Traduction par Georges Seligmann.
La Sirène (p. 67-91).
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CHAPITRE QUATRIÈME

Pourquoi Harris considère les réveille-matin comme inutiles dans la vie de famille. Instincts sociables des petits. Les idées d’un enfant sur le matin. Le subconscient qui ne dort pas. Son mystère. Ses angoisses. Pensées nocturnes. Le genre de travail d’avant le petit déjeuner. La bonne et la mauvaise brebis. Les désavantages qu’il y a à être vertueux. Le nouveau fourneau de cuisine de Harris commence mal son service. Comment mon oncle Podger sortait chaque matin. Le vieux cityman considéré comme cheval de courses. Nous parlons la langue du voyageur.


George arriva le mardi soir chez les Harris et y passa la nuit. Nous avions préféré cet arrangement à sa proposition : venir le cueillir chez lui. Cueillir George en passant, le matin, veut dire : le réveiller en le secouant, effort déjà épuisant pour un début de journée ; l’aider à retrouver ses effets et à boucler ses bagages ; puis l’attendre pendant qu’il déjeune, rôle qui manque de charme pour le spectateur.

Je savais qu’il serait levé à l’heure voulue, s’il couchait à « Beggarbush ». J’y ai couché moi-même, et je suis au courant de ce qui s’y passe. Vers le milieu de la nuit, du moins à ce qu’il vous semble, car dans la réalité il peut être un peu plus tard, vous êtes réveillé en sursaut de votre premier somme par une charge de cavalerie le long du couloir. Mal réveillé, vous hésitez entre des cambrioleurs, les trompettes du jugement dernier et une explosion de gaz. Vous vous mettez sur votre séant, et vous écoutez avec attention. On ne vous fait pas attendre : bientôt une porte est violemment poussée ; quelqu’un ou quelque chose dégringole l’escalier apparemment sur un plateau à thé ; vous entendez un « Je l’avais bien dit ! » et aussitôt une chose dure, une tête peut-être, c’est du moins l’impression qu’on en a d’après le bruit, rebondit contre le panneau de votre porte.

À ce moment vous vous lancerez dans une charge folle autour de votre chambre, à la recherche de vos vêtements. Rien ne se trouve plus où vous l’aviez mis le soir. Les objets les plus indispensables ont entièrement disparu ; et pendant ce temps l’assassinat, la révolution, bref l’événement quel qu’il soit continue formidable. Vous vous arrêtez un moment, la tête sous l’armoire, où vous avez cru découvrir vos pantoufles, pour écouter des coups réguliers et monotones sur une porte éloignée. La victime, vous le supposez, s’est cachée là ; ils tâchent de la faire sortir et de l’achever. Pourrez-vous arriver à temps ? Les coups cessent, et on entend une voix suave, rassurante par son ton doux et plaintif, qui demande humblement :

— Pa, puis-je me lever ?

Vous n’entendez pas l’autre voix, mais les réponses sont :

— Non, ce n’était que la baignoire… Non, elle n’a vraiment pas de mal, elle est seulement mouillée, tu comprends… Oui, maman, je leur dirai ce que tu veux… Non, c’était un pur hasard… Oui ; bonne nuit, papa.

Ensuite la même voix, s’élevant pour être entendue, à distance de la maison, commande :

— Il faut que vous remontiez tous. Papa dit qu’il n’est pas encore l’heure de se lever.

— Vous vous recouchez et écoutez quelqu’un auquel on fait monter l’escalier, selon toute évidence, contre son gré. Par une attention délicate les chambres d’amis de « Beggarbush » sont exactement au-dessous des nurseries. Le même petit être continue sa résistance tandis qu’on l’insère dans son lit. Aucun des détails de la bataille ne vous échappe, car chaque fois que le corps est jeté sur le matelas élastique, le lit fait un bond juste au-dessus de votre tête, et chaque fois que le corps s’échappe victorieusement de l’étreinte, vous en êtes averti par un coup sur le parquet. Ensuite le combat se calme à moins que le lit ne s’effondre ; et le sommeil vous regagne doucement. Mais un moment après, ou du moins il vous semble qu’il n’y a qu’un moment, vous rouvrez les yeux, sous la sensation d’un regard ; la porte s’est entr’ouverte et quatre têtes solennelles et superposées vous regardent avec persistance, comme si vous étiez un prodige exposé dans cette chambre. Vous voyant éveillé, la tête supérieure s’avance avec calme par dessus les trois autres, entre, et vient s’asseoir sur le lit dans une attitude amicale.

