aux ministres, aux chambellans, aux sénateurs, que j’allais oublier, à la majorité, à l’opposition. L’auteur, après avoir raconté les succès de l’opposition dans les élections de 1827, fait les réflexions suivantes qu’il m’est impossible de ne pas citer. « Le parti libéral… s’apercevait que dans un pays où la liberté n’est pas tout à fait éteinte, ri’ vaut mieux combattre au grand jour, par les armes légales, que de conspirer sourdement contre la loi. Certes il y avait encore dans son sein plus d’une dissidence ; mais la grande majorité, ralliée autour de ses chefs parlementaires, était parfaitement sincère dans ses protestations en faveur de la monarchie constitutionnelle et contre tout nouveau bouleversement… L’année 1827 pouvait ainsi rouvrir l’ère d’une réconciliation durable et confirmer l’alliance de la liberté et de la légitimité si souvent proclamée… Pour la seconde fois depuis son avènement, Charles X pouvait démentir toutes les comparaisons fâcheuses entre la restauration des Stuarts et celle des Bourbons. Il pouvait, en se conformant promptement et complètement au vœu manifeste du pays, rapprocher du trône ceux qui s’en tenaient éloignés et désarmer les ennemis les plus irréconciliables de sa dynastie. »

Qu’est-ce donc qui a empêché le roi Charles X « d’ouvrir en 1827 cette ère de réconciliation durable ? » L’infatuation du gouvernement personnel, inspirée, il est vrai, au roi Charles X par des sentimens tout autres que ceux qui inspiraient Napoléon Ier ; mais, pour n’avoir pas la même cause, le mal n’était pas différent, et les effets devaient être semblables. Napoléon croyait au droit divin de son génie et à la prédestination de son empire. Charles X croyait aux droits de sa race. La royauté était pour lui un dépôt sacré confié par le ciel à sa famille, et qu’il avait le devoir de conserver intact à ses descendons. De plus il s’était persuadé que l’article 14 de la charte, qui donnait au roi le droit « de faire les règlemens et ordonnances nécessaires pour l’exécution des lois et la sûreté de l’état, » attribuait la dictature à la royauté quand la royauté croirait que la sûreté de l’état était menacée. Voilà pourquoi il eut la tranquillité de conscience du dévot dans son coup d’état et la résignation du martyr dans sa déchéance et dans son exil.

Des réconciliations manquées passons aux transactions essayées. Avec les préjugés de sa race, avec sa peur et sa haine de la révolution, avec l’idée enfin qu’il avait que les élections de 1827 avaient ramené la France en 92, il faut savoir gré au roi Charles X d’avoir essayé de la transaction qui s’est s’appelée le ministère de M. de Martignac.

Le ministère de M. de Martignac a beaucoup grandi dans l’histoire. Sa chute, en 1829, devant le ministère de la contre-révolution et la chute de la restauration en 1830 nous ont fait comprendre ce qu’il était. Nous ne l’avons connu qu’après l’avoir perdu, et nous l’avons regretté plus que nous ne l’avons aimé. Les qualités de M. de Martignac, plus aimables que brillantes et plutôt gracieuses que grandes, ne se prêtaient pas au rôle de médiateur tel que nous nous le figurons ; nous concevons plutôt le médiateur impérieux et dominant que le médiateur habile et conciliant. Nous aimons les grands airs, et, pour nous plaire, il faut payer de force ou d’effronterie. M. de Martignac était adroit, mais il n’était pas charlatan. C’était un excellent négociateur ; ce n’était pas et ce ne pouvait pas être un arbitre imposant. Il n’avait rempli jusque-là dans le gouvernement que des fonctions secondaires, il n’avait pas donné toute sa mesure. Il aimait la réputation, l’honneur, la gloire même ; mais il n’avait pas d’ambition ardente. De plus il avait le goût du plaisir et du loisir, ce qui le rendait encore moins capable d’être un ambitieux de la grande école. Il y a dans notre caractère national cette qualité ou ce défaut, que nous comprenons mieux le grand que le bon. La générosité de M. de Martignac défendant M. de Polignac l’a singulièrement rehaussé dans notre esprit et nous a aidés à comprendre la sagesse de M. de Martignac, qui voulait, par son ministère, empêcher la contre-révolution de provoquer la révolution.

