Les Trois Époques d'une découverte scientifique - La circulation du sang

Les Trois Époques d'une découverte scientifique - La circulation du sang
Revue des Deux Mondes3e période, tome 64 (p. 641-677).

LES TROIS ÉPOQUES
D’UNE
DÉCOUVERTE SCIENTIFIQUE

LA CIRCULATION DU SANG

« La découverte de la circulation du sang, a dit Flourens, n’appartient pas et ne pouvait guère appartenir, en effet, à un seul homme, ni même à une seule époque. » Le livre que Flourens ouvrait par cette déclaration date de trente ans, et, depuis ce temps, on sait universellement que Guillaume Harvey, Anglais, médecin du roi et professeur d’anatomie au collège des médecins de Londres, n’est pas seul à mériter la gloire qui s’attache à cette grande conquête scientifique.

Les admirateurs de Harvey ne peuvent revendiquer pour lui qu’une part considérable, à la vérité, mais enfin une part seulement dans la solution complète de ce problème physiologique : ils ne sauraient lui attribuer autre chose que la découverte de ce que l’on nomme la grande circulation. Mais, antérieurement à lui, cette mystérieuse fonction de la circulation du sang avait été éclaircie dans un de ses rouages essentiels. On connaissait et l’on connaissait bien la petite circulation pulmonaire. Plus de trente ans avant la naissance de l’anatomiste anglais, l’Italien Realdo Colombo et l’Espagnol Michel Servet l’avaient décrite avec une précision qui ne devait pas être dépassée, et cette première connaissance enveloppait l’autre et la contenait implicitement. D’ailleurs, lors même qu’on écarterait du débat cet important préambule et qu’on se réduirait à la considération de la circulation générale, qui passe pour l’œuvre propre de Harvey, on verrait que là encore il a eu bien des auxiliaires. Pendant ses voyages en Italie, durant sa fréquentation de quatre années à l’école célèbre de Padoue, il avait appris dans les écrits de Realdo Colombo, de Césalpin, d’André Vesale et de Fallope, et il avait entendu de la bouche même de Fabrice d’Acquapendente, son maître direct, tout ce qu’il était nécessaire de savoir pour conclure, comme il a fait, au mouvement circulaire du sang. À la vérité, cette histoire est celle de la plupart des découvertes. Bien rares sont celles qui ont jailli de toutes pièces du cerveau d’un seul homme, comme Minerve du front de Jupiter. Et c’est pourquoi Flourens, Ch. Richet et tous les biographes de Harvey déclarent que la gloire de ce grand homme ne se trouve pas beaucoup diminuée par le mérite de ses maîtres et de ses inspirateurs.

Quoi qu’il en soit, un point au moins échappe à toute contestation, c’est que l’histoire de la circulation du sang ne commence pas à Harvey : nous devons ajouter qu’elle ne finit pas non plus à lui, et, de même que le célèbre anatomiste a eu des prédécesseurs, il a eu aussi des successeurs. Nous entendons dire par là que la découverte des circulations locales, due à Claude Bernard et complétée par les physiologistes contemporains, est aussi essentielle à l’intelligence des mécanismes circulatoires que celles de Realdo Colombo et de Harvey. Ce sont des progrès de même ordre et qu’il est permis de mettre en balance les uns avec les autres. En d’autres termes, la découverte de Harvey marque une sorte de crise célèbre dans la lente évolution de nos connaissances relatives à la circulation et cette crise se place entre deux autres, l’une qui l’a préparée, l’autre qui l’a complétée. De ces trois époques que l’on peut distinguer dans l’histoire de la circulation, c’est surtout la dernière que nous nous proposons de raconter. Cependant des documens nouveaux, des discussions récentes nous obligent à reprendre avec quelques développement l’histoire de la circulation pulmonaire et de la circulation générale.


I. — LA CIRCULATION PULMONAIRE.

Il est facile d’expliquer la circulation pulmonaire, et, de fait, dans nos collèges, on l’explique à d’assez jeunes enfans ; mais il est bien plus malaisé de comprendre l’idée que l’on s’en formait depuis l’antiquité jusqu’à la renaissance. Les anciens connaissaient, à la vérité-, les relations anatomiques du cœur avec les poumons ; ils savaient que les deux organes sont reliés par deux systèmes de canaux : l’artère et les veines pulmonaires, qu’ils appelaient d’autres noms. L’artère pulmonaire prend naissance dans la. moitié droite du cœur, au ventricule droit, et répand ses rameaux dans le poumon ; la veine pulmonaire y plonge ses racines et son tronc vient déboucher dans la partie gauche du cœur, à l’oreillette gauche. Ces dispositions étaient faciles à apercevoir : Galien les avait décrites chez le singe et plus tard elles avaient été vérifiées sur l’homme même. Mais ce que l’on ignorait encore, c’est que ces deux arbres, l’artériel et le veineux, se rejoignent dans le poumon, de telle sorte que les rameaux de l’artère s’abouchent directement avec les racines des veines. Ces communications étroites, qui forment le réseau capillaire pulmonaire, avaient échappé à une investigation trop grossière. C’est grâce à elles pourtant que le sang peut passer d’un système dans l’autre sans s’extravaser et se répandre dans le tissu. Il se rend ainsi du cœur droit au cœur gauche en exécutant une sorte de voyage circulaire à travers l’organe respiratoire, avec l’artère pulmonaire comme voie d’aller et les veines pulmonaires comme voie de retour.

Pour les anatomistes antérieurs à la renaissance, ce réseau intermédiaire n’existait pas : les deux arbres restaient isolés l’un de l’autre, chacun ayant son contenu propre, qui ne pouvait qu’osciller, de la racine au faîte. Les anciens comparaient ce prétendu mouvement de va-et-vient des vaisseaux au flot alternatif de l’Euripe. Dans le flux et le reflux de cet étroit canal qui séparait l’île d’Eubée de l’Attique et de la Béotie, Aristote voyait une image fidèle des déplacemens du sang dans les conduits qui l’enferment. La tradition avait perpétué cette comparaison de l’Euripe. A chaque instant, on la retrouve dans les ouvrages des anciens médecins, qui l’adoptaient comme une explication suffisante, et jusque dans le livre de Harvey, qui en a fait apercevoir la fausseté.

Aux temps dont nous parlons, on ne soupçonnait donc pas que ce fût le même sang qui, amené du cœur par l’artère pulmonaire, y revenait par la veine pulmonaire. C’était, croyait-on, deux liqueurs différentes : d’une part, le fluide sanguin nourricier de l’organe ; et, de l’autre, un singulier mélange de sang, de phlegmes, et enfin d’air destiné à rafraîchir le cœur. Et cependant on avait admis que le sang du cœur droit devait passer dans le cœur gauche, ce qui est parfaitement vrai. On l’avait admis pour des raisons chimériques inutiles à rappeler. Mais, au lieu que ce passage s’accomplît, suivant les paroles mêmes de Michel Servet, « par un long et merveilleux détour à travers le poumon, » Galien avait imaginé une communication plus directe. Il avait percé la cloison mitoyenne des ventricules, barrière infranchissable entre les deux cœurs, et, par ces orifices imaginaires, il expliquait le déversement de l’un à l’autre. Dans la réalité, il n’y a rien de pareil, ni chez l’homme ni chez les animaux adultes. Ces prétendus orifices, qui supprimeraient la nécessité du circuit à travers le poumon, n’ont plus de raison d’être dès que cet organe fonctionne, c’est-à-dire dès la naissance. Avant que l’enfant ait encore respiré, le poumon, reployé sur lui-même et imperméable, ne peut offrir libre passage au courant sanguin. Une disposition transitoire, qui disparaîtra avec la venue de l’enfant à l’air et au jour, permet donc au sang d’aller du cœur droit au cœur gauche à travers un orifice ménagé dans la cloison au niveau des deux oreillettes. Vesale, Arantius et Galien lui-même avaient vu et décrit ce trou, et cependant c’est Botal qui lui a légué son nom ; Botal, praticien piémontais, sorte de Sangrado qui dut sa célébrité à ce qu’il saignait à outrance les mêmes malades que la Faculté de Paris, comme le dit Flourens, purgeait sans pitié :

L’un meurt vicie de sang, l’autre plein de séné.

Mais cet orifice temporaire s’oblitère progressivement, et chez l’enfant, après dix-huit mois, l’on n’en retrouve habituellement plus de traces. La cloison mitoyenne des deux cœurs, dans toute son étendue, est continue et imperméable.

L’erreur de la croire percée dura treize siècles, depuis Galien jusqu’à Realdo Colombo et à Michel Servet. C’était là pourtant une méprise grossière. Le plus simple examen de cette cloison devait montrer qu’elle présentait des fossettes, mais qu’elle n’avait point de trous. Il suffisait au premier anatomiste attentif de regarder et d’en croire ses yeux. Mais c’était précisément cette confiance au témoignage des sens qui était, en ces temps, une extrême hardiesse. Galien régnait sur l’école. Sa parole exerçait une telle autorité que les observateurs qui avaient regardé cette cloison sans y voir la moindre perforation n’osaient pas contredire le « prince des médecins, » et aimaient mieux croire à l’erreur de leurs yeux qu’à l’erreur du maître. Mundini, en 1540, voit ces orifices qui n’existent pas ; Levasseur les voit aussi. Un maître célèbre, qui professait à Bologne en 1521, Bérenger de Carpi, convient qu’ils « ne sont pas bien visibles » chez l’homme ; mais, en revanche, il n’hésite pas à les reconnaître chez le bœuf et chez d’autres animaux de grande taille. Et, en 1551, Léonard Fuchsius, dans une sorte d’Epitome destiné aux étudians, parlant de cette cloison et des fossettes qu’elle présente : « Ces fossettes, dit-il, ne nous paraissent pas perforées, afin sans doute que nous soyons forcés d’admirer l’ouvrier de toutes choses qui fait passer par des trous inaccessibles à notre vue le sang du ventricule droit dans le ventricule gauche. » Mais on peut citer un fait plus significatif encore : le célèbre André Vesale, qui a reçu des historiens de la médecine le nom très honorable de « père de l’anatomie moderne, » dans la première édition de son Traité d’anatomie, publiée en 1543, reproduit l’erreur de Galien. Et lorsque, douze ans plus tard, l’erreur eut été connue et redressée par d’autres, Vesale, ce savant déjà célèbre à vingt-cinq ans, que le sénat de Venise sollicitait d’accepter une chaire à l’école de Padoue, ce novateur hardi ne trouve rien de mieux, pour justifier son ignorance, que de dire qu’il avait jadis dissimulé la vérité « afin de s’accommoder aux dogmes de Galien. »

Ce n’est plus, comme on le voit, un simple problème d’anatomie qui va se décider. La question s’élève singulièrement et présente une importance qui la recommande à tous ceux qu’intéresse l’histoire des progrès de l’esprit humain. On touche à un moment critique dans le développement des sciences. L’esprit nouveau, l’esprit de libre examen, la méthode expérimentale naissante se trouvent en présence de l’esprit scolastique et traditionnel, de la méthode des commentateurs.

Tout le moyen âge a vécu dans l’idolâtrie d’Aristote et de Galien, et cette idolâtrie était telle que l’évidence du fait ne pouvait prévaloir contre elle. Rien de ce qu’avait dit Galien en anatomie n’avait encore été contredit, et pourtant, depuis longtemps, en Italie, on avait étudié sur le cadavre de l’homme la structure des organes. Dès le XIIIe siècle, Frédéric II, empereur d’Allemagne et roi des Romains, le fondateur de l’université de Naples, le restaurateur des écoles de Padoue, de Bologne et de Salerne, avait édicté des règlemens qui obligeaient quiconque voulait devenir médecin à disséquer pendant deux années. Si peu que ces sages prescriptions eussent été suivies, cela suffisait pour ébranler la foi aveugle dans la parole du maître. Et cependant, devant les démentis de l’expérience, les plus sages, comme Bérenger de Carpi, et plus tard Vesale, accusaient l’imperfection de leurs sens, et les plus téméraires ne reculaient pas devant l’absurde déclaration que la structure du corps humain avait pu changer depuis le temps où le célèbre médecin de Marc Aurèle avait écrit son livre.

Ce vasselage traditionnel va être rompu. Il ne s’agira plus de commenter Aristote ou Galien et de pénétrer le sens de leurs paroles : il faudra envisager la nature en face. Et la première victoire de l’esprit de libre examen eut précisément pour terrain cette question minime en apparence de savoir si la cloison qui sépare les cavités gauche et droite du cœur est réellement percée. D’où souffle ce vent de libre examen ? De tous les points de l’horizon sans doute, mais nous n’avons pas à le dire : nous n’avons ici qu’à en signaler la première manifestation dans le domaine des sciences anatomiques. Quels ont donc été les premiers ouvriers de cette œuvre, si modeste en apparence, si considérable dans la réalité ? Lequel, parmi tous ces savans qui illustrent l’Italie, ou même l’Europe, a dressé l’autorité de l’expérience contre celle de Galien, ou, plus simplement, lequel a réfuté l’erreur relative aux trous de la cloison du cœur et découvert la circulation pulmonaire ?

