IV

Le voile s’écarte…

Je n’insisterai pas sur les deux films de cette seconde séance et sur le rapport évident qui les liait l’un à l’autre. Nous sommes, à ce moment de l’extraordinaire aventure, trop près du but pour nous arrêter à des commentaires fastidieux. Il faut penser qu’un journal imprimait le lendemain la première et, quelques heures après, la seconde partie de ce fameux mémoire Prévotelle où le problème était abordé d’une façon si magistrale, et résolu avec une méthode et une logique qui nous impressionnèrent si profondément. Comment oublierais-je que, durant cette soirée, où je réfléchissais dans ma chambre à l’enlèvement de Massignac et au contre-coup de cet incident sur les séances de l’Enclos, durant cette soirée où l’orage longtemps attendu éclatait au-dessus de la région parisienne, Benjamin Prévotelle écrivait le début de son mémoire ? Et comment oublierais-je que, de cela, j’allais être informé par Benjamin Prévotelle lui-même ?

Vers dix heures, en effet, un des plus proches voisins du Logis, chez lequel mon oncle ou Bérangère allaient souvent téléphoner, me faisait dire qu’il était en communication avec Paris, et qu’on me suppliait de venir au téléphone sans perdre une minute.

Je m’y rendis de fort mauvaise humeur. J’étais harassé de fatigue, La pluie faisait rage, et la nuit était si noire que je me heurtais aux arbres et aux maisons.

À peine arrivé, je saisis l’appareil. Quelqu’un me dit, d’une voix qui tremblait au bout du fil :

— Monsieur… Monsieur… j’ai trouvé…

Je ne compris pas d’abord, et demandai qui me parlait.

— Mon nom ne peut rien vous dire, me fut-il répondu… Benjamin Prévotelle… Ingénieur… sorti de l’École Centrale il y a deux ans…

Je l’interrompis.

— Un instant, monsieur, un instant… Allô… Benjamin Prévotelle ? Mais votre nom m’est connu… Oui, je me souviens… je l’ai lu dans les papiers de mon oncle.

— Que dites-vous ? Mon nom, dans les papiers de Noël Dorgeroux !

— Oui, inscrit au milieu d’une page, sans commentaire…

Le trouble de mon interlocuteur redoubla :

— Oh ! fit-il, serait-ce possible ? Si Noël Dorgeroux a noté mon nom, cela prouverait qu’il a lu une brochure de moi, il y a un an, et qu’il s’est rattaché à l’explication que j’entrevois aujourd’hui.

— Quelle explication, monsieur ? questionnai-je, non sans impatience.

— Vous comprendrez, monsieur, en lisant mon mémoire.

— Votre mémoire ?

— Un mémoire que j’écris cette nuit… Voilà… J’ai assisté aux deux séances de l’Enclos, et j’ai trouvé, monsieur…

— Mais quoi, sapristi ?

— Le problème, monsieur, la solution du problème.

— Hein ! m’écriai-je, vous avez trouvé ?

— Oui, monsieur. C’est un problème facile d’ailleurs, si facile que je ne veux pas me laisser distancer. Songez donc, si un autre, avant moi, proclamait la vérité ! Alors, j’ai téléphoné au hasard à Meudon pour vous appeler au téléphone… Oh ! je vous en prie, monsieur, écoutez-moi… il faut me croire.

— Sans doute, répondis-je, sans doute… mais je ne vois pas bien…

— Mais si… mais si… implora Benjamin Prévotelle, en s’accrochant à moi d’une voix désespérée… Il me suffirait de quelques renseignements…

J’avoue que les affirmations de Benjamin Prévotelle me laissaient un peu sceptique. Cependant, je répondis :

— Si quelques renseignements peuvent vous être utiles…

— Un seul peut-être, dit-il… Voici. Le mur de l’écran a été reconstruit entièrement par votre oncle Noël Dorgeroux, n’est-ce pas ? Et ce mur, comme vous l’avez dit, offre un certain angle d’inclinaison à sa base ?

— Oui.

— D’autre part, selon vos dépositions, Noël Dorgeroux avait l’intention de faire construire un second amphithéâtre dans son jardin, et de se servir comme écran de la face postérieure du même mur, n’est-ce pas ?

— En effet.

— Eh bien, c’est le renseignement que je vous demande. Avez-vous remarqué que cette face postérieure offrait, à sa partie inférieure, la même inclinaison ?

— Oui, je l’ai remarqué.