Toute la question en effet était là ; mais dans cette question que de difficultés ! que de haines et de défiances des deux côtés ! que de théories violemment opposées et également insensées ! Dans le parti libéral et dans le parti des royalistes libéraux, il ne manquait pas d’esprits intelligens et éloquens qui prêchaient la transaction, représentée par le ministère Martignac, qui montraient que le salut de la monarchie était là et n’était que là ; mais quoi ! la transaction n’avait pour elle que la nécessité des choses raisonnables. La nécessité des passions était plus forte. On voyait l’abîme et on s’y laissait entraîner. Que de belles et patriotiques paroles prononcées au bord de cet abîme, afin de n’y pas tomber ! « Oui, disait-un député royaliste, M. de Leyval, oui, il y avait deux peuples dans un seul peuple ; mais ils se sont donné le signe de paix, et il appartient au roi de combler l’abîme qui les a si longtemps séparés. Où donc est cette révolution dont on parle tant ? La charte a tué le monstre (vives acclamations), et ce n’est qu’en tuant la charte qu’on peut le faire revivre… Que dirai-je enfin ? Le royalisme est devenu libéral et le libéralisme est devenu monarchique. (Applaudissemens.)[1]. » En applaudissant M. de Leyval, on applaudissait à ce qu’on espérait plutôt qu’à ce qu’on voyait, à l’avenir plutôt qu’au présent. Le ministère était fondé en effet sur l’espoir que le royalisme pouvait devenir libéral, et que le libéralisme pouvait devenir monarchique. Bel Eldorado, qui était possible, mais possible comme l’est la raison ici-bas, possible pour l’élite et par l’élite. Ce qui faisait la faiblesse du ministère Martignac ou de la transaction essayée en 1827 et 1828, c’est que ce ministère était de deux côtés un Ultimatum ; du côté de Charles X, c’était le maximum des concessions populaires qu’il voulait accorder, et du côté du parti libéral le maximum aussi des concessions qu’il pouvait faire aux idées et aux sentimens de l’ancien régime. Hors de lui, il n’y avait plus de rapprochement possible, et avec lui ce rapprochement avait chaque jour ses difficultés et ses périls. C’était le rapprochement de deux armées d’observation.

Si je ne me trompe, plus je prouve l’impossibilité de la transaction à cause des passions, plus j’en prouve la sagesse pacificatrice et la nécessité morale. Elle ne nuisait à aucun des droits et des intérêts véritables du pays et de la dynastie ; mais elle ne plaisait à personne de ceux qu’elle rapprochait, elle ne plaisait même pas aux ministres qui y travaillaient entre le marteau et l’enclume. Dans les derniers mois du ministère Martignac, au commencement de 1829, il y avait dans les esprits, du côté de la cour comme du côté de l’opposition, cette impatience qui fait qu’on aime souvent mieux le mal que le danger. Mieux vaut, disaient les zélés du château, mieux vaut un coup d’état avec ses périls qu’une royauté précaire et marchandée. La transaction prudente et habile qui était le principe du ministère de M. de Martignac ne représentait donc plus aux uns et aux autres que l’incertitude avec tout ce qu’elle apporte d’ennuis et de dépits. Il fallait en finir, et le roi Charles X commença d’en finir en nommant, le 8 août 1829, M. de Polignac ministre des affaires étrangères. Ce jour-là, l’abîme s’ouvrit ; il ne fit plus que s’élargir jusqu’au coup d’état du 25 juillet 1830, qui y poussa la monarchie de 1814, et l’abîme ne se referma qu’à moitié avec la monarchie de 1830.

En passant des transactions aux catastrophes, j’ai besoin de me demander si la catastrophe de la monarchie de 1814 lui a été annoncée à temps, ou bien si cette monarchie est tombée tout à coup, sans avoir été prévenue de sa chute prochaine. Jamais roi n’a été plus averti de ses dangers que le roi Charles X ; jamais roi n’a été plus conjuré de renoncer au pouvoir personnel et dictatorial qu’il croyait trouver dans l’article 14 de la charte et surtout dans la prérogative héréditaire de sa race, — de renoncer, disons-nous, à ce pouvoir discrétionnaire qui n’était qu’une théorie périlleuse, pour se contenter du pouvoir monarchique qu’admettait et que consacrait la charte. Dans le grand nombre de ces avertissemens que pourra citer l’histoire, j’en prends un que je ne puis pas oublier.

Les ministres que remplaçaient M. de Polignac et ses collègues étaient, parmi les hommes politiques du temps, ceux que l’avènement du nouveau ministère troublait le moins. Tout en voyant très bien le danger d’une aventure contre-révolutionnaire, ils y avaient toujours cru. Ils n’étaient donc pas surpris ; de plus ils sortaient par une belle porte. En remettant son portefeuille, un des plus considérables d’entre eux par sa ferme intelligence et par sa grande fortune, le comte Roy, avait pris la liberté de prédire respectueusement à Charles X la marche inévitable des choses et comment son ministère serait peu à peu acculé aux coups d’état. Cette extrémité, que le roi ne voulait pas hâter, ne l’effrayait cependant pas, s’il y fallait arriver, et cette disposition était un péril de plus. Ces résolutions qu’on garde comme un en-cas pour la dernière heure sont dangereuses, parce qu’elles donnent aux princes une fermeté ou une confiance qui précipite les événemens. Il y en a dans notre histoire un autre exemple et qui n’a pas été moins fatal en sens contraire que celui de Charles X : je veux parler de la résolution que le roi Louis-Philippe, dans les dernières années de son règne, gardait au fond de l’âme d’abdiquer la couronne plutôt que de se prêter à la nécessité des circonstances. Le roi Louis-Philippe avait laissé percer dans ses conversations quelque chose de ce projet d’abdication ; on n’y croyait pas. Cette idée n’était pas seulement pour le roi un moyen de résistance et de dignité personnelle fort opposé à la passion de pouvoir personnel qu’on lui prêtait ; il croyait, trompé en cela, comme nous tous, par la confiance qu’il avait dans le gouvernement représentatif, il croyait que ce serait un expédient de gouvernement, et que dans un moment d’agitation le roi pourrait abdiquer, sans que la royauté abdiquât avec lui.