C’est sur ce point que la critique contemporaine hésite encore. A la vérité, elle écarte, sans grande peine, la compétition d’André Vesale, malgré les efforts de son biographe M. Burgraeve ; elle écarte aussi les noms de Ruini et d’Eustachio Rudio, qui sont des auteurs de seconde main. Mais deux grandes figures restent en présence : Michel Servet, la malheureuse victime de Calvin, à la fois médecin et théologien, et Realdo Colombo, savant illustre, esprit à la fois observateur et expérimentateur, qui a pu être appelé avec justice et sans qu’aucun des deux personnages ait rien à perdre à ce rapprochement, le Claude Bernard du XVIe siècle. Les documens principaux du débat sont fournis par deux passages souvent cités : l’un du Christianismi Restitutio, de Servet, l’autre de l’ouvrage de Colombo, de Re anatomica. Dans les deux cas, la découverte de la petite circulation est exprimée avec une extrême précision. Mais le premier date de 1553, l’autre de 1559. Ce serait un écart de six années au profit de Servet. Et pourtant cet argument, qui paraît victorieux, ne saurait clore la discussion. Il ne fait guère que l’ouvrir, et il nous oblige à entrer dans le détail des circonstances où les deux livres ont paru.

Le livre de Servet fut imprimé secrètement à Vienne, en Dauphiné, à la fin de l’année 1552. Après une jeunesse mouvementée, occupée par des travaux divers, des voyages, et des querelles théologiques et scientifiques, le fougueux Espagnol s’était établi en France. Ayant exercé la médecine pendant deux ou trois ans à Charlieu, aux environs de Lyon, il vint ensuite se fixer à Vienne, où il était appelé par l’archevêque Pierre Paulmier, et où, comme il le dit lui-même, « tout le monde lui voulait du bien. » La médecine était loin d’occuper toute son activité. L’un de ses maîtres à l’Université de Paris, Winter d’Andernach, parlait de lui comme d’un « jeune homme orné de toute espèce de littérature. » Mais sa passion était la théologie. Son premier ouvrage, publié à Haguenau en 1531 (l’auteur avait vingt et un ans) est dirigé contre le dogme de la trinité, qu’il appelait a une imagination polythéiste. » Cette publication souleva contre lui toutes les églises d’Allemagne : elle fut réprouvée par Bucer et Capiton, les réformateurs de l’Alsace, à qui Servet était allé proposer sa doctrine avant de la répandre, et par Œcolampade, qu’il avait consulté sans plus de succès à Bâle. C’est à ce moment que l’auteur fut obligé de fuir et de se réfugier à Paris. Son second ouvrage roule sur la même question : de Trinitatis Erroribus. Le Christianismi Restitutio lui-même est encore un livre de théologie. Servet y combat la doctrine de l’humanité du Christ, le baptême des petits enfans, et encore le dogme de la trinité.

On pourrait s’étonner de trouver dans un traité de ce genre, si entièrement étranger par son objet aux sciences naturelles, des considérations et une découverte, enfin, qui sont d’un si grand intérêt pour la physiologie. Si l’authenticité de l’exemplaire qui existe à la Bibliothèque nationale n’était aussi certaine, on serait tenté de croire à une interpolation : mais il faut renoncer à cette idée ; il n’y a point de passage intercalé, point de tricherie. Et d’ailleurs on peut saisir le lien qui, dans l’esprit de l’auteur, rattachait entre eux ces objets différens. Les anciens confondaient la vie avec le sang : la vie, l’aine des héros d’Homère s’écoulent de leurs veines et abandonnent en même temps que le sang le corps du guerrier. La même idée se retrouve dans les livres hébraïques ; dans la Genèse, dans le Deutéronome, dans le Lévitique enfin, où il est dit : Anima omnis carnis in sanguine est : L’âme est dans le sang ; elle y a été soufflée par Dieu à travers la bouche et les narines. Et c’est pour cela qu’il est interdit de s’en nourrir, qu’il faut saigner les animaux sacrifiés et recouvrir de poussière le sang répandu à terre. C’est aussi pour mieux connaître les mouvemens de l’âme que Servet étudie les pérégrinations du sang. A des traits de ce genre, à son goût de la controverse, à son parti-pris de s’attacher au sens littéral, on reconnaît l’esprit scolastique et théologique. Que dans cet ordre de considérations, il soit admirable, c’est ce que déclare l’un de ses savans biographes, le pasteur allemand H. Tollio, qui a consacré sa vie et ses talens à la glorification de Servet. « Si, dit-il, dans son grand système théologique, il n’eût point parlé de la circulation pulmonaire, son nom serait resté inconnu aux physiologistes et aux médecins, mais alors l’illustre Espagnol n’aurait encore perdu qu’un seul fleuron de sa riche couronne. » Tel n’est point notre avis. Ces dix pages où Servet traite une profonde question de physiologie ont plus fait pour sa réputation que toutes les autres ensemble.

C’est ici une observation capitale. Les deux courans qui entraînaient les esprits de ce temps se sont rencontrés dans le cerveau de Servet. Poussé par les circonstances vers l’observation de la nature, attiré par ses goûts vers la scolastique et le commentaire, il constitue une figure indécise et les historiens des sciences doivent hésiter avant d’attribuer l’une des plus importantes découvertes de la physiologie naissante à un esprit imbu de tant de chimères. Il faut se souvenir, en effet, que six ans après son traité théologique contre les trinitaires, en 1537, il ne craignit pas d’enseigner à la faculté de médecine de Paris, dans les écoles de la rue de la Bûcherie, les superstitions de l’astrologie judiciaire et la divination, et d’en publier une Apologie. Il fut pour ce fait, et sur la plainte du doyen Jean Tagault, traduit devant le parlement et exclu pour toujours de la faculté. Cette erreur de Servet, qu’on ne retrouverait point chez les véritables savans de cette époque, n’était pourtant pas sans exemple chez les médecins. A l’école même de Paris, le célèbre Fernel, — que l’on appelle quelquefois le « Galien moderne » et dont Gui-Patin a dit qu’il « était le plus savant et le plus poli n des hommes, — Fernel avait commencé par s’occuper « d’astrologie, de qualités occultes et de démonomanie. »

Et pourtant Servet est observateur et médecin aussi. A l’âge de dix-sept ans, Jean Quintana, confesseur de Charles-Quint, l’amène en Italie, foyer des sciences renaissantes, terre privilégiée où s’épanouit déjà le génie moderne. Il est entraîné par l’admirable mouvement de curiosité qui poussait tant d’esprits dans la voie des études anatomiques. Les artistes n’y étaient pas moins empressés que les savans. Ils vivaient en rapports étroits avec les anatomistes, auxquels ils demandaient de leur faire connaître la forme et le jeu des muscles et les actions du corps. Léonard de Vinci, génie véritablement encyclopédique, avait poussé très loin, dans l’âge précédent, ce genre de recherches : il méditait la publication d’un traité d’anatomie, dont les notes sont conservées à la bibliothèque de Windsor, et qu’il destinait aux élèves de l’académie des beaux-arts qu’il fonda à Milan. Dans les treize portefeuilles qu’il a laissés à sa mort, on trouve de remarquables études anatomiques relatives aux os, aux jointures, aux muscles et aux tendons. Michel-Ange disséquait lui-même pendant plusieurs années sous la direction de Realdo Colombo, son contemporain et son ami. Il avait étudié sur le cadavre, avec un soin extrême, la forme et les ressorts du corps humain, et il a laissé parmi ses dessins de très belles pages d’anatomie. On en peut dire autant de Raphaël : les collections italiennes, le musée du Louvre et le musée Wicar, de Lille ont de lui des essais très remarquables ; un de ses dessins de squelette destiné à l’étude d’une des figures du tableau de la Mise au tombeau est particulièrement célèbre. Enfin, Titien et son élève Jean de Calcar sont les auteurs des admirables figures qui illustrent l’ouvrage de Jean Vesale. — Il n’y a donc pas lieu de s’étonner, comme le fait H. Tollin, que Michel Servet, introduit tout jeune et plein d’ardeur dans ce milieu avide de connaissances anatomiques, ait eu la curiosité d’assister aux démonstrations des maîtres qui professaient à Bologne et à Papoue, François Litigatus et Realdo Colombo. Un peu plus tard, il suivit les armées de Charles-Quint en qualité de médecin. Puis il dissèque à l’école de Paris ; il écoute les leçons de Sylvius et de Fernel et il sert avec André Vesale, son contemporain et son condisciple, d’aide et de prosecteur à Winter. Enfin il se consacre depuis l’âge de trente ans, et d’une manière presque continue, à la pratique médicale et correspond sur les matières de son art avec beaucoup de savans médecins, Lavau, de Poitiers, Jérôme Bolec, médecin de la reine de Pologne, et d’autres encore.

Mais il est permis de croire que ces occupations et ces études ne répondaient pas à sa secrète passion. Il avait reçu dès son enfance une impression que rien ne pouvait effacer. Il était né en 1509 d’un père espagnol, à Villanueva, en Navarre. Les Morisques n’avaient pas encore été chassés de l’Espagne, et, comme on l’a fait remarquer, dans les villes du nord et de l’est de la péninsule, plus d’un fervent musulman se cachait alors sous l’apparence d’un chrétien. Servet enfant put recevoir de quelqu’un de ces faux convertis le germe de cette idée musulmane que les chrétiens seraient des idolâtres et des polythéistes croyant à plusieurs dieux parce qu’ils croient à la trinité. — C’est le dogme qu’il combattit toujours et particulièrement dans cet ouvrage de la Restitution du christianisme, auquel il nous faut maintenant revenir.

Six mois après qu’il avait été imprimé, le 17 juin 1553, ce livre hérétique était brûlé sur la place de la Charnève, à Vienne, par la main du bourreau. Des huit cents exemplaires que l’imprimeur Balthazard Arnollet en avait tirés, un petit nombre seulement échappa à la destruction. Il n’en subsiste plus que trois ; ces trésors bibliographiques inestimables appartiennent aux bibliothèques de Paris, de Vienne et d’Edimbourg. Chacun d’eux a son histoire et comme une sorte de feuille de route qui permet d’en suivre les étapes. De l’exemplaire viennois nous dirons seulement, d’après M. Chéreau, qu’il fait partie de la bibliothèque impériale depuis l’année 1786, où un magnat hongrois, le comte Samuel Peleki, en fit don à l’empereur Joseph II. Quant à l’exemplaire français, on en connaît bien les fortunes diverses, grâce encore à M. Chéreau. — Ce livre, que tout le monde peut voir exposé parmi tant d’autres richesses dans la galerie Mazarine, a joué un rôle dans le procès du malheureux Servet. C’est sur cet exemplaire que Germain Colladon, avocat, procureur général, l’accusateur du médecin navarrais, a souligné ou annoté les passages incriminés ; et, à la fin du volume, il a récapitulé de sa main les assertions et les hérésies contraires à la vraie doctrine de Genève. — Les premiers feuillets sont roussis sur les bords, quelques-uns percés à jour.

Flourens a parlé avec émotion de ces traces laissées par les flammes « du bûcher où l’on brûlait à la fois le livre et l’auteur. » Cette généreuse pitié n’est pourtant pas ici à sa place. Le livre ne vient pas du bûcher de Genève. A la vérité, dans cette journée du 27 octobre 1553, où l’infortuné médecin mourait dans les tourmens du feu, le corps fixé par une chaîne à un poteau planté au milieu d’un tas de bois vert et « la tête couverte d’une couronne de roseau, enduite de soufre, » un exemplaire de son livre, lié derrière lui à ses reins, fut consumé incomplètement et aurait pu être recueilli par des mains pieuses ou peut-être simplement mercenaires. Les termes de la sentence laissent supposer que d’autres exemplaires encore et avec eux quelques manuscrits furent exposés aux mêmes flammes et aux mêmes chances aussi de préservation. Le supplice fut lent : la nuit arriva avant que le corps du malheureux patient ni les livres, prétextes et compagnons de son supplice, fussent réduits en cendres. — Nous nous excusons ici de chercher de froids documens bibliographiques au milieu de ces affreux souvenirs. Mais d’autres avant nous ont éloquemment flétri les bourreaux et plaint la victime de ce drame. On a montré à l’œuvre cette haine persévérante de Calvin inspirée par l’orgueil blessé autant que par le zèle de la doctrine.