— Alors, dit Benjamin Prévotelle, avec une exaltation croissante, la preuve est faite. Noël Dorgeroux et moi, nous sommes d’accord… Les visions ne proviennent pas du mur lui-même. La cause est ailleurs. Je le démontrerai, et, si M. Massignac voulait y mettre un peu de complaisance…

— Théodore Massignac a été enlevé ce soir, prononçai-je.

— Enlevé ! Quoi ? Que dites-vous ?

— Oui, enlevé, et je suppose que l’amphithéâtre restera fermé jusqu’à nouvel ordre.

— Mais, c’est terrible ! C’est effrayant ! balbutia Benjamin Prévotelle. Comment ! mais alors on ne pourrait pas vérifier mon hypothèse ? On ne verrait plus jamais les visions ?… Non, voyons, c’est impossible ! Pensez donc, je ne connais pas la formule indispensable… Personne ne la connaît que Massignac… Ah ! non, non, il faut à tout prix… Allo, allo… Mais ne coupez donc pas, mademoiselle ! Monsieur, une seconde encore… Je vais vous dire toute la vérité sur les visions… Quatre mots suffisent… Allo… Allo…

La voix de Benjamin Prévotelle s’éteignit subitement. J’eus l’impression très nette de toute la distance infranchissable qui me séparait de lui, au moment même où j’allais apprendre cette vérité miraculeuse qu’il prétendait avoir découverte à son tour. J’attendis anxieusement. Quelques minutes passèrent. Deux fois la sonnerie du téléphone résonna, mais sans qu’aucune communication s’ensuivit. Je résolus de partir, et j’étais déjà en bas de l’escalier quand on me rappela en toute hâte. Quelqu’un me demandait à l’appareil.

— Quelqu’un ? fis-je en remontant, mais ce ne peut être que la même personne…

Et, aussitôt, je m’emparai du récepteur :

— Allo ? C’est monsieur Prévotelle ?

Tout d’abord, je n’entendis que mon nom, prononcé par une voix très faible, indistincte, et qui était une voix de femme.

— Victorien… Victorien…

— Allo ! m’écriai-je, tout ému, sans comprendre encore cependant. Allo… Oui, c’est moi, Victorien Beaugrand… J’étais là précisément, au téléphone… Allo… Qui est à l’appareil ?

La voix se rapprocha durant l’espace de quatre ou cinq secondes, puis parut tomber dans le vide, et s’éloigner. Ce fut le grand silence. Mais j’avais perçu :

— Au secours, Victorien… mon père est menacé de mort… au secours… Venez à l’Auberge Bleue, à Bougival…

Je demeurai interdit. J’avais reconnu la voix de Bérangère !

— Bérangère… murmurai-je… elle m’appelle au secours…

Sans même prendre le temps de réfléchir, je m’élançai vers la gare. Un train me conduisît à Saint-Cloud, puis un autre deux stations plus loin. Sous des rafales de pluie, pataugeant dans la boue, m’égarant dans les ténèbres, je fis à pied les quelques kilomètres qui me séparaient de Bougival, où j’arrivai au milieu de la nuit. L’Auberge Bleue était fermée. Mais un gamin qui sommeillait sous le porche me demanda si j’étais M. Victorien Beaugrand. Sur ma réponse, il me dit qu’une dame, du nom de Bérangère, l’avait chargé de m’attendre et de me conduire auprès d’elle, quelle que fût l’heure de mon arrivée.

J’accompagnai ce gamin par les rues désertes de la petite ville, jusqu’aux bords de la Seine que nous suivîmes un bon moment. La pluie avait cessé. Mais les ténèbres étaient toujours impénétrables.

— La barque est ici, me dit le gamin.

— Ah ! nous traversons ?

— Oui, la demoiselle est cachée de l’autre côté. Surtout, pas de bruit.

Bientôt après, nous abordâmes. Puis un sentier pierreux nous mena devant une maison dont le gamin frappa la porte à trois reprises.

On ouvrit. Toujours guidé, je montai quelques marches, franchis un vestibule qu’une bougie éclairait, et fus introduit dans une pièce obscure où quelqu’un se tenait. Aussitôt, la lueur d’une lampe électrique me heurta en plein visage, Un canon de revolver fut braqué sur moi, et une voix d’homme me dit :

— Du silence, n’est-ce pas ? Le moindre bruit, la moindre tentative d’évasion, c’est votre perte. Rien à craindre d’ailleurs, et rien de mieux que de dormir.

La porte fut refermée sur moi. Deux verrous claquèrent.

