Les Trois États de l’Esprit humain

Les Trois États de l’Esprit humain
Revue des Deux Mondes3e période, tome 40 (p. 856-892).
LES TROIS ETATS
DE
L'ESPRIT HUMAIN

Ce serait se refuser à l’évidence que de ne point reconnaître les conquêtes faites par le positivisme, non-seulement dans le monde savant, mais encore dans le nombreux public plus ou moins initié aux expériences et aux théories scientifiques. Les méthodes de cette école sont si sûres, les principes si simples, et les conclusions paraissent si sages ; elle répond si bien aux tendances essentiellement positives de notre temps, que ses succès croissans n’ont rien qui puisse nous surprendre. Ni les hardis et obscurs systèmes de la philosophie allemande, qui avaient un moment ranimé le goût des spéculations métaphysiques, après la critique de Kant, ni les brillantes restaurations des vieilles doctrines que nos historiens de la philosophie avaient su faire revivre par leur ardeur de recherches et leur talent d’exposition, ne pouvaient tenir définitivement contre la critique des philosophes et l’esprit positif des savans. Quand donc une école inspirée de Bacon vint avec moins d’éclat et plus de précision rappeler à l’esprit humain sa radicale incapacité d’atteindre par l’expérience autre chose que les lois et les conditions des phénomènes observés, quel que soit l’ordre de ses recherches, elle ne put manquer de trouver un puissant écho dans le monde savant et dans un public avide de certitude scientifique. De toutes les écoles qui ont paru sur la scène philosophique des temps anciens et modernes, l’école positiviste est assurément celle qui a fait le moins de frais d’imagination spéculative, de profondeur d’analyse, de force de discussion pour établir sa doctrine. On ne rencontre dans les œuvres de ses meilleurs adeptes rien qui ressemble à la critique d’un Hume, d’un Kant, et de leurs dignes continuateurs dans notre pays, Cournot et Renouvier. Le positivisme n’a cru avoir besoin de faire aucun effort d’analyse et de démonstration pour justifier sa thèse. Il n’a point cherché à pénétrer au fond du problème de la connaissance, qui a tant occupé les profonds ou vigoureux esprits de l’école critique. Il ne s’est pas plongé dans l’étude des doctrines philosophiques anciennes, modernes ou contemporaines. Il s’est contenté de faire appel à l’esprit du temps, découragé et dégoûté par l’anarchie des doctrines métaphysiques. Rien de moins ambitieux que son but ; rien de moins nouveau que sa méthode : c’est le but et la méthode même de la science proprement dite, avec laquelle il est bien difficile de ne pas confondre sa philosophie, malgré les prétentions et le langage de ses adeptes. Il se fait gloire d’être l’école de l’expérience pure, et il y trouve un titre de supériorité sur toutes les écoles contemporaines.


I

L’école d’Auguste Comte ne relève point de Kant, dont elle ignore et dédaigne la subtile et savante critique. Son premier maître est Bacon, dont les aphorismes lui servent de principes, dans son jugement sur la métaphysique, et dans sa théorie de la philosophie positive. A-t-elle eu d’autres antécédens ? Il est permis de le présumer, quand on pense aux Esquisses de Turgot. Comte était conduit naturellement à la loi des trois états par la direction de sa pensée et par l’influence de l’esprit du temps ; on ne peut guère admettre pourtant qu’il ait ignoré la pensée et le langage même du philosophe économiste. « Avant de connaître, dit Turgot, la liaison des effets physiques entre eux, il n’y eut rien de plus naturel que de supposer qu’ils étaient produits par des êtres intelligens, invisibles et semblables à nous. Tout ce qui arrivait sans que les hommes y prissent part eut son dieu auquel la crainte et l’espérance firent bientôt rendre un culte, et ce culte fut encore imaginé d’après les égards qu’on pouvait avoir pour les hommes puissans, car les dieux n’étaient que des hommes plus puissans et plus ou moins parfaits, selon qu’ils étaient l’ouvrage d’un siècle plus ou moins éclairé sur les vraies perfections de l’humanité. Mais quand les philosophes eurent reconnu l’absurdité de ces fables, sans avoir acquis néanmoins de vraies lumières sur l’histoire naturelle, ils imaginèrent d’expliquer les causes des phénomènes par des expressions abstraites, comme essences et facultés, expressions qui cependant n’expliquaient rien, et dont on raisonnait comme si elles eussent été des êtres, de nouvelles divinités substituées aux anciennes… Ce ne fut que bien tard, en observant l’action mécanique que les corps ont les uns sur les autres, qu’on tira de cette mécanique d’autres hypothèses que les mathématiques purent développer et l’expérience vérifier[1]. » N’est-ce pas la loi des trois états formulée avec une clarté et une précision qu’on retrouve à peine dans les livrés d’Auguste Comte ? Seulement Turgot n’en a pas tiré les mêmes conséquences que le père de l’école positiviste, en matière de théologie et de métaphysique. On sait qu’il était sincèrement religieux, et il n’est pas sûr qu’il ait partagé le dédain des encyclopédistes de son temps pour toute espèce de métaphysique.

Voici les réflexions très simples et très accessibles au bon sens vulgaire que suggère au positivisme le spectacle des interminables discussions métaphysiques sur l’absolu. « Au début de ses recherches dans toutes les sciences, l’esprit humain est surtout animé par l’ambition de pénétrer l’essence des choses et d’arriver à la notion dernière qui les explique universellement. Là, dans le domaine de la spéculation, il se trouve à l’aise, il poursuit sans fin ses propres créations, il renouvelle incessamment les combinaisons des données qu’il se fournit à lui-même ; et, trompé par les fausses apparences d’un horizon qu’il croit sans bornes, heureux de manier à son gré des élémens dociles, il abandonne le contingent, le fini, le relatif, comme on dit dans le langage de l’école, c’est-à-dire la réalité des choses, telle qu’elle se présente[2]. » Or l’absolu est inaccessible à l’esprit humain, non-seulement en philosophie, mais en toute science. On aura beau grandir la portée des télescopes, on n’atteindra jamais les bornes de l’univers, si l’univers a des bornes. On ne fait qu’étendre le champ de la connaissance ; on ne l’embrasse point dans toute son étendue. Aussi, dans les sciences définitivement constituées, a-t-on abandonné toute spéculation sur les notions absolues. L’astronome a ramené les phénomènes astronomiques du système solaire à la loi de gravitation ; il a pu, par une induction toute scientifique, étendre la portée de cette loi à tous les phénomènes du système céleste tout entier : il l’a acceptée comme le dernier mot de la science, sans se demander ce qu’est cette loi en soi, ni quelle en peut être la cause. Ce que toute vraie science abandonne comme une recherche illusoire, la métaphysique persiste en vain à le chercher. Les notions absolues ne sont susceptibles ni de démonstration ni de réfutation. L’étude des sciences positives crée chez les modernes des habitudes mentales qui deviennent impérieuses et ne laissent plus d’accès à une autre méthode. Pour des esprits ainsi formés, tout ce qui ne peut être démontré par les procédés scientifiques est une hypothèse hors de portée, et qu’il serait vain de réfuter. « Avant de savoir si une chose est dans la catégorie de celles qui se réfutent, il faut savoir si elle est dans la catégorie de celles qui se démontrent[3].

L’histoire confirme ces considérations générales sur la métaphysique et sur la science. Quel spectacle nous offre la succession de spéculations métaphysiques ? Rien dans cette étude ne passe à l’état de vérité incontestable ; rien ne peut jamais être considéré comme définitivement acquis ; rien ne persiste dans ces systèmes qui se succèdent, excepté la tentative toujours renouvelée d’aborder des problèmes insolubles. C’est une expérience qui, en se prolongeant depuis l’origine de la métaphysique jusqu’à ses dernières œuvres, est devenue décisive. Ce labeur ingrat a duré deux mille ans ; pendant vingt siècles l’esprit humain a roulé sans relâche et sans repos son rocher de Sisyphe, toujours le laissant tomber de ses mains fatiguées, et toujours le reprenant et le remontant avec une ardeur et des forces nouvelles. En fait, ces systèmes, en se succédant, se remplacent continuellement les uns les autres ; en fait, ils n’ont point encore à cette heure de principe établi sur lequel tout débat soit clos. A chaque époque métaphysique, on fait table rase ; on reprend les questions fondamentales sur d’autres données ; et tout le travail ancien est perdu, si ce n’est comme exercice et comme éducation de la raison humaine. L’histoire du monde, comme dit Schiller, est le jugement du monde, et des variations perpétuées incessamment pendant plus de vingt siècles sont le jugement de la métaphysique[4].

Tout autre est le tableau que l’histoire nous présente de la science. Là, fait observer M. Littré, le progrès est continu ; ce qui est acquis une fois l’est pour toujours, et le moindre coup d’œil jeté sur les diverses parties de la connaissance humaine qui ont reçu le nom de sciences suffit pour montrer que l’état présent est supérieur au passé. Du moment que ces sciences ont trouvé un fondement solide, elles ont bâti avec confiance et élevé un édifice auquel chaque époque ajoute un étage. Rien de plus saisissant et de plus instructif que ce contraste entre l’œuvre de la science proprement dite et celle de la métaphysique. Tandis que celle-ci s’agite sur place, celle-là monte par degrés vers les hauteurs de l’infiniment grand, et descend également par degrés dans les profondeurs de l’infiniment petit.

