Calmann-Lévy (p. 305-320).



XIX


30 mars. Depuis trois jours, le roman de Clarel était exposé aux étalages.

Vers cinq heures du soir, Francine flânait sur la place du Théâtre-Français. Elle se plaisait, pendant cette période d’attente anxieuse qui suit le lancement d’un livre, à rôder à l’entour des grandes librairies pour raffermir ses espérances et dissiper cette impression de vide et de découragement qui l’attristait à chaque mise en vente. Dès l’instant où le public prend possession de son œuvre, l’auteur a le sentiment d’en être dépouillé : tant qu’il y travaillait, c’était son bien, sa chose, sa propriété exclusive ; aujourd’hui, elle appartient à tout le monde, sauf à lui : le passant la feuillette négligemment ; le libraire l’expose en piles majestueuses ou la place à l’écart ; l’éditeur la présente, l’annonce à sa guise, — et insinue à l’écrivain devenu inutile qu’il ferait bien mieux d’aller travailler à son prochain roman que de s’occuper d’une affaire qui, désormais, ne le regarde plus.

Trépidante, piaffant d’impatience, assaillie de pressentiments sinistres — guerre imprévue, désastre, catastrophe interrompant la vente : « Mon Dieu ! pourvu qu’on n’assassine pas le président de la République ! » — Clarel se glissait parmi les lecteurs qui bouquinaient à la devanture de Stock ; et elle considérait ses livres empilés les uns sur les autres, bien en vue. Superstitieuse, elle se dit : « S’il y en a un nombre impair, c’est que la vente marchera… » et, puérile, faillit pousser un cri de joie après avoir compté sept exemplaires.

Elle avisa une horloge : cinq heures un quart.

Elle sembla se rappeler un rendez-vous oublié, traversa rapidement la rue Saint-Honoré, remonta dans la direction de l’Opéra.

Elle avançait d’un pas élastique et régulier. Les hommes qui la croisaient se retournaient sur cette passante aguichante, à la taille svelte, aux yeux vifs, aux pommettes allumées d’une légère fièvre. L’un d’eux hésita ; puis, rebroussant chemin, se mit à sa poursuite.

Clarel entendit bourdonner derrière elle les chuchotements des suiveurs :

— Vous êtes ravissante, madame.

Elle marcha un peu plus vite.

— Mazette ! vous trottez ferme… Une femme qui se presse ne peut courir que chez son amoureux.

Francine dépassa la rue du Quatre-Septembre.

— Il est bien heureux, celui que vous allez rejoindre.

Clarel réprima un ricanement. Elle s’engagea sur les grands boulevards.

— C’est un amoureux qui vous attend ?

— Oui ! fit rageusement Clarel en se retournant brusquement vers le suiveur obstiné.

Elle le dévisagea : c’était un petit bourgeois rondelet, d’une cinquantaine d’années ; il paraissait tout glorieux de l’œillet blanc qui fleurissait à sa boutonnière, des guêtres qui ornaient ses pieds, et il se rengorgeait d’avoir osé aborder une femme ; ses yeux minuscules, au regard égrillard, et son gros nez, crevé de narines trop rondes, faisaient de sa face un groin de porc.

Francine pouffa, malgré elle : le galantin avait une tournure si cocasse. Elle questionna gouailleuse :

— Ah çà ! mon bonhomme… Seriez-vous fabricant de seccotine, par hasard ?

L’autre ne comprit point. Enchanté qu’elle lui eût répondu, ravi d’être traité avec familiarité, il répliqua ingénument :

— Non, je suis dans les pierres précieuses… Je représente une maison de taille de diamants.

La voyant rire, il insista :

— Dites… où allez-vous ?

— Au Café Sicilien.

— C’est tout près… Me permettez-vous de vous accompagner ?

Clarel le toisa, ironique. Elle murmura d’un air dédaigneux :

— Venez si ça vous amuse… Vous assisterez à des choses curieuses.

Situé à deux pas de l’Écho National, le Café Sicilien était le rendez-vous de tous les rédacteurs du journal. C’était si commode : Perrault y déjeunait souvent ; et même, il y allait parfois à l’heure de l’apéritif, car le cycliste de l’Écho, dûment stylé, n’avait qu’à franchir quelques mètres afin d’avertir le rédacteur en chef de l’arrivée du « patron ». Lorderie y écrivait très souvent une lettre sans importance, pour avoir l’air d’y rédiger ses articles. Fargeau y fréquentait aussi, quoique plus rarement.

Ce soir-là, le café était plein. Francine eut de la peine à se frayer un passage à travers la salle, jusqu’à la petite table du fond où se réunissaient habituellement les collaborateurs du journal. Perrault y était installé en compagnie de Lapérolle, un de ses secrétaires, et de Bertin, un confrère du Quotidien. Perrault cria :

— Bonsoir, Clarel !

Et puis, il examina le compagnon inconnu de la jeune femme d’un œil intrigué. Alors Francine, désignant son suiveur, dit avec un flegme imperturbable :

— Ça… c’est un monsieur errant que j’ai trouvé dans la rue et qui veut à toute force que je l’adopte.