Les paroles de M. Roy, quoique fort bien écoutées par le roi Charles X, ne le persuadèrent pas. Je me souviens que je vis M. Roy le jour de son départ du ministère, et qu’il me raconta son dernier entretien avec Charles X. M. le comte Roy avait toutes les grandes qualités d’un bon ministre des finances ; il était un homme d’affaires consommé plutôt qu’un orateur et un homme de lettres, quoiqu’il fût très lettré et qu’il aimât les lettres, comme tous les hommes du XVIIIe siècle. Ce jour-là, en me racontant cette conversation, il fut vraiment éloquent et touchant. Le pressentiment de la chute inévitable de la monarchie, qu’il aimait sans fanatisme, mais qu’il aimait sincèrement comme le régime qui avait ajouté à sa capacité et à sa fortune les honneurs mérités du pouvoir, seule chose qu’il eût à souhaiter, ce pressentiment donnait à ses paroles une émotion et une gravité singulières. Il croyait qu’il avait un instant ému Charles X, et il avait raison. Il l’émut assez pour le persuader de la sincérité de ses appréhensions, pas assez pour le convaincre de la vérité du danger, ou pour le faire douter de la nécessité de le braver.

Non-seulement c’était en vain que les plus fidèles serviteurs de la royauté constitutionnelle avertissaient le roi Charles X ; c’était en vain aussi que les chefs du parti libéral avaient réussi à retenir et à contenir l’esprit révolutionnaire. La France se refusait tant qu’elle le pouvait à faire la révolution vers laquelle la poussait le zèle irréfléchi de l’esprit contre-révolutionnaire. Elle s’en sentait capable, mais elle s’en sentait aussi effrayée. Elle laissait sagement reposer ses armes, et elle demandait au roi Charles X qu’aucune attaque imprudente ne vînt la forcer à les saisir pour se défendre. Les républicains eux-mêmes et les anciens conspirateurs des sociétés secrètes, MM. Bastide et Boinvilliers (ce dernier est aujourd’hui sénateur), convenaient dans les séances du comité Aide-toi, le ciel t’aidera « que le sort du roi était entre ses mains, et que, s’il restait fidèle à la charte, toute insurrection, toute conspiration, seraient folles, mais en même temps ils croyaient que la charte un jour ou l’autre serait, violée, et qu’alors les discours et les brochures légales devraient faire place aux coups de fusil[2]. »

Cette pensée de l’inévitable et énergique résistance du pays en cas de coup d’état, et d’une résistance qui irait au-delà de la simple défense, était alors dans tous les esprits, les plus ardens comme les plus modérés. Je trouve à ce sujet dans le Journal des Débats du 24 juillet 1830, c’est-à-dire la veille même du coup d’état, des paroles tristement prophétiques. Les journaux du ministère prêchaient chaque jour la nécessité du coup d’état, et alors, chaque jour aussi voyant plus clairement l’avenir, le Journal des Débats disait le 24 juillet : « Un coup d’état est nécessaire, crient nos adversaires, parce que la royauté est aujourd’hui face à face avec la révolution. Il est faux, à l’heure encore où nous parlons, que la royauté soit face à face avec la révolution ; mais demain, s’il y a un coup d’état, cela sera vrai ! C’est la charte qui les sépare ; ôtez-la, les deux ennemis sont en présence. Oui, ôtez la charte, il n’y a plus de restauration ; il n’y a plus que la révolution et la contre-révolution ; nous reculons de plus de trente ans : la contre-révolution se retrouve en Vendée et dans le camp de Condé, la révolution à Jemmapes et à Fleurus, chacune avec sa force, et Dieu et les batailles pour arbitres. » Le lendemain en effet, c’est-à-dire le 25 juillet, cette barrière qui séparait les deux vieux ennemis et qui suspendait les événemens, était brisée par les ordonnances, et il n’y avait plus de restauration !

La révolution de 1830 a donc eu ce double caractère qui fait son honneur : elle a été à la fois la plus facile à éviter des révolutions, puisque la France ne voulait pas la commencer, et elle a été aussi la plus inévitable, une fois la lutte engagée par la royauté, puisque la France ne voulait pas abandonner ses droits. « Deux sentimens également dénués de tout motif sérieux et légitime, dit M. Guizot dans la nouvelle préface de ses Mélanges historiques et politiques, dominaient l’âme du roi Charles X : la peur de la révolution et la routine de l’ancienne royauté ; il se croyait en face des dangers de 1792 et en droit d’user du pouvoir personnel de ses ancêtres. L’une et l’autre de ces convictions étaient profondément inintelligentes et hors de propos. Malgré les menaces et les violences de la faction révolutionnaire, tout ce qui s’était passé depuis 1815 prouvait que la restauration constitutionnelle n’avait rien de définitif à redouter de la révolution. Malgré les velléités et les fautes du gouvernement royal durant la même époque, la même histoire prouvait que la France nouvelle n’avait rien de sérieux à craindre de la restauration. La restauration et la France nouvelle s’étaient l’une et l’autre bien défendues et maintenues. La chambre qui avait voté l’adresse des 221 et celle qui fut élue pour lui succéder étaient l’une et l’autre sincèrement royalistes aussi bien que constitutionnelles, et toute tentative révolutionnaire ou contre-révolutionnaire y eût été fortement réprimée. Les ordonnances du 24 juillet 1830 furent un acte absolument gratuit, suscité par les alarmes frivoles et la superstition du pouvoir personnel, qui régnaient dans l’âme du roi Charles X, non par aucun vrai danger de la royauté et de l’état. »