Servet et Calvin se connaissaient de longue date : ils étaient exactement du même âge ; ils s’étaient vus et fréquentés à Paris, Inspirés l’un et l’autre de la même passion réformatrice, ils entretinrent pendant plus de seize ans un long commerce épistolaire, débattant sans pouvoir se convaincre les questions dogmatiques les plus ardues et les plus épineuses. — De leur désaccord naquit une haine qui, du côté de Calvin, se faisait jour à toute occasion. Dans un Commentaire sur l’évangile de saint Jean, Calvin traite Servet de « meschant garnement rempli d’orgueil, » et « de chien. » C’est lui, proscrit pour délit d’opinion, hérétique pour les orthodoxes de France, qui, par l’intermédiaire d’un de ses agens, Guillaume Trie, dénonce les hérésies de Servet à cette même autorité ecclésiastique dont il avait été la première victime. Et, pendant le procès, devant les magistrats de Genève, le malheureux Espagnol lui reprochait en face l’infamie du procédé auquel il avait eu recours en envoyant à l’inquisiteur Molaris et au grand vicaire Arzelier de Vienne, non-seulement les feuilles imprimées d’un livre qui n’avait pas été répandu dans le public, mais les lettres plus secrètes encore de leur correspondance privée. Lorsque ces manœuvres eurent réussi à faire condamner Servet par les juges delphinaux à 1,000 livres d’amende envers le roi dauphin et à être brûlé ainsi que ses ouvrages, Calvin put croire qu’il en avait bien fini avec son adversaire. Mais les magistrats de Vienne furent heureux de laisser échapper leur prisonnier, et celui-ci, fuyant la persécution et décidée gagner l’Italie, prit la route de Genève. Il était Gâché dans une auberge de la ville, à l’enseigne de la Rose, et il débattait avec des bateliers les conditions de son transport à travers le lac, lorsque Calvin, informé de sa présence, le fit appréhender. Il suscita contre lui un accusateur, Nicolas de La Fontaine, qui était une de ses créatures et que dans ses lettres il appelle « Nicolaus meus, » une sorte de domestique, d’autres disent « son cuisinier, » en tous cas un homme à lui. Au cours du procès, Calvin poursuivit l’accusé de ses injures, et comme Servet les dédaignait, il raconta plus tard cet incident dans les termes suivans : « Tant il y a que ce sale chien, étant ainsi abattu par de si vives raisons, ne fit que torcher son museau, en disant : « Passons outre ; il n’y a point de mal. » Enfin, et malgré ses dénégations, il est constant qu’il poussa secrètement les juges à prononcer la peine de mort contre son rival. Il tenait ainsi la promesse qu’il faisait sept ans auparavant, en 1546, à Guillaume Farel son ami, et plus tard à Viret, lorsqu’il écrivait au premier : « Si je puis quelque chose auprès des magistrats, je ferai eu sorte qu’il ne s’en tire pas vivant. » Et Farel de lui répondre plus tard : « C’est un effet admirable de la Providence de Dieu à l’égard de Servet qu’il soit venu à Genève. »

Une circonstance du supplice de Servet doit être rappelée. Le bûcher était chargé de bois vert (adhuc frondosus) qui pendant plus de deux heures refusa de flamber. Et pendant que Farel, là présent, adjurait le patient de rétracter ses erreurs, lui, aveuglé par la fumée, enveloppé par le feu jusqu’à mi-corps, criait d’une voix lamentable : « Ah ! malheureux, qui prie que ma vie finisse et qui ne puis mourir I Est-ce que les pièces d’or qu’on a saisies sur moi, et le collier d’or qu’on m’a ôté, et que Calvin n’a pas fait condamner à être brûlé avec moi, ne suffisaient pas à acheter assez de bois pour me consumer, moi, malheureux ! »

Si ce ne sont pas les flammes du bûcher allumé sur le Champ-du-Bourreau à Genève qui ont roussi les pages de ce livre dont nous suivons l’histoire ; au dire de quelques biographes et de M. Chéreau en particulier, ce serait le feu d’un autre bûcher. Cet exemplaire aurait fait partie des cinq balles de feuilles qui furent jetées dans les flammes, le 17 juin 1553, à Vienne, sur la place de la Charnève, en même temps que l’effigie de l’auteur. Sauvé par une intervention inconnue, il se serait retrouvé, quatre mois plus tard, entre les mains de Colladon, l’accusateur de Servet. Mais la légende s’évanouit devant le procès-verbal de l’exécution, signé du crieur et trompette de Vienne et des sergens royaux, déclarant que la sentence a été mise à « due et entière exécution, tant en ce qui concerne l’effigie que les livres. » Celui-ci a donc eu une autre origine et une fortune moins dramatique. Nous n’irons pas jusqu’à prétendre, avec H. Tollin, que les traces de feu qu’il semble présenter ne seraient en réalité que les ravages de l’humidité et des moisissures ; mais nous dirons que ces dégâts sont l’effet de quelque accident vulgaire. Quoi qu’il en soit, cet exemplaire de Colladon était, à la fin du XVIIe siècle, l’une des curiosités de la bibliothèque de l’électeur de Hesse-Cassel. En 1720, lorsque le prince Eugène, passant à Cassel, demanda à voir ce livre fameux, il avait disparu. Vingt ans plus tard, en 1740, selon la parole de Des Maizeaux, il était « l’ornement » de la précieuse collection du médecin anglais Richard Mead. Il passe de là à celle de Claude de Boze, numismate connu ; il devient ensuite la propriété du président de Cotte en 1753 ; il est adjugé plus tard au duc de La Vallière pour la somme de 3,800 livres et, après la mort du duc, en 1783, le baron de Breteuil, ministre, le fait acheter, pour la bibliothèque du roi, au prix de 4,121 livres.

C’est dans ce livre précieux, nous l’avons dit, à la page 171, que se trouve le passage célèbre qui nous ramène à notre discussion : « La communication des deux cœurs ne se fait pas à travers la cloison moyenne des ventricules, comme on se l’imagine communément ; mais, par un long et merveilleux détour, le sang est conduit à travers le poumon, où il est agité, préparé, où il devient jaune, flavus (remarquons ce mot) et passe de l’artère pulmonaire dans la veine pulmonaire. » Voilà la petite circulation bien connue et bien comprise, et cela en 1553 ! Il y a plus : on a prétendu, et le fait n’a rien d’invraisemblable, que, dès l’année 1546, le Christianismi Restitutio avait été achevé en manuscrit par Servet et envoyé par lui à Calvin et à Mélanchthon.

Or, cette importante découverte, source de tant d’autres et qu’il possédait ainsi depuis des années, Servet ne la réclame point pour lui. Il la mentionne, pour ainsi dire, comme une observation sans propriétaire. Il la produit incidemment dans un passage imprégné de l’esprit de Galien et au milieu de considérations purement théologiques d’une bien autre valeur à ses yeux. S’il ne s’en attribue point lui-même le mérite, personne non plus ne songe à lui en faire honneur. Dans les discussions auxquelles elle va donner lieu pendant près d’un demi-siècle, aucun champion, Anglais ou Français, Italien ou Allemand, luthérien ou catholique, ne fait mention de Servet, aucun ne le connaît comme anatomiste. Vainement on prendra la peine de supputer le nombre des exemplaires qui ont pu échapper aux bûchers de Vienne et de Genève. H. Tollin en a compté trente et un, mais ces calculs ne sont peut-être pas d’une exactitude absolue. Il est bien vrai qu’avant de prononcer une condamnation capitale et en présence des sympathies qui commençaient à se manifester en faveur du malheureux Espagnol, le conseil de Genève crut devoir consulter les conseils des autres cantons protestans. Il envoya les écrits de Servet à Zurich, à Schaffhouse, à Bâle et à Berne, sollicitant un avis qui fut donné, en effet, sous une forme très vague, les théologiens de Zurich ayant seuls exhorté les Genevois à user de sévérité. Henri Tollin compte ainsi onze exemplaires répandus dans toute la Suisse. Mais, d’un autre côté, un passage d’une lettre de Calvin à Farel, datée de la veille du supplice, dans lequel le réformateur mande à son ami que « le messager qu’on avait envoyé en Suisse est de retour, » pourrait faire supposer que c’était un seul et unique dossier qui avait été successivement transmis aux différens conseils. Des argumens de ce genre seraient capables de rapetisser le débat. Ce qui est certain, c’est que, ni dans ces temps-là, ni dans le nôtre, on ne pourrait voir l’ensemble de tous les savans, hommes de vérité et de libre discussion, concerter entre eux une sorte de conspiration du silence comme celle dont aurait été victime Michel Servet. Tandis que tous les anatomistes, partisans ou adversaires, parlent de Realdo Colombo, quelques-uns avec une extrême âpreté, pourquoi se tairaient-ils à propos de Michel Servet ? Si pas un ne semble le connaître, c’est qu’en réalité pas un ne le connaît. Ce n’est pas du malheureux Espagnol qu’aucun d’eux a rien appris.

Il faut attendre près de cent cinquante ans pour qu’en 1697, un érudit anglais, Wotton, exhume du chaos où il était enseveli ce passage célèbre et essaie d’attribuer à Servet la découverte de la petite circulation. La sympathie universelle qu’avait provoquée l’injuste supplice de Servet, l’admiration pour la constance et le courage dont fit preuve ce martyr de l’intolérance, ont aidé la légende à s’établir ; mais elle a contre elle des raisons intimes et pour ainsi dire psychologiques. Il n’y aurait pas d’autre exemple dans l’histoire qu’un esprit de cette trempe, imbu de chimères, entiché de scolastique et de théorie, sans recherches approfondies, eût fait, d’un air indifférent et comme en se jouant, l’une de ces découvertes qui sont le salaire d’une longue patience et du véritable génie expérimental. Non ; cette doctrine qu’il n’a pas transmise, il l’a reçue, au contraire, il l’a tenue des étudians italiens, dans la familiarité de qui il vivait à Paris, à moins que lui-même ne soit allé la chercher à la source même, c’est-à-dire au pied de la chaire de Realdo Colombo. L’historien de la médecine espagnole, Morejon, admet la réalité de ce stage de Servet à l’école de Padoue. Vainement le critique allemand Tollin se fonde sur ce que les registres de l’université ne mentionnent aucun acte en son nom pour prétendre que Servet n’est jamais retourné à Padoue. Mais les registres de la faculté de Paris ne signalent non plus aucun acte probatoire au nom de Servet. Il n’y prit aucun grade, et cependant nous avons eu, par le témoignage de ses maîtres et du doyen Tagault, des preuves de son séjour et de sa turbulence.

Si, comme tant de raisons nous obligent à le croire, Michel Servet n’a pas découvert la circulation pulmonaire, il a eu tout au moins le mérite de la bien comprendre et de s’attacher à elle dans sa nouveauté. Cet homme restera comme l’un des rares exemplaires de ces esprits ardens, mais en même temps inquiets, dont une seule étude ne saurait apaiser la curiosité et qui se dépensent à mille travaux, perdant ainsi en profondeur ce qu’ils gagnent en étendue. Nous le savons lettré, érudit, « à nul autre pareil en fait de doctrine de Galien ; » entiché d’astrologie pendant un moment ; géographe, à un autre moment, lorsqu’il réédite la version latine de la Géographie de Ptolémée ; médecin, lorsqu’il fait paraître un petit traité : Syruporum Universa Ratio ; anatomiste, lorsqu’il collabore aux Anatomicarum Institutionum Libri de Winter, mais toujours et par-dessus tout théologien et réformateur. Sa vie n’est pas moins incertaine et agitée que son esprit. Nous le trouvons en Espagne, sa terre natale, qu’il quitta dès la jeunesse ; on le voit à l’université de Toulouse occupé d’humanités et de droit ; il passe en Italie, à Naples, et plus tard à Bologne en 1530, où il assiste au couronnement de Charles-Quint ; puis, le voilà à Strasbourg et à Bâle conférant avec les réformateurs, chassé d’Allemagne à cause de la hardiesse de ses doctrines et condamné à Paris par le parlement, Il séjourne à Lyon, où son temps se partage entre les occupations de correcteur d’imprimerie chez les Trechsel et de médecin assidu aux leçons de Symphorien Champier ; en dernier lieu, fixé à Vienne, et enfin brûlé en effigie dans cette capitale du Dauphiné et brûlé en chair et os à Genève, à l’âge de quarante-quatre ans. En lui refusant les palmes de l’invention physiologique, on ne diminuera point le respect et les sympathies de la postérité pour cette noble figure qui a représenté, dans un moment critique de l’histoire et en face de la violence fanatique, les droits du libre examen et l’indépendance de l’esprit humain.