— Oh ! dit-elle, nous ne savions pas que vous étiez éveillé ; moi je le suis déjà depuis quelque temps.

— Il me le semble, répondez-vous brièvement.

— Papa n’aime pas que nous soyons levés trop tôt, continue-t-elle. Il dit que tout le monde dans la maison en serait dérangé. Alors naturellement nous ne devons pas nous lever.

Ceci est dit sur un ton de gentille résignation. Elle paraît remplie d’une satisfaction intime, due au sentiment du devoir accompli.

Vous lui demandez :

— Vous n’appelez pas cela être levé ?

— Oh, non ! Nous ne sommes pas encore convenablement habillés.

C’est l’évidence même.

— Papa est toujours très fatigué le matin, poursuit la voix ; naturellement, c’est parce qu’il travaille dur toute la journée. N’êtes-vous jamais fatigué le matin ?

Alors seulement vous remarquez que les trois enfants sont entrés aussi et sont assis par terre en demi-cercle. Il est évident que tout ceci n’est pour eux que préliminaires à la représentation véritable. Ils attendent le moment où ils vous verront sortir de votre lit et agir.


De les voir dans la chambre d’un étranger déplaît à l’aîné. Il leur ordonne sur un ton sévère de se retirer. Eux ne lui répondent pas, ne discutent pas ; d’un commun accord et dans un silence complet ils tombent sur lui. Vous ne distinguez pas autre chose, de votre lit, qu’un enchevêtrement confus de bras et de jambes, image frénétique d’une pieuvre empoisonnée. Si vous êtes couché en pyjama, vous sautez du lit et ne faites qu’ajouter à la confusion ; si votre toilette de nuit est moins élégante, vous restez où vous êtes et hurlez des ordres, qu’on méconnaîtra entièrement. Le plus simple est de laisser agir l’aîné. Il arrive en peu de temps à les expulser et ferme la porte sur eux. Elle est immédiatement rouverte, et l’un d’eux est projeté dans la chambre. C’est généralement Muriel. Elle y arrive comme lancée par une catapulte. L’aîné rouvre la porte et se sert de sa sœur comme d’un bélier contre la masse des autres. Vous distinguez nettement le bruit mat de la tête qui tape dans le tas qu’elle disperse. Quand l’aîné est ainsi arrivé à ses fins, il revient tranquillement reprendre sa place sur le lit. Il montre le plus grand calme ; il a l’air d’avoir oublié l’incident.

— J’aime le lever du jour, dit-il, l’aimez-vous aussi ?

— J’en aime certains, répondrez-vous, il en est d’autres, qui ont moins de charme.

Lui ne prend pas garde à cette distinction : son regard extasié se perd dans le lointain :

— J’aimerais mourir le matin : le matin la nature est si belle !

— Eh, répondrez-vous, cela pourra bien vous arriver, le jour où votre père offrira un lit à un monsieur un peu nerveux et n’aura pas soin de le mettre en garde contre les surprises de la maison.

Il rappelle ses esprits vagabonds et redevient lui-même.

— Il fait délicieux au jardin, remarque-t-il, n’auriez-vous pas envie de vous lever et de faire une partie de cricket ?

Vous ne vous étiez pas couché avec cette idée en tête, mais maintenant, considérant la tournure des événements, cela vous semble aussi bien que de rester couché là, sans espoir de vous rendormir : et vous acceptez.

Vous recevez plus tard dans la journée l’explication suivante : vous étant réveillé trop tôt et incapable de vous rendormir vous aviez manifesté l’envie de faire une partie de cricket. Les enfants, dressés à la politesse envers les hôtes, avaient cru de leur devoir de se prêter à vos désirs. Harris remarque, pendant le déjeuner, que vous auriez au moins dû exiger, avant de faire sortir les enfants, qu’ils fussent convenablement habillés ; pendant que Harris vous fait pathétiquement remarquer que l’exemple et l’encouragement d’un seul matin vous ont suffi pour détruire son ouvrage laborieusement édifié pendant de longs mois.

Il paraît que, ce même mercredi matin, George avait demandé à grands cris à se lever dès cinq heures et quart et avait voulu à toute force leur apprendre comment tourner à bicyclette autour des châssis de concombres sur la nouvelle machine de Harris. Toutefois, Mme Harris ne blâma pas George à cette occasion, sentant que cette idée n’avait pas dû être entièrement sienne.