J’étais tombé dans le piège que le sieur Velmot — je n’hésitai pas à l’accuser — m’avait tendu par l’entremise de Bérangère.

Cette aventure, inexplicable comme toutes celles auxquelles Bérangère fut mêlée, ne m’effraya pas outre mesure sur le moment. Sans doute étais-je trop las pour chercher des raisons à la conduite de la jeune fille et de l’homme qui la dirigeait. Pourquoi m’avait-elle trahi ? En quoi avais-je pu déplaire au sieur Velmot ? Et dans quel intérêt m’enfermait-il, si je n’avais rien à craindre de lui comme il le prétendait ? Autant de questions vaines. Ayant parcouru la pièce à tâtons, et constaté qu’il y avait un lit, ou plutôt une paillasse munie de couvertures, je jetai mes bottines et mes vêtements, m’enveloppai de ces couvertures, et m’endormis en quelques minutes.

Pendant mon sommeil qui dura jusqu’à une heure avancée du jour suivant, on dut pénétrer auprès de moi, car je vis sur une table un morceau de pain frais et une carafe d’eau. La cellule que j’occupais était petite. Une lumière suffisante pénétrait entre les lames d’une persienne, solidement barricadée à l’extérieur, comme je m’en rendis compte après avoir ouvert l’étroite fenêtre. Une de ces lames était à moitié brisée. Par cette fente, je vis que ma prison dominait de trois ou quatre pieds une bande de terrain au bord de laquelle de petites vagues venaient clapoter parmi les roseaux. Me retrouvant donc, après avoir traversé une rivière, en face d’une autre rivière, j’en conclus que Velmot m’avait conduit dans une île de la Seine. N’était-ce pas cette île que j’avais aperçue, en vision fugitive, sur la chapelle du cimetière ? et n’était-ce pas là que, l’hiver dernier, Velmot et Massignac avaient installé leur quartier général ?

Une partie de la journée s’écoula dans le silence. Mais, vers cinq heures, j’entendis un bruit de voix et les éclats d’une discussion. Cela se passait au dessous de ma cellule et, par conséquent, dans une cave dont le soupirail ouvrait sous ma fenêtre. En écoutant avec attention, il me sembla reconnaître à diverses reprises la voix de Massignac. La discussion se prolongea durant une heure. Puis, quelqu’un surgit devant ma fenêtre et appela :

— Eh ! vous autres, arrivez donc ! et préparons-nous… C’est une brute entêtée, il ne causera que si on l’y oblige.

C’était bien le grand gaillard qui, la veille, fendait la foule de l’Enclos en criant au blessé ! C’était bien Velmot, un Velmot amaigri, rasé, sans lorgnon — Velmot, le bellâtre, qu’aimait Bérangère ! Deux hommes, des comparses aux figures sinistres, l’avaient rejoint. Il répéta :

— Je l’y forcerai bien, l’animal ! Comment ! je le tiens à ma disposition, et je ne pourrais pas lui faire cracher son secret ? Non, non, il faudra en finir, et dès la nuit tombante. Vous êtes toujours décidés ?

Deux grognements lui répondirent. Il ricana :

— Pas bien emballés, hein ? Tant pis, je me passerai de vous. Un coup de main seulement pour commencer…

Il y avait une barque attachée à un anneau. Il y descendit. Un des hommes la poussa, à l’aide d’une gaffe, entre deux pieux enfoncés dans la vase et qui pointaient hors des roseaux. À chacune des extrémités, Velmot noua les deux bouts d’une grosse corde au milieu de laquelle il fixa un crochet de fer. Ce crochet pendait ainsi à un mètre cinquante au dessus de l’eau.

— C’est fait, dit-il en revenant. Plus besoin de vous. Reprenez l’autre barque, et allez m’attendre à la remise. Je vous y rejoindrai dans trois ou quatre heures, quand Massignac aura dégoisé son affaire, et après une petite conversation un peu brutale avec notre nouveau prisonnier. Et alors on décampera…

Il accompagna ses deux acolytes. Lorsque je le revis vingt minutes plus tard, il tenait un journal à la main. Il le posa sur une petite table qui était devant ma fenêtre même. Puis il s’assit et alluma un cigare. Il me tournait le dos et me cachait la table. Mais, a un moment, il se déplaça et j’aperçus son journal, Le Journal du Soir, qui était plié en largeur et où s’inscrivait, en majuscules qui tenaient toute la largeur de la feuille, ce titre sensationnel :

On connaît la vérité sur les apparitions de Meudon.

