Les Trois châtiments en un seul

Traduction par Damas Hinard.
Théâtre de CalderónBibliothèque-CharpentierTome III (p. 200-263).

LES
TROIS CHÂTIMENTS EN UN SEUL.

(LAS TRES JUSTICIAS EN UNA.)



NOTICE.


Dans cette comédie, dont le fond est historique, Calderon, contre son ordinaire, s’est proposé un but moral : il a voulu montrer que certains attentats contre l’ordre social et la sainteté du mariage pèsent à jamais sur ceux qui s’en sont rendus coupables, et qu’ils les expient tôt ou tard d’une manière terrible.

Les principaux personnages de ce drame sont peints avec un art supérieur. Le jeune Lope, le héros de la pièce, qui se trouve dans la même situation que Louis Perez de Galice, et qui a également beaucoup de grandeur et de noblesse, est cependant bien individualisé ; il est plus fier, plus sombre, plus tragique ; et si l’on s’intéresse à Louis Perez à cause de ses brillantes qualités, on éprouve pour le jeune Lope une sorte de pitié mêlée de terreur, parce qu’on ne peut s’empêcher de voir en lui l’infortunée victime d’une fatalité déplorable. — Lope de Urrèa, plein de bonté et de générosité, malgré l’invincible antipathie qu’il éprouve contre celui qu’il croit ou ne croit pas son fils, me semble le type curieux de ces vieillards espagnols chez qui l’énergie de la volonté et la vigueur du caractère survivent à l’abandon des forces physiques. — Quant au roi don Pèdre, c’est, à mon avis, l’une des plus belles créations de Calderon, et quoique j’admire beaucoup le don Pèdre du Médecin de son honneur, je préfère encore celui-ci, qui a, selon moi, une unité plus majestueuse et plus imposante.

Parmi les beaux détails qui abondent dans cette pièce, on remarque sûrement le récit du jeune Lope, servant d’exposition, sa rencontre singulière avec Violante à la fin du premier acte, sa querelle avec le vieil Urrèa, l’interrogatoire de doña Blanca par le roi[1]. Et quand le jeune Lope, qui vient de donner son poignard à don Mendo, est saisi d’un effroi soudain, comme s’il entrevoyait tout à coup le destin qui le menace. Et quand, plus tard, poursuivi par les archers, il rend son épée à don Mendo, amené à ses pieds par un sentiment de respect qu’il ne s’explique pas et qui est un vague instinct de la piété filiale. Pour trouver des beautés du même genre que l’on puisse comparer à celles-là, il faut lire Lope ou Shakspeare.

Maintenant, quelques critiques.

Le fond de ce drame, avons-nous dit, est historique. Mais dans l’histoire, la cause première, ou, si l’on veut, le motif du drame est un adultère. À ce motif, Calderon a substitué une fausse déclaration de part ; et comme au début de la pièce, le poëte paraît annoncer un commerce criminel entre Mendo et Blanca, on est fort étonné, à la fin, d’apprendre qu’il s’agit d’un autre crime. Quelle a été l’intention de Calderon en modifiant ainsi la donnée de l’histoire ? Il aura voulu, j’imagine, surprendre le spectateur. Mais ce n’était point là, selon nous le sentiment qu’il devait chercher à produire dans une œuvre aussi grave, et dont le denoûment est si tragique.

Puisque nous parlons d’histoire, voici un autre reproche. Le roi don Pèdre, auquel l’Histoire attribue le jugement qui fait le dénoûment de cette pièce, est le roi don Pèdre Ier de Portugal, surnommé le Cruel ou le Justicier, et non pas don Pèdre d’Aragon, qui fut surnommé le Cérémonieux. Le poëte aura confondu. Que si Calderon voulait absolument mettre la scène en Espagne, mieux valait, encore choisir pour roi don Pèdre de Castille, à qui l’on a donné le même surnom qu’à son homonyme de Portugal, qui vivait à la même époque, et qui fit même avec lui un traité relatif à l’extradition mutuelle des réfugiés ; traité tout à fait digne du caractère de ces deux princes. Cela n’eût pas été plus vrai, j’en conviens, mais c’eût été plus vraisemblable[2].

Enfin, dans l’exécution de cette pièce, on pourra blâmer un certain abus de l’esprit et de l’imagination, des plaisanteries un peu déplacées et des jeux de versification qui laissent trop voir le poëte dans le moment même où il devrait le plus soigneusement s’effacer, pour ne laisser voir que les acteurs.

Eh bien, malgré tous ces défauts et malgré toutes nos critiques, les Trois Châtiments en un seul n’en sont pas moins un ouvrage qui mérite l’admiration des amis de l’art, comme tous les ouvrages où l’on trouve une grande vue d’ensemble, de la passion et de l’éloquence.



LES TROIS CHÂTIMENTS EN UN SEUL.

PERSONNAGES
don lope de urrèa.
lope de urrèa, vieillard.
don mendo torrellas, vieillard.
don guillen de azagra.
le roi don pèdre d’aragon.
vicente, valet.
doña violante, dame.
doña blanca, dame.
béatrix, suivante.
elvire, suivante.
brigands.
domestiques et cortège.
La scène se passe en Aragon.

JOURNÉE PREMIÈRE.


Scène I.

Un site sauvage. Au fond du théâtre, une chaîne de montagnes.

Au moment où la toile se lève, on entend le bruit d’une arquebuse, et, immédiatement après, entrent DON MENDO et DOÑA VIOLANTE, poursuivis par des BRIGANDS, à la tête desquels est VICENTE.
don mendo.

Troupe barbare, troupe féroce, ni le bruit de vos arquebuses, ni les coups répétés de vos épées menaçantes ne pourront me vaincre. Il vous sera plus facile de me tuer. Mon courage se soucie également de la vie et de la mort.

doña violante.

Dieu tout-puissant, au secours !

un brigand.

Ne vois-tu pas cette montagne qui depuis son sommet jusqu’à sa base se montre au voyageur comme un sanglant théâtre de mort ? Quand bien même tu égalerais Mars en valeur, qu’essayes-tu de le défendre seul contre nous tous ?

vicente.

Cette rare beauté devant laquelle pâlit la lumière du soleil, loin d’avoir à courir aujourd’hui aucun danger, doit être la récompense de notre capitaine.

don mendo.

Avant qu’elle ait reçu de vous la moindre injure, votre impitoyable fureur m’aura arraché la vie ; et ensuite la renommée dira que si je n’ai pas pu la défendre, j’ai pu du moins mourir pour elle.

un autre brigand.

Cela ne va pas tarder.

doña violante.

Ah ! malheureuse !

don mendo.

Qu’attendez-vous donc ?


Entre DON LOPE, vêtu comme les autres brigands, mais d’une manière plus riche.
don lope.

Que se passe-t-il ?

vicente.

Dans les étroits sentiers de la montagne, et sous les ombrages qu’a développés le printemps, nous avons trouvé cette dame qui, pour s’abriter contre la chaleur, était descendue de sa litière, et marchait accompagnée de quelques domestiques. Dès que ses gens nous ont aperçus, ils ont pris la fuite ; et voila que ce vieillard prétend seul la délivrer et la défendre contre nous.

don lope.

Eh quoi ! ne voyez-vous pas, dites, que seul contre tant d’hommes, vous allez vainement dépenser votre courage ?

don mendo.

Seigneur, si j’avais la prétention de vivre, ce serait une folie, la chose est certaine ; mais puisque je ne prétends qu’à mourir, ce n’est pas une si folle audace. Et puisque votre venue ici m’apporte ma dernière sentence, j’en appelle de leur cruauté à la vôtre. (Il met un genou à terre.) Je n’implore pas votre pitié…

don lope.

Levez-vous. Vous êtes le premier homme qui ait changé ma colère en compassion. — Cette dame qui vous accompagne est-elle votre épouse ?

don mendo.

Non, seigneur, elle est ma fille.

doña violante.

Oui, en effet, et je me sens si bien la fille de son courage, de son sang, de son honneur, que si tu penses par sa mort devenir maître de ma vie, tu ne réussiras pas dans ce dessein ; car avant que tu en viennes là, à défaut d’une arme tranchante, tu me verras m’étrangler de mes propres mains, ou, dans mon désespoir, me précipiter du haut de ce mont et tomber en lambeaux à tes pieds.

don lope.

Beauté céleste, calmez-vous, de grâce. Bien que la colère avec laquelle vous me parlez eût pu être ma justification, c’est elle cependant qui retient mon bras. Pour la première fois de ma vie, je surprends en moi je ne sais quel sentiment de compassion et de respect. (À don Mendo.) De quel côté allez-vous ?

don mendo.

Je vais à Saragosse, où, si je ne m’abuse, il pourra se faire que je reconnaisse quelque jour la générosité de votre conduite.

don lope.

Qui donc êtes-vous ?

don mendo.

Je me nomme don Mendo Torrellas. J’ai passé de longues années en France, à Rome et à Naples, pour le service du roi don Pèdre d’Aragon. Sur son ordre, je retourne maintenant à la cour, pour lui consacrer ma vie dans le poste qu’il voudra bien me confier ; et là, — je vous en donne ma parole, — si c’est à la suite de quelque étourderie de jeunesse que vous vous êtes décidé à mener cette existence, je vous servirai de protecteur et de caution. En récompense de mes services je demanderai votre pardon. Je montrerai ainsi au monde la reconnaissance d’une âme qui vous doit l’honneur et la vie.

don lope.

J’accepterais cette offre si je pouvais espérer pour mes folies le pardon que vous m’annoncez ; mais, bien que je n’aie aucune bassesse à me reprocher, j’ai été deux ou trois fois condamné à mort pour mes déportements ; et en conséquence j’en suis venu là que je me laisse vivre sans nul espoir, en commettant chaque jour de nouvelles fautes. Tel est enfin mon malheur, que, pour échapper au châtiment réservé à mes délits passés, je n’ai plus de ressource que dans d’autres délits.

don mendo.

Ne perdez pas ainsi toute confiance dans l’avenir ; croyez à ma parole… tôt ou tard, j’en suis sûr, j’obtiendrai votre pardon. Oui, je veux faire voir au monde que je fais passer la reconnaissance avant l’intérêt de ma grandeur. Mais dites-moi, jeune homme, qui vous êtes ; car je ne demanderai pour moi-même aucune faveur au roi que je n’aie amélioré votre sort.

don lope.

Bien que je sois convaincu d’avance du peu de succès de vos bonnes intentions, veuillez m’écouter. — (Aux Brigands.) Vous tous, retirez-vous ! (Les Brigands sortent.) — Tel que vous me voyez, généreux don Mendo, je suis don Lope de Urrèa, fils de Lope de Urrèa. Plût à Dieu que ma conduite eût été aussi distinguée, aussi noble que ma naissance !

don mendo.

Vous dites vrai, je pourrais au besoin l’attester, car j’ai été autrefois l’ami de don Lope ; et par cette considération je me regarde comme obligé plus étroitement encore à faire pour vous tout ce qui sera en mon pouvoir.

don lope.

Au contraire, seigneur, j’ai idée que par cela même vous ne ferez rien pour moi ; car, puisque vous avez été l’ami de mon père, vous saurez que je l’ai offensé par mes folies, désolé par mes écarts, irrité par mes déportements, et enfin, ruiné par mon inconduite ; et dès lors, puisque vous êtes son ami, je conclus que vous ne voudrez pas être le mien. Et cependant, si je tenais à me justifier, je vous assure que cela me serait facile ; car c’est mon père lui-même qui a été la cause de mes malheurs.

don mendo.

Comment cela ?

don lope.

Voici comment.

don mendo.

Parlez, je suis impatient de vous entendre.

doña violante, à part.

Je sens renaître peu à peu le calme dans mon âme.

don lope.

Mon père, à ce que j’ai ouï conter mille fois, conçut dès sa première jeunesse, soit à raison, soit à tort, une espèce d’horreur pour le mariage ; mais, voyant que sa maison allait perdre un majorat dont la noblesse et l’illustration égalaient l’ancienneté, sur le conseil de ses proches ou peut-être par suite de ses propres réflexions, il se décida, — dans un âge déjà avancé et contre son inclination naturelle, — il se décida à s’établir. Dans ce but, il chercha une noblesse égale, une vertu irréprochable, et un honneur sans tache ; et il rencontra une personne à laquelle il soumit tellement sa volonté, qu’il ne considéra plus la différence des âges. L’épouse qu’il choisit, doña Blanca Sol de Vila, n’avait pas accompli sa quinzième année, et lui il avait déjà les cheveux tout blanchis par les ans, pareil à ces arbres que l’hiver a couronnés de neiges glacées qu’on dirait les fleurs de l’arrière-saison.

don mendo, à part.

Je le sais ; et plût au ciel que je pusse l’ignorer !… Vains souvenirs, cruelles pensées, que me voulez vous ?… (À don Lope.) Eh bien, achevez.

don lope.

Je poursuis. — Doña Blanca se refusa longtemps à cette union, pressentant peut-être combien, avec cette différence d’âge, un amour mutuel était difficile ; mais comme les femmes de haut rang n’ont jamais eu le choix d’un époux, elle fit le sacrifice de ses répugnances ; en un mot, elle fut mariée par force comme le voulurent ses parents. — Injustes et dures convenances, n’avez-vous pas souvent tué ceux qui se sont soumis à vous !… — Ainsi lui se mariant avec peu de goût pour le mariage, et elle avec peu de goût pour son mari, vous pouvez imaginer de quelles humeurs je fus formé, moi leur fils, triste fruit d’un pareil amour… On pensa d’abord que, selon ce qui est arrivé souvent, j’allais parmi eux amener la paix ; mais il en fut tout autrement : je fus pour eux un nouveau sujet de guerre par les sentiments différents que je leur inspirai… à ma mère de l’amour, à mon père de la haine. Non, contre le vœu de la nature, je ne possédai pas un seul instant l’affection de mon père ; il me haït dès ce moment même où de la part d’un enfant tout est charme et bonheur pour les yeux paternels. Il me laissa grandir sans me donner aucun maître, et ce manque d’éducation rendit mon caractère pire encore qu’il n’eût été si quelqu’un eût dès lors corrigé mes mauvais penchants ; car les animaux même les plus farouches, les plus cruels, finissent par céder à la récompense ou au châtiment. Aussi à peine les premières clartés de la raison commencèrent-elles à luire en moi, que me voyant sans guide et seul maître de mes actions, je commençai à me lancer dans de mauvaises compagnies, aussi peu sensible à l’amour de ma mère qu’à l’indifférence de mon père. S’étant donc donné pleine licence, ma jeunesse emportée, comme un cheval fougueux, parcourut sans bride et sans frein le vaste champ des vices… Les femmes et le jeu furent mes plus honnêtes passe-temps… Cependant mes années croissaient peu à peu ; et je vous laisse à juger vous-même quelle solidité peut avoir un édifice élevé sur des fondements si peu solides. À la fin, et comme j’étais déjà perdu, car mes passions avaient pris sur moi tout empire, mon père s’aperçut de ma mauvaise éducation, et il voulut, quoiqu’un peu tard, redresser un caractère qu’il avait laissé croître et grandir dans une fâcheuse direction. Pour moi, j’aurais voulu, croyez-le, lui être agréable ; mais, s’il faut vous parler avec une entière franchise, jamais je ne m’appliquai à faire ce qu’il m’avait recommandé. Finalement nous vécûmes l’un avec l’autre dans une opposition continuelle, et tous deux l’éternel martyre de ma mère… — Hélas ! jusqu’à ce jour elle a vécu le cœur partagé en deux parts, dont l’une reste avec elle, et dont l’autre me suit partout. C’en est au point que si quelquefois la nuit je vais la voir déguisé, — car ses peines et les miennes n’ont pas d’autre soulagement, — c’est elle-même qui me confie sa clef pour entrer secrètement dans la maison de manière à ce que mon père ne m’entende pas. A-t-on jamais vu au monde que la tendresse d’une mère pour son fils et d’un fils pour sa mère impose à une rencontre vertueuse des précautions qui sembleraient celles du vice et du crime !… Bref, je viens d’un trait à la plus triste, à la plus pénible des aventures qui m’ont amené dans la situation où vous me voyez ; et je passe sous silence les jeux, les galanteries, les querelles, les défis par suite desquels nous avons perdu, mon père sa fortune, et moi l’estime des hommes… Vous saurez donc que près de ma maison demeurait une dame, — je m’exprime mal, — un miracle de beauté, un prodige d’esprit, qui réunissait dans une adorable perfection ces qualités opposées qu’il est si rare de rencontrer réunies chez une femme. Je lui rendis des soins et lui fis connaître mon amour d’abord par des signes muets, et ensuite par des soupirs timides qui devinrent plus tard des aveux vivement sentis, mais incomplètement exprimés. Je lui déclarai ma peine dans une foule de lettres qui parvinrent jusqu’à elle et ne furent pas mal accueillies ; et j’osai même, à la faveur de la nuit, m’approcher de ses fenêtres et me plaindre à travers leurs barreaux de fer qui furent attendris par mes larmes, que faisaient couler ses rigueurs. Elle m’écouta donc enfin, touchée de la douleur que je montrais ; car il faut toujours que la femme qui ne se refuse pas à écouter vos peines se résigne à vous en tenir compte. Joyeux et fier de cette première faveur, j’entretins quelque temps mon espérance, jusqu’à ce que l’amour daignât permettre que mes rêves ambitieux obtinssent le bonheur auquel ils prétendaient. Mais n’ai-je pas tort de parler de bonheur ? Est-ce que, dans l’empire de l’amour, si dangereux, si tyrannique, le bonheur n’est pas toujours près du péril et des chagrins ?… Donc j’eus entrée dans sa maison après mille promesses, mille serments que je l’épouserais : serments bien faciles à faire, bien difficiles à accomplir ! En effet, à peine mon amour eut-il trouvé sa beauté plus traitable, que le bandeau qui me couvrait les yeux tomba tout à coup et je vis clairement qu’elle n’était pas moins facile que belle… Ô honneur ! farouche basilic qui en te regardant toi-même, te donnes à toi-même la mort !… D’un côté plein d’amour, de l’autre plein de repentir, j’adorais sa beauté et j’abhorrais ses mœurs ; de sorte que pour conserver l’une et ne pas m’enchaîner aux autres, j’imaginai de contenir ses prétentions au moyen de l’excuse ordinaire que j’étais fils de famille. Elle ne tarda pas à s’apercevoir que tous ces retardements étaient calculés ; mais, par une ruse égale à la mienne, elle me laissa entendre qu’elle comprenait mes scrupules, et depuis lors jamais rien chez elle ne me donna à connaître qu’elle avait une intention qu’elle me cachait. Or elle avait un frère qui s’était fait brigand après avoir été banni de Saragosse comme ayant tué par trahison un homme riche. Celui-ci, sur l’appel de sa sœur, accourut de la montagne. Secrètement caché dans sa maison, il apprit d’elle l’outrage fait à son honneur ; et se trouvant offensé, il médita une vengeance pour laquelle il se fit rejoindre par deux de ses compagnons… Moi cependant, une certaine nuit que j’étais allé chez elle avec la même sécurité que de coutume, à peine eus-je mis le pied dans son appartement, que je me vis traîtreusement entouré par ces trois hommes, qui me menaçaient de leurs épées en me demandant une réparation ; mais il me fut possible de tirer un pistolet, et pensant que le seul bruit de cette arme…