Ne croyez pas que les enfants de Harris aient l’intention de s’éviter des reproches aux dépens d’un ami. Ils sont l’honnêteté même et endossent la responsabilité de leurs propres méfaits. Mais la chose se présente ainsi à leur compréhension. Quand vous leur expliquez que vous n’aviez d’abord nullement le dessein de vous lever à cinq heures pour jouer au cricket sur la pelouse, ni de mettre à la scène le martyrologe en tirant à l’arbalète sur des poupées attachées à un arbre ; qu’assurément si on vous avait laissé suivre votre goût, vous auriez dormi en paix jusqu’à ce qu’on vous eût réveillé comme un bon chrétien à huit heures avec une tasse de thé, ils manifestent d’abord leur étonnement, puis s’excusent et semblent sincèrement contrits. Écartant la question purement académique de savoir si le réveil de George un peu avant cinq heures devait être attribué à son instinct ou bien au passage accidentel, à travers la fenêtre de sa chambre, d’un boomerang de leur fabrication, les chers enfants acceptaient franchement la responsabilité de ce réveil ultramatinal. Comme dit l’aîné :

— Nous aurions dû penser que l’oncle George avait une longue journée devant lui et nous aurions dû lui déconseiller de se lever. Je me fais des reproches.

Mais un changement occasionnel dans les habitudes ne fait de mal à personne. Au surplus. Harris et moi fûmes d’accord pour penser que ç’avait été un bon entraînement pour George. Il nous faudrait être debout à cinq heures tous les matins dans la forêt Noire : nous en avions décidé ainsi. George avait même proposé quatre et demie, mais Harris et moi avions déclaré qu’en règle générale cinq ce serait assez tôt. Nous pourrions ainsi enfourcher nos machines à six et abattre le gros de notre besogne avant les fortes chaleurs de midi. Si, de temps à autre, nous passions de meilleure heure, tant mieux : mais, du moins, ce ne serait pas une règle.

Moi aussi j’étais debout à cinq heures, ce matin-là, plus tôt du reste que je ne me proposais. Je m’étais dit en m’endormant : « À six heures tapant ! »

Je connais des gens qui arrivent de la sorte à se réveiller juste à la minute qu’ils ont fixée. Ils se disent, se parlant à eux-mêmes au moment où ils posent leur tête sur l’oreiller : « quatre heures et demie », « cinq heures moins un quart », ou « cinq heures et quart », selon le cas ; et ils ouvrent les yeux sur le coup de l’heure dite. Ceci tient du miracle. Plus vous réfléchissez à ce fait, plus vous le trouverez mystérieux. Un second moi doit agir indépendamment de notre moi conscient ; il doit être capable de compter les heures pendant que nous dormons, veillant dans l’obscurité, sans l’aide ni du soleil ni des pendules, ni de nul moyen connu d’aucun de nos cinq sens. Il nous chuchote : « C’est l’heure » au moment exact, et vous vous réveillez. J’ai causé une fois avec un vieux débardeur qui pour son travail était forcé de se lever tous les matins une demi-heure avant la marée. Il me confia que jamais il ne lui était arrivé de se réveiller une minute trop tard et qu’il ne se donnait même plus la peine de calculer l’heure de la marée. Il se couche fatigué, dort d’un sommeil sans rêve, et chaque matin à une heure différente son veilleur spectral, exact comme la marée elle-même, vient l’appeler doucement. L’esprit de cet homme errait-il à travers l’obscurité, pataugeant sur les bords de la mer ? Avait-il connaissance des lois de la nature ? En ce qui me concerne, mon veilleur intérieur a peut-être quelque peu perdu l’habitude de ses fonctions. Il fait de son mieux ; mais il est trop scrupuleux, il se fait du mauvais sang et se perd dans ses calculs. Je lui dis par exemple : « À cinq heures et demie s. v. p. » ; et il me réveille en sursaut à deux heures trente. Je regarde ma montre. Il me suggère que je dois avoir oublié de la remonter. Je l’approche de mon oreille ; elle marche. Il pense qu’il lui est peut-être arrivé quelque chose ; il est sûr qu’il est cinq heures et demie, sinon un peu plus. Je mets mes pantoufles et descends, pour le satisfaire, consulter la pendule de la salle à manger. Qu’arrive-t-il à l’homme qui, au milieu de la nuit, se promène dans une maison en robe de chambre et en pantoufles ? Il est inutile de le raconter ; on le sait par expérience : tous les objets, spécialement ceux qui sont pointus, prennent un lâche plaisir à le cogner. Je me recouche de mauvaise humeur et ne réussis à me rendormir qu’après une demi-heure, en refusant d’écouter ses suggestions absurdes, à savoir que toutes les pendules de la maison se sont liguées contre moi. Il me réveille toutes les dix minutes entre quatre et cinq heures. Je regrette alors de lui avoir touché mot de la chose. Il s’endort lui-même à cinq heures et m’abandonne aux soins de la femme de chambre qui, naturellement, ce matin-là, me réveille une demi-heure plus tard que d’habitude.