L’histoire ne fournit pas seulement une démonstration à la thèse de l’école positiviste sur l’impuissance radicale de la métaphysique ; elle lui permet de tirer de la succession des méthodes, — théologique, métaphysique, scientifique, — une loi qui en explique la raison historique, tout en fermant à la métaphysique les voies de l’avenir. Il faut bien s’entendre sur le caractère et la portée de cette loi de l’école qu’il importe de ne pas confondre avec une autre loi parfaitement établie avant l’avènement du positivisme. L’histoire moderne, particulièrement l’histoire de la philosophie, compte depuis longtemps parmi ses vérités générales la distinction de deux âges dans la vie, soit collective, soit individuelle de l’humanité : c’est l’âge de l’imagination et l’âge de la raison, l’époque religieuse et poétique, et l’époque philosophique et scientifique. La psychologie est d’accord avec l’histoire pour reconnaître que l’esprit humain débute par les facultés et les œuvres de spontanéité, religion et poésie, hymnes et chants, et qu’il finit par les facultés et les œuvres de réflexion, raisonnement, observation, analyse, science, prose et exercices logiques. Il y a une exception apparente à cette loi : ce sont les religions et les poésies d’un caractère savant et réfléchi qui ont pris naissance et ont fleuri au sein d’une civilisation avancée. Mélange d’imagination et de réflexion, de théologie et de métaphysique, de génie naturel et d’art, ces œuvres complexes n’en ont pas moins pour caractère propre la prédominance, les unes du surnaturel et les autres de la fiction : ce qui explique les noms que toutes les langues humaines leur ont conservés. Cela n’infirme donc en rien la loi historique qui fait succéder partout et toujours, dans un ordre invariable, les deux âges de l’humanité dont on vient de parler. La loi dont l’école positiviste s’attribue la découverte avec raison, mais à ses risques et périls, est tout autrement précise et systématique. Elle comprend un terme de plus dans sa synthèse. L’histoire de l’esprit humain, telle que l’entend le positivisme, se partage, non en deux, mais en trois états qui contiennent tout son développement, depuis sa première origine jusqu’à nos jours, l’état théologique, l’état métaphysique, l’état scientifique, qui, à proprement parler, ne fait que commencer. C’est par la théologie que l’esprit humain a débuté ; à la théologie a succédé la métaphysique qui l’a remplacée, tout au moins dans le monde de la pensée, tandis que la théologie se conservait dans le monde du sentiment et de l’imagination. A la métaphysique succède en ce moment la science qui tend irrésistiblement à la remplacer. Telle est la loi de l’histoire.

La théologie et la métaphysique, toujours d’après l’école positiviste, ont pour objet le même ordre de questions ; elles n’en diffèrent que par la manière de les résoudre. Ce sont les causes premières, les premiers principes des choses, l’absolu, en un mot, qu’elles recherchent toutes deux. Mais, tandis que la théologie personnifie cet absolu en un ou plusieurs individus dont la forme est empruntée à la nature ou à l’humanité, la métaphysique en fait une ou plusieurs entités abstraites, principes, forces, substances, qu’elle réalise à part des phénomènes et de leurs rapports. L’esprit humain passe par ces divers états, en suivant invariablement l’ordre ci-dessus indiqué. Toute explication des choses commence par le dogme théologique. Puis vient la doctrine métaphysique, qui contredit le dogme et essaie de le remplacer en substituant ses explications à celles de la théologie. Enfin paraît la théorie scientifique, qui finira par mettre à néant le dogme et la doctrine tout à la fois, et par régner en souveraine absolue et unique sur leurs ruines sous le nom de philosophie positive. Auguste Comte était trop de son siècle pour ne pas comprendre que la théologie et la métaphysique ont eu leur nécessité et leur utilité. Son plus éminent disciple, moins absolu, et beaucoup plus familier avec les sciences historiques, était plus en mesure d’expliquer avec précision le rôle de ces deux puissances de la pensée. « La métaphysique a un rôle essentiellement critique, par conséquent toujours lié à des données qui ne lui sont pas exclusivement propres : ce sont les données théologiques. La métaphysique s’occupe des mêmes objets que la théologie, mais elle s’en occupe d’une manière différente. Dès lors s’établit entre l’une et l’autre un rapport qui détermine inévitablement le caractère de la métaphysique : aussi la voit-on constamment en conflit avec les pouvoirs religieux, dont elle compromet les conditions d’existence. La prétention de traiter d’une façon indépendante les questions que les théologiens résolvent n’a jamais été acceptée par les pouvoirs religieux ; mais, d’un autre côté, la prétention de limiter dans un certain cercle les discussions sur les notions absolues communes aux théologies et à la métaphysique n’a jamais été acceptée par celle-ci. De là le rôle social des théologies et des métaphysiques. Dans l’histoire des peuples les plus avancés, ces deux puissances ont été invincibles l’une pour l’autre : elles se sont partagé le domaine commun par des limites continuellement variables entre la foi et le raisonnement[5]. » En un mot, pour l’école positiviste, la théologie et la métaphysique valent, non par le fond des doctrines, qui ne reposent sur aucune donnée susceptible de vérification, mais par la fonction sociale qu’elles remplissent provisoirement. La théologie moralise l’homme dans son enfance ; la métaphysique l’émancipé dans sa jeunesse ; la science seule peut le conduire à sa vraie destinée, qui est la conquête de la nature et le gouvernement des sociétés.

Maintenant quelle est cette philosophie par laquelle le positivisme remplace la métaphysique ? Comte en a donné la définition et la méthode dans son Cours de philosophie positive. « Les sciences, pour se transformer en philosophie, n’ont qu’une chose à faire : c’est de s’ordonner elles-mêmes en système. Cette élaboration accomplie, elles satisferont à toutes les conditions d’une philosophie, c’est-à-dire qu’elles fourniront les premiers principes de toutes nos notions rangées dans l’ordre vraiment naturel[6]. » C’est ce dernier travail que Comte a exécuté dans son principal ouvrage, où il montre les rapports des diverses sciences entre elles, et les relie les unes aux autres, les plus complexes aux plus simples, les plus concrètes aux plus abstraites, reconstituant ainsi l’arbre de la science avec toutes ses ramifications. La philosophie n’est donc que la science elle-même, mais la science vue de haut, la science considérée non plus dans le détail des spécialités, mais dans l’ensemble de ses rapports généraux, dans l’organisation de ses diverses parties, dans l’unité encyclopédique de son objet. En sorte que la science et la philosophie ne sont plus deux ordres de connaissances distincts par la nature des problèmes et des méthodes, mais simplement deux points de vue d’une seule et même étude, qui sont entre eux comme le particulier au général, comme l’analyse à la synthèse. Enfin, tandis que la science se fait avec l’observation et l’expérience, la philosophie se fait avec la comparaison et la généralisation des faits observés.

Voilà une solution aussi simple que radicale du problème de la connaissance : la science seule, mais la science avec sa plus profonde analyse et sa plus haute synthèse. Y a-t-il là de quoi satisfaire à tous les besoins légitimes de l’esprit humain ? L’école positiviste le pense, en faisant d’ailleurs observer que la philosophie positive n’entend pas circonscrire la réalité universelle dans les limites relativement étroites de la connaissance humaine. Qu’on nous permette encore de compléter ce rapide résumé de la doctrine en citant les belles et fortes paroles du grand disciple de Comte : « La philosophie positive est à la fois un système qui comprend tout ce qu’on sait sur le monde, sur l’homme et sur les sociétés, et une méthode générale renfermant en soi toutes les voies par où l’on a appris toutes ces choses. Ce qui est au delà, soit matériellement le fond de l’espace sans bornes, soit intellectuellement l’enchaînement des causes sans terme, est absolument inaccessible à l’esprit humain. Mais inaccessible ne veut pas dire nul ou non existant. L’immensité tant matérielle qu’intellectuelle tient par un lien étroit à nos connaissances, et ne devient que par cette alliance une idée positive et du même ordre ; je veux dire que, en les touchant et en les bordant, cette immensité apparaît sous son double caractère, la réalité et l’inaccessibilité. C’est un océan qui vient battre notre rive, et pour lequel nous n’avons ni barque ni voile, mais dont la claire vision est aussi salutaire que formidable[7]. »

Une telle simplicité de méthode, de principes et de doctrine ne pouvait manquer de gagner au positivisme tout ce qu’il y a d’esprits essentiellement positifs dans le monde de la science et de la philosophie ; mais rien n’a plus contribué à la popularité de cette école que la loi des trois états. Un siècle qui ne croit qu’à l’expérience, à l’expérience historique comme à l’expérience naturelle, devait accueillir avec une faveur toute particulière une philosophie qui venait lui dire en toute confiance : « La théologie a fait son œuvre ; la métaphysique a fait la sienne. Voici maintenant le moment de l’œuvre philosophique proprement dite ; c’est la science, et la science seule, qui peut l’accomplir avec ses élémens, ses méthodes et ses théories. On n’est ni injuste ni dédaigneux pour les œuvres de la théologie et de la métaphysique ; on reconnaît leur nécessité provisoire et leurs importans services. Seulement on leur signifie avec toute la déférence possible que l’heure est venue où elles n’ont plus rien à faire dans l’œuvre future de l’humanité, au moins chez toutes les grandes sociétés qui ont enfin goûté au fruit de l’arbre de la science. » Et ainsi s’explique la faveur dont jouit cette école, en dépit des fortes réfutations des esprits les plus élevés et les plus profonds de notre temps. Ainsi s’explique aussi la parfaite sérénité de nos positivistes, leur invincible répugnance pour tout ce qui ressemble à une spéculation métaphysique, eût-elle pour base les données de la science elle-même. Pour eux, c’est recommencer le passé, quand il faut ne songer qu’à l’avenir. Une expérience historique de plus de vingt siècles, faite dans les conditions les plus diverses, avec le génie des plus grands esprits, anciens et modernes, a tranché la question contre toute spéculation qui dépasse le domaine des vérités susceptibles d’observation et de vérification. Une loi s’en est dégagée, absolue et d’une évidence irrésistible, la loi des trois états de l’esprit humain. Parvenu enfin au troisième, après tant de vains efforts et de longs détours, il ne peut plus, sans rétrograder, rentrer dans un ordre de fictions ou d’abstractions où le génie lui-même n’a jamais pu faire autre chose que l’œuvre de Pénélope.