Je tressaillis jusqu’au plus profond de mon être. Ainsi, le jeune étudiant n’avait pas menti ! Benjamin Prévotelle avait découvert la vérité et, cette vérité, il avait réussi, en l’espace de quelques heures, à la développer dans le mémoire dont il m’avait parlé, et, à la rendre publique !

Avec quel effort, collé contre la persienne, j’essayai de lire les premières lignes de l’article, les seules qui s’offrissent à moi, étant donné la façon dont le journal était plié ! Et quelle émotion à chaque mot déchiffré !

Ce journal, grâce auquel me fut révélée une partie, tout au moins, du grand mystère, je l’ai gardé précieusement. Avant de reproduire le fameux mémoire publié le matin par Benjamin Prévotelle, il s’exprimait en ces termes :

« Oui, le problème fantastique est résolu. Un de nos confrères a fait paraître ce matin, sous forme de « Lettre ouverte à l’Académie des Sciences », le mémoire le plus sobre, le plus lumineux et le plus convaincant qu’il soit possible d’imaginer. Nous ignorons si la science officielle accédera aux conclusions du rapport, mais nous doutons que les objections, si graves qu’elles soient, et qui toutes, d’ailleurs, sont loyalement exposées, puissent être assez fortes pour démolir l’hypothèse qui nous est offerte. Les arguments sont de ceux qu’on ne rétorque pas. Les preuves sont de celles qui vous obligent à croire. Et, ce qui double la valeur de cette admirable hypothèse, c’est qu’elle ne semble pas seulement inattaquable, mais encore qu’elle nous ouvre les horizons les plus vastes et les plus merveilleux. La découverte de Noël Dorgeroux, en effet, n’est plus limitée à ce qu’elle est et à ce qu’elle paraît être. Elle comporte des conséquences qu’il est impossible de prévoir. Elle est appelée à bouleverser toutes nos notions sur le passé de l’humanité, et toutes nos conceptions sur son avenir. Il n’y a pas, depuis l’origine du monde, un événement qui puisse être comparé à celui-là. Et c’est à la fois l’événement le plus incompréhensible et le plus naturel, le plus complexe et le plus simple. Un grand savant, à force de réfléchir, eût pu l’annoncer à l’univers. C’est presque un enfant qui, par intuition géniale autant que par observation intelligente, a conquis cette gloire inestimable. Voici quelques renseignements recueillis au cours d’une interview qu’a bien voulu nous accorder Benjamin Prévotelle. Nous nous excusons de n’avoir point plus de détails à fournir à son sujet. Comment en serait-il autrement ? Benjamin Prévotelle a vingt-trois ans. Nous donnerons… »

Je dus m’arrêter là, les lignes suivantes échappant à mon regard. N’en saurai-je pas plus long ? Velmot, s’était levé et se promenait sur la terrasse. Après une courte disparition, il revint avec un flacon de liqueur dont il avala coup sur coup deux verres. Puis, ayant déplié le journal, il se mit à lire le mémoire, ou plutôt à le relire, car je ne doutais point qu’il n’en eût déjà connaissance.

Sa chaise était tout contre ma persienne. Il s’y tenait renversé, le journal entre les mains, de sorte que je pus voir, non pas la fin de l’article préliminaire, mais le mémoire lui-même qu’il lisait assez lentement.

Cependant la lumière du jour diminuait, tombée d’un ciel où les nuages devaient cacher le soleil, et je lus en même temps que Velmot :

Lettre ouverte à l’Académie des Sciences.

« Je vous demande, messieurs, de ne considérer ce mémoire que comme une introduction, aussi brève que possible, à l’étude plus importante que je veux écrire, et aux études innombrables qu’il provoquera dans tous les pays et auxquelles il servira de très modeste préface.

« Je le rédige en hâte, au hasard de la plume, dans la fièvre de l’improvisation. Vous y trouverez des lacunes et des faiblesses que je n’essaie pas de dissimuler, et qui sont motivées par le nombre si réduit des observations que nous avons pu effectuer à Meudon, et par la résistance obstinée que M. Théodore Massignac oppose à toute demande d’information supplémentaire. Mais l’émotion considérable que soulèvent les visions miraculeuses me fait un devoir d’apporter les résultats, encore que très incomplets, d’une étude à laquelle j’ai l’ambition légitime de réserver un droit de priorité. J’espère ainsi, en canalisant les hypothèses, aider à l’établissement de la vérité et à l’apaisement des esprits.