Il m’exaspéra tellement, ce mercredi-là, que je me levai à cinq heures, uniquement pour me débarrasser de lui. Je ne savais que faire de moi. Notre train ne partait qu’à huit heures ; tous nos bagages avaient été bouclés la veille et envoyés avec les bicyclettes à la gare de Fenchurch Street. Je passai dans mon cabinet de travail, pensant pouvoir écrire une heure. Il faut croire que le travail du petit matin, avant le déjeuner, n’est pas propice à l’effort littéraire. J’écrivis trois chapitres d’un conte et les relus ensuite. On a médit de mes ouvrages ; on a quelquefois parlé de mes livres d’une manière peu aimable ; mais jamais on n’aurait émis de jugements assez sévères pour flétrir les trois chapitres écrits ce matin-là. Je les jetai dans la corbeille à papier et essayai de me remémorer les établissements charitables, si toutefois il en existe, qui servent de retraite aux écrivains ramollis.

Je pris une balle de golf, choisis un driver pour me distraire de ces pensées, et sortis flâner dans le pré. Une couple de brebis broutaient là ; elles me suivirent et prirent un vif intérêt à mes exercices. L’une était une bonne âme, sympathique. Je ne pense pas qu’elle comprît rien à ce jeu ; je crois plutôt que ce qui lui parut étrange, c’était l’heure matinale à laquelle je me livrais à ce divertissement innocent. Elle bêlait à chacun de mes coups :

— Bi-en, bi-en, très bi-en !

Elle paraissait tout aussi contente que si elle les avait joués elle-même.

Tandis que l’autre était une sale bête acariâtre et désagréable, me décourageant autant que sa compagne m’aiguillonnait.

— Piè-tre, horriblement piè-tre ! tel était son commentaire à presque chacun de mes coups. Il y en eut, en vérité, quelques-uns de très beaux ; mais elle faisait exprès d’être d’un avis opposé, simplement pour m’énerver. Je m’en apercevais bien.

Par un accident regrettable, une de mes meilleures balles alla taper sur le nez de la bonne brebis. Cela fit rire la mauvaise, mais rire distinctement et nettement, d’un rire rauque et vulgaire ; et pendant que son amie trop étonnée pour bouger restait clouée sur place, elle changea de ton pour la première fois et bêla :

— Bi-en, très bi-en ! le meilleur coup qu’il ait fait !

J’aurais donné une demi-couronne pour que ce fût elle qui reçût le coup. Ce sont toujours les bons qui pâtissent.

J’avais perdu dans ce pré plus de temps que je n’avais prévu et ce n’est que quand Ethelbertha vint me dire qu’il était sept heures et demie et que le déjeuner était servi, que je me rappelai ne m’être pas encore rasé. Ethelbertha n’aime pas que je me rase à la hâte. Elle craint que les étrangers ne croient à une tentative de suicide manquée et qu’on chuchote que nous faisons mauvais ménage. Elle ajouta malicieusement que ma physionomie n’est pas de celles avec lesquelles on puisse se permettre de badiner.

Tout compte fait j’aimais autant que les cérémonies d’adieu avec Ethelbertha ne se prolongeassent pas ; je craignais une trop grande tension de ses nerfs. Mais j’aurais aimé avoir le temps d’adresser quelques conseils à mes enfants, spécialement au sujet de ma canne à pêche, dont ils ont la manie de vouloir se servir comme d’un bâton au croquet ; par contre je déteste avoir à courir pour attraper mon train. À un quart de lieue de la gare, je rejoignis George et Harris qui eux aussi couraient.