L’école positiviste a-t-elle fait, dans le champ de l’histoire, une aussi décisive découverte qu’elle le croit et le proclame ? En attendant un sérieux examen, on peut lui accorder dès à présent que cette vue historique, qui a fait surtout sa fortune philosophique, ne manque pas de vérité. Il est manifeste que l’esprit humain a imaginé avant de penser, et qu’il a conçu les causes des phénomènes observés sous des formes sensibles et concrètes, avant de les comprendre sous des formules abstraites et purement intelligibles. Il n’est pas moins évident qu’une fois entré dans la période de la pensée proprement dite, il a dû se livrer plutôt à la spéculation pure et à l’hypothèse qu’à l’observation patiente et à l’analyse exacte, emporté par le désir d’expliquer par des synthèses prématurées la réalité qu’il avait sous les yeux. Si le positivisme s’était borné à cette observation, il n’eût donné prise à aucune critique. S’il eût, de plus, montré que la métaphysique, en prenant ce mot dans son sens le plus large, a occupé d’abord tout le domaine de la connaissance, et que peu à peu elle a cédé la place à la science, de façon à ne plus avoir de refuge que dans la haute sphère de la spéculation philosophique, on pouvait encore, sauf quelques réserves, lui accorder que l’histoire de l’esprit humain ne contredit point cette autre loi du progrès scientifique. Il n’eût fait que rappeler dés vérités déjà connues, d’où il n’eût pu déduire toute une théorie sur l’impuissance de la métaphysique. La loi des trois états a un tout autre caractère et une tout autre portée. Elle embrasse tout le passé théologique et métaphysique de l’humanité ; elle s’applique sans exception, sans distinction et sans restriction à l’ordre entier des phénomènes de la pensée, tel que l’histoire nous le révèle. C’est une formule absolue qui est l’expression d’une vraie loi, dans le sens scientifique du mot. Et c’est parce qu’elle a ce caractère qu’elle permet à l’école positiviste de conclure ainsi qu’elle le fait sur la valeur et l’avenir de la métaphysique.

Voilà ce que nous nous proposons d’examiner, en soumettant la formule positiviste à l’épreuve de l’histoire et de la psychologie. Les choses se sont-elles passées dans la réalité comme l’affirme le positivisme ? Les trois états sont-ils aussi distincts dans l’esprit humain, considéré psychologiquement ou historiquement, qu’il le prétend ? Se succèdent-ils invariablement ? se remplacent-ils toujours en se succédant ? L’expérience de cette succession, répétée pendant vingt siècles, est-elle aussi concluante qu’elle le paraît ? N’y a-t-il pas des distinctions importantes à faire, à propos des termes de la formule, qui en infirment la portée négative en ce qui concerne la valeur et les destinées de la métaphysique ? Autant de questions qui ont trop peu préoccupé le positivisme et dont toute critique doit tenir compte.


II

On nous permettra de faire remarquer tout d’abord que la loi dont l’école positiviste se fait un argument capital pour la démonstration de sa thèse a été en quelque sorte improvisée sur une vue rapide et toute sommaire des faits. Auguste Comte ignorait à peu près l’histoire de la philosophie. M. Littré, fort bon juge en matière d’érudition, n’a pas fait de cette histoire l’objet spécial de ses études. C’est par une induction hâtive, fondée sur des apparences qui ne sont pas sans quelque réalité, que l’école est arrivée à une conclusion qu’elle donne comme définitive. Nulle part on ne rencontre, ni chez le maître ni chez les disciples, une démonstration historique ou psychologique de la loi des trois états, ni même une définition précise des termes de la formule empruntée à l’histoire. C’est pour l’école une vérité historique évidente qui n’a besoin que d’être énoncée pour être reconnue par tous les esprits vraiment philosophiques.

Avant de commencer cet examen, il importe de bien saisir le vrai sens de la formule positiviste, afin de ne point la soumettre à une vérification historique trop rigoureuse, sinon pour la lettre, du moins pour l’esprit de cette formule. D’abord, est-ce trois âges, ou trois époques, ou trois états qu’il faut dire ? L’école emploie tous ces termes comme à peu près synonymes, et pourtant, pour l’exactitude historique, il n’est pas indifférent de s’en servir indistinctement. La formule des trois âges viendrait se heurter contre les faits ; l’historien ne connaît point d’âge proprement dit où la théologie, la métaphysique, la science règne exclusivement. Ce phénomène ne se rencontre pas plus dans l’Inde et en Grèce que dans les temps modernes. Il faut remonter à l’origine même des sociétés humaines pour y trouver ou plutôt y supposer un âge religieux où il n’y ait nulle trace de métaphysique et de science. La formule des trois époques prête aux mêmes critiques. Depuis les temps historiques, on ne connaît ni une époque de théologie pure, ni une époque de métaphysique pure, ni une époque de science pure. D’autre part, pour bien juger la formule de la loi des trois états, il faut comprendre qu’il ne s’agit point, dans la pensée d’Auguste Comte, des états de la nature humaine tout entière, mais seulement des états de l’esprit, dans le sens propre du mot. C’est ce que nous fait voir M. Littré, quand il distingue, non pas trois états, mais au moins quatre, auxquels peuvent se ramener toutes les grandes œuvres de l’humanité. Enfin, à vrai dire, jamais la sentence de l’école positiviste contre la théologie n’a été absolue. Comme elle distingue, dans le domaine de la pensée, l’ordre des connaissances positives, et l’ordre des croyances proprement dites, dont ses adeptes les plus intelligens ne méconnaissent ni le besoin individuel ni l’intérêt social, elle ne croit nullement être infidèle à son principe en laissant à l’âme humaine les espérances qui lui sont chères. C’est ce qui explique comment en certains pays, notamment en Angleterre et en Amérique, il se rencontre des théologiens positivistes. Ce phénomène ne se voit point en France, où l’impitoyable logique de notre génie national ne supporte guère de telles anomalies. Au fond pourtant, le positivisme français fait bien plutôt la guerre à la métaphysique qu’à la théologie. A celle-ci, il accorde un rôle social dont il ne mesure pas la durée. A celle-là il ne laisse ni trêve ni merci ; il en poursuit l’extermination absolue du domaine de la pensée, où elle est devenue inutile, nuisible même à toute religion aussi bien qu’à toute science. Quand donc la critique oppose à la loi des trois états l’enseignement de l’histoire qui montre telle ou telle religion succédant à telle ou telle métaphysique, le christianisme, par exemple, apparaissant tout à coup au sein de la philosophie grecque qu’il remplace même chez les classes éclairées du monde gréco-romain, l’école positiviste a le droit de lui répondre que ce phénomène ne contredit point sa loi. La chose, au contraire, lui semble fort simple, la théologie expulsée du domaine de l’esprit trouvant toujours un refuge dans un coin de la nature humaine.

C’est donc à la formule des trois états intellectuels qu’il faut s’en tenir. En voici, selon nous, le sens et la portée. On avait déjà dit avant Auguste Comte que la religion et la philosophie sont les deux momens de la vie intellectuelle chez les peuples comme chez les individus. On avait ajouté que la philosophie remplace, dans l’esprit humain, la religion en lui succédant, et que ces deux momens de la pensée s’excluent absolument. Le positivisme, en substituant à cette formule connue celle des trois états, entend bien que ces états s’excluent, que le troisième remplace le second, comme le second remplace le premier, dans l’esprit humain représenté soit par des sociétés, soit par des écoles, soit par des individus. Il étend à la métaphysique la loi que Jouffroy appliquait à la religion, quand il disait qu’un esprit conquis par la philosophie est définitivement perdu pour la religion. Il affirme que la science, en entrant dans l’esprit humain, en fait sortir la métaphysique, de même que celle-ci prend la place de la théologie. Voilà bien la pensée de la formule qui fait l’objet de cette étude. Il s’agit de voir jusqu’à quel point la réalité historique se prête à cette formule, en prenant chacun des termes qui la composent, théologie, métaphysique, science.

Que la théologie ouvre la série des trois états, c’est une vérité connue depuis longtemps. Aristote en avait déjà fait la remarque dans son admirable résumé de la philosophie antésocratique. Mais ici s’offre une distinction qui aurait dû frapper tout d’abord l’attention de l’école positive. Il y a la théologie des religions primitives et la théologie des religions ultérieures. Les premières sont les œuvres d’une imagination naïve fortement saisie par le spectacle des phénomènes de la nature. Leur théologie présente, en effet, ce caractère de représentation sensible ou de personnification individuelle de puissances physiques ou morales que le positivisme assigne aux conceptions théologiques. Ainsi nous apparaissent les vieilles religions de la nature, dans l’Inde, en Égypte, en Chaldée, en Perse, en Judée, en Grèce, en Gaule, en Germanie, chez tous les peuples qui en sont à la période d’enfance de leur civilisation. La religion grecque nous offre le type le plus complet de cette théologie qui répond exactement à la définition du positivisme. Sa mythologie est l’anthropomorphisme sous sa forme la plus parfaite et la plus poétique. Il n’est pas de puissance naturelle ou morale qui ne prenne un caractère divin sous figure humaine. Tout y est dieu, excepté Dieu lui-même, comme dit Bossuet. Sans être une religion primitive, dans le sens absolu du mot, puisque l’origine orientale n’en est pas contestable, le polythéisme grec est la religion par excellence de l’imagination ; la poésie et l’art n’y ont pas moins de part que l’inspiration naïve et spontanée. La théologie des mystères, où se cachait peut-être la pensée métaphysique du sacerdoce hellénique, n’a jamais eu la popularité de la mythologie des poètes et des artistes.