III

J’arrive à la troisième crise du gouvernement personnel, c’est-à-dire à 1848, et ici je rencontre la mémoire d’un prince que j’ai toujours aimé et respecté, le roi Louis-Philippe. Est-ce l’infatuation du gouvernement personnel qui a causé la chute du roi Louis-Philippe, comme elle a causé la chute de Napoléon Ier et de Charles X, ou bien faut-il plaindre ce prince comme une victime des préjugés populaires ? Je dirai très franchement ce que je pense à ce sujet ; mais je veux et je dois d’abord faire une réflexion. Il n’est pas difficile de reconnaître dans Napoléon Ier et dans Charles X les caractères du gouvernement personnel, quelle que soit la différence des deux princes. Ils ont tous deux la conviction qu’ils peuvent légitimement agir en dictateurs, l’un en vertu de son génie, en vertu

Du droit qu’un esprit vaste et ferme en ses desseins
A sur l’esprit grossier des vulgaires humains,


l’autre en vertu des droits héréditaires de sa race. Leurs actions sont conformes à leurs pensées. Je ne parle pas pour Napoléon Ier de l’usurpation primitive du 18 brumaire. La France en avait pris son parti, avec cette condition pourtant que le pouvoir serait exercé avec la sagesse du consulat, c’est-à-dire, au dehors, dans l’esprit des traités de Lunéville et d’Amiens, en procurant par la victime la prépondérance pacifique de la Fiance, au dedans par une autorité intelligente et modérée qui permettrait à Mme de Staël, à M. de Chateaubriand, à M. Benjamin Constant, d’ouvrir, par la liberté et l’élévation de la pensée, l’ère philosophique et littéraire du XIXe siècle, sinon l’ère politique. On sait comment l’empire observa ces conditions tacites, et comment en 1813, quand la France demanda à être un peu plus libre au dedans, afin de pouvoir être plus forte au dehors, l’empereur congédia avec colère le corps législatif comme s’occupant de choses qui ne le regardaient pas. Ce sont là des actes de gouvernement personnel, des actes dictatoriaux qui sont éclatans, manifestes, et que le malheur public a gravés en traits ineffaçables dans la mémoire des hommes.

L’infatuation du gouvernement personnel n’a pas été moins grande dans le roi Charles X, et n’a pas éclaté par des actes dictatoriaux moins manifestes, moins douloureusement historiques, et surtout, comme le dit avec raison M. Guizot, par des actes dictatoriaux moins provoqués et plus gratuits. Si l’empereur Napoléon Ier eût abjuré en 1813 le gouvernement personnel, il sauvait peut-être la France de l’invasion et sa dynastie de la déchéance ; mais il abjurait en quelque sorte toute sa vie. Le roi Charles X au contraire n’avait pas été élevé et n’avait pas vécu en dictateur. Le gouvernement personnel n’était pour lui qu’une théorie, héréditaire, il est vrai, de telle sorte qu’il eût cru abjurer sa famille s’il eût cédé à ce qu’il appelait la révolution. La restauration, dès 1814, avait par la charte abjuré solennellement la théorie du gouvernement personnel héréditaire, et Charles X lui-même, le 14 avril 1814, acceptant les articles fondamentaux de la constitution du sénat, disait à M. de Vitrolles après la séance : « Eh bien ! voilà les engagemens-pris ; il faut les accepter franchement et les accomplir dans toutes leurs conséquences et sans arrière-pensée ; ensuite l’expérience nous apprendra si c’est ainsi qu’on peut assurer le bien du pays[3]. » Malgré la réserve exprimée par les dernières paroles et qui contient la pensée éventuelle des ordonnances dictatoriales du 25 juillet 1830, il n’y a rien là d’un dictateur. Ce sont donc les docteurs du parti royaliste, c’est la fatale controverse des journaux légitimistes de 1829, qui rappelèrent à Charles X la théorie qu’il avait un instant oubliée. Il s’en ressaisit comme d’un dogme de famille, et il se perdit en mettant ce dogme en action, sans à-propos, sans nécessité, conseillé par des ministres que M. le duc de Fitz-James, en prêtant serment à la royauté de 1830, traitait de « ministres imbéciles encore plus que perfides-[4]. » Par les ordonnances de juillet, Charles X prenait la dictature au nom de la contre-révolution. C’est donc bien sur un acte de dictature qu’il est tombé.