Pendant que nous trottions côte à côte, Harris par saccades m’informa de la raison de leur retard. C’était le nouveau fourneau de cuisine qui en était la cause. On l’avait allumé pour la première fois ce matin-là et, sans qu’on sût encore comment, il avait projeté en l’air les rognons et sérieusement brisé la cuisinière.

— J’espère, ajouta-t-il, qu’ils auront le temps de s’habituer l’un à l’autre pendant mon absence.

Il s’en fallut d’un cheveu que nous rations le train, et tandis que nous étions assis dans la voiture, encore haletants, et que je passais en revue les événements de la matinée, l’image de mon oncle Podger surgit dans ma mémoire, et je vis se dérouler les phases mouvementées de son départ d’Ealing Common par Morgate Street (train de 9 heures 13), tel qu’il s’effectuait 250 fois par an.


Il y avait huit minutes à pied de la maison de mon oncle Podger à la station. Mon oncle ne se lassait pas de recommander :

— Mettez un quart d’heure et prenez votre temps.

Mais ce qu’il faisait, c’était de ne partir que cinq minutes avant l’heure et de courir. J’en ignore le motif, telle était pourtant la coutume dans ce faubourg. Beaucoup de messieurs corpulents, que leurs occupations appelaient dans la Cité, habitaient alors Ealing (je crois qu’il en est encore ainsi de nos jours) ; ils prenaient les trains du matin pour aller en ville. Ils partaient tous trop tard ; tous tenaient un sac noir et un journal dans une main, un parapluie dans l’autre ; et par tous les temps on les voyait courir pendant le dernier quart de mille.


Des gens oisifs, spécialement des bonnes d’enfant et des garçons livreurs, auxquels s’ajoutaient de temps à autre quelques marchands ambulants, se rassemblaient quand il faisait beau pour les voir passer et acclamaient le plus méritant. Ce n’était pas fameux comme sport. Ils ne couraient pas bien, ils ne couraient même pas vite ; mais ils étaient sérieux et faisaient de leur mieux. Ce spectacle ne flattait pas le goût artistique, mais il faisait naître pourtant l’admiration qui va naturellement à l’effort consciencieusement accompli.

La foule, à l’occasion, s’amusait à faire des paris innocents.

— Deux contre un sur le vieux type à gilet blanc !

— Dix contre un que le vieil asthmatique se flanque par terre avant d’arriver !

— Ma fortune sur le Prince Écarlate ! — surnom donné par un gamin fantaisiste à un certain voisin de mon oncle, ancien militaire, d’extérieur imposant au repos, mais dont le teint devenait cramoisi au moindre effort.

Mon oncle, ainsi que les autres, écrivait de temps en temps à l’Ealing Press pour se plaindre de l’indolence de la police locale. À ces communications l’éditeur ajoutait des commentaires spirituels où il dénonçait le Déclin de la Courtoisie dans les Classes Inférieures de la Société, spécialement parmi celles des Banlieues de l’Ouest. Mais cela ne produisait aucun effet.

Ce n’était pas que mon oncle ne se levât assez tôt ; les ennuis surgissaient au dernier moment. Il commençait après le déjeuner par perdre son journal. Nous étions toujours prévenus, quand l’oncle Podger avait perdu quelque chose, par l’expression d’étonnement indigné avec laquelle il avait coutume de dévisager chacun. Il n’arrivait jamais à mon oncle Podger de se dire :

— Je suis un vieux négligent, j’égare tout ; je ne sais jamais où je mets mes affaires. Je suis tout à fait incapable de les retrouver moi-même. Je dois être, quant à cela, un sujet de trouble pour mon entourage. Il faut que j’essaie de me corriger.

Au contraire ! Il s’était convaincu par des raisonnements singuliers que quand il avait égaré quelque chose, c’était la faute de tous dans la maison, sauf la sienne.

— Je l’avais à la main il n’y a qu’une minute ! s’exclamait-il.

Vous auriez cru, à l’entendre, qu’il vivait entouré de prestidigitateurs qui subtilisaient ses affaires rien que pour l’ennuyer.

— L’aurais-tu laissé au jardin ? hasardait ma tante.

— Pour quelle raison aurais-je voulu le laisser au jardin ? Je n’ai pas besoin d’un journal au jardin ; je veux le journal poux l’avoir dans le train.

— Tu ne l’as pas mis dans ta poche ?

— Que Dieu te pardonne ! Crois-tu que je serais ici à le chercher à neuf heures moins cinq, si je l’avais tranquillement dans ma poche ? Me prends-tu pour un imbécile ?