On entend un grand bruit du dehors.
une voix.

À la vallée !

une autre voix.

À la montagne !

plusieurs voix.

Au chemin !


Entre VICENTE.
vicente.

Seigneur ?

don lope.

Parle donc ?

don mendo.

Quelle nouvelle ?

doña violante.

Qu’est-il arrivé ?

vicente.

C’est que les domestiques qui ont fui ont averti la justice du village voisin, et la voici qui vient à notre recherche.

don lope.

Eh bien ! à la montagne !

don mendo.

Oui, retirez-vous de ce côté ; je vais, moi, aller au-devant d’eux, et je m’oblige à empêcher qu’on ne vous poursuive. — Et je vous le garantis de nouveau, j’accomplirai la parole que je vous ai donnée.

don lope.

Je l’accepte volontiers.

don mendo.

Je vous demanderai seulement un gage, afin que, dans le cas où j’enverrai vous chercher, celui qui viendra ait le passage libre.

don lope.

J’ai beau chercher, je ne me trouve aucun gage à vous donner… Mais prenez ce couteau de montagne… Celui qui le rapportera peut venir en toute sécurité.

don mendo.

Vous me donnez un couteau ?

don lope.

Eh ! que puis-je donner, moi, qui ne soit un instrument de mort ?

don mendo.

Je l’accepte pour en ôter le tranchant.

don lope.

Prenez, et adieu.

don mendo.

Allez avec Dieu.

don lope, poussant un cri.

Ah malheureux !

don mendo.

Qu’est ce donc ?

don lope.

Dans le trouble où j’étais en vous donnant ce couteau je me suis blessé à la main : et maintenant, en le voyant dans votre main à vous, je frémis, je tremble ; car, bien que vous ne me montriez ni inimitié ni colère…

don mendo.

Songez donc que c’est là une folle idée inspirée par le trouble où vous êtes, et que je suis incapable…

voix du dehors.

À la montagne ! à la vallée ! au chemin !

vicente.

Les voici qui approchent.

doña violante.

N’attendez pas plus longtemps, partez ; toute mon âme est émue en voyant le péril qui vous menace.

don lope.

Si je m’éloigne, c’est à cause de la crainte que vous témoignez en ma faveur, et non pour le danger que je cours. (À part.) Ô illusion ! que de choses m’a fait voir un seul instant !

don mendo.

Allons à leur rencontre, afin qu’ils n’avancent pas davantage. (À part.) Ô destin ! que de choses tu m’as rappelées à la mémoire !

doña violante, à part.

Jamais je ne me serais imaginé le crime si aimable… Ô souvenir ! que de choses j’emporte à rêver en moi-même !

Ils sortent.

Scène II.

Une salle du Palais à Saragosse.
Entrent DON GUILLEN et LOPE DE URRÈA, vieillard.
don guillen.

Comme depuis ma première enfance j’ai été l’ami de don Lope, ce serait mal à moi, en voyant votre affliction, de ne pas m’informer si vous avez quelque ordre à me donner ? En quoi pourrais-je vous servir ?

urrèa.

Je vous suis fort reconnaissant de l’intérêt que vous me témoignez. — Combien y a-t-il de temps que vous êtes de retour ?

don guillen.

Je suis arrivé hier en Aragon. Je suis venu de Naples pour suivre ici une certaine prétention.

urrèa.

Pour moi, je voudrais parler au roi aujourd’hui, bien que je n’espère guère ; qu’il m’accorde ce que je désire.

don guillen.

Eh bien ! voici que le roi vient de ce côté.


Entrent LE ROI et le Cortége.
urrèa.

Seigneur redouté, je suis Lope de Urrèa de qui vous avez connaissance.

le roi.

C’est bien.

urrèa.

Je ne viens pas aujourd’hui vous demander la grâce que je vous ai demandée si souvent dans d’autres mémoires ; car aujourd’hui, sire, je me présente devant vous plus consolé de mes malheurs. Je vous prie seulement de vouloir bien entendre un vieillard humblement prosterné à vos pieds.

le roi.

Parlez.

urrèa.

Je me sens confus et troublé au moment de vous exposer ma douleur… Don Lope de Urrèa, mon fils, avait promis à une dame de l’épouser ; mais, ce qui m’est pénible à dire, craignant ma colère pour s’être engagé sans ma permission, il remettait chaque jour à lui donner sa main. Elle, pensant que cette conduite procédait de mépris et non de prudence et de sagesse, en rendit compte à un frère qu’elle avait ; de manière qu’un jour qu’il était chez elle, ce frère et deux de ses amis, qu’il avait amenés, l’entourèrent, voulant le tuer. Le jeune homme a du courage, et indigné de cette attaque, il se mit bravement à se battre avec tous les trois, et l’un d’eux fut tué. En pareille circonstance, il est excusable aux yeux de la loi ; puisque parmi les animaux mêmes la défense est de droit naturel… Après cela, il sortit dans la rue, où il eut le malheur de frapper un des ministres de la justice. Si par cet acte il manqua au respect qui vous est dû, songez, je vous prie, qu’il aurait été plus coupable encore s’il eût si peu estimé votre justice qu’il n’eût pas cherché à lui échapper et ne se fut pas enfui après avoir commis un délit. J’avoue, d’ailleurs, qu’il ferait mieux de servir dans vos armées que d’ajouter à sa première faute en vivant de brigandage dans la montagne ; mais vous savez aussi qu’on a toujours considéré comme un malheur, en Aragon, quand les nobles ne quittaient point la ville, là où il y avait une famille offensée… Enfin maintenant, sire, voici que la dame qui, dans cette déplorable affaire, se trouve partie à double titre, d’abord comme ayant une promesse de mariage, et ensuite comme étant la sœur du mort, a formé le projet de mener une vie meilleure et de se retirer dans un port plus paisible ; et elle a bien voulu me remettre son désistement pour les deux poursuites, sous la condition que je lui fournirais la dot nécessaire pour entrer dans un couvent. Et quoique, à vrai dire, je sois devenu si pauvre, que je me vois dans la nécessité de recourir à mes amis, je me suis dépouillé tout à l’heure du peu qui me restait, dans le but de lui constituer non pas seulement la dot qu’elle demandait, mais une rente annuelle ; c’est au point qu’aujourd’hui même j’ai abandonné l’appartement que j’occupais dans ma maison, et que j’y ai pris le logement le plus modeste, en laissant le mien à don Mendo Torrellas, afin de pouvoir remplir mon engagement. Donc, prosterné à vos pieds, je vous conjure mille et mille fois, puisque la partie adverse s’est désistée, et qu’il n’a plus contre lui que votre royal pouvoir, de daigner pardonner à mon fils. Ce pardon, seigneur, j’ose le dire, il le mérite, non pas par lui-même, non pas par moi sans doute, mais par ses nobles aïeux, qui tous vous le demandent ici en récompense de leurs belles actions. Parcourez en souvenir notre histoire, seigneur, et vous verrez mille héros de ma race à qui vous devez toute sorte d’honneur et de gloire. Ayez aussi pitié de mes cheveux blancs, de mes prières, de mes larmes ; et si les larmes d’un malheureux père sont impuissantes à toucher votre cœur, ayez pitié d’une dame principale, mère infortunée qui se meurt de chagrin et de douleur. Étant celui que vous êtes, sire, accordez-moi cette grâce.

le roi.

Adressez-vous au grand justicier d’Aragon.

urrèa.

Hélas ! je le vois, mon malheur n’est que trop certain, puisque, quand je vous demande une grâce, vous me renvoyez à la justice.

le roi.

Eh quoi ! lorsqu’elle est chargée de la poursuite des crimes, n’est-ce pas à elle que revient naturellement la remise des peines ?

urrèa.

J’en conviens, sire ; mais la charge de grand justicier d’Aragon est vacante ; elle est vacante depuis la mort de don Ramon.

le roi.

Je lui ai donné un successeur ; on le connaîtra aujourd’hui même.

urrèa.

Que mes soupirs et mes larmes vous doivent une si grande faveur !

le roi, à part.

Ô douleur d’un père ! quel est le cœur que tu ne serais capable d’attendrir !

Il sort.
urrèa.

Telles sont les obligations d’un homme noble et honorable, qu’il fait beaucoup choses pour l’opinion publique, sans y être porté par un pur amour paternel. Je ne dis pas que je n’aime point don Lope ; mais, dans le vrai, j’aurais fait cette démarche plus volontiers, j’aurais plaidé sa cause avec plus de chaleur si j’avais cru le devoir à son affection pour moi. J’ai cédé au désir de doña Blanca ; car, bien qu’elle ne le croie pas, elle m’est si chère que pour elle je me donnerais la mort avec joie… Mais quel est ce personnage que je vois entrer dans le palais, accompagné d’une suite si nombreuse ?… C’est don Mendo, mon vieil ami… Je serais, hélas ! tenté de l’éviter plutôt que de me laisser voir par lui en cet état, à tel point j’en ai honte ! mais comme il doit demeurer dans ma maison, il me serait malaisé de ne pas me rencontrer tôt ou tard avec lui… Toutefois ce n’est pas le moment de lui parler ; car le roi a, sans doute, appris son arrivée, et le voici qui revient dans la salle d’audience.


D’un côté, entre LE ROI et de l’autre on voit entrer DON MENDO et le Cortège.
don mendo.

Permettez, invincible seigneur, que je baise vos pieds mille et mille fois.

le roi.

Don Mendo, levez vous… levez-vous, grand justicier d’Aragon.

don mendo.

Je vous baise la main, sire, et cette main puissante m’est nécessaire pour que je puisse me lever avec le fardeau pesant dont vous venez de me charger… Que le ciel vous donne longue vie !

le roi.

Comment vous trouvez-vous ?

don mendo.

Comme un homme qui vient de recevoir de vous la plus haute marque d’honneur.

le roi.

Vous devez être fatigué, don Mendo ; allez vous reposer. Demain matin vous viendrez me parler, et là, étant tous deux seuls, je vous dirai dans quel but je vous ai appelé à la cour. J’ai beaucoup de choses à vous confier.

don mendo.

À vous, sire, mon âme et ma vie ; je les mets l’une et l’autre à vos pieds, et ne les emploierai jamais mieux qu’à votre service.

Le Roi sort.
urrèa.

Si un homme noble se rappelle toujours ses anciennes affections, recevez, don Mendo, le salut de don Lope de Urrèa.

don mendo.

Il me serait difficile de ne pas me rappeler toutes les obligations que je dois à votre amitié.

urrèa.

Je vous baise les mains, seigneur et pour cela j’ai deux motifs : d’abord, à cause de votre bienvenue, heureux que vous habitiez ma maison, où doña Blanca et moi nous nous empresserons à vous servir ; et ensuite, parce que maintenant que vous voilà grand justicier d’Aragon, je me mets au nombre de vos solliciteurs.

don mendo.

Vous aurez de moi toute satisfaction.

urrèa.

Voici un mémoire que le roi, sans doute, vous aura fait remettre avant votre arrivée

don mendo.

Je suis votre ami dévoué, et croyez bien que je ne vous manquerai en aucune circonstance.

urrèa.

J’ai un fils qui malheureusement…

don mendo.

N’achevez pas, je suis instruit de tout ; et le chagrin où je vous vois me prouve que j’ai été mal informé ; car l’on m’avait dit que vous portiez peu d’affection à votre fils.

urrèa.

Je n’ignore point, seigneur, que beaucoup m’accusent de cruauté envers lui ; mais je fais plus encore pour lui qu’il ne mérite. Sachez donc que ses déportements m’ont nui dans l’estime publique, que ses folies ont détruit ma fortune, que ses fautes ont compromis mon honneur.

don mendo.

Allons, ne vous affligez pas ; et puisque je me trouve en position de faire pour lui ce que vous demandez, soyez assuré que désormais son sort va changer : car je puis aujourd’hui lui donner la vie que je lui dois… Je vous conterai cela avec détail. Rendons-nous à votre maison, et là tout s’arrangera pour le mieux… Je suis d’autant plus pressé de sortir, que pour arriver plus tôt j’ai laissé derrière moi, en chemin, ma fille doña Violante, et l’aimant tout à la fois comme un père et comme un amant, je suis impatient de savoir si elle est arrivée.

urrèa.

Je me réjouis de la voir venir en un lieu où elle trouvera les soins de doña Blanca, mon épouse chérie, et en qui elle aura une esclave toujours prête à lui obéir.

don mendo.

Je serai moi-même heureux de connaître et de servir doña Blanca comme ma dame (À part.) Ô ciel ! il le faut… Je ne puis m’en dispenser… C’est en ce jour que je vais voir doña Blanca.

Lope et don Mendo sortent.

Scène III.

Une chambre dans la maison de Lope de Urrèa.
Entrent, d’un côté, DOÑA VIOLANTE, en habits de voyage, et de l’autre, DOÑA BLANCA.
doña blanca.

Combien je me félicite de posséder dans ma maison une si belle personne, et d’être à même de la servir à toute heure ! J’ai quitté mon appartement, et je me présente chez vous, madame, pour vous donner la bienvenue, et voir en quoi je pourrais aider à vos femmes.

doña violante.

C’est moi seule qui dois me féliciter, madame ; car lorsque je croyais venir comme une étrangère en Aragon, j’y ai retrouvé, je puis le dire, une patrie… Excusez-moi de vous retenir dans cette pièce qui est commune aux deux appartements. Tout est en désordre chez moi, et je n’ose vous prier d’entrer.

doña blanca.

C’est un peu votre faute, et non celle des domestiques ; ils ne vous attendaient pas si tôt.

doña violante.

Il m’a semblé, au contraire, que j’arrivais bien tard. Je ne savais plus, je vous assure, quand je me trouverais de ce côté de la montagne, et je craignais de nouveaux dangers.

doña blanca.

Vous aviez donc couru un premier danger avant cela ?

doña violante.

Oui, madame, et si grand, qu’il tient encore mon âme toute émue. (À part.) Car, en ce moment même, il m’effraye plus que jamais.

doña blanca.

Racontez-moi cela.

doña violante.