Realdo Colombo est un tout autre personnage, c’est une pure figure de savant. Il naît à Crémone en 1494, dix-sept ans avant Servet, et toute son existence s’écoule dans le travail et la recherche, loin des agitations religieuses, au milieu de ces écoles d’Italie, source féconde d’instruction, où les lettres et les sciences, sortant de leur longue torpeur, attiraient les esprits curieux de toutes les parties de l’Europe. C’était surtout une belle époque pour les sciences d’observation et en particulier pour les sciences naturelles. La vocation du jeune Crémonais était bien marquée. Déjà, au temps de sa prime jeunesse, apprenti pharmacien et plus tard élève en chirurgie, il manifestait le goût le plus vif pour les études anatomiques et il s’essayait sans relâche à scruter les secrets rouages de l’organisme. Il disséquait dans les amphithéâtres de Padoue, à Pise et à Rome. Dans les colombaires de Sainte-Marie-Nouvelle à Florence, il étudiait avec curiosité les ossemens des morts innombrables qui y étaient conservés. Il fut bientôt connu pour l’un des plus habiles anatomistes de l’Italie. Cette célébrité dont il jouissait déjà de son vivant s’affirmait encore après sa mort, et deux siècles plus tard, l’illustre médecin Baglivi, parlant de Realdo Colombo, l’appelle « anatomiste d’une réputation immortelle. » De nombreux élèves, venus de tous les points de l’Europe, se pressaient à ses leçons, à Pise d’abord et ensuite à Padoue, où, en 15M, il remplaçait André Vesale dans la chaire que celui-ci avait illustrée. Précédemment, il n’avait pas craint de se mettre à l’école de l’anatomiste Hamand, plus jeune que lui de douze années, et de lui servir de prosecteur. Parmi ses auditeurs et ses aides, on comptait des étudians de toutes les nationalités : des Italiens, des Français, des Espagnols et, parmi ces derniers, un anatomiste connu, Valverde, qui partageait les travaux de Colombo et qui, plus tard, en 1556, devait publier à Rome un Traité de la composition du corps humain, où se trouve relatée la découverte de son maître. Le passage qui -contient cette mention est dans la dédicace, écrite dès 1554. De telle sorte que, moins d’un an après la mort de Servet, voici que la circulation pulmonaire était connue des anatomistes italiens et établie cette fois sur des preuves, sur des expériences que « j’ai faites, dit l’auteur, avec mon maître Realdo Colombo, tant sur des animaux vivans que sur des cadavres. » Valverde ne cite point Servet, et l’on ne croira pas facilement qu’il tienne de lui ces notions qu’il rapporte à son maître et qu’il a apprises, non dans quelque livre de théologie, mais sur le vif et, pour ainsi parler, dans le livre même de la nature. M. Chéreau a présenté avec force tous ces argumens, qui ne laissent point de place à l’hésitation.

Colombo s’était non-seulement en effet occupé de dissection, mais il avait scruté la nature sur des êtres vivans, sur des chiens et surtout sur des porcs, dont on pensait alors que c’était l’animal dont les fonctions physiologiques se rapprochent le plus de celles de l’homme. En 1554, il fit même à Pise, avec l’aide de Valverde, une curieuse expérience que celui-ci raconte, et qui consistait à comprimer et à laisser libres alternativement chez un jeune homme les artères principales de la tête : il produisait ainsi la torpeur du cerveau et la faisait cesser à volonté. Le nombre de ses expériences est considérable et si l’on n’en veut relever le détail dans ses œuvres mêmes. on le trouvera chez les historiens de la médecine, dans l’ouvrage de Sprengel et dans celui de Portal. Colombo savait le prix de cette méthode expérimentale à laquelle il demandait ses lumières. Il disait, à propos d’une certaine vivisection, qu’elle en apprenait « plus en une heure que trois mois de lecture des livres de Galien. » Et, chose remarquable, ces opérations qui soulèvent aujourd’hui la réprobation de tant de bonnes âmes, ignorantes des droits et des nécessités de la science, elles étaient alors suivies curieusement, au dire du même biographe, par une foule de grands personnages, entre lesquels on peut citer l’archevêque Orsini, l’évêque Aloïsius Ardingheller, Ranuce Farnèse, prieur de Venise, et Bernard Salviat, prieur de Rome.

Il semble, d’après cela, que le nom de créateur de la physiologie moderne, que l’on décerne trop souvent à Harvey, revient plus justement à Colombo. Déjà imbu de la méthode moderne des sciences d’observation, ce n’est plus Galien ou Vesale qu’il invoque lorsqu’il veut convaincre ses lecteurs, c’est la nature même, c’est l’expérience renouvelable et facile à répéter. « Lecteur qui cherches avec ardeur la vérité, je te conjure, dit-il, de t’en convaincre sur des animaux que tu ouvriras vivans ; je t’exhorte, je te convie à voir si ce que j’ai dit n’est pas conforme à la vérité. » Il s’indigne contre ceux qui lui opposent, à lui qui a passé de longs jours consacrés à la dissection des corps humains et qui décrit ce qu’il a observé, « l’autorité de leur Avicenne, prince, selon eux, de toutes les écoles, et leur Mundini et leur Carpi, et Vesale même, anatomistes qui n’auraient rien laissé de digne d’être ajouté à leurs travaux. Je ne fais pas tant de cas de Galien et de Vesale que de la vérité : c’est à elle que je suis le plus fortement attaché. » Voilà le vrai et ferme langage que parle la science. Et notre admiration redouble lorsque nous songeons que ces paroles étaient prononcées vers 1550 (publiées dans tous les cas en 1559), trente ans environ avant la naissance de Harvey, soixante-dix ans avant le Novum Organum de Bacon. C’est cet homme de bonne foi, cet anatomiste célèbre dans toute l’Italie, ce précurseur de la méthode expérimentale, que tout préparait à la découverte de la circulation pulmonaire et qui la fit en effet. Dans le passage du livre de Colombo où se trouve mentionné le circuit du sang à travers le poumon, on reconnaît l’accent de l’homme qui a reconnu la vérité, qui la réclame comme son œuvre et qui la défend contre « les auteurs prétendus excellens qui n’ouï pas su voir une chose si claire, ou contre les ignorans qui ne peuvent rien supporter de nouveau. » En un mot et selon les paroles mêmes de Flourens, « on voit partout empreint, dans la description animée de Colombo, le cachet de l’originalité et de l’invention. »

Il faut ajouter que, dans ces passages du de Re anatomica, qui traitent de la circulation pulmonaire, l’auteur est plus exact, mieux informé et plus complet que Servet. A la vérité, sur la couleur du sang, ils s’expriment l’un et l’autre d’une manière ambiguë. On sait que le sang charrié par l’artère pulmonaire est le sang veineux ou sang noir qui va se revivifier dans l’organe respiratoire au contact de l’air et qui revient au cœur gauche à l’état de sang artériel de couleur rouge vif ; Colombo dit tout cela : ce sang de retour, il l’appelle : « léger, beau, éclatant de couleur (floridus) ; » Servet l’appelle : jaune-ardent, vermeil (flavus), expression que M. Chéreau a tort de trouver plus inexacte que celle de Colombo. Sur les autres points, l’avantage reste décidément au maître italien : la cloison, par exemple, qu’il déclare absolument étanche, Servet la croit encore capable de laisser transsuder quelque chose : il ne la ferme pas entièrement.

Les contemporains et les successeurs de Realdo Colombo ne s’y sont pas trompés : « C’est moi, disait l’anatomiste de Crémone, qui ai fait cette découverte. Cela était facile à constater ; néanmoins personne avant moi ne l’a marqué par écrit : » les anatomistes de son temps ont dit comme lui. Dès 1556, Valverde lui attribuait nettement la doctrine de la circulation. Primerose de même, lorsque dans ses discussions avec Harvey, il reproche à l’anatomiste anglais de n’être que le copiste de Colombo, d’atténuer simplement ce que le Crémonais avait pensé. Mais Harvey lui-même, dont Flourens dit à tort qu’il ne cite personne, Harvey rend justice à Colombo. Il en parle plusieurs fois en le qualifiant de très savant et très habile, et lui accorde nettement la découverte de la circulation pulmonaire. Botal plus tard encore fait de même. A la fin du XVIIIe siècle, Haller et Baglivi reconnaissent, eux aussi, que Realdo Colombo a ouvert le premier le passage du sang par les poumons, et que le premier il a ainsi indiqué la circulation du sang.

C’est donc une iniquité manifeste de refuser à l’anatomiste de Crémone le mérite d’une découverte qui lui appartient et de le déposséder au profit d’un autre, fût-il aussi illustre et aussi cher à la mémoire de la postérité que Michel Servet. Et si maintenant nous cherchons les raisons de ce déni de justice, nous n’en trouverons toujours qu’une seule, toujours la même, cet argument brutal des dates. Le livre de Servet a paru en 1553. L’ouvrage de Colombo a paru en 1559, six ans après. On transporte ainsi à des temps qui ne la comportaient pas une jurisprudence qui est en vigueur de nos jours dans les procès de priorité : c’est la parole imprimée qui fait foi, et c’est la date de la publication qui décide. Au milieu du XVIe siècle, l’usage de l’imprimerie était moins ordinaire : les opinions des maîtres étaient répandues par leur enseignement, par les notes manuscrites de leurs élèves ; un professeur aussi connu que Colombo n’avait pas de précautions à prendre contre les plagiaires. L’opinion qu’il soutenait relativement à la circulation dans le poumon pouvait être combattue, et elle l’était en effet, mais ne pouvait lui être dérobée. Aussi, n’est-ce qu’à la fin de sa vie, et en quelque sorte pour couronner sa longue carrière, qu’il songea à rassembler ses doctrines dans un livre longuement médité. Telle fut l’origine de l’ouvrage de Re anatomica. — Colombo avait soixante-quatre ans lorsqu’il en commença l’impression en 1558. Il mourut brusquement avant qu’elle fût achevée, dans la seconde moitié de l’année 1559, et ce furent ses deux fils, Lazare et Phœbus, qui donnèrent les derniers soins à cette publication, préparée depuis plusieurs années, comme ils le disent eux-mêmes dans la dédicace qu’ils s adressent au pape Pie IV.

On nous excusera d’avoir parlé si longuement de la découverte de la circulation pulmonaire : nous en avons donné par avance les raisons en rappelant qu’elle a sonné, dans la nuit où étaient plongées les sciences, l’éveil de la méthode expérimentale. Il y a un mot de plus à dire. Le procès qui se débat entre le théologien Michel Servet et le physiologiste Realdo Colombo n’intéresse pas seulement la personne des inventeurs, mais les conditions mêmes de l’invention. Il n’y a qu’une méthode qui mène à la vérité scientifique, c’est, comme l’a dit Newton, d’y beaucoup penser. Servet était plus préoccupé de la doctrine d’Arius et des deux Socin que de la physiologie du cœur et du poumon ; et la théologie a fait à la fois sa célébrité et son malheur : Colombo, au contraire, a beaucoup pensé à la circulation pulmonaire et c’est lui qui l’a découverte.


II. LA CIRCULATION GÉNERALE, — HARVEY.

La découverte de la circulation du sang dans le poumon entraîne presque nécessairement la connaissance de la circulation dans tous les autres organes, c’est-à-dire de la circulation générale. Mais, outre que la doctrine de Realdo Colombo ne devait pas s’établir sans difficulté, ses conséquences non plus ne devaient pas apparaître tout d’abord. Ni Colombo, ni Servet, ni d’autres ne les virent. Il fallut attendre près de soixante-dix ans avant que Harvey les mît dans tout leur jour. Nous pouvons être sobres de détails sur cette période. Elle a été racontée en Angleterre, en Allemagne, en Italie par les historiens de la physiologie, et en France par Flourens, Milne Edwards, Ch. Richet, et d’autres encore, dans des livres désormais classiques. Deux ou trois points essentiels en sont toutefois à reprendre.

Ce que Realdo Colombo avait découvert pour l’organe respiratoire se produit pour tous les autres. Chacun reçoit le sang venu du cœur par une artère divisée en nombreux rameaux et il le renvoie dans les racines et le tronc des veines. Il y a ainsi, pour chaque département du corps, une artère qui sert de voie d’aller et une veine qui sert de voie de retour. Entre ces deux vaisseaux principaux existe un réseau ininterrompu formé par les dernières divisions artérielles qui rejoignent les premières divisions veineuses et s’abouchent avec elles. Il y a un moment où ces voies étroites et multipliées ne sont déjà plus des artères et pas encore des veines ; elles forment un système indifférent, distinct par sa structure des artérioles vraies et des veinules vraies ; cette sorte de chevelu qui enserre l’organe et le pénètre, c’est le réseau des capillaires. Ce nom d’ailleurs n’en donne qu’une image grossière : car les plus larges sont encore bien plus étroits que le cheveu le plus fin.