Les trois journalistes s’esclaffèrent. Le vieux galantin, confus, ne sut que résoudre : on se moquait de lui ; il avait grande envie de tourner les talons. Perrault, attendri par son attitude pitoyable, vint à son aide. Il proposa :

— Asseyez-vous donc, monsieur : vous payerez les bocks. On ne vous mangera pas : nous préférons boire.

Le vieux beau se rasséréna : ces gens, qu’il devinait recommandables malgré leurs façons débraillées, lui inspiraient confiance. Ils étaient gais : on devait s’amuser en leur société. Il resta. Et, entendant Perrault demander à Francine :

— Eh bien !… votre roman est lancé… êtes-vous contente ?

Il interrogea respectueusement :

— Madame est femme de lettres ?

— Oui, monsieur, répliqua Perrault. Et même, vous allez profiter de l’occasion pour vous faire offrir une dédicace : ça ne vous coûtera que trois francs… Alfred !

Il interpellait le chasseur de l’établissement :

— Alfred, mon ami, cours à la librairie Floury… Tu réclameras le dernier roman de mademoiselle Clarel… Tiens… monsieur te donne cent sous : je t’autorise à garder la monnaie.

— Bien, m’sieur Perrault.

Le gosse revenait cinq minutes plus tard, apportant le volume à couverture jaune sur lequel flamboyait, en lettres rouges, le titre : Confessions d’une amoureuse.

Perrault prit l’exemplaire dans ses mains. Il décréta :

— Pas mal présenté : le titre est alléchant… Ça peut se vendre.

Clarel déclara en haussant les épaules :

— Il faudrait une bonne formule de publicité… Celle de Mallet est infecte… Quatre lignes insignifiantes aux échos des journaux : le public n’y prête aucune attention !… Si Mallet voulait m’écouter : les deux ou trois mille francs qu’il emploie en publicité lui rapporteraient autrement… Ses annonces sont beaucoup trop discrètes… La réclame doit tirer l’œil, exciter la curiosité et frapper brutalement le lecteur.

— Oui, approuva Perrault. Le tam-tam est excellent, autour d’un bouquin… C’est le bruit de la grosse caisse qui nous décide à entrer dans la baraque foraine… Tenez, une chose propre à faire acheter un livre, aussi, c’est un bon petit scandale éclatant à propos, dans la vie privée de l’auteur… Ah ! voilà du nanan !… Vous n’auriez pas ça sur vous… en cherchant bien ?

— Ma foi, non.

Francine souriait distraitement. Elle ne cessait de regarder la porte du café.

Le vieux beau, que cette conversation entre professionnels n’intéressait guère, intervint timidement :

— On m’a promis une dédicace…

— Ah ! c’est vrai, dit Clarel. Lapérolle, passez-moi donc votre stylo… Au fait, j’ignore votre nom, mon cher monsieur ?

Le vieux beau se recueillit un instant ; puis, prononça avec componction :

— Calixte Chaloupiot… avec un t au bout.

— Avec un t au bout, répéta Francine. Elle éclata de rire : Non, quelle idée de s’appeler Chaloupiot ! Vous avez dû le faire exprès…

Tout en ricanant, elle griffonnait quelques mots sur la page de garde du livre. Elle dit :

— Voilà qui est fait.

Et releva la tête, regardant de nouveau vers l’entrée du café. Soudain, Francine tressaillit. Jacques Lorderie venait de pousser la porte mobile ; il s’avançait lentement, saluant des têtes de connaissance, à droite et à gauche. Il se dirigeait ainsi que de coutume, du côté de la table du fond. Lorsqu’il aperçut Clarel, assise auprès de Perrault, il eut un mouvement d’hésitation… Baste ! Il n’avait pas besoin de se gêner : Francine l’accueillerait sans déplaisir, ce soir…Au lendemain d’une mise en vente, la jeune femme oublierait l’ancien amant pour ne voir en Jacques que le critique littéraire de Fiat-Lux : il connaissait si bien son caractère ! Elle désirerait se ménager une bonne presse.

Il s’approcha, tout souriant ; et ses premières paroles furent :

— Mes compliments, chère amie… J’ai lu Les Confessions.

Francine se pencha vers son sac à main, l’ouvrit ; Perrault la regarda farfouiller quelques secondes ; il crut qu’elle cherchait son mouchoir ; mais, en l’espace d’un éclair, il vit les doigts minces se relever, crispés autour d’un objet brillant… Une détonation crépitait et Lorderie s’affaissait en poussant un gémissement, avant que le journaliste se fût rendu compte de ce qui arrivait.

Ce fut un tumulte dans la salle. Lapérolle et Bertin s’était précipités, relevant le blessé qu’ils allongeaient sur une banquette. Des consommateurs, prudents, se sauvaient en renversant des chaises ; d’autres, curieux, se massaient autour de la table de Perrault. Une femme affolée courait de-ci de-là, en hurlant d’une voix perçante : « Au secours ! À l’assassin ! » Le gérant, furieux, bousculait ses garçons : « Fermez les portes ! Demandez un médecin… courez prévenir la police ! » Bloqué entre le mur et les badauds, le pauvre petit monsieur Chaloupiot, blême de terreur, claquait des dents : « Avec qui me suis-je fourvoyé, Seigneur ! Dire que c’est moi qu’elle aurait pu assassiner ! » Oh ! il était guéri pour longtemps de suivre des inconnues dans la rue, celui-là !