Pour me mettre à l’abri du soleil, dont les rayons de feu brûlaient au loin la campagne, j’étais descendue de ma litière, et j’avais mis pied à terre dans un endroit charmant, véritable place d’armes des fleurs, environnée d’un joli ruisseau comme d’un fossé, et qui pouvait défier toutes les batteries du soleil ; — lorsque de la montagne même sortirent cinq ou six hommes menaçant tout à la fois et mon honneur et la vie de mon père ; — et je tremblais, lorsque par bonheur se présenta devant nous un jeune brigand, à l’air distingué, plein de valeur et de grâce, qui, avec une générosité sans égale… Mais qu’est ce donc ? Vous pleurez ?

doña blanca.

C’est qu’en écoutant votre aventure, je me rappelle le plus triste événement de ma vie. — Poursuivez.

doña violante.

Je crains que mes chagrins n’éveillent dans votre esprit le souvenir des vôtres.

doña blanca.

Votre père a-t-il vu ce jeune homme que vous me représentez si gracieux et si plein d’attention ?

doña violante.

Il l’a vu, il lui doit tout au moins l’honneur et la vie.

doña blanca, à part.

Hélas ! au lieu de l’épargner ainsi, il aurait dû me venger et donner un exemple au monde. (Haut.) Mais que dis-je !… Jésus ! mille fois, quelles paroles ai-je prononcées !… Pardonnez, madame, je suis folle. Je nourris dans mon âme un affreux chagrin qui par moments m’ôte mon bon sens. Ne vous étonnez point de l’état où vous me voyez ; car ce jeune homme est mon fils, et sa conduite, qui a fait son malheur et lui a retiré l’amour de son père, m’a presque enlevé la raison.

doña violante.

Il nous avait bien dit qui il était ; mais étant si troublée, je n’ai pas fait alors grande attention au nom de sa famille. Autrement, je ne vous aurais point parlé de cela et vous aurais épargné cet ennui.


Entrent DON MENDO et DON LOPE DE URRÈA.
urrèa.

Bonne nouvelle, doña Blanca ! Voilà enfin qu’aujourd’hui le bonheur, la joie entrent dans la maison !

doña blanca.

Il en est temps ; car le bonheur en est sorti depuis bien des années !

urrèa, à doña Violante.

Je me suis présenté ici avec bien peu de courtoisie ; veuillez m’excuser, madame, et me donner cette main que je baise humblement. — Pour vous, Blanca, vous apprendrez avec plaisir que le seigneur don Mendo, notre hôte, est nommé grand justicier du royaume ; et une nouvelle qui ne vous sera pas moins agréable, c’est que je suis envoyé vers lui par le roi, pour qu’il me remette la grâce de don Lope.

doña blanca, à part.

C’est à présent que j’ai besoin de toute ma force. (Haut, à don Mendo.) Je rends grâces à mon sort, seigneur, que vous soyez venu en un lieu où je puisse vous servir… Pour ce qui est de mon fils, vous êtes celui que vous êtes… et vous lui devez, ce me semble, votre protection, selon ce que m’a dit doña Violante, d’une dette que vous avez contractée envers lui.

don mendo.

N’en doutez pas, doña Blanca ; je ferai toujours tout ce qu’il me sera possible et pour lui et pour vous ; car vous n’ignorez pas, je crois, l’obligation que je vous ai.


Entre ELVIRE.
elvire.

Madame, nous avons fini de tout ranger dans votre appartement.

doña violante.

Excusez, doña Blanca, et permettez que j’aille reposer.

doña blanca.

C’est à vous de permettre que je vous offre mes services.

urrèa.

Non pas ! je réclame le privilège de mon âge, et je m’offre à madame pour écuyer.

doña violante.

Comme vous êtes le maître de la maison, je serai obligée d’accepter. Mais restez avec Dieu.

doña blanca.

Que le ciel vous garde !

doña violante, à part.

Ô ma pensée ! il faut vous débattre avec ce serpent cruel qui en m’accordant la vie m’a tuée !

Urrèa s’éloigne en conduisant doña Violante par la main.
don mendo.

Si je vous permets cela, c’est que de mon côté je puis m’offrir pour écuyer à doña Blanca. (À part.) Je ferais bien, en sortant, de me soustraire à ces plaintes.

doña blanca, à part.

Il me faut ici tout mon courage. (Haut.) Où allez-vous ?

don mendo.

Je sors pour m’occuper de vous.

doña blanca.

Non, seigneur, demeurez.

don mendo.

Le ciel sait combien je désirais cette occasion.

doña blanca.

Dans quel but, si vous n’aviez pas quelque mauvais dessein contre moi ?

don mendo.

Dans le but de vous dire combien je souffre de voir vos chagrins. Hélas ! vous pourriez me répondre que je n’en dois pas être étonné ; car en partant je vous avais laissée bien malheureuse.

doña blanca.

Vous, vous m’avez laissée malheureuse ! je ne vous comprends pas. Quand ? comment ?… car il me semble que je ne vous ai vu de ma vie.

don mendo.

Ah ! Blanca !

doña blanca.

Seigneur don Mendo, laissons là un entretien si tristement commencé !… Si par hasard quelque confus souvenir vous a induit en erreur auprès de moi, qu’il reste enseveli dans le silence, et que le silence le consume. Après si longtemps vous pouvez tout oublier, car moi je ne me rappelle rien.

don mendo.

Ô Blanca ! vous vous servez merveilleusement de votre esprit !

doña blanca.

Je ne sais pourquoi vous parlez ainsi.

don mendo.

Moi, je le sais.

doña blanca.

Eh bien, laissons cela.

don mendo.

Je me tiendrai pour averti ; mais s’il faut vous obéir, comment devrai-je vous prouver mon obéissance ?

doña blanca.

En vous taisant.

don mendo.

Comment se taire ?

doña blanca.

En souffrant.

don mendo.

Cela me sera impossible.

doña blanca.

Vous l’apprendrez de moi.

don mendo.

Comment cela ?

doña blanca.

Vous le verrez.

don mendo.

Indiquez-m’en le moyen.

doña blanca.

Le voici. (Elle appelle.) Béatrix !


Entre BÉATRIX.
béatrix.

Madame ?

doña blanca.

Éclairez au seigneur don Mendo. (Bas, à don Mendo.) Voilà comment on évite les occasions.

don mendo.

Voilà comme on augmente ses tourments.


Scène IV.

Une autre chambre.
Entrent DOÑA VIOLANTE, qui se coiffe de nuit, et ELVIRE.
doña violante.

Ferme cette porte, Elvire ; et si mon père venait par hasard s’informer de moi, dis-lui que je dors. Je ne veux pas qu’on me parle, — ni lui ni personne. Tout, ce que je veux, tout ce que je désire, c’est une complète solitude.

elvire.

Jamais je ne vous ai vue de pareille humeur.

doña violante.

Et ce que tu vois, Elvire, n’est rien en comparaison de ce que j’éprouve. Aide-moi à me débarrasser de ces coiffes, et pose ma robe sur ce meuble.

elvire.

Il paraît, madame, que les brigands ne sont pas aussi farouches qu’on les dépeint.

doña violante.

Hélas ! sa taille, sa figure, sa voix, ont fait sur moi une telle impression, que je ne puis le chasser de mon souvenir. De quelque côté que je tourne les yeux, je me figure le voir partout devant moi.


Elles se retirent toutes deux dans un cabinet qui est dans la chambre, et d’où elles demeurent visibles au spectateur. En même temps, entrent DON LOPE et VICENTE.
don lope.

Ô ciel ! que se passe-t-il ? D’où vient que cette chambre est ornée avec tant de soin ?

vicente.

Nous nous serons trompés de maison ; car je crois que chez votre père il ne reste plus le moindre meuble[3].

don lope.

Arrête.

vicente.

Je m’arrête.

don lope.

N’aperçois-tu pas une femme ?

vicente.

J’en vois même deux.

don lope.

Avec un superbe dédain elle ôte sa parure comme un trophée inutile pour sa beauté, et elle semble dire : « Vénus avec sa seule ceinture est plus redoutable que Pallas avec ses armes. »

vicente.

Je la vois ; et pour peu que cela continue, nous aurons d’ici à un moment la plus jolie perspective.

don lope.

Qui donc peut être cette femme ?

vicente.

Puisque ce n’est pas votre mère, c’est peut-être la mienne.

don lope.

Je m’avance pour voir son visage.

vicente.

Moi aussi.

don lope.

Et pour entendre ce qu’elle dit. — Marche plus doucement.

vicente.

Il est impossible de marcher d’un pas plus léger. Si je montais ainsi les degrés d’un monument, je suis sûr que je ne froisserais pas les fleurs d’argent qui le recouvrent[4].

elvire.

Vous sentez trop vivement, madame.

doña violante.

Oui ! il est tellement présent à ma pensée, — cette illusion de mon esprit est si forte, si puissante, qu’en ce moment même, — le ciel me protège ! — je jurerais que je le vois.

elvire.

On ne vous arrachera pas les dents pour un faux serment[5], car moi aussi je le jurerais.

vicente.

Nous sommes bien tombés !

don lope.

Oui, c’est la dame que j’ai vue. (À doña Violante.) Dites-moi, divin prodige, — dites-moi, miracle de beauté…

doña violante.

Fantôme de ma pensée, — illusion de mes sens, âme de mon imagination, réalisation de mes rêves, et voix de mon idée ; ô toi, qui es une idée, une illusion, une imagination, un rêve, un fantôme sans voix, sans corps, sans âme, et qui parais avoir une âme, un corps, une voix : — comment as-tu fait pour pénétrer jusqu’ici ?

don lope.

Beauté céleste, que mon imagination a réalisée vivante à mes yeux, daignez auparavant vous-même m’expliquer le doute où je suis ; car j’ai bien plus de motifs pour vous demander par quel hasard vous vous trouvez dans cette maison.

doña violante.

Cette maison est la mienne.

don lope.

Et moi si je suis entré ici…

doña violante.

Je ne puis vous entendre.

don lope, à Elvire.

Pour que votre maîtresse se rassure, écoutez-moi.

elvire.

À quoi bon ? adressez-vous, si vous voulez, à ma maîtresse, fantastique brigand, puisque vous avez touché son cœur ; mais moi, comme je n’éprouve rien pour vous, laissez-moi tranquille.

don lope, à doña Violante.

La peur vous abuse. Je suis le fils de la maison, et je venais trouver doña Blanca pour lui dire ce que déjà vous savez ; car mon intention, mon désir est que don Mendo sollicite pour moi la faveur qu’il m’a promise. Je suis entré dans cette chambre avec la clef que j’en possède, ne songeant nullement que je pourrais vous y rencontrer. Et maintenant que j’ai dissipé vos doutes, daignez m’apprendre à votre tour comment il se fait que je vous vois ici.

doña violante.

Ce que vous venez de me dire, je le savais déjà ; mais je me suis tout d’abord laissée emporter plutôt à ce que j’imaginais qu’à ce que je savais. Et même à présent que je suis tout à fait désabusée, j’ai peine à remettre mes sens ; car en m’ôtant une crainte, vous m’en avez donné une autre : vous ne m’effrayez pas moins dans la réalité que dans mes rêves ; illusion ou vérité, je tremble sans cesse devant vous. — Je demeure dans cette maison ; ceux de nos serviteurs qui sont venus devant l’ont prise pour nous. Votre père, à ce que je crois avoir entendu dire, occupe un autre appartement. Si c’est lui que vous cherchez, retirez-vous, je vous prie ; faites-moi la grâce de vous éloigner.

don lope.

Bien que j’aie donné, je l’avoue, à votre beauté céleste toutes les adorations de mon cœur, c’est avec le dévouement le plus pur et le plus noble, c’est avec le respect le plus absolu, avec la plus entière soumission, et ce même amour, avec lequel je vous adore, fait en même temps que je vous obéis. Ainsi, madame, adieu, et daignez vous rappeler que vous seule au monde avez dompté ma volonté et contenu mon audace.

doña violante.

Adieu, et sachez, vous aussi, que je vous suis reconnaissante de votre conduite généreuse, et que vous seul au monde m’avez inspiré un sentiment tendre.

don lope.

Ô bonheur !… que ne puis-je le payer de ma vie !

doña violante.

Voulez-vous le reconnaître dignement, don Lope ?

don lope.

Oui.

doña violante.

Eh bien, partez, et au plus tôt.

don lope.

Ainsi soit fait ! — Partons, Vicente.

vicente.

Allez-vous-en tout seul, si vous êtes assez sot pour cela. Quant à moi, je passe ici la nuit.

doña violante, à part.

Grand Dieu, quelle passion !

don lope, à part.

Quelle beauté, grand Dieu !

doña violante, à part.

Il aime et ne demande rien !

don lope, à part.

Elle m’écoute avec faveur et m’éloigne !

doña violante.

Allez avec Dieu !

don lope.

Le ciel vous garde !



JOURNÉE DEUXIÈME.


Scène I.

Une chambre dans la maison de Lope de Urrèa.
Entrent, d’un côté, DON LOPE et VICENTE, en habits de voyage, et de l’autre DOÑA BLANCA, URRÈA et BÉATRIX.
don lope.

Heureux mille et mille fois, seigneur, le jour où vous permettez à ma tendresse de venir se prosterner humblement à vos pieds.

urrèa.

Lève-toi, Lope, et sois bienvenu auprès de tes parents, comme tu as été désiré par eux.

don lope.

Il ne convient pas que je me lève tant que vous ne m’aurez pas donné votre main à baiser.

urrèa.

Prends-la donc, et Dieu te rende aussi sage que je le lui demande. Avance, baise la main de ta mère.

don lope.

C’est avec crainte et plein de honte, madame, que je me présente à vos yeux, après vous avoir fait verser tant de larmes.

doña blanca.

Outre celles dont tu parles, Lope, je te dois celles que je répands en ce moment ; et si les unes étaient bien amères, les autres sont bien agréables et bien douces. — Sois le bienvenu, mon cher fils.

vicente, à Urrèa.

Permettez-vous maintenant à un ermite du diable, qui a vécu entre deux rochers, faisant à son service la plus rigoureuse pénitence, — de s’approcher et de baiser votre main ?

urrèa.

La bonne pièce ! eh quoi ! toi aussi, te voilà de retour ?

vicente.

Puisque je suis le coussinet de cette valise, la selle de ce coussinet, et la bête qui porte cette selle, force m’était bien, seigneur, de venir en même temps.

urrèa.

Puisqu’il vient en si bonne compagnie, je crains bien pour son amendement !

vicente.

Ma foi ! vous n’avez pas tort ; car, par le Christ ! la compagnie n’est pas trop bonne.

urrèa.

Ne jurez donc pas ainsi.

vicente.

Ce sont de petits ressouvenirs de mon ancienne vie. (À doña Blanca.) Vous, madame, accordez-moi la grâce de baiser, non pas votre main, mais seulement le sol trop heureux que vous foulez sous vos pieds.

doña blanca.

Levez-vous, mon ami ; il est juste que je vous remercie de la fidélité avec laquelle vous servez don Lope, ne l’ayant jamais abandonné dans aucun péril.

vicente.

Je suis un valet à tout jamais attaché à mon maître[6].

béatrix.

Puisque mon maître est arrivé, ne vous offensez pas, seigneur et madame, si je l’embrasse devant vous.

don lope.

Le ciel te garde, Béatrix !

urrèa.

Tout le monde se réjouit de te revoir, don Lope ; mais moi, plus que personne. — Et comme nous sommes obligés d’aller voir don Mendo et de lui exprimer notre reconnaissance pour le zèle et la bonté avec laquelle il a sollicité ta grâce ; pendant que Béatrix va s’informer chez lui s’il peut nous recevoir, j’espère que tu ne t’éloigneras pas.

vicente, bas, à don Lope.

Allons, nous voilà menacés d’un sermon !

don lope, bas, à Vicente.

Tais-toi, et patience ! — Ne sais-tu donc pas que nous sommes venus ici pour entendre radoter ?

urrèa.