Le sang reste ainsi enfermé dans un ensemble de tuyaux qui n’offrent point de solution de continuité et qui ne permettent pas à ce liquide de s’extravaser dans les tissus. Il parcourt toujours dans le même sens cette canalisation qui, dans l’organisme, représente quelque chose d’analogue à la canalisation du gaz et de l’eau dans une ville. Parti du ventricule gauche par un conduit principal, l’aorte, qui fournit autant de branchemens qu’il est nécessaire pour tout alimenter, il revient ensuite au cœur droit par un canal principal, la veine cave, qui reçoit comme autant d’affluens les veines ou vaisseaux de retour des divers organes et en déverse le contenu dans le cœur droit. C’est là la grande circulation. Le sang ramené ainsi au cœur droit est envoyé par celui-ci aux poumons et, revenant au cœur gauche, il parcourt de nouveau le même circuit que nous venons de décrire. On voit par là comment les deux circulations, petite et grande, se joignent et se font suite.

À ces notions banales il faut ajouter quelques détails d’une égale banalité. Essayons donc de nous représenter en imagination un organe quelconque, avec son artère afférente, branche de l’aorte qui lui apporte le sang nourricier, la veine, branche de la veine cave qui le remporte au cœur, et entre les deux, le réseau capillaire qui réunit les dernières branches de l’artère aux premières divisions de la veine. Ce que l’imagination nous représente, nous pourrions le voir en réalité, si les tissus étaient assez transparens pour devenir visibles à toute profondeur, ou si notre vue était assez perçante pour distinguer des vaisseaux si ténus. Dans une telle hypothèse, il n’y aurait pas eu de difficulté à la découverte de la circulation du sang ; Harvey n’aurait pas trouvé là matière à s’illustrer ; il aurait suffi d’ouvrir les yeux pour apercevoir, en quelque sorte sur le vif, la circulation en action, le fait matérialisé. Or cette supposition n’en est pas une : c’est une pure réalité. Les physiologistes, aujourd’hui, en choisissant un organe assez mince pour être translucide, une membrane telle que le mésentère du lapin, la langue ou la palmure des doigts de la grenouille, n’ont point de peine à apercevoir, grâce au microscope, le sang chargé de corpuscules qui chemine de l’artère aux artérioles, aux veinules et enfin aux veines. cette expérience a été faite pour la première fois en 1661 par Malpighi, le médecin du pape Innocent XII, l’un des fondateurs de l’académie del Cimento ; elle se répète couramment et forme l’un des plus intéressans spectacles qu’il soit donné au naturaliste d’observer. L’épreuve sera moins saisissante, mais convaincante encore, si elle se fait d’une autre manière, non plus sur le vivant, mais sur le cadavre. On pourra, par un artifice anatomique, injecter dans l’artère un liquide qui s’y figera, une cire colorée, par exemple, et si l’on débite ensuite l’organe en tranches minces, l’examen microscopique permettra de voir la continuité de ce réseau, qui s’étend sans interruption de l’artère à la veine. C’est ainsi que procédait, vers l’année 1690, l’anatomiste hollandais Ruysch : il montrait par là, non plus la circulation en acte, mais la circulation au repos et, pour ainsi dire, cristallisée. Les admirables préparations de Ruysch excitèrent, en leur temps, une très vive curiosité : la plupart furent acquises après sa mort, en 1717, par le tsar Pierre le Grand. Le savant hollandais appliqua ses procédés d’injection à la conservation des pièces anatomiques et à la pratique des embaumemens. Il s’attira non-seulement parmi les médecins, mais aussi dans le public, une grande célébrité par la merveilleuse préparation de ces momies, qui, comme l’a dit Fontenelle, « prolongeaient en quelque sorte la vie, tandis que celles de l’ancienne Égypte n’avaient su prolonger que la mort. »

A l’époque qui nous occupe, c’est-à-dire dans la seconde moitié du XVIe siècle, le microscope, auxiliaire indispensable de ces expériences, n’était pas encore connu. Hans et Zacharias Jansen s’occupaient seulement à en construire les premiers exemplaires, encore trop grossiers d’ailleurs pour des observations si fines. Ce qu’il était impossible de montrer aux yeux, il fallait donc le montrer à l’esprit, il fallait le montrer par des expériences si claires, si convaincantes que leur certitude pût équivaloir au témoignage des sens. C’est ce que fit Harvey : ce fut là son œuvre, ou plus exactement c’est l’œuvre dont la postérité lui fait honneur et que lui-même s’est attribuée, lorsque, dans la préface de son livre, il disait : « Je suis seul à affirmer que le sang revient sur lui-même, contrairement à l’opinion générale admise et enseignée par un grand nombre de savans illustres. » Cette doctrine était-elle vraiment aussi personnelle et aussi originale que l’auteur le prétend ?

La plupart des Italiens qui ont écrit sur cette époque de la renaissance, si glorieuse pour leur patrie, se sont élevés avec énergie contre cette prétention du médecin anglais. Ils sont sévères pour Guillaume Harvey, aussi pour Michel Servet ; ils le sont pour tous les étrangers. Qu’on les consulte tous, depuis le plus ancien, Morgagni, jusqu’au plus récent, « l’anonyme de Bizzozero, » partout on retrouvera à des degrés divers la même passion.

C’est en Italie que G. Harvey vint faire ses études médicales, vers l’âge de vingt ans. Il y séjourna quatre années, de 1598 à 1602. Il connut Césalpin, à Pise ou à Rome ; il étudia à Padoue sous Fabrice d’Acquapendente. Auprès de ces maîtres il puisa le goût des recherches et surtout l’exact sentiment de la méthode expérimentale. De retour en Angleterre, il devint membre du College of physicians en 1604, médecin de l’hôpital Saint-Barthélémy en 1609, et, quatre ans plus tard, professeur d’anatomie au Collège royal. Bientôt après, et certainement avant l’année 1620, il commença d’enseigner publiquement la circulation devant ses élèves et devant ses collègues, et, comme il le déclare lui-même, il « la confirmait par des expériences directes, la complétait par des raisonnemens et des argumens et il la défendait dès lors contre les objections des plus illustres et des plus habiles anatomistes. » Après avoir ainsi préparé longuement les esprits à la hardiesse de sa doctrine, imitant en cela la conduite de Realdo Colombo, il se décida à publier le livre « que tous désiraient. » C’est en 1628 que parut le Traité anatomique sur les mouvemens du cœur et du sang chez les animaux, ce petit livre de cent pages qui est, selon Flourens, « le plus beau livre de la physiologie. »

Qu’y avait-il dans cet ouvrage que ne lui eussent appris les maîtres italiens ? Rien d’essentiel, disent ses adversaires. Les découvertes véritables, si nous voulons les en croire, elles appartiennent à Realdo Colombo, qui reconnut le circuit du sang dans le poumon ; à André Césalpin, qui enseigna la direction du courant dans les vaisseaux ; à Jérôme Fabrice, qui découvrit les valvules des veines. Pendant son noviciat médical en Italie, Harvey avait appris tout cela, et il ne s’en cache point, sauf en ce qui concerne Césalpin, dont il ne dit mot. Mais, dans son livre si court, il cite quatre fois Colombo en termes élogieux ; il cite de même quatre fois Jérôme Fabrice, son maître, « très habile anatomiste et vénérable vieillard, » et il lui attribue d’avoir « d’abord décrit et représenté les valvules membraneuses des veines, » tandis que Riolan, en France, réclamait cette observation pour Jacques Dubois, plus connu sous son nom latinisé de Silvius, et que quelques auteurs, plus tard, devaient en faire honneur à Charles Estienne, le frère du célèbre imprimeur Robert Estienne. Or, sur ces trois notions repose tout l’édifice de la doctrine, et comme aucune d’elles n’est l’œuvre de Harvey, ses adversaires italiens ont cru pouvoir déclarer avec Zecchinelli que ce grand homme n’a été « que le démonstrateur et non l’inventeur de la circulation. »

En dépit de ces argumens d’une réelle valeur, la postérité a donné tort aux détracteurs de Harvey : de bons juges lui maintiennent la découverte de la circulation. Il faut essayer de comprendre ce jugement, qui met en sûreté la gloire de l’anatomiste anglais. La question en vaut la peine. Ce n’est plus, en effet, les personnes qui sont en cause : c’est encore une fois la théorie de la découverte scientifique et ce que l’on pourrait appeler la psychologie de l’invention.

Tandis que les précurseurs de Harvey ont vu clair chacun en quelque endroit, s’égarant ensuite à toute occasion, lui, a vu clair partout. Toujours il a discerné la vérité, et il l’a en quelque sorte extraite du chaos où elle était mélangée à un nombre infini d’erreurs. Ainsi en est-il lorsqu’il parle du cœur, des artères, des veines. On sait aujourd’hui que le cœur est le point de départ ou le point d’arrivée de tous les vaisseaux. On l’ignorait encore vers la fin du XVIe siècle : le foie et le poumon, la tête même pour Césalpin, étaient regardés comme la principale source des veines. Le cœur est, suivant une définition courante, « un muscle creux qui fonctionne à la façon d’une pompe foulante, » c’est-à-dire un organe d’impulsion qui met en branle la colonne sanguine ; il est aussi, grâce à ses valvules, un appareil de direction qui l’oblige à cheminer dans un sens toujours le même. Ces valvules ou clapets, disposées vers le milieu des cavités, divisent ainsi chacun des deux cœurs droit et gauche en deux chambres, l’oreillette en haut, le ventricule en bas. Les oreillettes reçoivent le sang des veines, les ventricules le chassent dans les artères. Les valvules, celles du cœur et aussi celles des vaisseaux dont nous parlerons dans un moment, Fabrice les a connues ; il les appelait ostioles ou petites portes, mais il n’en a pas aperçu le rôle. Il ne comprit pas qu’il se trouvait en présence d’un mécanisme naturel très général. Toutes les fois qu’il s’agit d’imprimer une direction constante au cours d’un liquide quel qu’il soit, la nature recourt au même artifice : elle dispose à l’intérieur des canaux qui le renferment des replis placés en regard l’un de l’autre qui s’ouvrent comme les doubles portes d’une écluse ; ces valvules s’écartent devant le courant qui suit la direction naturelle et lui laissent passage ; au contraire, elles se rabattent, et, affrontant leurs bords, opposent un obstacle absolu au cours rétrograde du liquide qui tend à refluer. C’est ainsi que, dans chaque moitié du cœur, le sang marche toujours de l’oreillette au ventricule et qu’il est empêché de suivre la route inverse. Harvey ne s’y trompe point, et il s’attache sans hésitation à ces vues exactes. Il comprend que la veine cave amène le sang de toutes les parties dans l’oreillette droite et que celle-ci se dégorge dans le ventricule droit, qui pousse le sang noir dans le poumon. Revenu, après avoir’ traversé le circuit pulmonaire, dans l’oreillette gauche, le liquide, coloré d’une belle teinte vermeille, tombe ensuite dans le ventricule, qui le chasse dans l’aorte, dans les artères, les capillaires, et enfin dans les affluens de la veine cave.

L’opération recommence alors. Sans trêve, sans interruption, depuis les premiers jours de la conception jusqu’à la mort, le cœur renouvelle le même travail entrecoupé, à raison de soixante-douze reprises environ par minute. Harvey voit tout cela, et il décrit avec exactitude les mouvemens du cœur, ces mouvemens si difficiles à saisir dont Fracastor disait qu’ils n’étaient a connus que de Dieu seul. » Ces notions sont pour nous d’une extrême simplicité ; pour les prédécesseurs de Harvey, elles étaient hardies, sinon entièrement nouvelles. Un naturaliste danois, Sténon, célèbre à d’autres titres, et qui, comme la plupart des savans de cette époque, était venu, lui aussi, s’éclairer aux lumières des écoles italiennes, avait bien compris les contractions et les relâchemens alternatifs du cœur : les systoles et les diastoles. Il les avait assimilés aux contractions et aux repos des muscles, et il avait déclaré que le cœur n’était autre chose qu’un muscle creux. En France, Jean Riolan, doyen de la faculté de Paris, aux environs de 1596, et César Bauhin, à Bâle, en 1605, avaient observé le jeu du cœur sur des animaux dont ils ouvraient la poitrine, et ils avaient distingué le mouvement de chacune des parties. Ils se trompaient seulement en pensant que ces quatre mouvemens se produisaient à des momens distincts. Harvey, par une observation plus fine, s’assura que les deux cœurs étaient synergiques et leurs contractions synchrones : les deux oreillettes entrent simultanément en action et tombent simultanément au repos ; de même les deux ventricules. En réduisant à deux actes, coupés de repos, la révolution du cœur qui, pour Bauhin et Riolan, se développait en quatre actes, le médecin anglais ne faisait que relever heureusement une erreur de détail. Le fait principal avait été bien vu par les savans qu’il rectifiait. Mais ceux-ci, relativement bien inspirés à propos de cette question particulière, retombent aussitôt en défaut ; ils ne comprennent rien à la circulation et Riolan même, se posant en adversaire résolu de Harvey, soutient contre lui une controverse célèbre. — Il s’en faut d’ailleurs que, sur ce point particulier où Sténon, Bauhin et Riolan ont tant approché de la vérité, ils fussent d’accord avec leurs contemporains. Certains conservaient les opinions d’Aristote, qui, dans un endroit, appelle le cœur « l’acropole » du corps, comparaison qui n’apporte pas grande clarté, et qui, dans un autre passage, considère cet organe comme l’origine des nerfs, opinion qui cette fois est décidément fausse. Quelques-uns, et Servet lui-même, le regardaient comme le siège de l’esprit vital, d’autres comme l’organe immédiat de l’âme, et presque tous comme le foyer de cette chaleur innée soufflée dans le corps des animaux avec la vie même et qui échauffe toutes leurs parties. On voit quelle distance il y a de ces conceptions obscures à cette idée si claire et si vraie qui fait du cœur un appareil mécanique à la fois propulseur et directeur du sang.