À ce moment-là, quelqu’un de s’exclamer : « Qu’est ceci ? » en lui passant un journal bien plié.

— Si seulement on pouvait laisser mes affaires en place, grognait-il, en l’arrachant d’un geste sauvage des mains qui le lui tendaient.

Et l’ouvrant pour l’y mettre, en place, il jetait un regard sur la feuille et s’arrêtait net, privé de parole, comme outragé.

— Qu’y a-t-il ? demandait ma tante.

— C’est celui d’avant-hier ! répondait-il, trop blessé pour élever la voix, en jetant le journal sur la table.

Si seulement ce journal avait une seule fois pu être celui de la veille ! Mais c’était invariablement celui de l’avant-veille, sauf le mardi, car ce jour-là le journal datait du samedi.

Il arrivait qu’on le lui retrouvât ; la plupart du temps il était assis dessus, et alors il souriait, non pas aimablement, mais d’un sourire las, celui d’un homme abandonnant toute lutte contre le sort qui se force à vivre au sein d’une bande d’idiots fieffés.

— Dire qu’il était juste sous votre nez !

Il se dirigeait ensuite vers l’antichambre, où ma tante Maria avait eu soin de rassembler tous les enfants, pour qu’il pût leur dire au revoir.

Jamais ma tante n’aurait quitté la maison, fût-ce pour une visite dans le voisinage, sans prendre tendrement congé de chaque membre de la famille.

— On ne sait jamais ce qui peut arriver, avait-elle coutume de dire.

Sur le nombre il y en avait naturellement toujours un qui manquait. Les six autres, au moment où on le remarquait, filaient dans toutes les directions à la recherche de l’absent en poussant de grands cris.

À peine avaient-ils disparu que le manquant arrivait tranquillement. Il n’avait pas été loin et fournissait une explication très plausible de cette absence. Puis, sans plus attendre, il courait expliquer aux autres qu’il avait été retrouvé. De cette manière, il fallait bien cinq minutes pour que tous pussent être réunis, ce qui permettait tout juste à mon oncle de mettre la main sur son parapluie et d’égarer son chapeau. Enfin, le groupe étant rassemblé dans le vestibule, la pendule du salon commençait à sonner neuf heures d’un son froid et pénétrant qui ne manquait jamais de troubler mon oncle. Énervé, il embrassait certains enfants deux fois, en négligeait d’autres, puis, ne sachant plus qui avait été embrassé et qui ne l’avait pas été, il se croyait obligé de recommencer l’opération. Il disait qu’ils se donnaient le mot pour l’embrouiller et je n’oserais affirmer que ce fût entièrement faux. Pour comble d’ennui, il y en avait toujours un qui avait la figure barbouillée de confitures et c’était naturellement cet enfant qui se montrait toujours le plus tendre.

Quand d’aventure les choses allaient trop bien, l’aîné déclarait que toutes les pendules de la maison retardaient de cinq minutes, ce qui, la veille, l’avait mis en retard pour la classe.

Mon oncle gagnait en courant la porte du jardin, où il s’avisait qu’il n’avait emporté ni son sac ni son parapluie. Tous les enfants que ma tante n’arrivait pas à retenir galopaient après lui : deux d’entre eux luttant pour le parapluie, les autres se disputant le sac. Et c’est à leur retour seulement qu’on découvrait sur la table de l’antichambre l’objet le plus indispensable qu’il avait oublié et l’on se perdait en conjectures sur ce qu’il allait dire en rentrant.


Nous arrivâmes à Waterloo un peu après neuf heures et commençâmes immédiatement les expériences qu’avait projetées George. Nous ouvrîmes le bouquin au chapitre intitulé « À la Station des Fiacres » et, nous approchant d’un hansom-cab, nous soulevâmes nos chapeaux, disant poliment au cocher :

— Bonjour.

Cet homme ne voulut pas être en reste de politesse envers un étranger réel ou simulé. Et demandant à un ami du nom de « Charles » de lui « tenir sa jument », il sauta de son siège et nous remercia d’une révérence qui aurait fait honneur à Lord Brummell en personne. Parlant apparemment au nom de la nation, il nous souhaita la bienvenue en Angleterre, regrettant que Sa Majesté fût momentanément absente de Londres.