« Mon effort a commencé dès les premières révélations de M. Victorien Beaugrand. J’ai recueilli toutes ses paroles. J’ai analysé toutes ses impressions. Je me suis emparé de tout ce qu’avait dit Noël Dorgeroux. J’ai repris le détail de toutes ses expériences. Et de tout cela, de tout cela bien pesé et bien examiné, il est résulté que je ne suis pas venu à la première séance de Meudon les mains dans mes poches, en amateur de sensations et en curieux de mystère, mais que j’y suis venu avec un plan mûrement réfléchi, et avec quelques instruments de travail, choisis à dessein, et dissimulés sous mes vêtements et sous ceux de quelques-uns de mes amis qui ont bien voulu me prêter leur concours.

« Tout d’abord, un appareil photographique. Ce fut difficile. M. Théodore Massignac se défiait et interdisait l’introduction du moindre kodak. Je réussis cependant. Il le fallait. Il fallait donner une réponse définitive à une première question, qui pourrait être dite question préjudicielle. Les apparitions de Meudon sont-elles dues à des suggestions individuelles ou collectives, n’ayant aucune réalité en dehors de ceux qui les éprouvent ? Ou bien ont-elles une cause réelle et extérieure ? Cette réponse, on peut, certes, la déduire de l’identité absolue des impressions reçues par tous les assistants. Mais j’apporte aujourd’hui une preuve directe et que j’estime irréfragable. La chambre photographique n’est pas un cerveau où l’image peut se créer elle-même, où l’hallucination se forme avec des matériaux internes. C’est un témoin qui ne ment pas et qui ne trompe pas. Or, ce témoin a parlé. La plaque sensible atteste la réalité des phénomènes. Je tiens à la disposition de l’Académie sept clichés ainsi obtenus par photographie instantanée de l’écran, au nombre desquels deux, qui représentent l’incendie de la cathédrale de Reims, sont d’une netteté remarquable.

« Donc, un point acquis : l’écran est le siège d’une émission lumineuse.

« En même temps que j’acquérais les preuves de cette émission, je la soumettais aux moyens d’investigation que la physique met à notre disposition. Je n’ai pu, malheureusement, effectuer des expériences aussi nombreuses et aussi précises que je l’eusse voulu. L’éloignement du mur, l’aménagement des lieux, et l’insuffisance de la lumière émise par l’écran, s’y opposaient. Néanmoins, grâce au spectroscope et au polarimètre, j’ai constaté que cette lumière ne paraît pas différer sensiblement de la lumière naturelle diffusée par un corps blanc.

« Mais un résultat plus tangible, et auquel j’attache la plus grande importance, fut obtenu en examinant l’écran à l’aide d’un miroir tournant. On sait que, lorsqu’on regarde, dans un miroir animé d’une rotation rapide, les images cinématographiques ordinaires projetées sur un écran, les photographies successives se dissocient et donnent, dans le champ du miroir, des images séparées. D’ailleurs, un effet analogue, quoique moins net, peut être obtenu en tournant vivement la tête de façon à projeter les photographies successives en des points différents de la rétine. Il était donc tout indiqué d’appliquer cette méthode d’analyse aux projections animées qui se développent à Meudon. J’ai pu ainsi établir péremptoirement que ces projections se décomposent, comme celles de la cinématographie ordinaire, en images séparées et successives, mais avec une vitesse de succession notablement plus grande que dans les opérations courantes, puisque j’ai trouvé en moyenne vingt-huit apparitions à la seconde. D’autre part, ces apparitions ne sont pas émises à intervalles réguliers. On y remarque des alternatives rythmées d’accélération et de ralentissement, et j’aurais tendance à croire que ces variations rythmées ne sont pas sans rapport avec l’impression extraordinaire de relief qui a frappé tous les spectateurs de Meudon.

« Les observations qui précèdent aboutissaient à une certitude de caractère scientifique, et orientaient naturellement mes recherches dans une direction bien déterminée : les apparitions de Meudon sont de véritables projections cinématographiques envoyées sur l’écran, et recueillies par les spectateurs, à la manière ordinaire. Mais où est placé l’appareil projecteur ? Et de quelle manière opère-t-il ? C’est là que réside la plus grave difficulté, puisqu’aucune trace d’appareil, même aucun indice de l’existence d’un appareil quelconque, n’ont pu être découverts jusqu’ici.