Quand nous disons que cette espèce de religions primitives rentre dans la formule positiviste, nous n’entendons parler que de la conception théologique proprement dite. Il ne faut pas oublier que toutes les religions connues nous apparaissent comme des synthèses plus ou moins complètes dont l’idée théologique fait l’unité, mais où se trouvent réunis et confondus les premiers élémens de toute civilisation, art, morale, politique, poésie, histoire, science même, sous les formes les plus rudimentaires. Ce que l’on sait des religions de l’Orient ne permet pas d’en douter. Mais c’est en Judée et en Grèce, que l’on peut saisir nettement et dans le détail le caractère synthétique des religions de ces deux pays. Il y a de tout dans les admirables livres religieux du peuple hébreu et du peuple grec, dans la Bible, dans les poèmes d’Homère et d’Hésiode, et plus encore de poésie, de morale et d’histoire que de théologie. Et par parenthèse, sans aller jusqu’à dire que la conception théologique des Hébreux échappe entièrement à la définition positiviste, on peut affirmer qu’elle ne s’y adapte point aussi facilement que la mythologie grecque. C’est un Dieu caché que le Dieu d’Israël, dont aucun de ses plus grands prophètes n’a vu la face, et qu’il n’est permis de représenter sous aucune image. Il faut reconnaître toutefois que, si sa figure est invisible, sa personnalité se manifeste assez clairement dans l’histoire de son peuple pour qu’on puisse dire que la conception théologique de l’ancienne Bible n’est pas absolument pure de toute détermination anthropomorphique.

On voit que la formule d’Auguste Comte ne s’applique pas sans réserves et sans restrictions à l’origine des sociétés humaines. L’état théologique y domine sans y exclure absolument d’autres états. Si l’on passe aux religions qui sont nées ou qui se sont développées au sein des sociétés déjà civilisées, on trouve que cette application rencontre de bien autres difficultés. Leurs théologies sont des œuvres plus ou moins rationnelles et savantes, où la réflexion s’unit à l’inspiration, où la pensée mêle ses abstractions aux fictions de l’imagination, de manière à convertir celles-ci en symboles qui s’adressent à la fois aux sens et à l’intelligence. Dans ces théologies, la métaphysique a sa place assez grande pour dominer, sinon pour effacer, tout ce qui est l’œuvre de l’imagination proprement dite. C’est le caractère de ce grand et obscur panthéisme de la théologie brahmanique, où il est si difficile de démêler tant d’élémens d’origine différente. Il n’est pas douteux que, dans l’Inde comme partout, les religions, pour ne pas parler de ces grossières croyances qui se résument dans le mot fétichisme, ont commencé par le polythéisme. La transition du polythéisme au panthéisme a donc été le moment métaphysique de ces théologies. L’homme conçoit tout d’abord les puissances de la nature à l’image de sa propre puissance, comme douées d’intelligence et de volonté. C’est l’esprit qui respire dans les hymnes des Védas. Puis la pensée indienne parvient à concevoir une unité qui domine et absorbe la diversité des puissances individuelles, en réunissant cette diversité sous trois grands dieux qui ne sont eux-mêmes que les puissances de l’être universel. La création du dieu suprême n’est qu’une émanation. Le monde s’échappe du sein de Brahma par un épanchement nécessaire et incessant. Ici donc l’histoire n’offre pas à l’hypothèse positiviste la réalité sur laquelle elle prétend fonder sa définition, puisque les grandes religions de l’Inde ne présentent point une théologie absolument pure d’élémens métaphysiques. Il y a plus. La science elle-même s’y retrouve cachée sous le dogme religieux. Cette savante théologie est une vraie synthèse encyclopédique où la pensée et l’observation se confondent avec le rêve, où la métaphysique, la psychologie, la morale, la logique, la physique elle-même se reconnaissent sous le voile des plus poétiques symboles.

La théologie n’a pas tellement occupé la pensée de l’Inde qu’on ne puisse y retrouver des œuvres d’un caractère différent et d’un genre distinct. Depuis les publications de Colebrooke et d’autres savans indianistes, il n’est plus permis de douter que l’Inde n’ait eu aussi sa philosophie. Et cette philosophie est assez complète pour que Victor Cousin ait cru y reconnaître les quatre systèmes fondamentaux dont il érigeait la succession en loi de toute époque philosophique. Eh bien ! a-t-elle vraiment succédé à la théologie ? L’a-t-elle remplacée surtout ? Non, puisque cette théologie a continué à régner et règne encore aujourd’hui en souveraine absolue sur toutes les castes de la société indienne. Est-on même sûr que ces philosophes, tels que Kapila, Gotama, Patandjali, ne soient pas restés de fervens croyans ? Car c’est encore là un phénomène dont le positivisme ne tient pas compte, et qui s’est produit dans toutes les écoles philosophiques de l’antiquité et des temps modernes.

La mythologie grecque fut une religion sans code religieux et avec un sacerdoce tout local dont les prêtres, confondus avec les autres classes dans la vie de la cité, n’ont jamais formé un corps proprement dit, une église dans l’état. Ce n’est pas eux qui ont fait le dogme religieux, si l’on peut donner ce nom à une diversité de mythes non coordonnés en système ; ce sont les poètes, les moralistes, et, en dernier lieu, les philosophes. Bien que la restauration de la religion hellénique par la philosophie n’ait eu qu’un succès éphémère, elle n’en reste pas moins comme un phénomène psychologique curieux, qui montre comment l’état théologique et l’état métaphysique peuvent coexister dans la pensée humaine, et combien la nature même de l’esprit se prête peu à ces formules abstraites et rigides dans lesquelles on prétend l’enfermer. Pendant que les classes populaires gardent les vieilles croyances, cette même société lettrée qui, dans le monde païen, avait à peu près remplacé les dieux de la mythologie par les principes abstraits de la philosophie, y revient dans les derniers jours de sa vieillesse. La philosophie elle-même finit par se perdre dans un mysticisme où les dieux de l’Olympe reparaissent transfigurés par la métaphysique de Pythagore et de Platon, que renouvellent les Apollonius de Tyanes, les Porphyre et les Jamblique. Ce ne fut guère qu’un rêve sans doute, mais ce rêve a été aussi celui de certaines écoles et de certaines classes d’élite dans nos sociétés modernes. Tant il est vrai qu’il existe dans les profondeurs de l’âme humaine des instincts divers et même contraires qui se tempèrent par leur action réciproque, de façon à ne point laisser l’esprit se fixer dans un état simple, tel que le suppose la formule positiviste !

S’il est une théologie qui répugne à la définition d’Auguste Comte, c’est la théologie chrétienne, œuvre à laquelle la philosophie grecque n’a pas moins de part que la tradition judaïque. La métaphysique fait, on peut le dire, la substance en quelque sorte du dogme théologique de la trinité. Où le travail de l’abstraction est-il plus apparent que dans cette théologie alexandrine qui prévalut au concile de Nicée ? Sans nier les graves différences qui distinguent et séparent la trinité chrétienne de la trinité néoplatonicienne, est-il possible d’en méconnaître les ressemblances et les affinités ? L’anthropomorphisme, qui est, selon la formule positiviste, le caractère propre de toute théologie, ne se montre que dans l’incarnation de la seconde personne en Jésus-Christ. C’est là ce qui fait la part imaginative dans le dogme de la Trinité. Tout le reste, le Père, le Verbe, l’Esprit, sont des puissances métaphysiques, fruit d’une pensée abstraite à laquelle l’imagination est étrangère. Si les autres religions qui se partagent actuellement l’empire du monde avec le christianisme n’ont point la même valeur ni la même portée métaphysique que cette religion qui s’est épanouie au sein de la plus savante civilisation de l’antiquité, leur théologie n’en est pas moins difficile à ramener à la définition positiviste. Le dieu du Talmud et du Coran, beaucoup moins personnel au sens humain du mot que Jehovah, ne montre pas dans ces livres les passions, les desseins et la volonté qui, dans l’ancienne Bible, rapprochent la divinité de l’humanité. Quant au bouddhisme, dont la morale paraît être l’objet propre et le fond, on ne sait pas bien encore si sa théologie est autre que celle des brahmes, œuvre de spéculation métaphysique et d’imagination mystique tout à la fois d’où est sortie une série de dieux engendrés par un dieu suprême, aussi inaccessible qu’inintelligible. Est-ce de ces théologies qu’on peut dire qu’elles réalisent les causes premières sous des formes sensibles et concrètes ? En résumé, y a-t-il une conception moins anthropomorphique que celle des livres brahmaniques et bouddhiques, du Coran, de l’Évangile, du symbole de Nicée ? A qui s’adresse la prière du croyant, dans ces religions d’ailleurs si diverses ? A un dieu abstrait, principe qu’on ne peut ni comprendre, ni définir, comme dans la théologie indoue, ou puissance invisible qu’il est interdit de figurer par aucune image, comme dans le judaïsme et l’islamisme, ou esprit pur qu’on ne peut représenter que dans son Verbe incarné.

Le positivisme pourrait objecter à cette démonstration que le dieu de toutes ces théologies, encore qu’il ne soit pas susceptible d’une représentation anthropomorphique, comme les dieux de la mythologie grecque, n’en est pas moins un être individuel, et qu’à ce titre il rentre dans sa définition. A quoi il suffirait de répliquer que, s’il en est ainsi, il n’est plus possible de distinguer la théologie de la métaphysique, celle-ci concevant au moins, dans le plus grand nombre de ses écoles, le principe des choses comme un être personnel, avec tous les attributs métaphysiques qui l’élèvent à une distance infinie au-dessus de la nature et de l’humanité. Il s’ensuit que, pour pouvoir s’appliquer exclusivement à la théologie, il faut que la définition de l’école en néglige tout ce qui touche à la théodicée proprement dite ; ce que l’histoire lui permet d’autant moins de faire que la théodicée est précisément la partie supérieure et comme le sommet de la métaphysique.