Nous fûmes incapables de lui répondre : ce genre de conversation n’était pas prévu dans le livre. Nous l’appelâmes « cocher », en réponse de quoi il s’inclina de nouveau jusqu’à toucher le pavé, et nous lui demandâmes s’il allait avoir l’extrême bonté de nous conduire à Westminster Bridge. Il mit la main sur son cœur, déclarant que tout le plaisir serait pour lui.

Prenant la troisième phrase du chapitre, George demanda quel serait le prix de la course.

Cette question, en introduisant un élément vil dans la conversation, eut l’air d’offenser ses sentiments. Il dit n’avoir jamais accepté d’argent de nobles étrangers, et suggéra un petit souvenir, une épingle de cravate en diamants, une tabatière en or, un petit rien de ce genre qui lui serait agréable et qui se ferait penser à nous.

Comme un léger rassemblement n’avait pas manqué de se former et que la plaisanterie tournait trop à l’avantage du cocher, nous montâmes en voiture sans plus de propos et partîmes au milieu des acclamations. Nous fîmes arrêter le fiacre un peu au delà d’Astley’s Theatre, devant la boutique d’un cordonnier. C’était une de ces boutiques qui débordent de marchandises. À terre et sur les rayons, il y avait des piles de boîtes remplies de chaussures. Des bottines étaient accrochées en festons autour des portes et des fenêtres. Le store, telle une vigne grimpante, supportait des grappes de bottines noires et jaunes. Au moment où nous entrâmes, le patron était occupé à ouvrir avec un marteau et un ciseau une nouvelle caisse de chaussures.

George souleva son chapeau et dit :

— Bonjour.

L’homme ne se retourna même pas. Dès le début, il me fit l’effet d’un être désagréable. Il grogna quelque chose qui pouvait être ou ne pas être « Bonjour » et continua son travail.

George lui dit :

— Mon ami, M. X. m’a recommandé votre maison.

L’homme aurait dû répondre :

— M. X. est un monsieur fort honorable, et je serais très heureux d’être utile à un de ses amis.

Mais il dit au contraire :

— Connais pas : jamais entendu ce nom-là.

C’était ahurissant. Le livre donnait trois ou quatre méthodes pour l’achat de bottines. George avait choisi spécialement celle où intervenait « monsieur X. », la considérant comme la plus polie de toutes. Vous commenciez par entretenir longuement le marchand de ce « monsieur X. », et quand vous étiez arrivé par ce moyen à vous mettre sur un pied d’amitié et de bonne entente avec lui, vous passiez avec aisance et grâce à l’objet principal de votre visite, à votre désir d’acheter des bottines à bon marché, mais solides. Cet homme grossier et pratique n’avait pas l’air de se soucier des gentillesses de la vente au détail. Il était indispensable avec celui-là d’aborder la question brutalement. George abandonna « monsieur X. » et, feuilletant le bouquin, il prit une phrase au hasard. Son choix ne fut pas heureux ; c’était une phrase qui aurait été superflue, adressée à n’importe quel marchand de chaussures. Dans la circonstance, entourés comme nous l’étions à en étouffer de monceaux de bottines, elle présentait le charme d’une imbécillité parfaite.

Voici la phrase :

— Quelqu’un m’a dit que vous aviez ici des bottines à vendre.

L’homme déposa enfin son marteau et son ciseau et nous regarda. Il parlait lentement d’une voix rauque et voilée.

— Pour quelle raison croyez-vous que j’aie toutes ces bottines ? Pour les renifler ?

Il était de ces hommes qui, débutant posément, sentent leur colère grossir au cours de la conversation.

— Qui croyez-vous que je sois ? continua-t-il. Un collectionneur de bottines ? Pourquoi pensez-vous que j’ai loué cette boutique ? Pour raison de santé ? Me supposez-vous amoureux de mes bottines au point de ne pouvoir me séparer d’une paire ? Imaginez-vous que je les expose autour de moi pour jouir de leur vue ? N’y en a-t-il pas assez ? Où vous figurez-vous donc être ? Dans une exposition internationale de chaussures ? Peut-être que ces bottines-là forment une collection historique ! Avez-vous jamais entendu parler d’un homme tenant boutique de chaussures, et n’en vendant pas ? Il se pourrait que je m’en serve pour décorer ma boutique et pour l’embellir ? Pour qui me prenez-vous ? Pour un idiot fini ?

J’avais toujours soutenu que ces manuels de conversation ne servent pas à grand’chose. Nous cherchions un équivalent d’une phrase allemande bien connue : Behalten Sie Ihr Haar auf ?