Je reviens maintenant à la chute du roi Louis-Philippe en 1848. Sur quoi est-il tombé ? Est-ce sur un acte de dictature ? est-ce pas infatuation du gouvernement personnel ? est-ce par obstination à le garder ou par ambition de le prendre ? Le garder ! il ne savait pas. L’empereur Napoléon Ier l’avait et se refusait à le modérer, malgré le conseil des événemens et les instances patriotiques du corps législatif. Prendre le gouvernement personnel ! le roi. Louis-Philippe a-t-il fait pour cela des ordonnances de juillet, comme le roi Charles X ? Non. A-t-il voulu conserver ses ministres malgré la majorité de la chambre des députés, comme faisait le roi. Charles X pour M. de Polignac ? Non. Il n’y a donc eu de la part du roi Louis-Philippe aucun acte de dictature, aucun acte contraire à la charte de 1830. On peut le soupçonner d’avoir eu du goût pour le gouvernement personnel, on peut lui faire un procès de tendance ; on peut croire qu’avec l’esprit et l’expérience qu’il avait, il se sentait fait pour quelque chose de mieux que pour régner sans agir, comme un saint qu’on vénère dans sa niche. Il savait quelle était sa responsabilité réelle en dépit du son inviolabilité légale, et eût-il voulu ignorer sa responsabilité, les assassins sortant chaque année des sociétés secrètes l’en avertissaient par leurs attentats ; mais ce goût d’avoir sa part au gouvernement de son pays, ce goût qu’il tenait de sa nature et des épreuves de sa vie, il le renfermait soigneusement dans le cercle de la charte de 1830, purgée des ambiguïtés de l’article 14. Jamais roi n’a été plus fidèle que lui à la procédure constitutionnelle. Aussi, quand il est tombé, la procédure constitutionnelle est tombée avec lui.

Les détails que M. Guizot donne, soit dans ses Mémoires soit dans la nouvelle préface de ses Mélanges, sur la part d’influence que le roi Louis-Philippe voulait avoir dans son gouvernement, sans vouloir jamais changer cette influence en dictature ou en droit au gouvernement personnel, ces détails sont très curieux et même très piquans. « Le roi Louis-Philippe, dit-il dans sa nouvelle préface, a quelquefois fourni lui-même de spécieux prétextes à cette idée, qu’il voulait trop dominer et qu’il dominait trop en effet dans son gouvernement. La patience et le silence sont souvent d’utiles et convenables habiletés royales. Le roi Louis-Philippe n’en faisait pas assez d’usage. Il avait sur toutes choses une surabondance d’idées, d’impressions, de velléités qu’il ne prenait pas assez soin de contenir et pour ainsi dire de tamiser assez sévèrement, il se baissait trop aller à manifester soudainement, impatiemment, son avis et son désir, et aussi à manifester trop d’avis et de désirs dans de petites affaires qui ne méritaient pas son intervention. Il était de plus si profondément convaincu de la sagesse de la politique pacifique, conservatrice et libérale qu’il pratiquait de concert avec les chambres, il croyait le succès de cette politique si important pour le bien du pays, qu’il lui en coûtait un peu d’en voir attribuer à d’autres le mérite, et qu’il ne pouvait se résoudre à n’en pas réclamer hautement sa part. Ce désir et l’intarissable fécondité, la vivacité, et je me permettrai de dire l’intempérance de sa conversation, lui donnaient des airs d’ingérence continue et de prétention exclusive qui dépassaient quelquefois les convenances constitutionnelles. Je suis convaincu que son gendre, le roi Léopold, infiniment plus réservé dans son attitude et son langage, a exercé dans le gouvernement de la Belgique, au dedans et au dehors, plus d’influence personnelle que le roi Louis-Philippe dans celui de la France ; mais l’un en évitait avec soin l’apparence, que l’autre se montrait trop souvent préoccupé de la crainte que justice ne fût pas rendue à ses desseins et à ses efforts. »

Je ne puis pas me retenir d’interrompre cette citation par une réflexion que n’auront pas manqué de faire toutes les personnes qui, de près ou de loin, ont vu et ont connu le roi Louis-Philippe. Dans un pays comme la France, où l’on réussit autant et peut-être mieux par ses défauts que par ses qualités, le roi Louis-Philippe a eu ce bizarre malheur, que ni ses qualités ni ses défauts n’ont eu le succès qu’ils devaient avoir. Je passe condamnation sur ses qualités. Il respectait profondément la vie humaine, il aimait la paix, il croyait aux droits de la liberté, et, comme dans son gouvernement il préférait pour lui-même l’influence au commandement absolu, il inclinait à employer partout le raisonnement plutôt que la force. Sous tous ces rapports, il était essentiellement un homme du XVIIIe siècle. Ce sont là des qualités qui peuvent aider au bonheur des peuples, mais ce ne sont pas les qualités saillantes et bruyantes qui frappent leur imagination. Laissons donc les qualités de côté et venons aux défauts. C’est là surtout que je trouve le roi Louis-Philippe malheureux ; il avait les défauts qui pouvaient le rendre populaire, on lui a attribué les défauts contraires. Il était prodigue et grand dépensier ; on a dit qu’il était avare, et on l’a cru. Pourquoi cela ? Il avait le goût de la comptabilité et non celui de l’économie. La dépense l’attirait de tous les côtés et lui plaisait : fêtes, bâtimens, jardins, plantations ; mais le désordre l’effrayait et le choquait. Il fallait que les comptes fussent bien tenus, les devis bien faits et les mémoires bien réglés. Son exactitude de financier lui cachait à lui-même sa prodigalité et surtout la cachait au public. C’était là le mal. M. Guizot parle avec raison de l’intarissable fécondité, de la vivacité et même de l’intempérance de sa conversation ; on en a fait un prince qui calculait toutes ses paroles, un roi cauteleux et rusé. Comme il parlait beaucoup et se démentait quelquefois, on prenait ses démentis pour la preuve de ses faussetés. C’est souvent dans le monde un moyen de succès d’être imprudent en paroles, prompt aux épanchemens, et d’avoir pourtant beaucoup de sagesse et de mesure dans sa conduite. Une sagesse silencieuse et réservée inspire la défiance ; la sagesse du roi Louis-Philippe n’était pas de ce genre ; il ne trouvait la sienne que par réflexion. Les premiers momens appartenaient à l’expansion et à l’impétuosité des pensées et des sentimens. Ainsi encadrée dans le défaut contraire, la sagesse du roi Louis-Philippe aurait dû lui réussir comme elle a réussi à je ne sais combien de personnes. Malheureusement au défaut du roi Louis-Philippe, c’est-à-dire à son besoin d’expansion, il manquait la petite dose de calcul et d’art nécessaire aux défauts qui veulent réussir ou servir au succès d’une qualité dans le monde. C’est ainsi que dans le sujet même que nous traitons, c’est-à-dire dans le goût de domination qu’où attribuait au roi Louis-Philippe, ce qu’il disait au premier moment nuisait à ce qu’il faisait à la fin, parce que, se ravisant à mesure qu’il parlait, la dernière pensée démentait parfois la première, et on l’accusait de mensonge quand il n’avait fait que se corriger. Nous nous étions fait du roi Louis-Philippe, lorsqu’il monta sur le trône, l’idée d’un roi méditant, calculant et presque conspirant, l’idée d’un Guillaume d’Orange. C’était tout le contraire. Le contraste de sa renommée et de son caractère a fait qu’il n’a profité ni de ses qualités ni de ses défauts. Le témoignage que lui rendent peu à peu devant l’histoire ses ministres et ses conseillers, tous ceux qui l’ont approché, corrigera l’erreur des contemporains. Il avait beaucoup de l’expansion d’Henri IV, moins la gasconnade, c’est-à-dire la petite dose de calcul et d’art dont a besoin cette sorte de défaut qu’il faut montrer au monde pour plaire, et qu’il faut corriger pour réussir.