III

Voilà donc la formule positiviste contredite par l’histoire, en ce qui concerne le premier terme, l’état théologique : la définition de la théologie ne comprend point tout l’objet défini. Si maintenant l’on soumet à la même épreuve le second terme de cette formule, l’état métaphysique, on verra que la définition de ce genre de spéculation répond moins encore à la règle de logique qui vient d’être énoncée. A lire cette définition, il semble vraiment que l’école positiviste ne connaisse d’autre métaphysique que celle du moyen âge. « Dans l’état métaphysique, dit Auguste Comte, les agens surnaturels sont remplacés par des forces abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d’engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés dont l’explication consiste alors à assigner pour chacun l’entité correspondante[8]. » Est-ce assez de dire que la métaphysique a pour objet l’absolu, et pour méthode de convertir en entités ces idées de loi, de cause, de force, de substance, de puissance naturelle et morale dont la théologie fait des êtres divins ? D’abord où le positivisme a-t-il vu, sinon dans la scolastique, qu’aucune grande école de métaphysique ancienne ou moderne ait fait de ces idées des principes distincts des choses elles-mêmes ? On s’est servi des mots qui les expriment, parce qu’il est impossible à la philosophie et même à la science de s’en passer pour se faire entendre. Cause, force, substance, puissance, ne sont point des mots vides de sens ; -ils expriment des concepts de l’entendement qui correspondent eux-mêmes à des réalités. Ces concepts ne deviennent des entités qu’alors qu’on les sépare des choses pour en faire des êtres véritables, comme Aristote le reproche à Platon. En tout cas, si ces abstractions réalisées se retrouvent parfois dans l’histoire de la métaphysique, ce n’en est là que le mauvais côté. Les vrais métaphysiciens ont évité l’écueil, et ont porté l’effort de leurs pensées sur d’autres sujets plus féconds.

Rien qu’à penser à la philosophie grecque, on peut juger combien la définition positiviste de la métaphysique est étroite et superficielle. On y voit, il est vrai, des écoles qui, comme l’éléatisme, en spéculant sur des principes abstraits, parfois sur des abstractions verbales, arrivent à des négations qui défient l’évidence et le sens commun. On en voit d’autres, comme la sophistique, qui jouent sur les mots pour en venir à une thèse de contradiction universelle. On en voit enfin qui, comme le platonisme et le néoplatonisme, confondent les catégories de l’essence et de l’existence, en d’autres termes, de l’idéal et de la réalité, au point de ne plus attribuer l’être véritable qu’aux abstractions de la pensée. Tout cela est l’abus de la spéculation métaphysique. Mais quelle science, quelle philosophie n’a pas eu ses aberrations et ses illusions, au début de ses recherches ? L’esprit grec, subtil et discuteur, même chez ses plus grands et ses plus excellens philosophes, nous a trop souvent montré comment la subtilité dégénère en sophistique, comment le génie de la discussion se perd dans une stérile éristique. Toujours est-il que cette philosophie tout entière, depuis Thalès et Pythagore jusqu’à Plotin et Proclus, n’a jamais entendu séparer la spéculation de la science. Tous les philosophes en renom de l’époque antésocratique appuyaient leurs systèmes d’explication universelle sur des données scientifiques, fort incomplètes sans doute, mais empruntées à l’observation et au calcul. Dans toute cette série d’essais philosophiques plus ou moins heureux, nous voyons des généralisations hâtives, des synthèses prématurées plutôt que des spéculations a priori, ainsi que le prétend l’école positiviste.

Qu’était-ce que l’école de Pythagore, sinon une école de mathématiciens qui a trouvé dans la théorie des nombres l’explication de l’ordre cosmique ? Qu’était-ce que l’école atomistique, sinon une école de physiciens qui fut conduite à la théorie des atomes par une suite d’observations et même d’expériences ? Est-ce une vaine spéculation que cette théorie reprise et transformée par la science moderne ? Est-ce expliquer les choses par de pures entités que d’en chercher la cause dans un mécanisme géométrique, ainsi que l’a fait Démocrite ? Le positivisme pourrait nous dire que nous avons trop beau jeu, en choisissant pour exemple ce qui fut une exception, un accident heureux de méthode et de science positive, dans cette longue succession de spéculations et de discussions stériles. Mais Socrate, Platon, Aristote, Zénon et toute cette grande école qui expliquait l’ordre universel par le principe de finalité, n’étaient-ils que des abstracteurs de quintessence, des créateurs d’entités scolastiques ? Et particulièrement cette admirable philosophie aristotélique, que le positivisme ne semble voir qu’à travers les écoles du moyen âge, a-t-elle fait autre chose que de chercher dans l’analyse de la réalité, surtout de la réalité psychologique, le principe de cette originale et profonde théorie de l’acte et de la puissance sur laquelle est fondée toute la théologie du douzième livre de la Métaphysique ? Y a-t-il trace de spéculations a priori, et d’abstractions réalisées dans toutes ces formules si précises et qui répondent si bien à l’observation de la réalité ? Enfin, est-ce vraiment une époque de vaines entités que celle qui a vu paraître l’Éthique, la Poétique, la Politique et surtout l’Histoire des animaux ? Ce n’est pas le savant traducteur d’Hippocrate qui peut le penser. Mais alors que devient la loi des trois états ? Le philosophe qui a couronné son œuvre encyclopédique par la philosophie première est précisément celui qui a le plus heureusement accompli l’alliance du génie métaphysique et de l’esprit scientifique. On l’aurait fort étonné si on lui eût dit que sa métaphysique n’avait aucun rapport avec les sciences de la nature et qu’il l’avait faite avec de pures entités verbales. Mais pourquoi insister sur ce point ? Ne sait-on pas que, dans l’antiquité grecque, toutes les œuvres de raisonnement, d’observation, d’analyse et de science proprement dite se réunissaient, sans trop se confondre, sous le beau nom de philosophie ? Et si la métaphysique y dominait, ce n’était pas celle qui répond à la définition du positivisme.

Il est vrai qu’aucune de ces brillantes ou profondes spéculations n’a résisté à la critique, même dans l’antiquité. Mais il n’est pas d’historien sérieux et non prévenu qui ne reconnaisse qu’elles ont toutes laissé des vues générales, des principes féconds qui ont été recueillis pour être repris avec des données nouvelles et dans des conditions plus favorables, de manière à former une tradition non oubliée des plus grands esprits des temps modernes. Cet admirable esprit grec a pu s’égarer dans l’ivresse d’une dialectique subtile et trop prompte aux artifices de la sophistique. Mais il fut presque toujours fécond, quand il resta sérieux. Il le fut, même dans ses premiers débuts. Dans sa formule vague et peu scientifique d’un principe humide, Thalès entrevit certaines conditions de la naissance et de la formation des êtres vivans. Pythagore comprit que la loi des nombres règle l’ordre des phénomènes cosmiques. Démocrite conçut hypothétiquement le principe chimique des actions moléculaires dans sa théorie des atomes. Et ce difficile problème de la formation des êtres de la nature, qui préoccupe tant aujourd’hui la science et la philosophie modernes, et qui partage le monde savant entre deux grandes écoles, le vitalisme et le mécanisme, n’est-il pas déjà posé, sinon scientifiquement résolu, par les écoles de physiciens et de mathématiciens qui en ont essayé la solution métaphysique ? Même cette école d’Élée qui a tant abusé de la dialectique n’a-t-elle fait que spéculer dans le vide, que raisonner sur des mots ? C’est en contemplant le ciel que Xénophane aurait dit, selon Aristote, que tout est un. Et si, avec Parménide et Empédocle, il a saisi par une sorte d’intuition l’unité de substance et de système sous la diversité des phénomènes cosmiques, l’être sans le devenir, Héraclite n’a-t-il pas, en prenant le contre-pied de cette haute conception éléatique, fait ressortir avec une singulière force d’expression le mouvement de perpétuelle transformation qui emporte toutes choses dans le tourbillon de la vie universelle ? Et le physicien Anaxagore φυσιϰώτατος (phusikôtatos), qui faisait des expériences sur les êtres vivans, était-il un spéculateur abstrait, quand il expliquait, par la préexistence dans le chaos primitif de parties similaires, la formation des êtres de la nature sous l’action organisatrice d’un principe intelligent, qui dégageait ces parties de la confusion chaotique et les réunissait en touts complets ? Conceptions pures ou hypothèses grossières, dira-t-on ! Nous l’accordons ; mais ce n’étaient pas là des spéculations vides.

Socrate a fait descendre la philosophie sur la terre, comme l’a dit Cicéron : mais c’est pour l’y faire remonter par une voie nouvelle. Lui aussi a pensé que l’esprit devait tout connaître et tout expliquer en se connaissant lui-même. C’est ainsi qu’il s’est trouvé être un grand métaphysicien quand il a fait sortir de ce monde intérieur de la conscience l’explication des choses naturelles elles-mêmes ; Toutes les grandes écoles de la seconde et même de la troisième époque le reconnaissent pour maître. Les esprits les plus spéculatifs, comme les plus positifs, Platon, Plotin et Proclus, aussi bien qu’Aristote et Zénon, n’ont pas d’autre méthode ni d’autre principe pour expliquer le monde que la méthode psychologique et le principe de finalité. Ici, ce ne sont plus des essais, comme dans la première époque ; ce sont de grandes et puissantes synthèses, dont les parties sont liées entre elles et coordonnées par une pensée mûre et maîtresse d’elle-même. Aucun de ces systèmes n’a prévalu définitivement dans le monde philosophique et savant de l’antiquité ; mais aucun n’y a passé sans laisser une trace profonde. S’ils ont tous soulevé des controverses, ce n’est point par leur principe même, mais par l’abus qu’en a fait cet esprit grec si subtil et si fin. La théorie platonicienne des idées a légué à la philosophie, à la morale, à l’art la doctrine de l’idéal. La théorie péripatéticienne de l’acte et de la puissance a légué à la philosophie de la nature le principe de l’évolution, et à la théodicée cette immortelle conception du mouvement de la nature suspendue à l’attraction de la cause finale. La doctrine stoïcienne de l’optimisme universel a légué à la philosophie entière le principe de la finalité immanente. La théorie alexandrine de l’unité a légué à la métaphysique le principe de la création universelle par l’émanation et le rayonnement de ce soleil suprême qui est le bien : conception plus intelligible que le dualisme et la création de nihilo. Tous ces principes ont survécu au discrédit des systèmes qui sont allés se perdre dans les abstractions réalisées, les subtilités d’analyse, les excès de logique et les ivresses d’extase mystique. Ils ont formé une tradition métaphysique que la philosophie moderne reprendra pour la développer et la transformer par les enseignemens d’une science plus complète et plus précise. Quelque jugement que l’on porte sur une telle philosophie, il est impossible de n’y voir qu’une aberration de l’esprit métaphysique à la recherche de vaines entités.