Les artères, dans la théorie exacte de la circulation, conduisent le fluide nourricier du cœur aux parties : les veines le ramènent. Dans celles-ci, le courant gagne le cœur ; dans celles-là, il le fuit. Connaître ces différences de direction, c’est connaître à peu près la circulation. Si l’on sait que le contenu de l’artère est charrié vers l’organe et que le sang de l’organe est charrié vers le cœur, on possède les deux tiers du circuit, et il suffit d’un faible effort d’imagination pour le reconstituer en entier. C’est là en quelque sorte le nœud de la question : la notion du cours du sang tient ici, relativement à la circulation générale, la même place que la notion exacte de la cloison pour le problème de la circulation pulmonaire. Or ce n’est point Harvey qui a établi la vérité à cet égard, ce sont ses deux maîtres, André Césalpin et Jérôme Fabrice d’Acquapendente.

La figure de Césalpin a plus d’un trait de ressemblance avec celle de Michel Servet, qui était né dix ans avant lui. Il est, comme Servet, théologien et philosophe en même temps que naturaliste, attaché à la secte des averroïstes comme l’autre à celle des ariens ; il eut comme lui des démêlés avec l’inquisition, quoique la faveur du pape Clément VIII, dont il fut le médecin, ait protégé ses dernières années. Cependant, à l’inverse du personnage navarrais, il était plus attaché à la science qu’à la dispute religieuse et sa mémoire a été arrachée à l’oubli par d’immortels travaux botaniques. On a dit qu’avant Harvey, il avait compris la découverte de Realdo Colombo et qu’il avait su se l’approprier ; longtemps il la répandit à Pise et à Rome, où il professa la médecine. Et voici maintenant que nous allons le montrer tout près de découvrir à son tour la grande circulation et de cueillir les palmes que la postérité a décernées à Harvey.

Il est évident, dans la vraie doctrine de la circulation, que, si l’on vient à oblitérer une artère en un point de son trajet, le sang que le cœur lui envoie s’accumulera au-dessus de l’obstacle ; il s’amassera au-dessous s’il s’agit d’une veine. L’observation se présente d’elle-même toutes les fois que l’on pratique la saignée du bras. On serre, en effet, un lien au-delà du coude, afin que les veines, se gonflant au-dessous de la ligature, deviennent plus saillantes et plus accessibles à la lancette. Or on saignait déjà avant Galien, depuis Hippocrate ; on saignait beaucoup à la fin du XVIe siècle, et plus d’un médecin de cette époque eût mérité le reproche de pédant sanguinaire, que Guy de La Brosse adressait à ceux de son temps. Riolan supputait que les Anglais et les Flamands possèdent environ 30 livres de sang, tandis que les Français n’en ont que 20, et il estimait qu’en cas de maladie, il n’y avait nul inconvénient à alléger les premiers de la moitié. Plus d’un, parmi ces redoutables praticiens, aurait pu réfléchir à la signification de ce gonflement de la veine qui se produit toujours au-dessous de la ligature et en conclure que le sang y circulait normalement de la périphérie vers le cœur. Mais les erreurs de l’esprit sont un bandeau pour les yeux et le fait passa inaperçu.

Ce fut Césalpin qui, entre 1571 et 1593, renouvela l’observation et, à ce propos, prononça le premier le mot célèbre de circulation. Mais nous devons dire que Flourens et, après lui, tous les historiens, sauf M. Turner, se sont exagéré la portée des conclusions de l’anatomiste italien. Il ne vit dans le retour du sang par les veines qu’un phénomène artificiel provoqué par la ligature ; ce même reflux se produirait pendant le sommeil et chez les malades atteints de pneumonie. Et, sans compter qu’il crut à toutes les chimères d’Aristote : — le cœur siège de l’âme, les artères continuées par les nerfs au lieu de l’être par les capillaires, la cloison du cœur perméable, et d’autres encore, — on peut dire avec vérité que Césalpin ne comprit lui-même que peu de chose à l’observation dont il était l’auteur.

Deux ans avant que Césalpin eût publié cette observation fondamentale, Jérôme Fabrice d’Acquapendente l’avait éclairée par une découverte anatomique pleine d’intérêt. Il remarquait « avec une grande joie » que la plupart des veines possèdent des valvules qui s’ouvrent du côté du cœur et se ferment pour le sang qui tendrait à rétrograder vers les parties. Il vit ces replis membraneux, mais il n’en comprit point l’usage. S’il l’eût compris, il n’aurait plus éprouvé d’hésitation relativement à la direction du courant veineux ; il aurait conçu que le sang des veines remonte au cœur, tandis que le sang artériel en descend : le circuit devenait évident.

Or, précisément dans ces voies où les initiateurs eux-mêmes hésitent, Harvey va droit : les expériences qu’il institue sont leurs expériences mêmes ; mais, de plus qu’eux, il sait tirer la conclusion. Et voilà le rare mérite de Harvey, voilà son génie. Il faudrait choisir dans l’esprit de Colombo ce qu’il eut de vues justes, y joindre un Césalpin débarrassé de ses scories et un Fabrice expurgé, et, de ce mélange, composer une figure unique : ce personnage serait Harvey. Les maîtres italiens manquèrent de cet esprit de généralisation qui leur eût fait apercevoir le lien secret de leurs découvertes. Harvey, moins original dans le détail, possédait à un haut degré cette faculté généralisatrice. Par un puissant effort de synthèse, il fit sortir des matériaux accumulés par ses prédécesseurs la doctrine de la circulation, qu’ils contenaient en effet. L’anatomiste anglais a d’ailleurs fourni d’autres exemples de cette heureuse alliance du talent d’observation et de l’esprit de système qui s’unissaient chez lui dans une si exacte mesure. Il a laissé un Traité de la génération, où, parmi beaucoup de faits nouveaux, se trouve formulée la célèbre proposition qui n’a été bien comprise que de notre temps : Omne vivum ex ovo : Tout être vivant sort d’un œuf. Cet aphorisme sert de légende à la gravure placée au frontispice de l’ouvrage, et qui représente Jupiter tenant dans ses mains les deux moitiés d’un œuf d’où sortent les différens types de l’animalité : une araignée, une sauterelle, un papillon, un poisson, un serpent, un crocodile, un oiseau, un daim et un enfant. Un autre ouvrage relatif à la Reproduction des insectes, n’a pas été conservé ; le manuscrit en fut brûlé, dit-on, lors du pillage de sa maison par la populace de Londres, ameutée contre l’homme qui était à la fois le médecin et l’ami du roi Charles Ier ; mais on ne saurait douter qu’il ne fût digne de ses aînés.

L’histoire de la découverte de la circulation du sang contient peut-être un enseignement qui mériterait d’être médité. Les règles qui conduisent les savans de notre temps et qui les portent à accorder plus d’importance à la plus petite découverte de fait qu’à aucun essai de synthèse s’en trouveraient un peu ébranlées. On peut concevoir qu’en dehors de ces travaux d’analyse, qui se multiplient comme une poussière, il y ait quelques tentatives d’un autre ordre encore dignes d’occuper une place honorable dans la science. Et il est permis de douter enfin que le plus petit fait vaille toujours une bonne idée, lorsque celle-ci sait se soumettre au contrôle de l’observation et de l’expérience.


III. — LES CIRCULATIONS LOCALES ; LES NEUFS VASO-MOTEURS.

Après cent ans de discussions, de controverses et de disputes, la doctrine de la circulation du sang fut définitivement acceptée. La lutte des circulateurs et des anticirculateurs, qui avait troublé si longtemps le monde des médecins, s’était apaisée, et la Faculté de Paris elle-même, dernier boulevard de la résistance, avait rendu les armes. En dépit de Riolan et de Gui-Patin, en dépit de Primerose et de Parisinus, et, plus bas enfin, en dépit de tous les Diafoirus de l’école, la vérité triomphait en même temps que la méthode expérimentale : Harvey détrônait Galien. L’idée s’accrédita dès lors que, dans ce domaine de la physiologie, la découverte fondamentale étant faite et le filon principal épuisé, il n’y aurait plus de pépites, mais seulement des paillettes à recueillir. Les travaux de Claude Bernard, complétés par quelques contemporains, devaient faire mentir ces prévisions. Par les clartés inattendues qu’elle a jetées sur les mécanismes et sur le but même de la circulation, sur la nutrition et la chaleur animale, et enfin sur le système nerveux, la découverte des circulations locales et de leurs instrumens, les nerfs vaso-moteurs, a renouvelé la physiologie et révolutionné la pathologie elle-même.

Pour comprendre ce progrès important de la science contemporaine, il faut retourner de quelques pas en arrière et revenir à ces chercheurs de paillettes dont nous parlions tout à l’heure. Leurs trouvailles ne sont pas à dédaigner. La théorie de la circulation, fixée dans ses traits essentiels, restait à connaître dans ses mécanismes particuliers : il fallait, par des recherches attentives d’anatomie et par des expériences souvent difficiles et ingénieuses, déterminer la structure et le rôle de chaque partie. La matière fut divisée en cinq départemens principaux, et l’on étudia la constitution, les propriétés et le mode de fonctionnement du cœur, des artères, des veines, des capillaires et du sang lui-même. De tout ce travail scientifique qui a alimenté des publications considérables, on ne peut rappeler ici que les résultats essentiels et insister sur le caractère général qu’ils présentent. Dans la période qui s’étend de la fin du XVIIe siècle jusqu’au milieu du nôtre, les travaux sur la circulation présentent tous ce trait d’appartenir presque autant à la mécanique qu’aux sciences naturelles. Une pompe, le cœur ; des canaux, les artères et les veines ; des écluses et des clapets, les valvules ; un liquide en mouvement, le sang, dont les pressions aux différens points étaient mesurées au manomètre, et les vitesses avec l’hémodromètre : tel était l’appareil circulatoire. Il fallait, pour l’étudier, unir les connaissances de l’ingénieur hydraulicien à celles de l’anatomiste et du physiologiste. L’iatro-mécanicisme trouvait ici une application nécessaire.

On connaît cette doctrine dont Descartes avait posé les fondemens et formulé les principes. Les corps vivans et le corps humain sont des mécanismes : ce sont des machines montées, formées de rouages, de ressorts, de leviers, de pressoirs et de cribles, de tuyaux et de soupapes fonctionnant suivant les lois de la mécanique des solides et des liquides. Quant à l’âme, étrangère à ce qui se passe, elle assiste en simple spectatrice à ce qui s’accomplit dans le corps. Les adeptes de Descartes, Borelli le Napolitain et son élève Bellini, Pitcairn, Stephen Hales et Bernoulli, étendirent et précisèrent les explications mécaniques des phénomènes vitaux. Mais le plus célèbre de ces iatro-mécaniciens ou iatro-mathématiciens, fut Boerhaave. Il poussa le principe à son exagération et par suite à sa ruine : pour lui, par exemple, la sécrétion des glandes se produisait par le jeu du pressoir et la chaleur animale par les frottemens des globules du sang contre les parois des vaisseaux. Les viscères étaient des cribles ou des filtres ; les muscles, des ressorts ; tous les organes, des instrumens mécaniques. Dans le domaine de la circulation, ces tendances trouvaient amplement à se satisfaire. On alla jusqu’à croire que le problème était mûr pour la mise en équation mathématique, et il ne serait pas impossible de trouver dans les recueils de cette science, par exemple dans les Annales de Gergonne, quelque mémoire inspiré par cette illusion. Pendant la première moitié du siècle, Poiseuille, en France, Volkmann et les frères Weber, en Allemagne, et de notre temps Vierordt, Ludwig, MM. Chauveau et Marey peuvent être regardés comme les continuateurs de cette école, qu’ils ont prolongée jusqu’à nous en conservant ce qu’elle avait de bon et en répudiant ses exagérations. On leur doit des études très soignées et très ingénieuses sur la mécanique circulatoire.