« J’avais à cœur, dit M. Guizot, dont je reprends la préface, de marquer nettement la profonde différence qui existe entre l’idée inhérente aux mots de pouvoir personnel sous le premier empire et la restauration et l’idée contenue dans ces mêmes mots sous la monarchie de 1830. Aux deux premières époques, le pouvoir absolu était déposé en principe et en germe dans le pouvoir personnel réservé. En 1830, toute idée de pouvoir extra-légal et absolu a été extirpée de nos institutions[5], et les mots de pouvoir personnel n’ont plus impliqué qu’une question de mesure et de répartition d’influence dans les rapports des grands pouvoirs de l’état. Sur ce dernier point, je viens de rappeler ce qui était, à mon sens, sous le gouvernement du roi Louis-Philippe, la vérité et le droit. Aujourd’hui, sous le second empire, dans l’état actuel des faits et des esprits, les deux questions ainsi soulevées de 1800 à 1848 par les mots de pouvoir personnel sont mêlées et posées ensemble ; d’une part, au fond, on reconnaît la nécessité de sortir d’un régime analogue à la dictature après une crise révolutionnaire et de rentrer dans le régime de la liberté active et de l’influence efficace du pays dans son gouvernement ; d’autre part, on est appelé aussi à déterminer quelles doivent être l’attitude et l’influence relatives des grands pouvoirs de l’état dans cette situation nouvelle, c’est-à-dire sous le régime, de la liberté active et efficace. Grand et difficile problème dont la solution exige également l’absolue expulsion du pouvoir personnel et la juste répartition des droits et de l’action constitutionnelle entre les grands pouvoirs publics ! »

En faisant l’importante citation qu’on vient de lire, je ne me dissimule pas que j’en adopte, par cela même, la conclusion. Non, le roi Louis-Philippe n’a pas cherché pendant son règne à excéder les limites du pouvoir monarchique que lui attribuaient les institutions ; il n’a pas cherché à revenir, en fait, sinon en droit, à l’article 14 de la charte, et il n’est pas tombé du trône pour avoir essayé de saisir la dictature. Je suis tout à fait de l’avis de M. Guizot sur ce point ; je suis aussi tout à fait de son avis sur la réforme qui est en train de se faire dans les institutions actuelles, et sur les conditions de cette réforme ; il faut annuler complètement le principe de la dictature, il faut maintenir soigneusement le principe de la monarchie. On a compromis le principe en l’exagérant ; il faut le rétablir en le modérant et en le dégageant de toute alliance avec la dictature. Je me laisserais volontiers aller à traiter cette question qu’a si bien posée M. Guizot ; mais il y a là une autre question qui sort inévitablement de la conclusion de M. Guizot. Si le roi Louis-Philippe n’est point tombé du trône pour avoir voulu s’arroger le gouvernement personnel et pour avoir essayé de changer la monarchie constitutionnelle en dictature, pourquoi donc est-il tombé ? Sa chute n’est-elle qu’une erreur populaire, une catastrophe sans cause et sans justice ? Le pays doit-il ne s’en prendre qu’à lui-même, et ne doit-il se plaindre que de lui-même, s’il a perdu de gaîté de cœur la monarchie constitutionnelle, qu’il essaie de retrouver aujourd’hui ?