Si la métaphysique moderne en fût restée à la scolastique, elle eût pleinement justifié l’arrêt de l’école positiviste. De graves et profonds esprits, tels que Scot Erigène, Averroès, saint Anselme, saint Thomas d’Aquin, saint Bonaventure, méritent assurément de ne point être confondus avec ces dialecticiens subtils qui firent retentir l’école du bruit de leurs stériles discussions, bien que leurs savans commentaires des œuvres et des doctrines de l’antiquité n’aient point ajouté à la tradition métaphysique de nouvelles pensées et de nouveaux principes. Dans l’œuvre propre de la scolastique, on ne peut guère voir autre chose qu’une philosophie de mots, où l’on retrouve encore les plus fortes facultés de l’esprit humain s’usant dans un labeur ingrat. Bien avant le positivisme, Leibniz avait jugé cette scolastique qui, prenant « la paille des mots pour le grain des choses, faisait des termes généraux par lesquels le langage désigne les réalités l’équivalent des réalités elles-mêmes, et peuplait ainsi le monde de puissances mystérieuses, paraissant à propos comme les dieux de théâtre ou les fées d’Amadis, faisant tout ce que voulait un philosophe sans façon et sans outils[9]. » Vient l’âge moderne, où la science proprement dite apparaît dans toutes les directions de la pensée, en mathématiques, en astronomie, en physique, en physiologie. Si la métaphysique n’avait point, comme le dit le positivisme, un objet sérieux et propre, on aurait peine à comprendre comment elle a pu renaître et fleurir dans cet épanouissement scientifique de l’esprit nouveau. Et pourtant c’est ce qui arrive. La métaphysique prend son essor en même temps que la science, et ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’elle le prend chez les grands esprits qui ont cultivé les sciences avec le plus de succès et d’éclat. Des deux grands réformateurs de l’esprit humain, Bacon et Descartes, si le premier condamne tout à la fois la scolastique et la métaphysique, le second, tout en ruinant la scolastique, rentre dans la spéculation métaphysique, en répudiant la tradition des causes finales comme Bacon, Malebranche et Spinoza. On peut contester la méthode et la doctrine du cartésianisme. Nul historien, nul critique n’a songé à l’assimiler à la scolastique. « N’est-ce pas un métaphysicien, Descartes, dit M. Liard, qui a chassé de la nature les entités et les causes occultes et tenté de tout expliquer, dans le monde des corps, par les lois du mouvement ? Les explications de détail sont depuis longtemps déjà abandonnées ; mais la conception générale demeure toujours, et elle est le terme auquel semblent tendre chaque jour davantage les sciences positives de la nature[10]. » Et, quoi qu’on puisse penser de ces grandes conceptions d’un Malebranche et d’un Spinoza, est-il possible de n’y voir autre chose que des entités verbales ? La vision en Dieu, c’est-à-dire la vue de toutes les réalités particulières et individuelles dans l’être universel, n’est-ce pas une de ces hautes intuitions de la pensée qui éclairent la contemplation des choses ? L’idée de la substance unique n’est-elle qu’une abstraction sans valeur et sans portée dans l’histoire de la théodicée ? Nous voulons bien que les méthodes de Descartes, de Malebranche, de Spinoza ne soient pas les plus sûres pour atteindre au résultat qu’ils ont poursuivi ; c’est ce que montre la suite de l’histoire de la métaphysique. Toujours est-il que leurs conceptions sont du nombre de celles auxquelles on ne peut appliquer la définition du positivisme. Et Leibniz, qui reprend la tradition des causes finales et y appuie toute sa philosophie des monades et de l’harmonie préétablie, en essayant de la confirmer par les renseignemens de la science elle-même, est-ce, lui aussi, un scolastique d’un autre temps et d’une autre façon ?

Nous en convenons, cette grande métaphysique du XVIIe siècle et du début de XVIIIe siècle, si riche qu’elle soit en œuvres de génie, est encore pleine d’hypothèses, de subtilités, de conceptions chimériques, qui provoquent une réaction générale contre ses méthodes, ses principes, ses conclusions, et surtout son langage. Ce n’est pas Locke et Condillac seulement, c’est Hume, c’est Reid, c’est Kant, qui avec les armes du bon sens, du sens commun, de la dialectique, de l’analyse, l’attaquent avec un tel succès qu’à la fin de ce siècle on croit en avoir à jamais fini avec un tel genre de spéculation. Et voici que la pensée métaphysique reprend son essor de plus belle au début de notre siècle. Une analogie curieuse entre Socrate et Kant a frappé l’esprit de certains historiens de la philosophie. Tandis que Platon, Aristote, Zénon s’inspirent de la maxime socratique : Connais-toi toi-même, Fichte, Schelling, Hegel prennent la Critique de la raison pure pour point de départ de leurs grandes spéculations, en sorte que Kant aurait pu répéter, à propos de ses téméraires disciples, ce que Socrate avait dit de Platon : « Que de choses ce jeune homme me fait dire auxquelles je n’ai jamais songé ! » Quelque critique qu’on fasse de cette philosophie, on ne peut méconnaître, d’abord que ce fut un puissant effort de la pensée humaine qui n’a pas été stérile, ensuite que, les formules de langage mises à part, les grands esprits qui l’ont tenté n’ont jamais perdu de vue les réalités de la nature et de l’histoire que la science leur avait enseignées. On n’avait jamais assisté à un tel épanouissement de la pensée métaphysique. Ce n’est pas tel ou tel ordre de phénomène du monde physique ou du monde moral que la philosophie allemande prétend faire rentrer dans le cadre de ses systèmes ; c’est la réalité universelle, c’est tout ce que la science, mécanique, astronomie, physique, chimie, biologie, psychologie, esthétique, histoire, nous apprend à connaître. Jamais on n’avait vu d’aussi vastes et d’aussi puissantes synthèses depuis Platon et Aristote. Descartes, Malebranche, Spinoza, Leibniz lui-même faisaient de la métaphysique une spéculation à part qui avait pour objet Dieu, l’âme, la matière abstraite, et dont les explications ne dépassaient guère la théologie, la psychologie, et ce qu’on appelait alors l’ontologie. Dans leurs synthèses, Schelling, Hegel, Krause, Herbart comprennent toutes les réalités et toutes les sciences ; ils embrassent le cosmos tout entier dans leurs formules. Pourquoi cette métaphysique n’a-t-elle eu, elle aussi, que son moment de succès ? Ce n’est pas la connaissance des sciences naturelles et historiques qui a manqué à la nouvelle philosophie allemande. Schelling, Hegel, Krause, Herbart étaient parfaitement au courant des progrès de ces sciences, et il faut reconnaître qu’ils ont su parfois en tirer d’ingénieuses applications à leurs systèmes. Cette philosophie n’a-t-elle pas eu ses physiciens, ses physiologistes, ses naturalistes, ses historiens, ses moralistes et ses jurisconsultes ? Si donc aucun de ces systèmes n’a prévalu définitivement, ce n’est point à l’ignorance scientifique de leurs auteurs qu’on peut l’attribuer. Selon nous, la méthode seule a égaré leur science et leur génie. Ils ont cru pouvoir escalader le ciel à la façon des Titans de la fable, en entassant formules sur formules. On s’étonnerait moins des hardiesses paradoxales de la philosophie de l’identité, si l’on voulait bien se souvenir que cette philosophie est sortie de la critique de Kant. Ce profond esprit, dans un livre immortel comme l’Organum de Bacon et le Discours de la méthode de Descartes, avait opposé le monde de la pensée au monde de la réalité, en s’efforçant de montrer, par l’analyse des concepts purs de l’esprit et la discussion des antinomies, qu’il n’y a pas lieu de conclure des formes de notre intelligence aux lois de la réalité. L’objection était grave et semblait insoluble. Les grands métaphysiciens, tels que Schelling et Hegel, qui n’en pouvaient rester à ces conclusions négatives, crurent rouvrir la voie fermée à toute espèce de réalisme par la critique du maître, en faisant de la pensée, phénomène tout subjectif, selon Kant, la réalité absolue, le véritable objectif, la loi suprême qui gouverne le monde de la nature aussi bien que le monde de l’esprit. Le principe de l’unité universelle, que la science peut d’autant plus admettre qu’elle tend à le confirmer de plus en plus, a conduit Schelling et son école à un autre principe, beaucoup moins conforme à l’expérience, à savoir l’identité des contraires. C’est de ce principe de l’unité que la philosophie allemande a conclu témérairement l’absolue correspondance des lois de la pensée et des lois de la nature, en vertu de laquelle la spéculation pure, que ce soit l’intuition spontanée de l’absolu, comme le veut Schelling, ou bien une savante et laborieuse logique, comme le prétend Hegel, peut reconstruire, au moins dans ses traits généraux, le système de la réalité universelle. C’est là ce que ni la science ni la philosophie de notre temps ne pouvaient accepter.

