Calmann Lévy (p. 2-5).
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II


Et ces trois dames s’ennuyaient beaucoup, parce que, tant que durait le jour, elles n’avaient rien à faire. — Quand elles avaient fini de peindre leur visage de blanc et de rose, et leurs grands yeux de noir et de henneh, elles restaient assises par terre, dans une petite cour très profonde, où régnaient un silence mystérieux et une fraîcheur souterraine.

Autour de cette cour, une colonnade de marbre blanc soutenait des ogives mauresques ornées de faïences bleues, et, tout en haut, cette construction antique s’ouvrait en carré sur le ciel.

Pour entrer dans la maison de ces trois dames, il n’y avait qu’une seule petite porte, si renfoncée et si basse, qu’on eût dit une porte de sépulcre. Elle ne s’ouvrait jamais qu’à demi, en grinçant sur ses vieilles ferrures.

Les fenêtres, — sortes de trous irréguliers, grands à peu près comme des chatières, — étaient garnies de lourdes grilles scellées dans la muraille ; c’étaient des judas qui semblaient percés pour des regards furtifs de personnes invisibles et qui ne recevaient aucune lumière du dehors ; — car les maisons centenaires, en se rejoignant par le haut, faisaient voûte au-dessus de la rue déserte, et jetaient sur les pavés des demi-obscurités de catacombes.

Tout était vieux, vieux, dans la maison de ces trois dames, si vieux, que le temps semblait avoir rongé la forme des choses. Les murs n’avaient plus d’angles ; il n’y avait plus de saillies nulle part ; on ne savait plus quelles fleurs de pierre ni quels enroulements d’arabesques les artistes d’autrefois avaient voulu représenter aux chapiteaux des colonnes, aux frises des terrasses ; des couches de chaux, amassées depuis des siècles, embrouillaient tout dans des rondeurs vagues. De petites ouvertures se dissimulaient çà et là dans l’épaisseur des murailles, conduisant à des recoins pareils à des oubliettes ; ces ouvertures n’avaient plus forme de porte, tant elles étaient usées par l’âge, et on eût dit de ces creux que font les bêtes pour entrer dans leurs demeures sous terre. Seulement c’étaient des tanières blanches, toujours blanches ; la chaux immaculée les recouvrait comme d’une onctueuse couche de lait, et tout se confondait dans ses blancheurs molles.

Les marches et les dalles paraissaient toutes gondolées, tant les babouches et les pieds nus des femmes y avaient tracé de sillons ; le marbre des colonnes torses avait pris cette teinte jaunie et ce poli particulier que donnent les frôlements des mains humaines quand ils ont duré des siècles, — et qui est une des manifestations de la vétusté.

Seules, les fleurs imaginaires peintes sur les carreaux de faïence plaqués aux murs avaient gardé sous leur vernis, — à travers l’évolution des temps, — leurs fraîches couleurs bleues.