Lope, tu vois l’état où nous sommes réduits. Notre bien, — ce que je considère le moins, — est tout engagé ou vendu. Doña Estephania, celle qui a causé tous nos chagrins, ayant consenti à entrer dans un couvent, je lui ai constitué la dot et la rente ; et Dieu sait que pour faire cela je me suis réduit presque à la mendicité. Enfin, mon fils, te voilà gracié, de quoi je bénis le noble et généreux don Mendo, et dès ce moment j’oublie tous mes chagrins. Ce que je voulais te demander, les larmes aux yeux, avec de tendres prières, et même agenouillé devant toi, si mes cheveux blancs me permettaient de m’abaisser jusque-là, c’est qu’à compter d’aujourd’hui, Lope, tu changes de coutumes et de vie. Travaillons à reconquérir l’estime publique ; que l’on voie que les dures leçons de l’expérience ne sont pas perdues pour un homme intelligent. Mon fils soyons amis ; bannissons d’entre nous tout fâcheux souvenir, tout mauvais sentiment ; vivons en paix, faisant l’un pour l’autre ce que nous pourrons. Amour, dévouement, tendresse, voilà ce que tu trouveras toujours en moi ; à toi, Lope, je ne te demande que de l’obéissance. C’est ton père qui te parle ainsi, Lope. Et enfin, songe bien, je te prie, que nous n’aurons pas toujours un protecteur puissant, comme don Mendo ; et que même il pourrait venir un temps où l’on vît son amour et sa bonté, si tu n’en tiens nul compte, se changer en esprit de vengeance et se tourner contre toi.

vicente, à part.

Pour que le sermon fût complet, il ne manquerait ici que ces mots : grâce et gloire[7].

don lope.

Seigneur, je vous donne ma parole qu’à compter d’aujourd’hui vous verrez en moi une complète réforme, et vous rendrez grâce à des malheurs dont j’aurai si bien profité.


Entrent DON MENDO et BÉATRIX.
don mendo.

Je m’offre pour caution de l’engagement que vous prenez.

urrèa.

Seigneur…

don mendo.

Ayant appris que vous vouliez passer chez moi, je me suis hâté de vous prévenir.

urrèa.

Vous ne vous contentez pas de rendre un service ; vous vous y prenez de telle façon, que l’on vous est encore plus reconnaissant de la manière dont vous le rendez que du service même.

don lope, à don Mendo.

Donnez-moi votre main, seigneur, et plaise à Dieu que vous possédiez si complétement la faveur du roi, que l’envie, ce redoutable serpent des cours, n’ose jamais prononcer votre nom, et que l’admiration publique le grave en lettres d’or pour la postérité.

don mendo.

Embrassez-moi, don Lope, et ne me remerciez pas de la sorte pour ce que je n’ai pas fait encore. Je ne puis l’oublier, je vous dois l’honneur et la vie, et ce n’est pas avec un simple pardon que j’acquitterai la dette que nous avons contractée envers vous.

doña blanca.

Plaise à Dieu, seigneur, que le ciel…

don mendo.

Pas un mot, doña Blanca ; votre silence parle assez haut pour moi.

doña blanca.

De toutes vos bontés ce n’est pas celle à laquelle je suis le moins sensible. Vous m’ôtez ainsi l’embarras continuel où je suis près de vous.

Elle sort.
don mendo.

Et maintenant, adieu. Je vous laisse, sa majesté m’attend.

urrèa.

Et moi, j’ai à m’occuper d’une affaire.

don lope.

Je voudrais pouvoir me partager en deux pour vous suivre l’un et l’autre. Mais puisque je suis obligé de choisir, (à don Mendo) mon père me permettra, j’espère, de vous accompagner.

urrèa.

Très-volontiers, et même je suis satisfait de te voir si bien choisir.

Il sort.
don mendo.

Je vous remercie, don Lope. Puisque vous venez avec moi, je n’aurai pas le regret de vous quitter. Mon âme en vous voyant est si contente, si charmée, si heureuse, qu’elle ne voudrait pas s’éloigner de vous un seul instant.

Don Lope et don Mendo sortent.
vicente.

Béatrix, écoute donc.

béatrix.

Que veux-tu ?

vicente.

Maintenant que nos maîtres ne sont plus là, est-ce que tu ne daigneras pas m’accorder, pour ma bienvenue, un joli petit baiser ?

béatrix.

Oui, un baiser fait exprès pour toi ?

vicente.

Ah ! Béatrix, que tu me causes de soucis !

béatrix.

Oui, c’est bon à dire ! mais je ne le crois guère, lorsqu’il y a vingt siècles que mon amour t’attend, et que tu n’es pas venu me voir une seule fois.

vicente.

Comment donc ? Tu ne sais donc pas que mon maître et moi nous sommes venus une de ces dernières nuits, et que nous sommes entrés comme chez nous dans l’appartement de don Mendo, où nous nous sommes rencontrés face à face avec doña Violante, qui ôtait ses coiffes, et qu’alors il y a eu, « Arrête, écoute, fantôme, illusion, » et tout cela accompagné d’une pâmoison qui m’a ravi ?

béatrix.

Tais-toi, imbécile, laisse là toutes ces bribes de roman.

vicente.

Plût à Dieu, Béatrix, que cela ne fût pas aussi vrai ! mais ce n’est pas un roman ni une nouvelle, le dis-je, c’est de l’histoire, et pas ancienne[8]. Tant y a que mon maître ne me laisse plus ni dormir ni manger, me demandant à chaque instant mon avis sur ce point, à savoir si la dame est plus belle, plus agréable, plus charmante, les cheveux bien arrangés que les cheveux épars.

béatrix.

C’est à cela qu’il songe à présent ?

vicente.

Sans doute. Quel mal y vois-tu ?

béatrix.

Que ton maître ayant au cœur cet amour, tu lui serviras de coureur et de rapporteur, tu ne feras qu’aller et venir, et comme Elvire est, à ce qu’il m’a paru, la femme de confiance de la dame, je suis sûre qu’elle ne perdra pas ses droits.

vicente.

Ah ! Béatrix, si tu savais ce que je pense de la beauté de cet Elvire, combien tu en serais peu jalouse !

béatrix.

Pourquoi cela ?

vicente.

C’est une créature qui à peine la forme humaine. Elle était là le soir en question, et comme il était déjà fort tard, et qu’elle n’attendait plus de visite elle avait quitté sa perruque.

béatrix.

Que dis-tu là ? Quelle folie !

vicente.

Point du tout. Elle l’avait près d’elle.

béatrix.

Elle est donc chauve ?

vicente.

Comme ma main. Et de plus, comme je l’ai vue sans dents, j’ai regardé, et j’ai vu son râtelier à côté de sa perruque.

béatrix.

Eh quoi ! cette femme, qui est toute jeune encore, a un faux râtelier ?

vicente.

Oui, sans compter mille autres défauts dont je me tais, car ce n’est pas la coutume des hommes de ma sorte de mal parler des femmes, et je ne veux pas empêcher une gentille demoiselle de dissimuler les petits défauts de sa personne. — Mais voilà mon maître qui revient de ce côté, après avoir mis don Mendo dans son carrosse.

béatrix.

Eh bien, adieu, je te laisse. (À part.) Aurait-on jamais soupçonné que cette jeune fille eût de pareils défauts ! On a bien raison de dire que la nuit est l’épreuve de la beauté.

Elle sort.


Entre DON LOPE.
don lope.

Dis-moi, Vicente, as-tu été assez heureux pour apercevoir à sa fenêtre doña Violante ?

vicente.

Non. seigneur. Et quand même je l’aurais aperçue, il m’eût été, je crois, difficile de la reconnaître.

don lope.

Pourquoi cela ?

vicente.

C’est que je ne me souviens que de ce qui me regarde personnellement : je n’ai pas de mémoire pour les autres.

don lope.

Est-il possible que tu aies pu oublier cette beauté qui défaisait en ta présence les tresses de ses beaux cheveux ! tu n’as pas remarqué que tout au rebours de ce que l’on voit habituellement, des perles qui roulent sur un sable doré, — ici ses cheveux blonds se déroulaient sur son cou de neige, comme un fleuve doré sur un sable de perles ? Eh quoi ! ne t’en souvient-il plus ?

vicente.

Non, seigneur, il ne m’en souvient nullement, et même, à vrai dire, je ne voudrais pas m’en souvenir. J’aime mieux me rappeler cette Elvire que j’ai vue à côté d’elle, — cette Elvire dont la beauté ressortait si furieusement près de la sienne.

don lope.

En vérité, tu es fou !

vicente.

Eh ! seigneur, est-ce donc la première fois que la suivante vaut mieux que la maîtresse ?

don lope.

Oh ! si je pouvais, de façon ou d’autre, voir doña Violante !

vicente.

Songez, seigneur, que nous ne faisons que d’arriver après l’avoir échappé belle ; ne nous remettons pas dans la même position pour une autre dame.

don lope.

Je n’aime pas les reproches ni les observations dans la bouche de mon père ; ce n’est pas pour en souffrir de toi. Je voudrais bien voir que quelqu’un s’opposât à ma volonté ! — Mais, qui s’avance vers nous ? C’est don Guillen de Azagra.


Entre DON GUILLEN.
don lope.

Tu m’annonces là une bonne nouvelle ! — Eh quoi ! don Guillen, à Saragosse ?

don guillen.

Oui, don Lope, et mon cœur ne m’aurait pas permis de prolonger encore cette absence. Aussi, à peine ai-je eu appris votre arrivée, que je vous ai cherché sans retard, pour vous présenter mes compliments, et recevoir les vôtres.

don lope.

Cette gracieuse attention est due, j’ose le dire, à notre amitié, mon cher don Guillen ; j’aurais voulu vous prévenir ; soyez aussi le bienvenu.

don guillen.

Hélas ! je ne puis guère être le bienvenu, lorsque je viens plein d’ennuis, portant dans mon cœur un sentiment sans espérance.

don lope.

Comment donc ?

don guillen.

Il vous souvient que je suis parti il y a trois ans pour la guerre de Naples ?

don lope.

Il me souvient même que nous nous sommes fait nos adieux sur cette même place que je vois d’ici, et que nous étions tous deux bien tristes, comme si nous avions eu le pressentiment des malheurs que j’aurais à traverser en votre absence.

don guillen.

J’ai tout appris, et le ciel m’est témoin si j’ai été sensible à vos peines. Mais puisque vos chagrins ont cessé, parlons un peu des miens, d’autant que, si je ne m’abuse, ils doivent trouver en vous du soulagement.

don lope.

Je vous appartiens tout entier, et il n’est rien que mon amitié ne fasse pour vous.

don guillen.

Je passai donc à Naples, où notre roi voulait venger d’une manière sanglante la mort que le roi de Naples avait donnée au grand Conradin, fils de l’empereur, qu’il avait eu la cruauté de faire périr sur l’échafaud… Mais je laisse là cette tragique histoire, et je viens à ce qui me concerne personnellement… Le jour même où j’entrai à Naples, je vis dans cette ville une beauté merveilleuse : c’était un astre du ciel, un rayon du soleil, une larme de l’aurore, une fleur du printemps. Vous me taxez peut-être en vous-même d’exagération ; mais vous conviendrez que je n’exagère pas quand vous saurez que cette divine personne était…

vicente, annonçant.

Doña Violante, seigneur.

don lope, à Vicente.

Malédiction ! Quel nom as-tu prononcé ?

vicente.

Quel mal y a-t-il ?… Je vous dis qu’elle sortait de son appartement, et qu’elle était sur le point d’entrer ici, lorsque voyant qu’il y avait du monde, elle s’en est allée.

don lope.

Don Guillen, retirez-vous un moment dans la pièce voisine, pour ne pas gêner cette dame.

don guillen.

Volontiers ; d’autant que je ne voudrais pas non plus être vu ici par elle.

Il sort.
don lope.

Vive le ciel ! j’ai eu peur qu’elle ne fût la dame dont il me parlait.

vicente.

Pouvais-je, moi, le deviner ? Elle revient, parlez-lui donc.


Entrent DOÑA VIOLANTE et ELVIRE.
don lope.

Pourquoi donc avez-vous fui, madame ? Songez, je vous prie, que c’est de votre part une véritable tyrannie que de vouloir réduire à un seul moment l’espace entier du jour. Car, madame, vous qui êtes le soleil, si vous venez à vous montrer et à disparaître en même temps, les premières lueurs de l’aurore mêlées aux ténèbres du couchant ne formeront plus qu’un chaos. Ne vous éloignez pas, avancez, — que ma présence ne vous chasse point de ce lieu ; vous ne devez avoir aucune crainte… Cette fois, madame, nous sommes au milieu du jour, et non pas au milieu de la nuit… Je ne vous parle pas, madame, pour vous offenser ; je ne vous parle que pour mettre ma vie à vos pieds, et vous dire que je vous suis deux fois reconnaissant.

doña violante.

La crainte que vous m’avez inspirée est si grande, que, même en vous voyant de jour, je ne sais si vous existez réellement, ou si vous n’êtes qu’une illusion. Du reste, don Lope, lorsque tout à l’heure en venant voir doña Blanca, je me suis en allée, ce n’a pas été à cause de vous ; c’est parce que j’ai vu ici je ne sais quel autre fantôme dont la lumière du jour est impuissante à me débarrasser.

don lope.

Madame, c’est un de mes amis avec lequel je causais. Dès qu’il vous a aperçue il s’est retiré pour ne pas vous gêner. Vous aimant avec passion, il s’est éloigné pour ne pas exciter votre colère ; et il a bien fait, puisque ainsi je puis parler.

doña violante, bas, à Elvire.

Eh quoi ! n’était-ce pas don Guillen ?

elvire.

Oui, madame.

doña violante, à part.

C’est donc en faveur de don Guillen qu’il me parle.

don lope.

Et puisque vous alliez chez ma mère, ne m’enlevez pas l’occasion, que je vous dois à vous-même, de vous offrir mes services.

doña violante.

Ne me persécutez pas, de grâce ; restez tranquille.

don lope.

Alors, je ne tiens plus à la vie.

doña violante.

Comment ! pour une occasion perdue, vous renonceriez à la vie !

don lope.

Hélas ! il en est de la vie comme de l’occasion ; l’une et l’autre, une fois perdues, ne peuvent plus se retrouver.

doña violante.

Eh bien, profitez de l’occasion que je vous ai donnée. Je vous écoute ; que voulez-vous me dire ?

don lope.

Tout ce que vous devez au plus tendre souvenir.

doña violante.

Vous vous êtes donc chargé de ses intérêts auprès de moi ?

don lope.

N’osant pas parler pour moi-même, je vous parle au nom d’un tiers ; car l’amour que vous inspirez rend timide.

doña violante.

Puisqu’il en est ainsi, je ne veux plus vous écouter ; et vous apprendrez par là combien il m’est désagréable d’entendre les prétentions insolentes de cet audacieux en faveur de qui vous me parlez. Vous vous abusez étrangement si vous pensez que ce soit un moyen d’obtenir ma considération, que de venir ainsi me déclarer l’amour d’un autre. Rapportez-lui cela, et adieu.

don lope.

Daignez, madame…

doña violante.

Je ne vous ai que trop entendu.

Elle sort.
don lope.

Elle a compris que j’allais me déclarer, et, aussi prudente que belle, elle s’est servie, pour empêcher mon aveu, d’un détour semblable à celui que j’avais employé. (À Vicente.) Si don Guillen vient ici, dis-lui de m’attendre un moment.

Il sort.
vicente.

Dame Elvire ?

elvire.

Seigneur maraud ?

vicente.

Est-ce que vous n’êtes pas effrayée un peu, vous, de voir de jour ce mien visage ?

elvire.

Ce n’est pas l’embarras, il est fait pour effrayer de jour comme de nuit.

vicente.

Il faut, charmante Elvire, que vous me fassiez un petit plaisir.

elvire.

Quel est ce plaisir, je vous prie ?

vicente.

C’est que vous perdiez l’esprit pour moi. Je ne demande jamais moins que cela à mes maîtresses.

elvire.

J’y consentirais certes volontiers, seigneur Vicente, si je ne vous savais vous-même amoureux fou de Béatrix.

vicente.

De qui, dites-vous ?

elvire.

De Béatrix. On vous a vu causer avec elle.

vicente.

Moi, aimer Béatrix ! Ah ! si vous saviez ce que c’est que Béatrix, jamais vous ne croiriez pareille chose.

elvire.

Pourquoi cela ?

vicente.

Parce que, à mon avis, il n’y a pas en Lybie ni en Hyrcanie un monstre de son espèce. À l’extérieur, et de loin, elle a un certain éclat qui trompe ; mais parlez-lui de près, et vous sentirez un parfum qui n’est pas celui de la rose. Et ce n’est pas là ce qu’il y a de pis, bien que ce ne soit pas déjà fort agréable. Elle a certains défauts sur lesquels je me tais, car je hais de dire du mal des femmes. Elle a un œil de verre et une jambe de bois.

elvire.

Cela n’est pas possible, vous mentez.

vicente.

Regardez-la avec attention, et vous vous assurerez que d’un côté elle boite, et que de l’autre elle n’y voit pas.


Entre DON GUILLEN.
don guillen, à part.

Je viens voir si doña Violante a passé son chemin, et ce qu’est devenu don Lope ; car ma peine ne me laisse pas un instant de repos.


Entre DON LOPE.
don lope, à part.

Puisque doña Violante est restée en compagnie de ma mère, je viens chercher don Guillen.

elvire.