Le livre ne contenait d’un bout à l’autre rien de ce genre. Il faut cependant admettre que George choisit la meilleure phrase qu’on pouvait y trouver et s’en servit. Il dit :

— Je reviendrai quand vous aurez davantage de bottines à me montrer. D’ici là, adieu !

Après quoi nous regagnâmes la voiture et partîmes, quittant le cordonnier qui, à la porte de sa boutique, debout entre ses piles de bottines, nous décochait quelques remerciements. Je ne pus comprendre ce qu’il disait, mais les passants parurent s’y intéresser.


George voulait s’arrêter chez un autre cordonnier et recommencer l’expérience ; il dit avoir vraiment besoin d’une paire de pantoufles. Mais nous le décidâmes à différer leur acquisition jusqu’à notre arrivée dans une ville étrangère où les commerçants sont probablement plus habitués à cette sorte de langage ou ont un caractère plus aimable. Il fut cependant intraitable au sujet du chapeau. Il prétendait ne pas pouvoir s’en passer pour le voyage ; nous nous arrêtâmes donc devant une petite boutique à Blackfriars Road. Le patron était un petit homme d’apparence gaie aux yeux rieurs, ce qui était plutôt pour nous encourager que pour nous retenir.

Quand George, selon le texte du livre, lui demanda : « Avez-vous des chapeaux ? » il ne se fâcha point ; il s’arrêta et se gratta le menton d’un air pensif.

— Des chapeaux, dit-il. Voyons ; oui, — et là un sourire joyeux éclaira sa physionomie aimable, — oui, en y réfléchissant bien, je crois que j’ai un chapeau. Mais dites donc, pourquoi me demandez-vous cela ?

George expliqua qu’il avait envie d’acheter une casquette, une casquette de voyage, mais à la condition sine qua non que cette casquette fût de bonne qualité.

Le visage de l’homme s’assombrit.

— Oh, remarqua-t-il, je crains bien de ne pouvoir vous satisfaire. Voyez-vous, s’il vous avait fallu une mauvaise casquette, ne valant pas son prix, une casquette juste assez bonne pour pouvoir vous servir à nettoyer des carreaux, une semblable casquette j’aurais pu vous la trouver. Mais une casquette de bonne qualité, non, nous n’en avons pas. Pourtant attendez une minute, continua-t-il devant l’expression de désappointement qui assombrit la figure de George ; ne soyons pas trop pressés (Et allant vers un tiroir qu’il ouvrit) : Voilà une casquette, ce n’est pas une casquette de bonne qualité, mais elle n’est pas aussi mauvaise que la plupart des casquettes que je vends.

Il la prit et nous la présenta entre ses doigts.

— Qu’en pensez-vous ? demanda-t-il. Croyez-vous qu’elle puisse faire votre affaire ?

George l’essaya devant la glace et, choisissant une autre remarque du livre, il dit :

— Ce chapeau me va assez bien, mais, dites-moi, trouvez-vous qu’il me flatte ?

L’homme prit un peu de recul pour mieux embrasser le panorama.

— Pour être sincère, répondit-il, je ne pourrais pas dire oui.

Et, délaissant George, il s’adressa à Harris et à moi :

— La beauté de votre ami, dit-il, je la considérerais comme virtuelle. Elle existe en puissance, mais vous pourriez facilement passer devant lui et ne pas la voir. Avec cette casquette, par exemple, vous ne la remarquerez pas.

À ce moment George parut avoir eu assez d’amusement avec cet homme-là.

Il dit :

— Cela va bien. Ne manquons pas notre train. Combien ?

Et l’homme de répondre :

— Le prix de cette casquette, monsieur, est de 4 sh 6, et c’est bien le double de sa valeur. La désirez-vous enveloppée dans du papier marron, monsieur, ou dans du blanc ?

George dit qu’il allait la prendre telle quelle, paya les 4 sh 6 en espèces et quitta la boutique. Harris et moi, nous le suivîmes.

Arrivés à Fenchurch Street, nous transigeâmes avec notre cocher pour 5 sh. Il refit une révérence profonde en nous priant de le rappeler aux bons souvenirs de l’empereur d’Autriche.

Dans le train, George, qui était visiblement désappointé, jeta le bouquin par la portière.

Nous trouvâmes bagages et bicyclettes bien installés sur le bateau, et descendîmes la rivière avec la marée de midi.