Nous ne savons quel philosophe allemand reprochait à la logique de Hegel de ne pas faire sortir un brin d’herbe de ses laborieuses créations. Hegel avait raison de lui répondre que le but de sa logique est de produire des idées, non des réalités. Seulement il avait le tort de demander à la logique pure le système d’idées qui explique ces réalités. Nulle métaphysique, pas plus celle de Hegel que celle de Schelling, ou celle de Platon, ne peut construire ce système a priori. Aristote l’avait déjà dit à propos de la théorie des idées platoniciennes : c’est par l’expérience de la réalité correspondante que se découvre, se détermine et se définit toute, espèce d’idéal. Le brin d’herbe n’est pas un phénomène insignifiant dans l’évolution cosmique, car il marque le passage d’un monde à l’autre, et pour parler le langage de la métaphysique, le progrès merveilleux de la pensée finale qui est au fond du travail de la nature. Mais l’expérience seule peut nous initier à la connaissance des réalités par lesquelles se manifeste ce travail, ainsi qu’à la conception des idées qui le dirigent. Chercher ces idées dans une spéculation a priori quelconque, c’est se perdre dans le vide. Voilà pourquoi cette grande philosophie allemande n’a pas réussi à fixer l’adhésion des contemporains à ses étonnantes synthèses. Ces systèmes ont passé : ce qui en restera, c’est la vraie définition de la métaphysique, entendue comme l’explication universelle des choses ; c’est l’union intime, indissoluble de la science et de la spéculation dans l’œuvre philosophique, la spéculation se bornant à faire comprendre la science, sans jamais en usurper le rôle dans l’investigation de la réalité ; c’est l’immanence de la cause finale dans le mouvement universel de l’évolution cosmique. En cela, Hegel est vraiment le père de cette métaphysique positive, si l’on peut unir les deux mots, qui, au lieu de se perdre avec Schelling dans l’inconscient et le transcendant, se maintient dans les limites du temps et de l’espace, et s’enfonce de plus en plus dans la réalité, y cherchant toujours l’idée qui correspond à tel degré de son développement. Si la logique hégélienne n’a guère survécu à son auteur, au moins dans le détail de ses arbitraires constructions, son principe est resté debout, et de plus en plus vérifié et confirmé par la science positive. Tout ce qui est réel est rationnel ; si l’accident n’a rien de rationnel, c’est qu’il n’est point une véritable réalité. Sans ce principe, il n’y a ni philosophie de la nature, ni philosophie de l’histoire, ni aucune philosophie de la réalité. L’évolution cosmique ne serait pas une œuvre intelligible autrement. En tout cas, s’il est quelque part une métaphysique, après la scolastique, qui tombe sous la dédaigneuse définition du positivisme, ce n’est pas cette philosophie qui a fait de la nature, de l’esprit, de l’histoire, de toutes les grandes réalités, l’objet même de ses spéculations, et qui a fait concourir à son œuvre encyclopédique toutes les sciences de notre temps. Un pareil jugement nous remet en mémoire un mot échappé à Victor Cousin, à propos de la critique de la philosophie cartésienne par l’école écossaise : « Je n’aime point voir ces curés d’Edimbourg souffler sur ces grands flambeaux de la pensée moderne. » Voilà le vice radical de la formule positiviste mis à nu par la lumière de la science historique. C’est parce qu’il ne comprend bien ni l’objet de la théologie ni l’objet de la métaphysique que le positivisme a pu imaginer sa loi des trois états absolument distincts et exclusifs l’un de l’autre. L’expérience psychologique confirmerait au besoin les conclusions de l’histoire. La pensée individuelle obéit aux mêmes lois que la pensée générale. Les trois états peuvent coexister distinctement, ou se mêler et se confondre dans l’individu, comme dans l’humanité. On a rencontré dans tous les temps, on rencontre aujourd’hui des théologiens très occupés de métaphysique, et des métaphysiciens qui croient sincèrement à la théologie. Ce double phénomène, qui n’est pas encore rare maintenant, était très fréquent au XVIIe siècle, et fait même le Caractère dominant de sa philosophie et de sa théologie. Descartes et Leibniz n’ont point renoncé à leur foi théologique, en faveur de leur doctrine métaphysique. Malebranche, Fénelon, Bossuet, ne sentaient pas du tout leur pensée métaphysique gênée par leur foi religieuse. Le traité de l’Existence de Dieu, la Connaissance de Dieu et de soi-même, la Recherche de la vérité, sont d’admirables livres de philosophie composés par des théologiens qui écrivaient en même temps leurs brûlantes élévations et leurs mystiques méditations sur la grâce, sur l’amour pur, sur le Verbe. D’autre part, on a toujours trouvé, et on trouve encore des savans qui croient à la métaphysique, et même à la théologie. Et nous ne parlons point ici de cette espèce de savans dont l’esprit reste entièrement fermé à la méditation théologique, aussi bien qu’à la spéculation philosophique, tandis que leur âme s’ouvre aux espérances que donne la foi, ou que leur imagination se prête aux rêves d’une métaphysique plus ou moins mystique. Nous n’avons en vue que les théologiens, les métaphysiciens et les savans dans l’esprit desquels coexistent les trois états de la formule positiviste. Qui ne connaît le goût d’un Kepler, d’un Newton, d’un Leibniz pour les études théologiques ? Et s’il en est ainsi, ce n’est pas seulement parce qu’il y a, dans la nature humaine, des instincts auxquels ces études et ces croyances donnent simultanément satisfaction, c’est encore et surtout parce qu’une distinction aussi tranchée que la suppose l’école d’Auguste Comte n’existe point dans la pensée ! Chose singulière, l’école qui a le plus accusé les écoles métaphysiques de réaliser des abstractions construit son système sur une abstraction que ni l’histoire ni la psychologie ne viennent confirmer.

La formule des trois états étant fausse dans son principe, les conséquences qu’en a déduites l’école positiviste sont fausses également. Les trois états ne se succèdent pas invariablement, et surtout ne se remplacent point, pas plus dans l’individu que dans l’humanité ! La théologie n’a cédé la place, soit à la métaphysique, soit à la science, en aucun temps, en aucun lieu, dans les classes ou les individus qui représentent le mieux la haute culture de l’esprit. On l’a vu en Orient, où la théologie a tout enveloppé et tout caché sous le voile de. ses symboles, poésie, morale, philosophie et science. On l’a vu en Grèce, dans la restauration éphémère et un peu factice du polythéisme. On l’a bien mieux vu encore, vers la fin du monde païen, dans l’établissement définitif du christianisme. Cela est encore plus vrai de la métaphysique, si mal définie par le positivisme, Nulle part, on ne voit la science succéder à la métaphysique, et surtout la remplacer. Les systèmes se contredisent et se détruisent sans doute ; les écoles disparaissent avec le temps ; mais ce n’est point la science qui vient occuper la place vide ; ce sont d’autres écoles et d’autres systèmes. En résumé, la loi des trois états ne trouve sa vérification ni dans la réalité historique, ni dans la réalité psychologique. Et comme elle sert de base à la démonstration antimétaphysique de l’école positiviste, il s’ensuit que le positivisme en est réduit à des affirmations à peu près gratuites dans ses conclusions sur l’avenir de l’esprit humain. Ainsi que l’a dit Stuart Mill, la loi des trois états est l’épine dorsale du système positiviste ; si on la brise, c’en est fait du système tout entier.

La loi des trois états a soulevé des critiques et subi des rectifications jusque dans le sein de l’école positiviste. Stuart Mill fait ses réserves. « Il est malaisé de croire, dit-il, que la mathématique, depuis le moment où elle a commencé à être cultivée, ait jamais pu se trouver à une époque quelconque dans l’état théologique, quoiqu’elle laisse voir encore de nombreux vestiges de l’état métaphysique. Il ne s’est probablement jamais rencontré personne pour croire que c’était la volonté d’un dieu qui empêchait les lignes parallèles de se joindre, ou qui faisait que deux et deux égalaient quatre, pas plus que pour prier les dieux de rendre le carré de l’hypoténuse égal à une quantité plus ou moins grande que la somme des carrés de deux autres côtés. Les croyans les plus dévots ont reconnu dans les propositions de cette espèce une classe de vérités indépendantes de l’omnipotence divine. » Stuart Mill pense donc que telle devrait être la conséquence de la formule de Comte, si elle était prise à la lettre, et dans toute la rigueur d’une véritable loi. Un philosophe anglais qui n’est pas positiviste, Robert Flint, nous paraît avoir résumé avec justesse et précision la critique générale de la formule positiviste. « Les choses peuvent être considérées sous trois aspects. Mais trois aspects ne sont pas trois états successifs ; de ce fait qu’il est naturel à l’esprit de considérer les choses de ces trois manières, il ne suit nullement qu’il y ait entre ces trois modes un ordre de succession nécessaire ou naturel. Bien plus, précisément parce qu’il est naturel de considérer les choses de ces trois manières, il est naturel de supposer, non qu’un de ces modes devra être épuisé, traversé, avant que l’autre soin abordé, mais qu’ils seront simultanés dans leur origine et parallèles dans leur développement[11]. »


IV

L’histoire nous a montré que le positivisme n’a que des idées superficielles et peu exactes sur les doctrines qu’il comprend sous le nom de métaphysique. Toutefois il faut convenir qu’elle lui prête son plus fort argument contre cet ordre de recherches. Cet argument, c’est l’inconsistance des systèmes philosophiques qui se contredisent et se remplacent incessamment sans qu’aucun puisse trouver une base solide pour s’établir définitivement sur les ruines qu’il a faîtes. Que le positivisme n’ait compris ni la grandeur de ces systèmes, ni l’importance des problèmes qu’ils tentent de résoudre ; qu’il n’ait pas saisi l’enchaînement de vérités fécondes et immortelles qui frappent l’attention de tous les historiens sérieux de la philosophie, cela ne fait nul doute pour quiconque connaît à fond cette histoire. Il n’en reste pas moins vrai que le travail de l’esprit humain n’est pas le même dans la métaphysique que dans la science. Ici, il se révèle par une série de vérités acquises qui s’ajoutent les unes aux autres, tandis que là il s’annonce par une succession de conceptions plus ou moins hypothétiques qui se contredisent et se détruisent. Ces belles et profondes œuvres de Platon, d’Aristote, de Malebranche, de Leibniz, de Schelling, de Hegel, que le positivisme connaît si peu et réduit à si peu de chose, ont pu laisser une grande tradition ; elles n’ont pas fondé une science proprement dite, dont les problèmes posés aient reçu une solution définitive. Ces problèmes reparaissent à chaque époque et dans chaque doctrine, sous d’autres formes sans doute, que l’on peut considérer comme plus précises et plus en rapport avec l’esprit de l’époque, avec des développemens qui marquent un progrès plus ou moins notable de la pensée, mais sans laisser de solution qui mette-fin au débat, ni d’espoir qu’on puisse clore un jour le débat sur cet ordre de questions transcendantes.