Brusquement, vers 1850, sous l’influence de Claude Bernard, la direction des idées tourna court, et la question se trouva replacée sur son véritable terrain. L’éminent physiologiste montra que les conditions mécaniques n’interviennent pas seules et qu’elles sont primées en toute occasion par des conditions vitales. Les vaisseaux sanguins ne sont pas des tubes inertes et élastiques soumis aux lois uniques de l’hydrodynamique : ce sont des canaux actifs et contractiles, animés par le système nerveux, qui peut à chaque instant modifier leur calibre et, par là, toutes les circonstances de la circulation, aussi bien la vitesse du sang que sa pression et son débit. En raisonnant comme s’ils étaient inertes et doués uniquement d’élasticité, on a accompli une œuvre utile sans doute, mais incomplète. L’œuvre est utile en ce qu’elle dissocie les deux facteurs pour étudier l’un d’eux isolément, méthode d’analyse que la science recommande dans tous les cas de ce genre ; mais elle est incomplète en ce qu’elle néglige l’élément physiologique. Il est donc impossible, comme l’avaient cru les iatro-mécaniciens, de transporter brutalement à l’organisme vivant des résultats physiques que le jeu des nerfs, — c’est-à-dire de ce qu’il y a plus spécialement vital, — peut modifier à tout moment. En un mot, la circulation, que l’on s’habituait déjà à considérer comme la proie des forces mécaniques, fait retour à la pure physiologie. Tel est le sens de la révolution accomplie par Claude Bernard et contenue dans la découverte des nerfs vaso-moteurs.

Il faut maintenant que le lecteur veuille bien nous suivre quelques momens avec attention au travers de cette mécanique circulatoire. Il est nécessaire de comprendre ce que les physiologistes nous ont appris sur la pression du sang, sur le pouls, et sur les caractères du courant sanguin dans les différens vaisseaux.

L’ensemble des artères, ou arbre artériel, représente une cavité remplie de sang, une sorte de vase ou de sac, de forme arborescente très particulière, très tourmentée, mais, au demeurant, un véritable sac. Ce sac vasculaire est distendu comme si l’on y avait refoulé une quantité de liquide plus grande que celle qui y trouverait naturellement accès. Il est dans la situation d’un ballon de caoutchouc qui, lorsqu’il est gonflé, enferme une quantité d’air incomparablement plus grande que lorsqu’il est à l’état naturel. Mais, pour que l’image soit tout à fait exacte, il faut nous représenter la paroi de ce ballon comme percée d’un grand nombre de petits orifices qui laissent fuir le gaz, de sorte que, pour le maintenir à son état de distension, on devra l’insuffler constamment. Le système des artères réalise ces conditions : à l’une de ses extrémités, il laisse fuir le sang dans les capillaires et les veines, et à l’autre extrémité, le soufflet du cœur, comme une autre Danaïde, le remplit sans relâche, en y refoulant le liquide qui s’en échappe sans cesse. Une sorte de balance s’établit entre ces pertes et ces gains, équilibre perpétuellement rompu et aussitôt rétabli. L’écoulement par les capillaires a lieu d’une manière continue ; le remplissage par la pompe du cœur d’une manière intermittente et comme par à-coups successifs correspondant aux battemens, c’est-à dire aux contractions de cet organe. On conçoit bien alors que si l’on vient à blesser une artère, c’est-à-dire à perforer le sac en quelque point, le liquide jaillira avec une certaine force et sera projeté à une distance plus ou moins grande. La puissance d’effraction diminuera d’ailleurs à mesure que l’on s’éloignera du moment où le cœur s’est dégorgé dans l’artère, jusqu’au moment où il s’y dégorgera de nouveau. De là ces reprises et ces saccades qui se produisent dans le jet de sang qui sort d’une artère. On conçoit également que si l’on dispose sur cette ouverture artérielle un manomètre, c’est-à-dire un appareil capable de mesurer la pression qui s’opposera efficacement à la fuite du sang, l’instrument indiquera des variations périodiques de cette pression correspondant à toutes les circonstances de l’activité du cœur. Dans l’artère du bras, chez l’homme, cette pression artérielle s’élève à 0m,12 de mercure au moment de la contraction ; elle s’abaisse ensuite à 0m,11 et remonte à 0m,12 au moment de la contraction suivante. Si, au lieu d’examiner la pression dans un point déterminé de l’arbre artériel aux différens instans d’une révolution cardiaque, on l’explore au même moment dans les différentes artères, on remarque ce fait que la pression est la plus forte et qu’elle présente les oscillations les plus étendues au voisinage du cœur, dans les gros troncs artériels, et au contraire qu’elle est constante et quatre fois moindre, en moyenne, à l’entrée du réseau capillaire. Ces notions ne présentent pas de difficultés réelles, et elles sont fécondes en applications.

Nous n’en signalerons qu’une seule, qui est relative au phénomène du pouls. C’est, comme l’on sait, la sensation de soulèvement que le doigt éprouve lorsqu’il comprime une artère contre un plan résistant, par exemple au poignet contre l’os de l’avant-bras, à la tempe contre l’os temporal, et chez les animaux, chez le cheval, par exemple, à la face, contre la ganache. Les anciens ne s’étaient pas mis en grands frais d’imagination à ce propos. Galien avait tout simplement doté les artères d’une vertu pulsifique qui n’est pas sans analogie avec la vertu dormitive de l’opium. Reprenons l’image du sac artériel distendu par le sang ou du ballon gonflé. Il est clair que si l’on vient à le presser en un point, le contre-coup se fera sentir partout. Or, au moment où le cœur fait pénétrer dans l’artère une onde sanguine, il produit précisément cette compression que nous avons supposée et qui retentit universellement ; le doigt explorateur est ainsi affecté dans sa sensibilité tactile qui révèle précisément le degré de pression que nous exerçons sur les corps ou que les corps exercent sur nous. L’artère se dilate au même moment, mais ce n’est pas ce changement de volume que le doigt peut apprécier ; il n’a point de sens pour cela : c’est la variation de la pression sanguine. Cette sensation a toutes sortes de nuances et les anciens médecins apportaient dans la détermination de ces nuances une certaine virtuosité : ils distinguaient le pouls fort, faible, plein, filiforme, rapide, lent, mou, capricant, dur et même duriuscule, comme dit le personnage de Molière. Aujourd’hui l’on charge un instrument enregistreur de recueillir ces indications d’une manière automatique et de les conserver fixées dans un graphique. C’est le sphygmographe de M. Marey.

Parmi la multitude de phénomènes dont les explications ont été données par les physiologistes circulateurs de notre époque, nous avons dû nous contenter d’en indiquer deux. On concevra facilement que la matière soit en quelque sorte inépuisable et l’on comprendra par ces deux exemples ce que nous avons voulu seulement montrer, c’est-à-dire la direction physique et mécanique que les études sur la circulation avaient prise et conservée depuis le temps de Harvey jusqu’au nôtre. Avec Claude Bernard, avec l’entrée en scène des nerfs vaso-moteurs, le spectacle va changer.

Des différens départemens de l’appareil vasculaire si l’on demandait celui qui présente le plus d’importance, — c’est-à-dire pour lequel tous les autres sont faits, — il ne faudrait répondre ni par le cœur, ni par les artères, ni par les veines : il faudrait nommer le système capillaire. Le sang, en effet, est destiné à nourrir les parties, à les ravitailler de toutes les provisions qu’ils consomment, et à emporter leur déchets. Or il ne peut remplir ce rôle qu’au niveau des capillaires. Partout ailleurs l’épaisseur et l’imperméabilité des parois l’empêchent d’entrer en communication avec les élémens de l’organisme disposés autour des vaisseaux. Au contraire, le chevelu de ces petits vaisseaux est si fourni, leur nombre est tellement multiplié qu’il n’est, pour ainsi dire, pas d’élément anatomique qui ne soit en relation avec quelqu’un d’entre eux. L’anatomiste hollandais Ruysch, frappé du nombre immense de vaisseaux que ses injections faisaient apparaître dans les organes, put croire que les capillaires étaient les élémens mêmes de l’organisme. Cela revient à dire que le corps de l’animal serait un territoire si bien doté de voies de communication qu’il n’y aurait plus de place pour les champs et les cultures. Une erreur si singulière, commise à propos de ce réseau, doit, tout au moins, nous donner une idée de son extrême richesse. Ces vaisseaux si nombreux sont en même temps très minces, ils ont des parois si fines et si perméables, qu’elles permettent, sans rupture et sans solution de continuité, le passage des liquides par imbibition, ou osmose, des particules vivantes extérieures jusqu’au sang et du sang à chaque particule. Cet échange, c’est la nutrition, c’est le phénomène objectif de la vie.

On comprend d’après cela quel est le but de la circulation. Harvey raconte, dans sa seconde réponse à Riolan, que beaucoup d’anticirculateurs combattaient sa découverte parce qu’ils ne pouvaient concevoir à quoi eût servi une pareille fonction ; ils lui reprochaient de n’en pouvoir faire connaître ni les causes efficientes ni la cause finale. Aujourd’hui pareil embarras n’existe plus. On sait que la circulation n’est pas faite pour elle-même ; elle n’est pas, comme l’on disait autrefois, le caprice d’une nature artiste ; comme toutes les fonctions, elle a pour raison d’être unique de permettre la nutrition des élémens anatomiques, c’est-à-dire leurs échanges avec le milieu extérieur. Un élément anatomique situé loin du tube digestif où s’élaborent les liquides nourriciers, loin encore du poumon par où pénètre l’oxygène, le pabulum vitæ, et qui n’aurait point de décharge pour ses déchets, ne pourrait pas vivre si le sang ne venait le ravitailler et le débarrasser.

La circulation générale existe donc pour la nutrition des parties, des élémens et des organes : les circulations locales président à leur fonctionnement, elles règlent l’activité spéciale à chacun d’eux, l’exaltent ou la restreignent, et sont ainsi placées en quelque sorte aux sources mêmes de toute manifestation vitale. Les physiologistes ont vérifié que lorsqu’un organe entre en jeu, le cours du sang s’y accélère, et ils ont formulé cette loi que : la suractivité fonctionnelle y coïncide avec la suractivité circulatoire limitée. C’est au moment où le muscle travaille qu’il se remplit de sang et s’échauffe, et lorsque une glande se met à sécréter, on observe de même que la circulation s’y exagère et que les vaisseaux élargis permettent un afflux sanguin plus abondant ; et inversement, l’organe inactif s’anémie, devient pâle et froid, révélant ainsi l’état languissant de la circulation. Le cerveau lui-même, instrument de facultés supérieures, n’échappe pas à cette subordination : l’intelligence, la sensibilité et toutes les fonctions psychiques s’assoupissent dans l’organe anémié ; au contraire, lorsque l’activité cérébrale s’exalte, les vaisseaux s’injectent et le sang afflue avec plus d’abondance ou circule avec plus de rapidité.

Ces variations circulatoires qui surviennent dans les organes, suivant leur état d’activité ou de repos et suivant leur état normal ou pathologique, jouent le rôle le plus important dans la production des manifestations vitales. C’est la circulation locale qui domine la phénoménalité vivante. La circulation générale, telle qu’elle est connue depuis Harvey, n’exerce ici, lorsqu’on pénètre au fond des choses, qu’une influence secondaire. Si quelque mécanisme ne permettait à chaque organe de régler selon ses besoins sa circulation et, par suite, son activité, tous s’exalteraient au même moment et dans la même mesure, tous ensemble rentreraient au repos. Le moteur cardiaque, lançant dans des canaux inertes un courant toujours identique à lui-même, aurait seul le gouvernement de la vie, et toutes les parties, simultanément actives ou paresseuses, feraient de l’organisme une sorte de machine rigide absolument différente de ce qu’elle est en réalité. La notion des circulations locales y rétablit l’élasticité indispensable au jeu de cette admirable mécanique. Chaque organe, chaque élément possède sa circulation indépendante du circuit général, sa nutrition spéciale, son fonctionnement distinct de celui du voisin, son activité circulatoire et, par conséquent, son activité vitale n’est pas liée à celle de tous, mais, suivant les circonstances, à celle de tel ou tel d’entre eux ; par là se trouvent réalisées les synergies qui constituent les fonctions, alliances continuellement variables des diverses parties de l’organisme temporairement unies pour un but commun.