Cette question arrive inévitablement après les réflexions de M. Guizot. Je pourrais dire ici, comme le font encore aujourd’hui et comme le faisaient surtout beaucoup de personnes dans les premiers temps de la catastrophe de 1848 : c’est la faute des ministres ; c’est la faute de M. Guizot lui-même. Selon moi, il y a d’autres coupables que les ministres de 1846 et 1847, et des coupables qui se croient fort innocens parce qu’ils ont été plus ou moins victimes des événemens qu’ils ont causés. J’accuse sans hésiter la majorité de 1846 et 1847 ; c’est elle qui a fait le mal parce qu’elle ne l’a pas empêché et qu’elle avait le pouvoir et par conséquent le devoir de l’empêcher. Quand en 1846 et 1847 les amis les plus fidèles du roi Louis-Philippe et de sa dynastie le pressaient.de changer le ministère de 1840, le roi répondait en véritable souverain constitutionnel qu’il ne savait pas ce qu’on lui demandait, que son ministère avait la majorité dans les chambres, qu’il restait dans le cercle de la procédure parlementaire, que, s’il en sortait en faisant par un acte de volonté individuelle un nouveau cabinet, il tomberait dans l’abus du gouvernement personnel ; si la majorité croyait que le pays voulait un nouveau ministère, elle n’avait qu’à le signifier par ses votes, le roi céderait alors à l’expression des vœux du pays représentés par les votes de la majorité dans la chambre. Quand le roi Louis-Philippe parlait ainsi, il citait volontiers le vers de Voltaire ; il rappelait le dialogue d’Omar et de Mahomet :

J’ai devancé ton ordre.
— Il eût fallu l’attendre.


Le roi ne voulait pas devancer le vote de la majorité ; il l’attendait.

Les majorités font trop bon marché de leurs prérogatives, de leurs droits, de leurs devoirs, quand elles s’enchaînent à tel ou tel ministre, quand elles abdiquent leur volonté entre ses mains. Elles se croient innocentes, parce qu’elles sont obéissantes ; c’est leur obéissance qui fait leur faute. Elles sont chargées par le pays de surveiller la marche de l’administration, de l’observer, de voir si elle suit la bonne voie ou si elle entre dans la mauvaise. Le jour où l’administration fait fausse route, où elle se détache des intérêts, des pensées, des sentimens du pays, le jour où l’administration devient une coterie de cour ou de bureau au lieu d’être un vrai gouvernement, ce jour-là les majorités doivent se détacher des ministres. Il est honorable et utile de se détacher des ministres avant leur chute ; s’en détacher après est le fait des petits esprits et de cœurs encore plus petits. Vous avez obéi aux événemens, il fallait les diriger ; vous avez suivi la destinée, il fallait la faire.

Je sais bien quelle est la réponse des majorités, de celle de 1868 comme de celle de 1847 : c’est aux ministres, qui voient les choses de plus haut et de plus loin, qu’il appartient de sauver l’état, même par leur démission, si le salut de l’état la demande. — Vous en parlez bien à votre aise, dirai-je aux majorités. Vous voulez que Curtius voie le gouffre que vous ne voyez pas vous-même et qu’il s’y jette vaillamment. Vous demandez aux ministres une clairvoyance trop difficile, une clairvoyance contraire à leur intérêt, à leur situation, à l’amour naturel du pouvoir, contraire aux intérêts et aux conseils de leurs amis. Je vais plus loin : les majorités, toutes les majorités, sous quelque ministère et sous quelque règne que ce soit, voient le péril bien mieux que ne le voient les ministres. Ce n’est pas la clairvoyance qui manque aux majorités, c’est l’indépendance, c’est la fermeté d’esprit et de cœur. Elles ont toute la sagacité qu’il faut pour prévenir le mal ; elles n’ont pas le courage qu’il faut pour l’empêcher. J’en citerai deux exemples, l’un dans le présent, l’autre dans le passé, l’un dans la majorité de M. Rouher, l’autre dans la majorité de M. Guizot.

Personne assurément, dans la majorité de la chambre de 1863, ne voulait l’expédition du Mexique, et j’hésite à croire que M. Rouher la voulût lui-même ; mais c’est là une autre question que je n’ai pas besoin de traiter. Personne non plus dans la majorité ne voulait la guerre d’Allemagne, et au fond le corps législatif dut être le premier surpris du discours d’Auxerre, qui encouragea la Prusse à tout oser, puisque ce discours déchirait publiquement les traités de 1815 au moment où ces traités devenaient pour nous une garantie en Allemagne. Personne dans la majorité ne voulait la politique oscillatoire qui a semblé d’abord abandonner Rome à l’Italie pour la lui retirer ensuite violemment, sans savoir si elle ne la lui abandonnera pas une autre fois. D’où vient que la majorité, voyant le bien, a fait le mal ? Est-ce la passion qui l’a poussée au mal ? Non. Est-ce la clairvoyance qui lui a manqué ? Non, certes ! Elle n’a pas osé se détacher du ministre et de l’empereur, elle a suivi le maître qu’elle désapprouvait. Elle ne s’est trompée sur rien, et elle a fait comme si, à l’instar du gouvernement, elle s’était trompée sur tout. Est-elle responsable de tout ce qu’elle a fait ou laisse faire ? Oui, assurément, et pour que la sanction de cette responsabilité de la majorité de 1863 fût plus grande ou plus significative, c’est M. Rouher lui-même qui a expliqué hardiment à la majorité, l’histoire ne l’oubliera pas, que dans l’expédition du Mexique le gouvernement n’avait pas agi en dehors de la chambre, comme le disait l’opposition. Le gouvernement avait tout communiqué à la chambre, et la chambre avait consacré par ses votes tout ce qu’avait fait le gouvernement, de telle sorte que la majorité a appris de la bouche de M. Rouher qu’elle était responsable, non-seulement de tout l’argent dépensé, mais aussi, ce qui est bien pis, de tout le sang versé : terrible démonstration de cette vérité, que l’obéissance des majorités ne fait leur innocence ni devant le pays, ni devant l’histoire.