Les voilà tous deux de retour.

vicente.

Nous nous rejoindrons tout à l’heure.

elvire.

Adieu. (À part.) Ce que c’est, cependant !… Quand on voit Béatrix, on ne soupçonnerait rien de tout cela.

Elle sort.
don lope.

Excusez-moi ; j’ai accompagné doña Violante, et cela m’a retardé.

don guillen.

Vous n’avez pas besoin d’excuse.

don lope.

Vous pouvez maintenant m’achever votre histoire.

don guillen.

Où en étais-je donc ?

don lope.

Vous veniez de me dire qu’étant entré à Naples à l’époque de la trêve, vous aviez vu dans cette ville une dame fort belle.

don guillen.

J’ai omis, don Lope, de vous dire une circonstance que je ne dois point passer sous silence.

don lope.

Quelle est-elle ?

don guillen.

J’aurais dû vous dire d’abord qu’en ce même temps nous avions pour ambassadeur à Naples le seigneur don Mendo, que le roi don Pèdre avait cru devoir y envoyer dans ces circonstances difficiles comme un homme d’une expérience consommée, et qui, durant vingt ans, avait déployé les plus grands talents à Rome et en France… Vous savez maintenant quelle est la dame dont je veux vous parler. Car vous dire que don Mendo fut envoyé à Naples à cette époque, — que je vis dans cette ville une merveilleuse beauté, que je suis venu à Saragosse bien plutôt pour la voir que pour solliciter aucun emploi, — et que vous pouvez me servir auprès d’elle parce qu’elle habite votre maison, — c’est vous dire que doña Violante est la divinité souveraine dont je suis le culte sacré, et sur les autels de laquelle je suis prêt à sacrifier ma vie et mon âme.

vicente, à part.

Voilà une affaire qui s’annonce mal, et je crains bien que ce jeune homme ne parte pas d’ici comme il y est venu.

don lope, à part.

Quelle situation est la mienne ! Mais ne laissons pas voir ma jalousie… et bien que la coupe qui m’est offerte soit pleine de poison, buvons-la toute d’un seul trait. (Haut.) Il est clair, don Guillen, que les éloges excessifs que vous avez prononces ne peuvent guère convenir qu’à doña Violante. Mais dites-moi où vous en êtes avec elle, pour que je puisse au plus tôt agir en ce qui me concerne.

don guillen.

Deux mots suffiront pour vous dire quelle est ma situation à son égard.

don lope.

Quels sont-ils ?

don guillen.

Amour et disgrâce. J’aime et ne suis point aimé.

don lope.

Cela n’est pas bon signe ; il faut voir.

don guillen.

Ayant donc appris qu’elle venait à Saragosse, je l’y ai suivie secrètement, et avec votre concours j’espère parvenir à toucher son cœur. Car, vous, demeurant dans la même maison, don Lope, je pourrai non-seulement la rencontrer et lui parler quelquefois, tout en ayant l’air de n’être venu que pour vous, mais j’obtiendrai sûrement de vous que vous lui parliez en ma faveur. Pour ne pas perdre une occasion, don Lope, cherchez, je vous prie, quand elle aura fini sa visite, un moyen de lui remettre un billet de ma part. Je ne veux pas être vu par elle avant qu’elle soit avertie de mon arrivée, de peur qu’elle n’interprète mal mon empressement. Ne pouvant entrer chez vous pour écrire ce billet, je vais l’écrire au premier endroit venu. Je reviens dans un moment, veuillez m’attendra.

Il sort.
vicente.

Adieu seigneur.

don lope.

Où vas-tu ?

vicente.

Où voulez-vous que j’aille, si ce n’est à la montagne ? Je vais vous y attendre ; car je prévois que vous ne tarderez pas à m’y rejoindre.

don lope.

Ne t’en va pas. J’aime, il est vrai, de toutes mes forces doña Violante ; mais je suis moi-même trop empêché dans l’aveu de mon amour pour m’offenser et m’irriter de l’amour qu’un autre a conçu pour elle ; de sorte que ce qui devrait soulever mon cœur est au contraire ce qui me donne du calme. Sachons donc souffrir quelque chose une fois dans la vie, et au lieu de faire un coup de tête, cherchons, Vicente, à nous tirer de là sans esclandre et sans bruit.

vicente.

Je vous admire, seigneur je ne vous connaissais pas tant de prudence… Je vois un moyen de sortir d’affaire.

don lope.

Quel est-il ?

vicente.

C’est que vous renonciez à cette dame, vous qui n’en êtes encore qu’au début de votre amour.

don lope.

Si cela m’était possible, je le ferais volontiers ; mais je l’essayerais vainement.

vicente.

Que ferez-vous donc ?

don lope.

Je ne sais. Mais attends ; la voilà qui sort de notre appartement.

vicente.

La visite n’a pas été longue.

don lope.

Au contraire, dans ce seul moment il s’est passé pour moi plus d’un siècle.


Entre DOÑA VIOLANTE.
doña violante.

Eh quoi ! seigneur don Lope, vous êtes encore là ?

don lope.

Il n’est aucune chose au monde qui s’éloigne aisément de son centre. L’eau va toujours vers la mer, de quelque source qu’elle soit sortie ; la pierre retombe toujours à terre, quelle que soit la main qui l’ait lancée ; le vent se rencontre toujours avec le vent, de quelque côté qu’il soit venu ; et la flamme monte toujours vers sa sphère, quelle que soit la matière qui lui serve d’aliment. Ainsi, moi, ruisseau fugitif, je me précipite vers la mer de mes peines ; pierre dure et pesante, je retourne à la terre, patrie des corps graves ; atome altéré, je me mêle au vent qui emporte mes espérances ; et faible rayon de lumière, je cours au-devant de la flamme qui est la sphère de ma disgrâce. De sorte qu’enflammé comme le feu, attiré comme un atome, errant comme un ruisseau, dure et pesant comme une pierre, je me joins à la terre, à la mer, au vent, à la flamme.

doña violante.

Voilà une philosophie aussi claire que merveilleuse ; mais si je comprends votre discours, je ne saurais en deviner le motif.

don lope.

Cela n’est pas bien difficile cependant. Toutes mes paroles ont eu pour but de vous exprimer que le centre de mon âme est là où vous êtes.

doña violante.

Cette galanterie, don Lope, n’est pas d’accord avec ce que vous me disiez tantôt.

don lope.

Comment donc, madame ?

doña violante.

Vous avez change de rôle au milieu de la comédie ; vous parliez pour un autre personnage, et maintenant vous parlez pour vous-même[9].

don lope.

Il suffit que cela vous déplaise, madame, pour que je vous parle le langage de tantôt. Eh bien, je surmonterai mes ennuis et sachant qu’il vous est agréable que je m’exprime clairement, je renonce à ces paroles obscures qui voilaient ma pensée. Je vous apprendrai donc que le seigneur don Guillen…


Entre DON GUILLEN, qui s’arrête à la porte.
don guillen, à part.

J’arrive au bon moment, il parle pour moi.

don lope.

Don Guillen, invinciblement charmé par votre beauté, comme l’héliotrope par la lumière du soleil, vous a suivie d’Italie en Aragon. Il m’a chargé de vous en prévenir, et de solliciter pour lui une entrevue.

don guillen, à part.

Voilà ce qu’on appelle un ami loyal et dévoué !… Mais au diable soit l’homme qui me vient chercher, puisqu’il m’empêche d’entendre la réponse.

Il sort.
doña violante.

Le langage que vous me tenez actuellement, don Lope, ne vaut pas mieux que celui de ce matin. Voilà deux fois que vous m’outragez aujourd’hui. J’aurais pu vous pardonner une offense ; mais deux, je ne puis.

don lope.

Daignez au moins m’apprendre, madame, quelle est celle dont je ne suis pas absous, afin que j’essaye de me justifier. Il y a ici une énigme obscure et confuse qu’il m’est impossible d’expliquer.

doña violante.

Je vais me faire entendre. Vous répondrez de ma part à don Guillen, qu’il ne se mette pas pour moi en frais de galanterie, puisqu’il sait bien que ses avances n’ont jamais eu de succès, et qu’il jette au vent son espérance.

don lope.

Et à moi quelle réponse me faites-vous ?

doña violante.

Vous devriez la deviner. Si votre faute est la même que la sienne, et si le même juge est appelé à prononcer, il est clair que vous ayant chargé de lui reporter cette réponse…

don lope.

Achevez, madame.

doña violante.

Il est clair que la sentence doit être différente ; car si elle eût dû être la même, je n’aurais pas eu besoin de faire deux réponses distinctes ; une seule réponse aurait servi pour tous deux.

don lope.

Achevez, de grâce ; mon âme reste en suspens et toute émue, jusqu’à ce que vous vous soyez expliquée.


Entre DON GUILLEN.
don guillen, à part.

Mon fâcheux m’a enfin laissé libre, et je puis entendre sa réponse.

doña violante.

Que cela vous suffise pour le moment, don Lope. J’ajouterai seulement, si vous le voulez, que si j’ai été un temps comme le diamant, et le bronze, et le marbre, qui résistent à l’acier, à la lime et au ciseau, toutes ces choses finissent par céder ; car on travaille le diamant, on coule le bronze et l’on taille le marbre.

don guillen, à part.

Ciel, quoi bonheur ! doña Violante lui répond avec une bonté que je n’ai jamais trouvée en elle.

don lope.

Je baise mille fois vos blanches mains en reconnaissance d’une si haute faveur.

don guillen, à part.

Quel fidèle ami ! S’il s’agissait de lui-même, il ne montrerait pas plus de joie.

don lope.

Mon bonheur serait sans égal, madame, si, pour garantie de ces paroles, vous me donniez quelque gage qui m’en servit de témoignage à moi même.

doña violante.

Acceptez cette fleur, don Lope, et qu’elle vous témoigne mon espoir, puisqu’elle est la couleur de mon espérance[10].

Elle sort.
don lope.

Elle vivra éternellement dans une impérissable fraîcheur, sans que les autans jaloux puissent jamais en ternir l’éclat charmant. Heureux le mortel qui tient en sa main cette fleur !

don guillen, se montrant.

Plus heureux encore celui à qui elle est destinée, puisque c’est doña Violante qui l’envoie et que c’est vous, don Lope, qui en êtes porteur. Avant de la recevoir de vos mains, je voudrais m’agenouiller devant vous.

vicente.

Il est venu bien à propos !

don guillen.

Je vous dois deux fois cet honneur : d’abord à cause de l’amitié avec laquelle vous m’avez servi, et ensuite parce que je n’oserais prendre de vos mains un joyau d’un tel prix si je n’étais dans la posture la plus respectueuse et la plus humble.

don lope.

Levez-vous, don Guillen ; car si c’est la couleur de cette fleur qui cause votre joie, songez que les fleurs et les couleurs sont sujettes à changer.

don guillen, se levant.

Que dites-vous là ?

vicente.

Il veut dire, ce me semble, que cette fleur, qui est le symbole de l’espérance, peut devenir l’emblème de la jalousie.

don lope.

Je veux dire que bien que cette fleur vienne de doña Violante et bien qu’elle se trouve en ma main, cependant elle n’est pas pour vous.

don guillen.

Ne vous ai-je pas entendu vous-même lui parler pour moi ?

don lope.

Il est vrai.

don guillen.

Et aussitôt après, — bien qu’un maudit valet m’ait éloigné d’ici un moment, — n’ai-je pas entendu, juste ciel ! que moins inhumaine, moins ingrate, en témoignage que l’on travaille le diamant, que l’on ciselle le bronze et que l’on taille le marbre, — elle m’envoyait cette fleur ?

don lope.

Il est dommage que vous n’ayez pas entendu ce qu’elle a dit avant cela ; vous auriez entendu votre disgrâce.

don guillen.

Comment ?

don lope.

Je vois que vous n’avez entendu que la moitié de la conversation, et que vous n’étiez pas là lorsqu’il a été question de vous.

don guillen.

Qu’est-ce que cela signifie ?

don lope.

La réponse de doña Violante est que votre amour l’ennuie.

don guillen.

Alors à qui donc disait-elle, en vous parlant de moi, qu’elle n’est plus maintenant si insensible ?

don lope.

À moi.

vicente, à part.

Attrape !

don guillen.

À vous ?

don lope.

À moi.

don guillen.

Songez, don Lope, que vous mettez mon amitié dans la nécessité de révoquer en doute la vérité de vos paroles.

don lope.

Celui qui s’aviserait de douter de ma véracité apprendrait bientôt à me connaître.

don guillen.

Allons, don Lope, ne me faites point payer par une querelle avec vous le bonheur qui m’est venu, et donnez-moi cette fleur.

don lope.

Elle est à moi, et par conséquent je ne dois la donner à personne


don guillen.

Elle n’est pas à vous, elle est à moi, et je l’aurai.

don lope.

Et comment vous y prendrez-vous ?

don guillen.

Sortez de votre maison en l’emportant avec vous, et l’épée à la main, je vous montrerai comment je châtie un ami perfide, comment je me venge d’un rival indigne.

don lope.

Marchez devant, je vous suis.


Don Guillen sort. Au moment où don Lope va pour sortir, entrent DOÑA VIOLANTE et DOÑA BLANCA, chacune par un côté différent.
doña violante.

Qu’est ceci, don Lope ?

don lope.

Ce n’est rien.

vicente, à part.

Il y a longtemps que nous ne nous sommes battus.

doña blanca.

J’ai entendu ta voix et je suis sortie de cette pièce.

doña violante.

Et moi de celle-ci ?

doña blanca.

Où vas-tu ?

don lope.

Je ne sais, il faut que je sorte.

doña violante.

Attendez.

don lope.

Dans un moment, madame, je reviens me mettre à vos ordres.

doña blanca.

Qu’est-ce à dire, don Lope ? te voilà déjà dans quelque mauvaise affaire.

vicente, à part.

Il y a longtemps que nous ne nous sommes battus.

doña violante.

D’où vous est venu cet ennui, don Lope ? (À part.) Je me meurs.

don lope.

Vous êtes dans l’erreur, je n’ai aucun ennui.

doña blanca.

Nous n’aurons donc jamais, dans cette maison, une heure de paix avec toi ?

don lope.

Eh ! mon Dieu ! quel bouleversement y ai-je donc causé ?

doña violante.

Qu’avez-vous ?

doña blanca.

À quoi songes-tu ?

vicente, à part.

Il y a longtemps que nous ne nous sommes battus.


Entre LOPE DE URRÈA.
urrèa.

Eh bien ! qu’y a-t-il ? (À don Lope.) D’où vient que tu es ainsi ému en parlant à doña Violante et à ta mère ? Que s’est-il donc passé ?

doña blanca.

Lope… seigneur. (À part.) Ô ciel ! inspire-moi un détour afin que son père ne soupçonne rien. (Haut.) Mon fils a eu à se plaindre de Vicente… il voulait le châtier… et nous nous sommes mises entre eux deux.

vicente.

Bon ! me voilà en jeu à présent.

doña violante.

Oui, nous tâchions de le contenir.

urrèa.

Il faut avouer, Lope, que vous avez un singulier caractère !

don lope.

Seigneur, ce n’était rien, je vous assure.

vicente.

Mon maître, à qui il manque de l’argent, me demandait des comptes, et là-dessus…

don lope.

Il suffit ; sors d’ici, malheureux !

vicente.

Il n’y a pas moyen de s’expliquer avec vous.

urrèa.

Et c’est pour un pareil sujet que vous ne craignez pas de vous emporter devant doña Violante !

don lope.

Je n’ai rien à répondre à une pareille observation, et je dois me taire. (À part.) Oh ! pourvu que je rencontre don Guillen !

Il sort.
doña blanca.

Ne le laissez point aller, seigneur.

urrèa.

Ne vaut-il pas mieux le laisser partir ? (À doña Viotante.) Excusez-le, madame, je vous prie. Quand il a la tête montée, il ne garde respect ni à moi ni à personne.

doña violante.

Il est tout excusé auprès de moi. (À part.) Et cela par la raison que moi seule suis coupable.

doña blanca.

Ah ! malheureux ! je croyais avoir trouvé le moyen de l’empêcher de sortir, et, tout au contraire, je lui ouvre la porte. Que faire ?

doña violante.

Je tremble qu’il n’arrive un malheur.

On entend un cliquetis d’épées et la voix de don Lope et celle de don Guillen.
don guillen.

Voilà, traître, comment on châtie un ami perfide.

don lope.

Vous pouvez être jaloux, mais vous n’avez pas été trahi.

urrèa.

Que veut dire ce bruit ?


Entrent ELVIRE et BÉATRIX.
elvire.

On se bat dans la rue.

béatrix.