« Doit-on supposer, comme je n’y ai pas manqué, que les projections se font par l’intérieur de l’écran, et à l’aide d’un dispositif souterrain qu’il n’est pas impossible d’imaginer ? Évidemment, cette dernière hypothèse donnerait un grand apaisement à nos esprits en ramenant les visions à un habile truquage. Mais ce n’est pas sans raison que M. Victorien Beaugrand d’abord, et ensuite le public lui-même, ont refusé de l’admettre. Les visions portent en elles un cachet d’authenticité et d’imprévu qui frappe tous les spectateurs sans exception. En outre, les spécialistes du truquage cinématographique, interrogés, proclament loyalement que leur science est déroutée et leur technique en défaut. On peut même affirmer que l’imprésario de ces apparitions n’a d’autre pouvoir que de les recevoir sur un écran approprié, et qu’il ignore lui-même ce qui apparaîtra sur son écran. Enfin on peut ajouter que la préparation de tels films serait une opération longue et compliquée, exigeant un appareillage étendu et une figuration nombreuse, et qu’il est impossible vraiment que cette préparation ait pu être réalisée dans un mystère absolu.

« Voilà exactement où j’en étais de mon enquête avant-hier soir, après la séance d’ouverture. Je n’aurai pas la prétention de dire que j’en savais plus que le premier venu sur ce qui constitue le fond du problème. Mais tout de même, quand je pris ma place à la seconde séance, j’étais dans un état d’esprit meilleur que n’importe quel autre spectateur. J’avais pris position sur un terrain solide. J’étais maître de moi, sans émotion, sans fièvre, sans rien qui pût affaiblir l’intensité de mon attention. Aucune idée préconçue ne me gênait. Et aucune idée nouvelle, aucun fait nouveau, ne pouvait passer à ma portée sans être recueilli instantanément par moi.

« C’est ce qui arriva. Le fait nouveau, ce fut le spectacle affolant et décevant des Formes grotesques. Je n’en tirai pas tout de suite la conclusion qu’il portait en lui, ou du moins je n’en eus pas conscience. Mais ma sensibilité s’éveilla. Ces êtres armés de trois bras se relièrent dans mon esprit à l’énigme initiale des Trois Yeux. Si je ne compris pas encore, je pressentis ; si je ne sus point, je devinai que j’allais savoir. La porte s’entr’ouvrait. L’aube palpitait.

« Quelques minutes plus tard, on s’en souvient, c’était la vision sinistre d’une charrette portant deux gendarmes, un prêtre, et un roi que l’on conduisait au dernier supplice. Vision morcelée, hachée, confuse, qui s’interrompait pour reprendre et cesser de nouveau. Pourquoi ? Car enfin la chose était anormale. Jusqu’ici, nous le savons, et M. Victorien Beaugrand nous l’avait affirmé, jusqu’ici toujours des images admirablement nettes. Et, tout à coup, des images hésitantes, désordonnées, faibles, presque invisibles par moments. Pourquoi ?

« À cette minute solennelle, il n’y avait pas d’autre pensée légitime que celle-là. L’horreur et l’étrangeté du spectacle ne comptaient plus. Pourquoi techniquement était-ce un mauvais spectacle ? Pourquoi la machine impeccable, qui jusqu’ici avait fonctionné dans un ordre parfait, se déclenchait-elle subitement ? Qu’était-ce que le grain de sable qui la détraquait ?

« Vraiment le problème se posait à moi avec une simplicité qui me bouleversait. Nous avions en face de nous des images cinématographiques. Ces images cinématographiques ne sortaient pas du mur lui-même. Elles ne provenaient d’aucun endroit de l’amphithéâtre. Alors d’où étaient-elles projetées ? Quel obstacle s’opposait à leur libre projection ?

« Instinctivement, je fis le seul geste qu’il y avait à faire, le geste qu’aurait fait un enfant à qui l’on eût adressé cette question élémentaire : je levai les yeux au ciel. Il était absolument pur. Un immense ciel vide.

« Pur et vide, oui, mais dans la partie que mes yeux pouvaient interroger. En était-il ainsi dans la partie que l’enceinte supérieure de l’amphithéâtre m’empêchait de voir ? Rien qu’à prononcer les mots qui composent cette interrogation, je défaillis d’angoisse. Elle portait en elle la formidable vérité. Il suffisait qu’elle eût été prononcée pour que rien ne subsistât du grand mystère.

« Les jambes tremblantes, les battements de mon cœur suspendus, je montai jusqu’au faîte de l’amphithéâtre et regardai l’horizon.

« Là-bas, vers le couchant, de légers nuages flottaient… »