Et Francine, très calme — un peu plus pâle, seulement — restait immobile, impassible comme une spectatrice qui assiste à une scène de tragédie : elle ne semblait pas plus émue que s’il s’était agi de la répétition publique d’un film cinématographique.

Perrault réfléchissait rapidement : c’était donc elle, la maîtresse de Lorderie ?… Jacques avait dissimulé avec tant de soin, que sa femme ignorait tout, sans doute… Il fallait tâcher d’étouffer le scandale… Le journaliste se précipita vers le gérant. Et, dominant le vacarme, on entendit sa voix cuivrée qui tonnait :

— N’allez pas chercher les agents !… Pas d’esclandre !… Je prends tout sur moi… Vous me connaissez, voyons… Je suis le rédacteur en chef de l’Écho National, nom de Dieu !

Il ne remarqua point le regard haineux que lui lançait Clarel.

Mais le gérant lui opposait un refus énergique :

— Ah ! non, monsieur Perrault… C’est trop grave. Vous perdez la tête !

Alors, Perrault s’approcha de Lorderie, dont Bertin et Lapérolle s’efforçaient d’écarter les vêtements avec précaution. Jacques avait conservé sa connaissance, il voulut sourire et murmura faiblement :

— Vous inquiétez pas, Perrault… Pas grand bobo… Elle m’a raté.

Mais, au même moment, il hoquetait. Lapérolle saisit vivement une serviette, l’étendit. Et Perrault vit quelque chose de rouge qui coulait à flots de la bouche de Lorderie, en glougloutant.

Il échangea un regard significatif avec Lapérolle, et marmotta entre ses lèvres : « Elle a dû le toucher au poumon, la gredine. »

Et pendant ce temps, trois petits reporters, que leur bonne étoile avait amenés au Café Sicilien un quart d’heure avant, se disputaient pour parvenir jusqu’à Francine : ce seraient eux les premiers informés ! Le carnet ouvert, crayonnant fébrilement, ils la suppliaient de bien vouloir… deux mots, seulement…

Comment donc ! Clarel, presque aimable, débitait d’une voix sûre :

— Dites que Lorderie était mon amant : il m’a trompée, je l’ai découvert, je me suis vengée. Je vous prierai d’observer — à titre de bizarre coïncidence — que le sujet du roman que je viens de publier : Confession d’une amoureuse est : « De la jalousie dans la passion »…

À cette minute, Maxime Fargeau passait sur le boulevard. Il remarqua la foule qui stationnait devant le Café Sicilien. Apercevant un confrère arrêté là, Fargeau questionna négligemment :

— Qu’est-ce qu’il y a donc, au Sicilien ?

— C’est Francine Clarel qui vient de tirer des coups de revolver sur Jacques Lorderie.

Fargeau bondit. Il renversa à moitié le garçon qui gardait la porte :

— Laissez-moi entrer, sacrebleu !… Laissez-moi…

Ses yeux fous épouvantèrent l’autre, qui lâcha prise.

Maxime courut à travers la salle ; à moitié chemin, il tomba dans les bras de Perrault qui lui dit tout de suite :

— On le sauvera, allez… Il n’est qu’évanoui.

— Je veux le voir !

« Pauvres bougres ! pensa Perrault. Les voilà réconciliés, à présent. »

Fargeau, atterré, considérait la face exsangue de Lorderie. Il se détourna et fut vis-à-vis de Francine. Cette femme… Elle avait tenté de tuer son seul ami et il restait muet devant elle,

— pétrifié… Il éprouvait du dégoût et de la haine envers l’esprit criminel qui avait agencé le drame ; mais, il se souvenait d’avoir encore dormi la nuit dernière dans ces bras parfumés ; cette main, qui avait osé le geste meurtrier, lui dispensait les plus chères caresses…

Et Francine n’avait rien à craindre de lui. Il l’aurait vue mourir sous ses yeux sans en être affligé, mais il était incapable de toucher une parcelle de cette chair en fleur qui l’avait fait pleurer de volupté.

Et s’approchant de celle qu’il détestait et désirait tout à la fois, Maxime gronda à voix basse :

— Tu avais prémédité ton acte, gueuse… Tu es sans excuse… Je le sais, moi. Il y a un mois que je t’ai avoué la supercherie de Jacques et l’échec de ton plan. Si tu avais obéi seulement à un accès de fureur irrésistible, c’était dès le lendemain que tu essayais de te venger… Ta conduite est ignoble et inexplicable, comme toujours… Qu’est-ce que tu attendais ?… Dis… qu’est-ce que tu attendais ?

Alors, le défiant du regard et redressant sa fine tête orgueilleuse, Clarel riposta avec un sourire cynique :

— Pardi !… j’attendais que mon livre fût en vente.


FIN