C’est mon maître. (À Lope.) C’est votre fils, seigneur, qu’attendez-vous ?

urrèa.

En effet, Blanca, je m’étonnais qu’il fût resté un jour tranquille. La tendresse paternelle me dit d’aller voir, bien que je ne me mêle jamais de ses affaires qu’à contre-cœur.

Il sort.

Scène II.

Une rue de Saragosse.
Entrent DON GUILLEN et DON LOPE, l’épée nue, quelques Cavaliers qui cherchent à les séparer, et LOPE DE URRÈA.
urrèa.

Arrête, Lope. Arrêtez, don Guillen.

un cavalier.

Voyez que nous sommes entre vous deux.

don guillen.

Ami perfide.

don lope.

Vous seul êtes perfide, vous qui…

urrèa.

Comment ! malheureux, tu ne peux pas te modérer en ma présence !

don lope.

Pensez-vous donc que je me laisse ôter par vous l’honneur que vous ne m’avez pas donné ?

urrèa.

Plût à Dieu que tu eusses conservé la plus faible parcelle de celui que je t’ai transmis !… Mais, seigneur don Guillen, puisque mon fils n’a aucun respect pour mes cheveux blancs, daignez m’écouter, vous, et que je trouve en vous plus d’égards que chez mon fils.

don guillen.

Vous n’avez pas tort d’y compter ; je respecte vos cheveux blancs et je dois des égards à l’intervention de ces cavaliers. Je m’éloigne donc ; je rencontrerai mon adversaire dans un autre moment et dans un autre lieu.

don lope.

Ce n’est pas mal déguiser votre peur.

don guillen.

Moi, j’ai peur !

Ils recommencent le combat.
urrèa, à don Lope.

Insensé ! barbare ! Comment ! lorsque tu vois qu’un étranger me respecte, tu manques ainsi à ce que tu me dois ! (Levant le bâton sur lui.) Vive Dieu ! il ne tient à rien que je ne l’enseigne ton devoir et ne le montre qui je suis !

don lope.

Prenez garde, et ne tenez pas plus longtemps votre bâton levé sur moi, car, vive Dieu ! je me porterais envers vous à quelque extrémité.

urrèa.

Ingrat et méchant, ton adversaire ne peut donc pas t’apprendre comme tu dois te conduire ?

don lope.

Non, car s’il a cédé à vos prières c’est par lâcheté, et la lâcheté n’est pas pour moi une vertu.

don guillen.

Celui qui dit ou pense que je le crains…

urrèa.

En a menti, je le déclare ; ne le dites pas vous-même.

don lope.

Puisque vous me donnez pour lui un démenti, vous me donnerez pour lui satisfaction. (Repoussant Urrèa, avec force, d’une main.) Tiens, voilà pour toi, vieux radoteur !

Urrèa tombe à terre.
vicente.

Qu’avez-vous fait ?

urrèa.

Que le ciel t’écrase, infâme ! Je le prends à témoin, sa cause est la mienne.

tous les cavaliers.

Tous, tous nous sommes pour vous !… qu’il meure ! qu’il meure ! il a frappé son père !

Tous à la fois attaquent don Lope, qui leur fait face à tous.
vicente.

Moi seul ici, je me tiens pacifiquement sans attaquer ni défendre. (À Urrèa.) Seigneur, levez-vous.

urrèa.

Fils ingrat, fils dénaturé, que le ciel l’écrase ! que ces épées, qui se sont levées à ma défense, soient autant de foudres sous lesquelles tu périsses ! et si elles réalisent mes vœux, le monde apprendra en le voyant mourir qu’une épée est aussi redoutable que la foudre, quand c’est la cause de Dieu !… Que cette main qui a profané mes cheveux blancs soit impuissante à soutenir un outrage dont le ciel n’est pas moins indigné que moi !… Que le maître du monde, en voyant mon affreux malheur et cette triste tragédie, te retire enfin et l’air que tu respires, et la terre qui te porte, et le jour qui t’éclaire !

vicente, à Urrèa.

Seigneur, prenez votre chapeau. Je vous mettrai votre manteau. Voici votre bâton.

urrèa.

À quoi me servirait un bâton ? c’est une épée qu’il me faudrait !… Mais non, donne : un outrage fait avec la main doit se venger à coups de bâton. Ce sera avec ce bâton que je me vengerai d’un fils dénaturé… Mais, hélas ! c’est un secours inutile, car si je veux le prendre à la main sans m’y appuyer, mes genoux fléchissent… Ô fortune cruelle ! ô rigoureux destin ! comment me pourrai-je venger, si l’instrument même qui doit me seconder m’avertit de la sorte que j’ai désormais besoin de le tenir sans cesse sur le sol, et d’en frapper la terre, comme pour me faire ouvrir la porte de mon tombeau !

vicente.

Calmez-vous, et voyez que tout le peuple s’est levé à votre défense.

urrèa.

Eh bien ! qu’ai-je encore à perdre !… Que tout le monde sache à présent que je suis un homme infâme, puisque celui à qui j’ai donné la vie m’a enlevé l’honneur… Oui, hommes, regardez-moi ; je suis cet infortuné que son propre fils a couvert d’ignominie ; et offensé par mon propre sang, c’est en le versant que je veux me venger… J’ai demandé justice au ciel, le juge suprême ; je vous la demande aussi à vous, et, de plus, je la demanderai au roi.

vicente.

Songez qu’on ne peut pas entrer ainsi dans le palais.

urrèa.

Ah ! si je pouvais, j’entrerais dans le ciel. (Appelant.) Roi don Pèdre d’Aragon, monarque chrétien que l’ignorant nomme cruel mais que le sage nomme le justicier…


Entrent LE ROI, DON MENDO et des Valets.
le roi.

Qui m’appelle ?

urrèa.

Un infortuné qui, prosterné à vos pieds, sire, vous demande justice.

le roi.

Vous m’êtes déjà connu, Lope ; c’est vous qui m’êtes venu implorer pour votre fils déjà condamné et à qui j’ai fait grâce. Que voulez-vous ?

urrèa.

Je viens vous prier de le punir. Je suis, sire, un fidèle vassal ; et la même voix qui naguère vous a demandé grâce, aujourd’hui vous demande justice. Mon fils, si toutefois un monstre est mon fils… (Que doña Blanca me pardonne ces paroles, qui ne sauraient atteindre sa vertu, plus pure que le soleil !) mon fils s’est rendu coupable contre Dieu, contre vous et contre moi. Manquant à ce commandement sacré, qui est le premier après ceux de l’Église, il a osé porter la main sur mon visage, et comme je ne puis moi-même me venger, je viens me plaindre à vous du criminel. Et si quand je vous ai demandé sa grâce vous me l’avez accordée, à cette heure que je vous demande justice, vous ne me la refuserez pas ; car autrement j’en appellerais de vous au ciel… Que le monde sache par là et que les hommes apprennent qu’un fils qui traite son père avec cruauté rend son père cruel.

Il sort.
le roi.

Mendo ?

don mendo.

Sire ?

le roi.

Puisque vous êtes mon grand justicier, ceci vous regarde. Disposez de tout mon pouvoir, que je vous confie pour opérer l’arrestation de cet homme, et ne vous présentez devant moi que lorsqu’il sera arrêté.

don mendo.

Je vais, sire, m’en occuper sans retard, et je ferai toutes les diligences possibles.

le roi.

N’oubliez pas que cela m’importe plus que vous ne pensez.

don mendo.

Pour quel motif, sire ?

le roi.

Par le motif qu’en réfléchissant sur cet événement, je ne vois pas dans l’histoire qu’il y ait eu un autre roi devant qui l’on ait porté une semblable plainte.

don mendo, à part.

Que ferai-je ? Terrible imagination, que me veux-tu ? — Faudra-t-il donc que je prouve que l’offenseur n’est point le fils de l’offensé ?



JOURNÉE TROISIÈME.


Scène I.

La campagne. Des rochers. Un torrent.
Entrent DON MENDO et une troupe d’Hommes d’armes.
un homme d’armes.

Par ici, seigneur. C’est de ce côté que l’Èbre se précipite plus furieux en entrainant dans sa course les ruisseaux des montagnes ; et c’est de ce côté que ce jeune homme se dirige pour nous échapper.

don mendo.

Suivez-le tous, en fouillant les rochers et les taillis épais. (Ils sortent.) Quel homme s’est jamais vu dans une situation aussi cruelle ? Mon malheur est tel, que je suis obligé de chercher cela même que je ne voudrais pas trouver… comme un homme inspiré par la jalousie[11]. D’un côté le roi, mû par une sévérité inflexible, qui n’est peut-être, au fond, que de la justice, m’ordonne de ne pas reparaître devant lui qu’on n’ait arrête don Lope ; et d’autre part, la reconnaissance que je lui dois, l’affection que je lui porte me défend de l’arrêter. Situation affreuse ! Si je le prends, je manque à mon amour ; si je ne le prends pas, je manque de fidélité au roi. Comment pourrai-je, ô ciel ! satisfaire en même temps à l’amour et à l’obéissance ?


DON LOPE, tout ensanglanté, entre en se battant contre plusieurs hommes d’armes.
don lope.

Je suis seul contre tous, et il est impossible que je n’y laisse pas la vie ; mais pour le prix auquel je veux la vendre, vous n’êtes pas assez nombreux.

don mendo.

Ne le tuez pas ; il importe que je l’emmène vivant. (À part.) Oh ! si je réussissais à l’arrêter, peut-être trouverais-je plus tard quelque moyen de le sauver. — (Haut.) Don Lope ?

don lope.

Je reconnais votre voix avant d’avoir reconnu votre personne, car trois choses troublent et obscurcissent ma vue, la colère, le sang et la poussière ; et je ne sais même si c’est votre voix que j’ai entendue ou quelque sombre tonnerre dont le son, en me rendant immobile, m’a glacé, atterré… Eh bien ! que me voulez-vous ? car vous seul, don Mendo, vous m’avez inspiré plus de crainte par une seule de vos paroles que n’ont fait tous ceux-là avec leurs armes.

don mendo.

Ce que je veux, c’est que vous rendiez votre épée, et que, renonçant à vous défendre, vous vous rendiez prisonnier.

don lope.

Moi ?

don mendo.

Oui.

don lope.

Cela est difficile.

don mendo.

Je vous promets en récompense…

don lope.

Je vous crois, seigneur, mais je ne puis y consentir, je ne puis céder à la crainte.

don mendo.

Barbare, insensé, que prétends-tu faire ?

don lope.

Mourir en tuant[12]… Mais c’est en vain que j’y suis résolu ; je ne saurais me défendre contre vous ; car à vous entendre je tremble, et à vous regarder je frémis et sens couler mes larmes. Si je veux lever mon épée contre vous, le ciel s’obscurcit à mes yeux, et la terre se dérobe sous moi.

don mendo.

Tel est le propre effet de la justice, à qui Dieu a donné le pouvoir de porter la terreur au cœur du criminel.

don lope.

Ce n’est pas cela, seigneur ; non, ce n’est pas cela ! car, bien que je me reconnaisse coupable, je pourrais cependant, comme un chien enragé qu’on a blessé, mettre en pièces tous vos hommes d’armes. C’est vous, c’est vous seul qui m’inspirez de la crainte et du respect. Et c’est pourquoi, prosterné devant vous, je mets à vos pieds cette épée terrible, qui est rougie de sang depuis la poignée jusqu’à la pointe, et moi même je me prosterne humblement à vos genoux.

don mendo, le relevant.

Lève-toi, don Lope ; le ciel m’est témoin que dans une si cruelle extrémité, toi étant l’accusé et moi étant le juge, il me serait doux de changer avec toi, et que je souffrirais moins de ton péril que de ma douleur. Mais ne crains rien en me voyant aussi sévère à ton égard ; il faut bien que je paraisse partager la colère du roi.

don lope.

Est-ce que le roi sait déjà quelque chose de moi ?

don mendo.

Votre propre père lui a demandé justice contre vous.

don lope.

Laissez-moi reprendre mon épée.

don mendo.

Je la tiens, et vous ne me la reprendrez pas.

don lope.

Ô ciel ! en voyant cette épée dans vos mains, je tremble, et tout mon corps frémit comme en ce jour où je vous donnai mon poignard. D’où vient cette crainte ? d’où vient cet effroi que vous m’inspirez ? comment puis-je éprouver un tel sentiment, moi qui, je l’avoue, frapperais encore mon père s’il me donnait encore un démenti

don mendo, appelant.

Holà !

un homme d’armes.

Seigneur ?

don mendo.

Couvrez don Lope d’un manteau de manière à lui cacher le visage, et conduisez-le ainsi au cachot. (À un autre.) Vous, écoutez.

un homme d’armes.

Qu’ordonnez-vous ?

don mendo.

Afin qu’il y ait moins d’émotion et de tumulte, faites-le entrer par la poterne de ma maison, laquelle donne sur la campagne, sans lui dire où il est, et faites que l’on soigne sa blessure, pendant que j’instruis le roi de son arrestation. — (À part.) Quelle douleur, quelle colère et quelle angoisse se sont emparées de mon âme, et la bouleversent et la déchirent !

Ils sortent.

Scène II.

Une salle du palais.
Entre LE ROI.
le roi.

Je suis impatient de savoir si don Mendo a exécuté mes ordres ; et je n’aurai point de repos qu’il ne soit arrivé… Il ne sera pas dit qu’un fils insolent et cruel ait ainsi offensé son père sans que mon pouvoir le châtie. L’Aragon verra aujourd’hui comment ma justice inflexible punit tant d’orgueil et de malice. Cela importe au bien de mon royaume ; et vive Dieu ! ce jour décidera si je suis don Pèdre ou non. — Mais voici venir don Mendo.


Entre DON MENDO.
don mendo.

Que votre majesté, sire, me permette de baiser sa main.

le roi.

Non pas ! je dois embrasser l’homme qui est l’Atlas de mon royaume, et qui veut bien m’aider à porter ce pesant fardeau.

don mendo.

Sire, mon obéissance et mon dévouement pourront seuls vous dire combien je reconnais tant de bonté.

le roi.

Puisque vous reparaissez à mes yeux, cela signifie que vous avez arrêté don Lope.

don mendo.

Oui, sire, et je l’ai envoyé prisonnier dans ma maison, afin que personne ne puisse lui parler.

le roi.

Vous ne m’avez jamais rendu de plus grand service. Je prétends conserver le nom de Justicier, et je veux surtout le mériter dans le châtiment d’un délit si étrange et qui n’a pas de précédent.

don mendo.

Il ne faut pas cependant que le juge suprême se laisse influencer par la première information ; car, à ce que j’ai appris, les charges ne sont pas aussi graves qu’elle pourrait le faire croire.

le roi.

Eh quoi ! Mendo, dans cette information n’y a-t-il pas un fils qui a maltraité son père, et n’y a-t-il pas un père qui a porté plainte contre son fils ? que voulez-vous de plus grave ?

don mendo.

Je confesse que cela ne l’est que trop ; mais enfin, jusqu’ici votre majesté n’a pas entendu ce que l’accusé peut avoir à dire à sa décharge.

le roi.

Je serais heureux, don Mendo, qu’il pût si bien se justifier, que j’eusse à reconnaître qu’il ne s’est point commis dans mon royaume un crime si nouveau, si extraordinaire, si révoltant.

don mendo.

Croyez bien, sire, que cette faute, si énorme au premier coup d’œil, perd beaucoup de sa gravité quand on examine le fait avec attention. — Don Lope se battait avec don Guillen de Azagra ; pour quel motif ? je l’ignore ; mais don Guillen est également arrêté. Le père de don Lope arriva dans un moment où le combat était suspendu. Dans ce moment don Guillen allait donner un démenti à son adversaire ; mais il n’osa pas, et le vieillard, emporté par la colère, donna le démenti à sa place, en le prononçant toutefois de telle manière, que le jeune homme y fut trompé, et qu’il voulut frapper son adversaire, lorsque le vieux Lope, s’étant mis entre eux deux, reçut le coup. Or, la chose s’étant passée ainsi, il est clair que le jeune homme ne voulait pas frapper son père ; mais don Lope, se voyant maltraité par son fils, accourut à vos pieds, de quoi, je suis sûr, il se repent maintenant… Le bon Lope est fort âgé, et je pense, moi, que sa conduite tient à la faiblesse d’entendement qu’apporte le grand âge. De plus, vous remarquerez, sire, qu’il y a eu dans l’antiquité une loi qui me semble bien conforme à la nature, et qui défend d’entendre dans les causes criminelles, soit le père se plaignant de son fils, soit le fils portant plainte contre son père. Ainsi je serais d’avis de laisser tomber cette affaire.

le roi.

Cela vous semble juste ?

don mendo.

Oui, sire.

le roi.