Cela revient à dire qu’il y a, dans l’appareil circulatoire, autre chose encore à considérer que les quatre grandes divisions des artères, des veines, des capillaires et du cœur, qui réalisent la circulation générale. On y doit reconnaître autant de circonscriptions particulières qu’il y a d’organes. Ces sortes de circuits dérivés, branchés sur le circuit principal, capables de régler eux-mêmes leur consommation, — comme tel ou tel établissement industriel est maître de puiser dans la canalisation commune les quantités de gaz et d’eau appropriés à ses besoins, — ces départemens distincts de la grande circulation, ce sont les circulations locales.

Par quel artifice chacun des départemens peut-il s’isoler du circuit général et comment, à d’autres momens, peut-il établir avec lui de larges communications ? La réponse est simple : c’est par le jeu des nerfs vaso-moteurs et des muscles des vaisseaux. Il existe autour des petites artères une tunique musculaire formée de fibres disposées en anneau. Lorsque ces fibres se contractent, elles resserrent le vaisseau et diminuent son calibre quelquefois jusqu’à l’effacement. C’est en quelque sorte un robinet qui se ferme plus ou moins complètement ; selon que son ouverture sera plus ou moins grande, on conçoit que le débit sanguin pourra varier de toutes les façons et se proportionner à toutes les nécessités. Deux sortes d’agens sont préposés au maniement de cet appareil d’obturation : l’un fait contracter les muscles vasculaires et restreint, en conséquence, le calibre ; il ferme le robinet du branchement qui relie l’organe à la grande canalisation : c’est le nerf vaso-constricteur ; l’autre agent a une fonction tout opposée ; il ouvre la porte au sang en relâchant l’anneau vasculaire : c’est le nerf dilatateur. Ces puissances antagonistes président aux circulations locales, et, par suite, à la nutrition et au fonctionnement des parties.

Ces nerfs d’une espèce si singulière étaient inconnus avant l’année 1851 ; on n’avait encore, à cette époque, qu’une idée très vague des mécanismes que nous venons de décrire à grands traits. Xavier Bichat, au commencement du siècle, et Stilling, un peu plus tard, avaient pu en soupçonner l’existence. Claude Bernard vint changer ce soupçon en certitude. Il découvrit les instrumens nerveux des circulations locales et les mit en évidence par une expérience tellement simple qu’on peut la croire l’une des plus faciles de la physiologie ; Elle est aujourd’hui classique et se répète dans tous les cours. L’expérience de Claude Bernard Eut complétée par M. Brown-Sequard, et les noms de ces deux physiologistes resteront attachés dans l’avenir à cette importante conquête de la science. La question d’ailleurs — on en peut faire en passant la remarque, — est essentiellement française. Après Claude Bernard et M. Brown-Sequard, c’est M. Vulpian qui a contribué par ses recherches à l’étendre et à la préciser : d’autres physiologistes, plus récemment, y ont appliqué leurs efforts.

De tous ces travaux réunis résulte une œuvre claire, simple, et d’un profond intérêt pour l’intelligence des phénomènes de la santé et de la maladie. Il y eut même un moment où la doctrine vaso-motrice jouit dans le monde médical d’une popularité comparable à celle qui accueille aujourd’hui la théorie microbienne. On expliquait, à peu près tous les troubles de l’organisme par les modifications fonctionnelles des nerfs vaso-moteurs. La fièvre, les inflammations, les hémorragies, les dyspepsies, les grandes névroses, le tétanos, le diabète, l’albuminurie, l’action des poisons et celle des médicament, tous ces états pathologiques et tous ces phénomènes thérapeutiques étaient attribués uniquement à une perturbation de l’appareil vaso-moteur. En écartant les exagérations qui sont inséparables de la première application pratique de toute grande découverte, il reste encore au système vaso-moteur une part considérable dans le fonctionnement de l’organisme sain ou maladie. La doctrine vaso-motrice établit une relation entre les deux grandes fonctions de la circulation proprement dite et de l’innervation ; elle rattache le système des vaisseaux au système des nerfs, et il est naturel qu’en éclairant la théorie du mouvement du sang, elle ait apporté aussi d’utiles éclaircissemens à la physiologie nerveuse. Il en faut développer un exemple.

Il est très remarquable que les premières études sur les vaso-moteurs aient eu pour effet d’ébranler et même de ruiner la célèbre conception de Xavier Bichat sur les deux vies et les deux systèmes nerveux et que les derniers travaux aient eu pour résultat, au contraire, de restaurer cette grande idée et de l’assurer désormais en lui apportant la consécration de l’expérience. C’est dans ses Recherches sur la vie et la mort que Bichat a exposé avec ampleur ce système indiqué déjà dans son Traité des membranes. — Bornant uniquement ses considérations à l’animal supérieur, à l’homme, il l’observe successivement actif et endormi. Pendant le sommeil, les organes continuent silencieusement leur besogne habituelle ; le cœur et les vaisseaux, l’estomac et l’intestin, le poumon et les glandes poursuivent leur office ; toutes les parties travaillent sourdement ; le corps se nourrit, s’entretient, se développe, grandit, cicatrise ses plaies ; l’animal conçoit et est fécondé ; tout cela sans qu’il en soit averti par aucune perception ou qu’il y intervienne par aucune volonté. C’est là, ce que Bichat appelle la vie organique ou végétative, ensemble des fonctions de nutrition ; c’est la façon d’être du fœtus inclus dans les organes maternels ; c'est, au degré près, la manière de vivre de l'arbre, de la plante. — L'animal éveillé continue de posséder cette modalité vitale. Mais d'autres phénomènes viennent s'y joindre. Le monde extérieur agit sur lui et son action est perçue par l'exercice de la sensibilité ; il réagit sur le monde extérieur par le mouvement volontaire ; et, entre ces termes extrêmes de la perception et de la volonté, se déroule le tableau tout entier des actes psychiques. Sensibilité, intelligence, volonté et mouvement qu'elle commande, voilà tout un ordre de phénomènes, une seconde vie, qui fait totalement ou partiellement défaut chez la plante et qui chez l'animal se surajoute à l'automatisme végétatif : c'est là la vie animale, ensemble des fonctions de relation. À cette double modalité président deux appareils directeurs différens : deux systèmes nerveux. Le système nerveux de la vie animale est formé de la moelle et du cerveau avec les nerfs qui en émanent : c'est l'appareil cérébro-spinal. Le système nerveux de la vie de nutrition est le grand sympathique, avec sa double chaîne ganglionnaire et ses filets nerveux anastomosés en réseaux.

Cette conception éminemment simple, formulée d'ailleurs d'une manière trop absolue, devint promptement classique. Elle a été inscrite pendant longtemps au seuil de la physiologie comme une sorte d'axiome. Mais, entre 1850 et 1860, la conception de Bichat, la distinction des deux vies, et particulièrement celle des deux systèmes nerveux qui en était la pièce maîtresse, disparut de la physiologie et se trouva reléguée, avec tous les autres systèmes et avec les doctrines éteintes, dans les archives de la science passée. Cet événement était dû précisément aux notions que venait de révéler l'étude des nerfs vaso-moteurs.

Claude Bernard avait fait connaître en 1851 ses mémorables expériences. Elles avaient été inspirées par le désir de soumettre à l'épreuve l'idée de Bichat, à savoir que le sympathique préside à la nutrition, et, comme la nutrition des parties, échappe encore à toute mesure directe, Claude Bernard, employant un détour, prétendit l'apprécier par la production de chaleur qui l'accompagne. Les phénomènes de calorification sont, en effet, intimement liés aux actes nutritifs, et ceux-ci, dans l'hypothèse de Bichat, étant sous la dépendance du grand sympathique, la section ou la paralysie de ce nerf devait entraîner à la fois des modifications dans la nutrition et dans la température des organes qu'il anime. Claude Bernard choisit donc comme champ d'exploration une branche de ce nerf qui se rend à la tête, facilement abordable parce qu'elle est superficiellement située dans son trajet au niveau du cou, et que l'on appelle le cordon cervical du grand sympathique. Il sectionna ce nerf et il vit dans les régions de la tête qui correspondent à la distribution de cette branche, et dans celles-là seulement, une augmentation de température vraiment extraordinaire. Cet accroissement de chaleur s’accompagne d’une dilatation extrême des vaisseaux et s’explique, ainsi que le montra M. Brown-Sequard, par le déplacement du sang chaud des parties profondes répandu subitement dans les parties superficielles de la tête. L’excitation artificielle du sympathique par l’électricité, en rendant à ce nerf son activité, en l’exagérant même pour un instant, détermine un changement inverse. Les mêmes régions qui tout à l’heure avaient montré une suractivité circulatoire et calorifique, qui étaient rouges, tuméfiées, sillonnées de vaisseaux sanguins élargis, deviennent pâles, rétractées et froides maintenant que le sang cesse d’y affluer. L’excitation du nerf avait contracté les vaisseaux, diminué leur calibre, et par suite leur débit. Les physiologistes se mirent à l’œuvre et ce qui avait été fait pour ce segment du sympathique et pour cette région de la tête fut fait pour tous les autres segmens et étendu à tous les autres départemens de l’organisme. Le grand sympathique apparut alors comme le nerf moteur général des vaisseaux et son nom même devint synonyme de nerf vaso-constricteur. L’un des deux instrumens nerveux des circulations locales était connu.

L’autre, le nerf vaso-dilatateur, l’antagoniste du précédent, celui qui ouvre largement les voies que celui-ci tend à fermer, fut découvert en 1858 par le même physiologiste. Il en reconnut un seul, désigné par les anatomistes sous le nom de corde du tympan. Les recherches de MM. Lépine, Vulpian et d’autres contemporains aboutirent à en signaler quelques autres. Mais, et c’est là le premier point qu’il faut exactement noter, on n’en put d’abord constater la généralité : le petit nombre que l’on trouvait était restreint à une région toujours la même, la région de la tête. C’est seulement dans ces toutes dernières années que des recherches conduites par M. Morat et nous-même ont étendu à l’organisme tout entier l’existence de cette catégorie d’instrumens nerveux. En même temps, un résultat plus important se dégageait de ces recherches, et il est précisément relatif à la doctrine de Bichat, à laquelle il nous faut maintenant revenir.

On avait cru que les premiers nerfs vaso-dilatateurs étaient indépendans du grand sympathique : ils semblent, en effet, appartenir aux nerfs crâniens, c’est-à-dire au système cérébro-spinal. C’était là un coup redoutable porté à la doctrine de Bichat et qui parut devoir d’abord en consommer la ruine. Voici, en effet, que la principale des fonctions organiques, la circulation et, par contre-coup, la nutrition même, tombaient sous la dépendance directe, non plus du sympathique, mais du système de la vie animale. La systématisation fonctionnelle établie dans les attributions des deux systèmes nerveux s’écroulait sous l’effort de l’expérience. Et c’est précisément ce moment, vers 1860, qui marque la décadence de la conception des deux systèmes nerveux. Mais, sur ce point, l’expérience du lendemain devait infirmer l’expérience de la veille. Nous avons montré que les agens dilatateurs appartiennent, en réalité, au sympathique au même titre que les nerfs constricteurs. A cet égard, le système sympathique, dont la définition s’élargit, est un système mixte ou un système double contenant à la fois les deux catégories d’instrumens nerveux capables de régler le cours du sang, aussi bien ceux qui l’activent que ceux qui le ralentissent. L’unité de l’appareil nerveux circulatoire, tout à l’heure rompue, se rétablit : dans toutes ses parties, il ressortit au système de la vie de nutrition, au nerf de la vie organique ou involontaire.

Il serait facile de prouver que la conception de Bichat et de Buffon, — car elle remonte jusque-là, — loin d’être inutile à la science, a rendu, au contraire, d’éminens services dans l’ordre de la recherche plus encore que dans l’ordre des explications, et que, pour l’avoir méconnue, beaucoup d’expérimentateurs sont tombés dans des erreurs qu’elle leur eût épargnées. Qu’il suffise de dire, puisque aussi bien c’est le dernier résultat qui se rattache à l’histoire de la circulation, que cette doctrine des deux vies et des deux systèmes nerveux, appuyée sur des expériences et des faits, développée et précisée dans ses détails, doit reprendre dans la physiologie contemporaine le rang et la place qu’elle a toujours mérité de garder. Cette acquisition récente vient clore la troisième période de l’histoire de la circulation. A considérer la longue suite d’efforts que nous avons racontés et les succès qui les ont couronnés, on pourrait croire que cette histoire est finie et que le problème est résolu. Nous le dirions nous-mêmes si nous ne savions que dans les sciences de la nature rien ne finit jamais, et que chaque découverte n’est que l’introduction à quelque découverte nouvelle que l’avenir tient en réserve.


A. DASTRE.