Il n’y a eu dans l’attitude de la majorité de 1846 et 1847 rien qui-ressemble aux désastreuses obéissances de la majorité de 1863. Ce qui fait surtout la différence, c’est que toutes les mesures qu’a consacrées la complaisance de la chambre de 1863, le Mexique, la guerre d’Allemagne, la question italienne, touchaient à la situation de la France en Europe, et en Amérique, et la modifiaient profondément, tandis que les mesures débattues en 1847 entre le ministère et l’opposition ne concernaient que l’état intérieur de la France. Il n’y avait donc pas de périls pour nous sur nos frontières ; dans les débats de ce temps, il n’y avait de dangers que pour le ministère, il n’y en avait point pour l’état, point même d’abord pour le gouvernement. M. Guizot, dans le huitième volume de ses Mémoires, définit lui-même la situation des esprits dans la chambre d’une manière que je trouve exacte, plutôt affaiblie qu’exagérée. Dans l’opposition, à ses divers degrés, nous demandions certaines réformes. Les élections, dit M. Guizot, avaient amené dans la chambre quelques membres nouveaux qui, pour réussir dans leur candidature, s’étaient présentés à la fois comme conservateurs et comme réformateurs et qui gardaient dans l’assemblée cette attitude complexe et flottante. Quoique peu nombreux, ce petit groupe, qui se donnait le nom de conservateur progressiste, était remuant et bruyant. « Non pas la conviction, mais la lassitude, et avec la lassitude quelque inquiétude gagnaient, dans les rangs de la majorité, quelques esprits modérés et prudens, remarque M. Guizot : il n’y avait, disaient-ils, point de bonnes raisons pour réclamer ces innovations ; mais il n’y en avait pas non plus de bien impérieuses pour les refuser encore longtemps. On pressentait que par le cours régulier des idées et des faits, elles ne tarderaient pas beaucoup à obtenir dans la chambre et dans une certaine mesure la majorité. »

On peut affirmer sans se tromper que, si les esprits modérés et prudens de la majorité parlaient ainsi aux ministres dans leur cabinet, ils parlaient naturellement avec un peu plus d’ouverture aux membres de l’opposition qu’ils savaient affectionnés à la monarchie et à la dynastie. Quoi qu’il en soit, à la session de 1847, la question de la réforme n’était encore qu’une question ministérielle, et point une question de gouvernement. Le ciel n’a pas voulu qu’elle restât dans ces limites salutaires. « L’impatience et l’imprévoyance, poursuit M. Guizot, ces deux fatales maladies de tant d’acteurs politiques, gagnèrent les deux oppositions, qui, dans des desseins très divers, attaquaient de concert le cabinet et le parti conservateur. » À ces deux maladies de l’opposition, je me permets d’ajouter une troisième maladie, qui était celle du ministère, et personne ne s’étonnera que, dans ces souvenirs où chacun fait librement la confession du parti opposé, je me rappelle mieux que M. Guizot la maladie du ministère. Cette maladie, c’était la politique conservatrice, le maintien de l’unité du parti conservateur devenu une sorte de pacte cabalistique, une sorte de religion dont M. Guizot était le grand-prêtre.

Ce sont les maladies que je viens de citer, l’impatience et l’imprévoyance des deux oppositions, la fermeté quasi-sacerdotale du ministère, de plus la docilité malavisée de la majorité de 1847 l’emportant sur sa clairvoyance, ce sont ces maladies politiques et non l’usurpation du pouvoir personnel par le roi Louis-Philippe qui ont amené la catastrophe de 1848. J’en tire cette conclusion : les réformes sont faites pour préserver les peuples des révolutions ; les tiers-partis sont faits pour procurer les réformes en préservant les gouvernemens du danger des ministres immuables et des adversaires irréconciliables.


SAINT-MARC GIRARDIN.

  1. Histoire du Gouvernement parlementaire, par M. Duvergier de Hauranne, t. IX, p. 413.
  2. Histoire du Gouvernement parlementaire, t. IX, p. 460.
  3. Histoire du Gouvernement parlementaire, par M. Duvergier de Hauranne, t. II, p. 116.
  4. Séance de la chambre des pairs, 10 août 1830.
  5. Séance du 3 août 1830. Discours de M. le duc d’Orléans, lieutenant-général du royaume. — « Je crois devoir appeler dès aujourd’hui votre attention sur l’organisation des gardes nationales, sur l’application, du jury aux délits de la presse, sur la forme des administrations départementales et municipales, et avant tout sur cet article 14 de la charte qu’on a si odieusement interprété. (Une foule de voix : Bravo ! très bien !) » — Journal des Débats, 4 août 1830.