Eh bien, moi, don Mendo, je ne vois pas la chose comme vous. Il y a dans cet acte je ne sais quoi qui me passe ; mais je ne puis admettre qu’une plainte aussi grave ait été portée légèrement, ni qu’un crime de ce genre ait été commis par hasard ; et il faut que je voie s’il est possible qu’il y ait eu, en effet, soit un fils si hardi, soit un père si imprudent. Et ainsi, puisque nous en sommes sur ce point, faites arrêter le père ; il importe qu’il ne passe point cette nuit dans sa maison.

Il sort.
don mendo.

Le ciel me protège ! je ne sais quel trouble s’élève dans mon âme, comme à la veille d’un grand malheur.

Il sort.

Scène III.

Une chambre dans la maison de don Mendo.
Entrent DOÑA VIOLANTE et ELVIRE.
elvire.

D’où vient, madame, votre douleur ?

doña violante.

D’une crainte.

elvire.

Et cette crainte, d’où vient-elle ?

doña violante.

D’un ennui.

elvire.

Et cet ennui, d’où vient-il ?

doña violante.

D’un soupçon ; car le ciel a décidé aujourd’hui que j’aurais une grande peine, et que cette crainte, cet ennui et ce soupçon pourraient m’ôter la vie.

elvire.

Qui s’oppose à votre bonheur ?

doña violante.

Ma disgrâce.

elvire.

Qui en cause la rigueur ?

doña violante.

Mon amour.

elvire.

Confiez-moi ce qui vous afflige.

doña violante.

Ma fortune. Et ainsi je ne puis trouver ni pitié ni soulagement dans mon chagrin ; car j’ai contre moi ma disgrâce, mon amour et ma fortune.

elvire.

Qui entretient votre plainte ?

doña violante.

Mon étoile.

elvire.

Et pouvez-vous la surmonter ?

doña violante.

Mon étoile est tout le soleil.

elvire.

Ne pouvez-vous lui faire éprouver une éclipse ?

doña violante.

Non, car ma lune est à mon déclin. De sorte que je ne puis conserver aucune espérance en voyant conjurer à ma perte l’étoile, le soleil et la lune.

elvire.

Qui vous désole ainsi ?

doña violante.

Le pressentiment de ma mort.

elvire.

Qui cause votre mort ?

doña violante.

La cruelle destinée !

elvire.

Ayez plus de confiance.

doña violante.

Non ; le ciel l’ordonne, et ses arrêts sont sans appel, et je me résigne ; car personne ne peut vaincre la mort, la destinée et le ciel. — Mais ne m’interroge pas davantage, Elvire. Puisque don Lope est arrêté (hélas ! j’ai peine à retenir mes larmes), c’est me tuer que de me demander, comme tu fais, d’où viennent mes chagrins. Ne sais-tu pas que la prison qui le renferme, renferme pour moi — la crainte, l’ennui, le soupçon, la disgrâce, l’amour, la fortune, l’étoile, le soleil, la lune, la mort, la destinée et le ciel[13] ?

elvire.

Il est dans l’appartement de mon maître ; on l’a fait entrer par la porte opposée.

doña violante.

Oh ! que je voudrais, Elvire, lui donner quelque haute marque d’amour !

elvire.

N’est-ce pas assez pour lui que vous sentiez ainsi son malheur.

doña violante.

Non, ce n’est pas assez. Dans la situation où il est, il faut que je périsse ou que je lui rende la vie. Voilà ce que me commande mon amour. — N’as-tu pas la clef de l’appartement de mon père ?

elvire.

C’est monseigneur qui a le passe-partout. Voici l’autre clef.

doña violante.

Je veux le voir pour lui donner un avis ; car désormais je n’ai plus de crainte pour moi-même, je n’en ai que pour lui… Toi, Elvire, tiens-toi de l’autre côté ; afin que tu puisses m’avertir s’il entre quelqu’un.

Elles sortent.

Scène IV.

Une autre chambre.
Entre DON LOPE.
don lope.

Infortuné que je suis ! quelle est donc cette prison où l’on m’a renfermé ?… Ah ! Violante, combien me coûte votre beauté ; et pourtant, dans cet affreux moment, c’est encore à vous que je pense. Je ne m’afflige point de perdre la vie, je ne m’afflige que de vous perdre.


DOÑA VIOLANTE ouvre une porte et entre.
doña violante, à part.

Son visage est couvert de sang. Il paraît blessé. (Haut.) Ah ! don Lope !

don lope.

Qui donc a prononcé mon nom ? qui daigne témoigner quelque pitié à un homme si malheureux ?

doña violante.

Une personne qui compatit à votre sort et partage votre douleur.

don lope.

Vivante image de ma mort, ombre morte de ma vie, corps de ma pensée, âme de mon imagination, portrait que mon amour a tracé dans les airs, voix formée de mes accents, veuillez ne pas me tourmenter et ne pas disparaître, vous qui êtes mon corps, mon âme et ma voix.

doña violante.

Si je n’étais qu’une illusion, Lope, je n’aurais pas un corps, une âme et une voix.

don lope.

Il est vrai ; mais comme je dormais tout à l’heure et que je suis incertain si je dors ou si je veille, je doute encore de mes yeux.

doña violante.

Touchée de vos malheurs, sensible à votre amour, et de moitié dans votre crime, je viens, sans qu’aucune considération m’ait arrêtée, je viens vous dire que, cette nuit même, cette porte vous sera ouverte, et que par cette issue vous pourrez recouvrer la liberté et sauver votre vie.

don lope.

J’ai ouï dire qu’il existe une plante d’une vertu si rare et si singulière, que là où il y a une plaie elle l’enlève, et là où il n’y en a pas elle en fait une : ainsi, vous, doña Violante, lorsque je vivais, vous m’avez donné la mort, et maintenant que je suis condamné à mourir, vous me donnez la vie.

doña violante.

J’ai ouï parler également de deux plantes merveilleuses qui, séparées, sont des poisons, et qui, réunies, sont un breuvage salutaire. En nous se voit leur étrange effet : séparé de moi, vous mourez ; séparée de vous, je meurs. L’amour veuille nous réunir afin que nous vivions ! Pour moi, ayant appris combien le roi était irrité contre vous, j’ai résolu aussitôt… Mais quel est ce bruit ?


Entre ELVIRE.
elvire.

Voilà votre père qui arrive.

doña violante.

Adieu, Lope.

don lope.

Reviendrez-vous ?

doña violante.

Oui, pour vous délivrer.

don lope.

Hélas ! en vous demandant cela, je ne pensais pas à ma liberté, je ne pensais qu’à vous revoir.

doña violante.

Ferme cette porte, Elvire, et sortons sans retard, car il ne faut pas que mon père nous trouve ici.

elvire.

Nous n’avons pas besoin de nous tant presser, madame, car je m’aperçois que votre père avant d’entrer chez lui est monté chez doña Blanca.

doña violante.

Je vais y aller, et je saurai ce qu’il y a de nouveau chez don Lope.

Elles sortent.

Scène V.

Une autre chambre.
Entrent VICENTE et ensuite ELVIRE.
vicente.

Le ciel nous protège ! voyez donc le beau tapage qu’il y a ici ; et tout cela pour un soufflet, pour un coup de poing, pour un coup de pied, pour je ne sais quel coup de je ne sais de quoi. En vérité, il n’y aurait pas plus de bruit si l’on sonnait la cloche de Velilla[14].

elvire.

À quoi pensez-vous là, Vicente ?

vicente.

S’il faut vous dire la vérité, Elvire, je suis furieux, j’enrage.

elvire.

Contre qui ?

vicente.

Ce n’est rien. D’abord contre toute l’espèce humaine en général, et puis, en particulier, contre mes maîtres, le jeune et le vieux.

elvire.

Pour quoi cela ?

vicente.

D’abord, en premier lieu, parce qu’ils sont mes maîtres ; et ensuite parce qu’ils sont tous deux si fous, que l’un donne sans qu’on lui ait demandé, et que l’autre qui a reçu ne peut pas se taire ; tandis que celui qui a reçu ne devrait pas desserrer les dents, et que celui qui donne, — n’importe quoi, — est le seul qui ait le droit de parler haut… Je suis également en colère contre ma maîtresse parce que, depuis qu’on lui a conté l’aventure, au lieu de réciter le Salve elle ne fait que pleurer et gémir. Je ne suis pas moins fâché contre votre maître don Mendo, parce qu’il est tellement pris maintenant de la manie d’arrêter les gens, qu’après avoir fait arrêter mon maître et don Guillen, voilà qu’il fait arrêter le vieux don Lope. Je le suis aussi contre le roi…

elvire.

Tu es ivre, je crois ?

vicente.

Plût à Dieu !

elvire.

Contre le roi ?

vicente.

Certainement. J’ai reçu dans ma vie plus de deux mille soufflets, et il n’y a pas fait la moindre attention ; et pour un seul qu’on a donné à un autre, il est furieux comme un lion. — Enfin, je me plains aussi de vous.

elvire.

Je serais curieuse de savoir pourquoi.

vicente.

Parce que tout en m’adorant de toutes les forces de ce cœur amoureux, vous ne m’avez pas encore donné de sérénade, vous ne m’avez pas écrit de lettre, vous ne m’avez pas baisé la main.

elvire.

Je vous ai déjà dit que c’était Béatrix qui m’en avait empêchée.

vicente.

Mais je vous ai dit de mon côté qu’il ne faut la compter pour rien.

elvire.

Ah ! Vicente, si vous disiez vrai, je vous donnerais un baiser.

vicente.

Donnez-le-moi toujours, en vous réservant de me le retirer si vous soupçonnez que je vous ai menti.

elvire.

Il est certain qu’avec vous il faut n’agir qu’avec défiance.

Elle se laisse embrasser.


Entre BÉATRIX.
béatrix.

Grâce à Dieu, je vous trouve bons amis.

vicente.

Ciel ! voilà Béatrix.

elvire.

Eh bien ! qu’importe ?

vicente.

Qu’importe ?… vous ne tarderez pas à le savoir,

béatrix.

Tout beau ! s’il vous plaît. Que je ne vous dérange pas. Oh ! vous ne m’abuserez pas avec votre air hypocrite. Je vous ai vu, vu de mes yeux ; et c’est le cas d’appliquer le proverbe : « Qu’un autre mette mon soulier, j’irai nu-pieds. »

elvire.

Je suis une suivante de bonne maison, et je ne me chausse pas de vieux, et surtout chez vous, ma belle, qui avez une jambe et un pied de bois.

vicente, à part.

Je suis perdu.

béatrix.

Que voulez-vous dire ? Est-ce que, par hasard, je serais la fille du corsaire Pied-de-bois[15] ?

elvire.

Il y a quelque chose comme cela.

vicente, à part.

Voilà qui va mal.

béatrix.

J’aurais déjà puni cette injure, si je ne savais bien qu’alors même que j’arracherais votre chignon vous n’en souffririez pas davantage.

vicente, à part.

Bon ! voilà l’autre.

elvire.

Est-ce que par aventure j’ai des cheveux postiches comme votre œil gauche, qui est de verre ?

béatrix.

Plaît-il ?

vicente, à part.

Je suis perdu. (Haut.) Allons, voyons, ne vous disputez pas ainsi.

elvire.

Comment donc ? Dans tous les cas je puis, moi, lui montrer les dents.

béatrix.

Je le sais bien, et en nombre ; car, bien que vous ne soyez plus un enfant, vous en avez de rechange.

elvire.

Quoi ! ces dents sont de fausses dents ?

béatrix.

Quoi ! cet œil est un œil de verre ?

elvire.

Quoi ! ces cheveux sont des cheveux d’emprunt ?

béatrix.

Quoi ! cette jambe est une jambe de bois ?

vicente.

Prenez garde, ne relevez pas trop votre robe ; songez où nous sommes.

elvire.

Ce drôle…

béatrix.

Ce polisson…

elvire.

Ce misérable…

béatrix.

Cet infâme…

elvire.

Nous a calomniées.

béatrix.

Eh bien ! vengeons-nous de lui.

Elles le battent.
vicente.

Arrière ! mesdames, s’il vous plaît,

elvire.

Voici du monde.

béatrix.

Nous aurons toujours commencé.

vicente.

On dirait qu’elles comptent finir !

elvire, à Béatrix.

Et nous deux, comment restons-nous ?

béatrix.

Nous restons amies.

elvire.

Adieu.

béatrix.

Adieu.

Elles sortent.
vicente.

Au lieu de vous dire l’une à l’autre : adieu, adieu, vous feriez mieux de vous dire : au diable ! au diable ! et puisse-t-il vous emporter, coquines[16]… Quel déluge de bourrades elles ont fait pleuvoir sur moi ! Et le plus fâcheux de l’affaire, c’est que le roi n’y fera pas la moindre attention.

Il sort.

Scène VI.

Une autre chambre.
Entrent LE ROI, sous un déguisement, et DOÑA BLANCA, qui cherche à le reconnaître.
doña blanca.

Qui est-ce, grand Dieu, qui, au moment où le jour disparaît a pénétré jusqu’ici ? — Homme, que demandes tu ? m’apportes-tu de nouveaux chagrins ?… Tu vas sans doute me répondre que oui ; car qui pourrait entrer dans la demeure d’une infortunée ? qui même la connaît, sa demeure, si ce n’est celui qui veut ajouter à ses chagrins ?… (À part.) Il se cache le visage, et ne me répond que par le silence. (Appelant.) Béatrix, apporte un flambeau. (À part.) Ciel ! il me semble que je suis changée en une froide statue (Béatrix apporte un flambeau.) Homme, pourquoi es-tu entré ici pour me causer tant de crainte et d’épouvante ?

le roi.

Quand nous serons seuls vous le saurez.

Il prend le flambeau et Béatrix se retire.
doña blanca.

Entrez, je n’ai pas peur ; bien que l’avenir me prépare autant de douleurs que j’en ai eu dans le passé. — Eh quoi ! vous ne vous découvrez pas encore ?

le roi.

Il faut auparavant que je ferme cette porte.

Il ferme la porte.
doña blanca.

Je suis toute troublée. (Appelant.) Holà !

le roi.

Ne criez pas.

doña blanca, à part.

Je me meurs. (Haut.) Eh bien, qui êtes-vous ?

le roi.

C’est moi !

doña blanca.

Le ciel me protège ! Que vois-je ?

le roi.

Me connaissez-vous ?

doña blanca.

Oui, sire, car il est impossible au soleil de se déguiser aux yeux des mortels… Vous, à cette heure dans ma maison ! Vous, vous venez chez moi dans ce modeste équipage ! Qu’ordonnez-vous ? me voilà à vos pieds. Ôtez-moi, au nom de Dieu, ôtez-moi de cette affreuse incertitude. Apprenez-moi si cette visite est châtiment ou faveur.

le roi.

Ce n’est, Blanca, ni une faveur ni un châtiment ; c’est une des obligations de mon métier ; car c’est aussi un métier que d’être roi.

doña blanca.

Et à quoi, sire, ce titre vous oblige-t-il envers moi ?

le roi.

Reprenez vos couleurs, reprenez haleine, remettez votre cœur ; car j’ai besoin, Blanca, que vous soyez parfaitement rendue à vous-même. — Votre fils, en public, a offensé votre époux ; votre époux a de même en public porté plainte contre votre fils ; et de leur inimitié réciproque il est résulté pour moi, Blanca, je ne sais quel soupçon contre vous… Vous avez raison, mille fois raison de vous troubler ; car il y a là quelque chose de si étrange, que le soleil, dans tous les pays qu’il éclaire, n’a jusqu’ici rien vu de semblable. Il faut donc que je sache s’il est bien vrai que la haine d’un fils contre son père et d’un père contre son fils ait pu arriver là que l’un ait offensé l’autre, et que celui-ci ait porté plainte contre le premier ; et pour mieux m’en instruire, je viens vous interroger comme témoin. Veuillez me parler en vous fiant à ma foi ; je vous garantis que jamais votre renommée n’aura à souffrir la moindre atteinte. Nous sommes seuls ; il n’y a ici que votre voix pour parler, et mon oreille pour entendre. Parlez donc franchement, ou sinon, vive Dieu ! Blanca, je vous jure…

doña blanca.

Arrêtez, sire ; ne passez pas en un moment de la douceur à la sévérité, de la bonté à la colère, de la pitié à la fureur… Hélas ! bien qu’il soit vrai qu’un triste secret a été longtemps renfermé dans ce cœur d’où il n’est jamais sorti, et où il s’est consumé jusqu’à ce jour ; bien qu’il soit vrai que j’eusse toujours voulu garder ce secret, cependant, voyant le soupçon que vous avez conçu, j’aurais tort de m’obstiner à vous le cacher davantage. Car mon ambition est si noble, et je tiens à tel point à mon honneur, qui est aussi l’honneur de mon époux, que je ne puis pas vous laisser dans l’idée qui vous est venue ; et en conséquence, afin de la détruire, je donnerai satisfaction à vous, au monde, et au ciel. Écoutez-moi attentivement.

le roi.

Parlez, j’écoute.

doña blanca.

Mon père était un gentilhomme sans fortune, mais d’une si haute noblesse, que le soleil même n’aurait pu lutter avec lui de pureté et d’éclat. Or, voyant que son bien était loin d’égaler sa qualité, il traita de mon mariage dès ma plus tendre jeunesse, et ce fut cette jeunesse qu’il donna pour dot à Lope, dans la pensée que l’amour du vieillard la préférerait à toute autre. Pour tout dire, nous fûmes mariés dans les âges les plus inégaux, et ce fut l’alliance du printemps et de l’hiver, de la fleur et de la neige. Le ciel m’est témoin que je l’aimai plus que la vie, bien que la froideur qu’il me montrait n’eût point mérité tant d’affection ; cette froideur venait sans doute de ce que nos goûts, nos manières de voir et de sentir étaient en complet désaccord. J’en vins à penser qu’un fils serait un gage de réconciliation entre nous, car d’ordinaire les enfants rapprochent des parents divisés, et je désirai un fils avec tant de passion, que Dieu, pour me punir sans doute, me le refusa, lui qui sait mieux que nous-mêmes ce qui nous convient, et qui, par conséquent, veut que tout lui soit demandé… Je passe sous silence, sire, les ennuis domestiques dont Lope et moi fûmes affligés, et je viens à vous dire, sans plus de discours, que j’avais une sœur cadette que je fis demeurer dans notre maison afin d’avoir une compagne, une confidente et une consolation dans mes chagrins. Or, de cette sœur s’éprit un cavalier dont vous me permettrez de vous taire le nom si j’ai trouvé grâce devant vous ; car ce point n’est d’aucune importance pour la vérité que je vous dois, et ce pourrait être pour vous un sujet d’ennui… Mais que dis-je ? Mon honneur exige, au contraire, que je ne laisse, dans mon récit, rien d’obscur, rien qui puisse prêter au soupçon… Don Mendo Torrellas est le cavalier qui devint épris de ma sœur, et comme il vit ses hommages repoussés, il chercha et trouva le moyen de s’introduire de nuit auprès d’elle, lui promit de l’épouser, en prenant le ciel à témoin de sa promesse, et l’abusa par ce serment… Depuis il en a épousé une autre, car il n’est point d’homme qui n’écoute plutôt son penchant et son plaisir que la voix du devoir ; et peu de temps après, le roi votre père l’envoya en France en qualité d’ambassadeur ; de sorte qu’ayant été jusqu’ici absent de Saragosse, il ignore complètement ce qu’il me reste à vous exposer. — M’étant aperçue que la santé de ma sœur s’était altérée, et qu’elle était en proie à un continuel chagrin, je fis tant par mes prières, par mes caresses, par mes larmes, qu’à la fin elle m’avoua ce que je vous ai dit, en ajoutant qu’elle portait dans son sein un triste et malheureux fruit de sa faute. En apprenant cela, sire, je fus affligée d’avoir un reproche à adresser à celle en qui je cherchais des consolations ; mais je sentis qu’elle était ma sœur, et d’ailleurs quand le mal est fait le reproche est inutile. « Que le ciel me protège ! » m’écriai-je mille et mille fois. « Comment, hélas ! un motif de même nature nous rend-il l’une et l’autre malheureuse ? Hélas ! ce qui serait pour moi le plus grand des biens n’est pour toi qu’un sujet de douleur ! » Et partant de là et y revenant sans cesse, mon esprit s’exalta, et j’imaginai un moyen de mettre un terme à nos peines mutuelles et de sauver son honneur ; ce fut de cacher de mon mieux son état en déclarant, moi, une grossesse. Le jour arrivé, ma sœur dissimula les douleurs qu’elle éprouvait, et moi je feignis des douleurs que je n’avais pas ; mais peu de jours après, Laura, qui avait supposé une autre indisposition, mourut des suites de l’accouchement, et ce fut là, en quelque sorte, la punition de sa faute… Une sage-femme fut seule notre complice, et personne n’aurait jamais connu cette fraude, dont j’ai toujours gardé le secret dans mon cœur, si la honte et la pudeur ne m’eussent forcée aujourd’hui à vous le révéler. Telle est ma faute, sire, je la confesse humblement à vos pieds ; et puisse votre colère ne tomber que sur moi seule, puisque moi seule suis coupable ! Mais veuillez en même temps, sire, considérer, comme excuse en ma faveur, que j’aimais sincèrement mon mari et ma sœur, et qu’en agissant ainsi, j’espérais reconquérir la tendresse de l’un et sauver l’honneur de l’autre. Et pour finir, ô don Pèdre d’Aragon surnommé le justicier, si vous devez montrer à mon égard que vous l’êtes, vous avez ma vie à vos pieds, je ne vous demande pas de me pardonner, je vous demande seulement que le héraut qui publiera mon jugement dise à haute voix que j’ai trompé mon époux, que j’ai trompé le monde ; mais non pas que j’ai entaché mon honneur, abaissé ma fierté, terni ma pureté ; car, pour une femme de ma sorte c’est bien assez d’un mensonge, sans qu’elle ait commis une autre faute.

le roi.
.

Oh ! que je me félicite d’avoir eu la pensée qu’un fils n’avait pas pu offenser son père, et qu’un père n’aurait pas porté plainte contre son fils ! Et cependant en cette circonstance, à peine sorti de cette cruelle inquiétude, je retombe dans une autre semblable à laquelle se joignent encore deux difficultés qui me troublent. Dans l’idée du public, don Lope a outragé son père ; et je ne révélerai pas un secret qui doit demeurer caché. En second lieu, don Mendo s’est traîtreusement joué de l’honneur de l’infortunée Laura. Enfin, Blanca a trompé son époux. Ce sont trois crimes tout à la fois publics et secrets. Donc, bien que je sache que le jeune homme n’est pas le fils du vieillard, je dois néanmoins pour Lope, pour Blanca, pour Mendo, et aussi pour moi qui suis celui que je suis, infliger à ces crimes un châtiment tout à la fois public et secret. Adieu, Blanca.

doña blanca.

Que Dieu daigne, sire…

Au moment où le Roi va pour sortir, on frappe à la porte ; le Roi s’arrête.
le roi.

On a frappé ?

doña blanca.

Oui, sire.

le roi.

Eh bien ! ouvrez ; et qui que ce soit, ne dites pas un mot de ma présence en ce lieu.

Il se cache.
doña blanca, ouvrant.

Qui frappe ?


Entre DON MENDO.
don mendo.

Moi, Blanca.

doña blanca.

Que voulez-vous ? (À part.) Ô ciel ! quel est mon trouble !

don mendo.

Je venais seulement vous dire de ne pas vous inquiéter, quoi que ce soit que vous voyiez ; car cette affaire étant laissée à ma direction, qui pourra dire autre chose que ce que je voudrai ?

le roi, entrant.

Moi !

don mendo.

Quoi ! sire, vous !… Alors…

le roi.

C’est bien. Donnez-moi la clef de la prison où vous gardez don Lope.

don mendo.

Sire, la voici. Mais apprenez…

le roi.

Je sais tout. Vous, Blanca, retirez-vous, et vous, don Mendo, demeurez ici. Cette nuit, vive Dieu ! le monde verra ma justice

Il sort.
don mendo.

Qu’y a-t-il, Blanca ?

doña blanca.

C’est le ciel qui punit aujourd’hui votre faute et la mienne. Suivez le roi, demandez-lui grâce, sachez que don Lope n’est point mon fils, qu’il est le fils de Laura et de vous.

don mendo.

Que Dieu me soit en aide !… Il vivra, dussé-je mourir.

doña blanca.

Je me meurs !

don mendo.

Je sors éperdu.

Ils sortent.

Scène VII.

Une autre chambre.
Entrent ELVIRE et DOÑA VIOLANTE.
elvire.

Considérez, madame…

doña violante.

Il le faut.

elvire.

Songez bien…

doña violante.

Rien ne m’arrêtera.

elvire.

Prenez garde…

doña violante.

Je n’écoute rien.

elvire.

Réfléchissez, de grâce, madame, que l’on accusera votre père ; on dira que c’est lui qui l’a délivré.

doña violante.

Qu’importe ! Je ne te demande point de conseil, ne m’en donne pas. Approche, et ouvre cette porte.

elvire.

J’obéis, malgré mon effroi… Mais j’entends du monde en dedans.

doña violante.

Eh bien, avant que d’ouvrir, écoute pour voir s’il n’y a personne. Peut-être quelqu’un sera-t-il entré par l’autre porte, et il ne faudrait pas faire manquer nous-mêmes notre entreprise. Applique ton oreille contre la serrure de la porte, et tâche d’entendre.

elvire.

Je ne puis rien entendre, tant on parle à voix basse ; il m’arrive un bruit confus de voix, mais je ne puis distinguer les paroles.

doña violante.

Ôte-toi, et laisse-moi me mettre à ta place… Je n’entends, non plus que loi, rien de ce que l’on dit, mais c’en est assez pour ne pas ouvrir. Il doit y avoir beaucoup de monde.

elvire.

C’est ce qu’il m’a paru.


Entre MENDO.
don mendo.

Malheureux que je suis !

doña violante.

Qu’avez-vous, seigneur ?

don mendo.

Je ne sais… Mais, hélas ! bien au contraire, je ne le sais que trop ; et auprès de qui pourrai-je me consoler de mes chagrins, si ce n’est auprès de toi ? Ah ! si tu connaissais mes ennuis… Écoute : don Lope n’est point le fils de Blanca… Il est mon fils… il est ton frère ?

doña violante.

Que dites-vous ?… Que le ciel me protège !

don mendo.

Et je viens résolu à perdre et la faveur du roi, et l’honneur et la vie, tout, enfin, pour lui rendre la liberté.

doña violante.

Je ne savais pas ce que vous venez de m’apprendre, et ses malheurs avaient excité en moi la même pitié maintenant que le bruit a cessé dans la chambre voisine, je vais ouvrir.

don mendo.

Marche doucement.

don lope, du dehors.

Ah ! malheureux !

don mendo.

Quel douloureux gémissement !

doña violante.

Il m’a troublée à tel point, que je ne puis ouvrir.

don lope, du dehors.

Jésus ! Jésus !

don mendo.

Donne la clef. Malgré l’émotion que j’ai ressentie à cette voix, j’ouvrirai.

doña violante.

Prenez ; car pour moi, je suis plus morte que vive.

Au moment où don Mendo prend la clef, on frappe aux deux portes qui sont de chaque côté du théâtre.
don mendo.

On a frappé en même temps à ces deux portes.

doña violante.

Qui sera-ce ? Le ciel me soit en aide !

don mendo.

Pendant que j’ouvre de ce côté, ouvrez l’autre porte.


DON MENDO et DOÑA VIOLANTE ouvrent en même temps les deux portes ; et par la porte que doña Violante a ouverte, entrent BLANCA et BÉATRIX, et de l’autre côté, entrent LOPE DE URRÈA et VICENTE.
urrèa.

Don Mendo, le roi m’a renvoyé vers vous afin que vous me disiez le jugement rendu sur ma plainte.

doña blanca.

Pour moi, doña Violante, je viens me consoler de mes peines auprès de vous.

vicente.

Et moi, pour savoir ce qui se passe, je vais partout où va la foule.

don mendo.

Le roi, Lope, ne m’a remis aucun jugement.

doña violante.

Il me serait difficile, Blanca, de vous donner les consolations dont j’ai moi-même besoin.

don mendo.

Mais peut-être trouverons-nous le jugement dans cette pièce où est enfermé don Lope. Il ouvre la porte qui est au milieu du théâtre, et l’on voit don Lope dans l’attitude d’un criminel à qui l’on a donné le garrot[17], tenant un papier à la main, et ayant de chaque côté une rangée de flambeaux allumés.) Que vois-je ?

doña blanca.

Ô ciel !

doña violante.

Grand Dieu !

vicente.

Quelle tragédie !

béatrix.

Quel malheur !

elvire.

Quelle peine !

urrèa.

Hélas ! tout mon ressentiment est devenu douleur et regret.

don mendo.

Si le papier qu’il tient dans sa main est le jugement que le roi veut que je vous lise, lisez-le vous-même, car je n’en aurais pas la force, tant cette horreur m’a bouleversé. (À part.) Ah ! mon fils, serait-ce là le châtiment de ma faute différé jusqu’à ce jour ? Mais que mes plaintes demeurent ensevelies au fond de mon âme.

doña blanca.

Hélas ! celui-là même qui m’a servi à consommer ma fraude, devient l’instrument de mon châtiment. (À part.) Mais que mon âme souffre en silence cette douleur.

urrèa, lisant.

« Que celui qui a outragé l’homme qui lui servait de père, meure ; et soient témoins de sa mort pour la pleurer, et celui qui a souillé un honneur sans tache, et celle qui a usé de fourberie. Et que l’on voie ainsi pour un triple crime un triple châtiment. »

tous les personnages.

Et que les nombreux défauts de cet ouvrage soient pardonnes à l’auteur.


FIN DES TROIS CHÂTIMENTS EN UN SEUL.
  1. La même situation avait été précédemment traitée par Lope de Vega dans une pièce fort curieuse, intitulée le Prince parfait (el Principe perfecto), seconde partie. — L’histoire l’avait indiqué aux deux poëtes.
  2. Le Sage, dans le Diable boiteux (ch. vii), a raconté sommairement cette aventure et il a eu soin de mettre la scène en Portugal. On sait d’ailleurs que le Diable boiteux n’est en quelque sorte qu’une traduction espagnole.
  3. Parce que don Lope a complètement ruiné sa famille.
  4. .....Si pisara
    Las gradas de un monumento,
    Aun no ajára los relillos.

    On appelle en Espagne le monument (el monumento) la chapelle décorée en forme de tombeau, où l’en dépose le corps de Jésus-Christ, le jeudi saint.

  5. No te sacáran los dientes
    Por el falso juramento.

  6. ....Soy
    Criado adquirido ad perpetuam
    Rei memoriam.

    Il est impossible de rendre en français ces plaisanteries mêlées d’espagnol et de latin.

  7. Allusion à certaines formules de l’Église.
  8. Il y a ici un jeu de mots intraduisible :

    ....Que no es
    Novela, sino si-vela.

  9. Encore une grâce qu’il nous a été impossible de reproduire. Elle porte sur le double sens du mot tercero, qui signifie en même temps troisième et entremetteur. Violante dit à Lope : « Tantôt vous faisiez le troisième rôle (ou l’entremetteur), et maintenant, etc. »
  10. On sait que la couleur verte est le symbole de l’espérance.
  11. Littéralement : action, fille de la seule jalousie.

    ..... Accion
    Hija de los zelos solos.

  12. Que intentas ?
    Que intentas ?Morir matando,

  13. Toute cette scène est composée de strophes qui sont particulières à la poésie espagnole et consistent dans l’arrangement ingénieux des mots. Voici la première, que nous donnons au lecteur comme échantillon :

    — De que nace tu dolor ?
    — De un temor.
    — Y el temor, señora, injusto ?
    — De un disgusto.
    — Que es, enfin, tu desconsuelo ?
    — Un rezelo ;
    Porque oy ha dispuesto et cielo,
    Que à una tristeza rendida,
    Puedan quitarme la vida,
    Temor, disgusto, y rezelo.

    On trouve de ces strophes en écho dans les plus anciens poëtes espagnols. Il y en a également plusieurs exemples dans les poésies de Lope. Cervantes en a placé également dans Don Quichotte (ch. xxvii), et dans une de ses plus jolies nouvelles, intitulée l’Illustre Écureuse (la Illustre Fregona).

  14. Il y a en Espagne plusieurs villages du nom de Velilla. Il s’agit ici de Velilla de Ebro, situé dans la province d’Aragon, près de Saragosse. Cet endroit est fort renommé pour sa cloche, qui, disait-on, sonnait d’elle-même lorsqu’elle voulait annoncer quelque évènement malheureux pour l’Espagne.

    V. Miñano, Diccionario geografico. T. IX, pag. 279.

  15. Ce corsaire Pied-de-bois était probablement un corsaire d’Alger ou de Tunis, du seizième ou du dix-septième siècle.
  16. No es mejor, al diablo, al diablo,
    Que os lleve, puercas

  17. Nous avons déjà dit ce que c’était que le supplice du garrot. Voyez l’Alcade de Zalaméa, t. I de notre traduction de Calderon, vers la fin.