Un fait aussi manifeste et constant ne se conteste pas. Ce qui peut être contesté, c’est la conclusion qu’en tire l’école positiviste. Tout philosophe familier avec l’histoire de la philosophie reconnaîtra volontiers la différence profonde qui existe entre le progrès scientifique et le progrès métaphysique. Même en la prenant dans son sens le plus large et le plus philosophique, la spéculation ainsi nommée ne va pas, dans son brillant développement, de découvertes en découvertes, mais de système en système, son progrès se faisant, moins par l’acquisition de faits nouveaux que par la transformation de principes déjà énoncés dans les premiers temps de son apparition sur la scène philosophique. Mais, si elle ne résout jamais d’une façon complète et irréfutable les problèmes qu’elle pose, pourquoi les reprend-elle sans cesse pour essayer de les mieux résoudre ? Si l’histoire nous révèle une loi qui démontre l’impuissance de la métaphysique, dans le passé, à résoudre définitivement de telles questions, ne nous révèle-t-elle pas également une autre loi, qui prouve avec la même évidence l’impossibilité pour l’esprit humain de se résigner à cette impuissance provisoire ? Et alors, entre ces deux lois contradictoires, au moins en apparence, à quelle conclusion pouvons-nous nous arrêter ? Au nom de l’histoire, le positivisme nous ferme la carrière de la spéculation métaphysique ; au nom de l’histoire, la philosophie nous la rouvre. L’esprit humain n’a jamais hésité, et quoi qu’en dise la sagesse de nos positivistes ou la prudence de nos savans, il n’hésite pas plus, dans le présent que dans le passé, à poser de nouveau les grandes questions qui font son tourment et sa gloire.

Que penser d’un genre de spéculation qui reparaît partout et toujours, dans l’histoire de l’esprit, après des éclipses d’une courte durée, qui se montre en pleine lumière de la science moderne, comme dans l’ignorance scientifique de l’antiquité et du moyen âge ? On nous dit, il est vrai, que cette fois le rôle de la métaphysique est bien fini, que l’esprit humain, depuis l’avènement de la philosophie positive, a renoncé sans retour à ses illusions. Mais on nous le dit quand des symptômes contraires éclatent à nos yeux. Pour ne parler que de la France, qui a été le berceau du positivisme, pendant que les philosophes de l’école purement expérimentale se donnent carrière dans le champ des hypothèses cosmogoniques, un spiritualisme nouveau plus large, plus familier avec les enseignemens de la science positive, ne se produit-il pas avec un grand éclat et une véritable originalité au sein des générations contemporaines ? S’il ne rompt pas avec la grande tradition métaphysique des Aristote et des Leibniz, il cherche surtout dans les sciences positives ses argumens de discussion et la matière de ses conceptions spéculatives. La nouvelle école, si l’on peut qualifier ainsi une direction qui compte des maîtres déjà anciens et des disciples qui sont eux-mêmes des maîtres, ne redoute aucun progrès, aucune découverte, aucune théorie de la science pour la cause qui lui est chère, parce qu’elle croit ses principes assez forts pour résister à la critique, assez larges pour comprendre les vérités scientifiques dans l’œuvre de conciliation qu’elle poursuit. Veut-on juger combien le positivisme est loin d’avoir fermé la voie à l’esprit métaphysique, on n’a qu’à relire le remarquable rapport publié en 1867 par M. Ravaisson. Et depuis que ce tableau de l’activité philosophique de notre pays a été tracé, le mouvement des esprits vers les plus hauts problèmes de la pensée n’a fait que gagner en étendue et en intensité. En le voyant reprendre ces problèmes sur les causes, les principes et l’origine des choses, on ne s’aperçoit guère que l’esprit humain ait obéi à la consigne positiviste. Ce n’est pas seulement des écoles philosophiques que vient cette initiative ; c’est aussi bien des cabinets de physique, des laboratoires de chimie et d’histoire naturelle. La méthode expérimentale n’a pas plus fermé la voie des hypothèses et des systèmes aux inductions du matérialisme qu’aux spéculations du spiritualisme. On y fait de la métaphysique autrement que par le passé, avec une méthode plus sûre, avec une science plus exacte et plus complète ; mais on en fait, puisqu’on s’efforce de ramener à un seul principe l’explication de tous les phénomènes cosmiques. On a remplacé les mots de matérialisme et de spiritualisme par les mots de mécanisme et de vitalisme. Mais qu’importe ? Tout expliquer par la matière ou tout expliquer par l’esprit, c’est toujours résoudre un problème d’ordre métaphysique. Donc, sans aller jusqu’à dire que l’école positiviste prêche dans le désert, on peut affirmer que sa voix n’est guère entendue que du public savant auquel il suffit de savoir les faits sans chercher à les comprendre. Et cette école elle-même ne rentre-t-elle pas dans la voie métaphysique en donnant la main au matérialisme par ses explications toutes mécaniques des phénomènes de l’ordre universel ? Tant est irrésistible l’essor de l’esprit humain vers les sommets de la pensée ! tant est puissant pour sa curiosité l’attrait des plus grands mystères de la nature !

Cet instinct n’aurait-il été donné par la nature à l’homme que pour son tourment ou son amusement ? N’a-t-il pas une destination plus sérieuse ? Il est permis de le croire, non-seulement en pensant à la puissance de l’instinct métaphysique, mais en réfléchissant surtout sur la nature de son objet. Cet objet n’est jamais de vaines abstractions à tourmenter, de pures entités à poursuivre. C’est là l’abus, non l’usage de la métaphysique. Bien que l’étymologie du mot n’ait rien de philosophique, métaphysique est le vrai nom de cette philosophie première qui cherche ses explications dans un ordre de principes supérieurs aux lois physico-chimiques. De tout temps, ce genre de spéculation a eu pour but de comprendre les choses d’observation et d’expérience. Savoir et comprendre : toute la métaphysique est dans la distinction qu’expriment ces deux mots. Le véritable objet de la métaphysique, c’est d’expliquer les choses dans le sens vrai du mot, c’est d’en définir le caractère idéal, final, vraiment intelligible. C’est une erreur de croire qu’elle n’a pour objet que ce qui dépasse la portée de l’observation et de l’expérience, et qu’elle atteint par une intuition supérieure et vraiment révélatrice l’absolu, l’essence, le principe, la cause et l’origine première des êtres. Ou ces mots n’expriment que de vaines entités, comme dans la scolastique, ou ils répondent à des réalités que les méthodes de la science positive peuvent atteindre. La métaphysique a pu avoir des interprètes qui ont affiché la prétention de poursuivre par une méthode propre un objet insaisissable pour toute méthode scientifique. Jamais cette prétention n’a été réalisée. Et quand on y regarde de près, on ne voit guère que la métaphysique mystique qui se soit égarée dans cette voie sans issue et sans lumière. A part certaines formules abstraites, Platon, Aristote, Descartes, Spinoza, Malebranche, Leibniz, Hegel, tous les grands métaphysiciens ont fait leur métaphysique avec des données scientifiques empruntées à l’observation et à l’expérience interprétées dans le sens le plus large du mot. Il faut le répéter à satiété, la métaphysique n’a pas un autre objet que la science elle-même ; elle n’en diffère que par le point de vue sous lequel elle considère les réalités observées, décrites, ramenées à des lois ou à des classes par la science. Celle-ci explique les faits à sa façon, c’est-à-dire en les rattachant à leurs conditions. C’est là expliquer le comment des choses, rien de plus. Seule, la métaphysique en explique le pourquoi, en en recherchant les raisons d’être, les causes véritables. C’est là l’explication qui les fait réellement comprendre. Or il n’est pas de science qui ne laisse sur ce point de graves problèmes à la métaphysique. C’est la physique, c’est l’astronomie, c’est la chimie, c’est la physiologie, c’est l’histoire, dont les lois ne s’expliquent, en définitive, que par des raisons métaphysiques d’un ordre supérieur. Tout est matière à problèmes de ce genre, dans le monde physique comme dans le monde moral. Sans le principe de finalité, par exemple, tout est mystère, l’infiniment grand comme l’infiniment petit, le cosmos comme l’atome, l’être le plus simple comme l’être le plus complexe, la matière brute comme la matière vivante et organisée. Oui, l’incompréhensible mystère des effets sans cause, des progrès sans fin, des harmonies les plus étonnantes sans unité, des organisations les plus compliquées sans plan, des œuvres les plus admirables sans dessein, voilà l’énigme que l’esprit humain cherchera toujours à comprendre.


V

Si la métaphysique est autre chose qu’une science des mots, si elle a son but et son objet, si elle ne construit point a priori ses systèmes, si elle spécule réellement sur des données positives pour s’élever aux principes d’ordre supérieur qui expliquent les phénomènes de la nature, n’y aurait-il pas une autre conclusion que celle de l’école positiviste à tirer du spectacle que nous offre son histoire ? Sous cette succession de doctrines qui se contredisent et se détruisent, ne peut-on pas reconnaître une autre loi que cette loi des trois états qui prononce la déchéance définitive de ce genre de spéculation ? Voilà ce qu’un historien attentif et non prévenu doit rechercher, en suivant de près le mouvement de la pensée philosophique à travers les temps. Et nous aussi, nous sommes frappé du progrès scientifique accompli par l’esprit humain dans la série des états par lesquels il passe. Mais ce progrès ne nous semble pas du tout menaçant pour l’avenir de la métaphysique. Nous y voyons autre chose qu’une élimination de tel ou tel genre de spéculation. Une œuvre d’organisation se poursuit à travers les phases diverses de l’esprit humain, laquelle tend de plus en plus à la distinction et à l’indépendance de toutes les directions de la pensée. Ce progrès en opère la séparation et l’émancipation ; il assure aussi à chacune toute sa liberté de développement. Dans un tel travail, l’esprit conserve tous ses organes ; seulement, après avoir commencé par se confondre avec les autres et en avoir usurpé les fonctions, chaque organe de la pensée finit par se retirer dans sa sphère d’activité et se fixer dans la fonction qui lui est propre. Et, de même que dans la nature, cette séparation et cette indépendance nécessaires n’excluent en rien le concours et l’harmonie des divers organes. Au contraire, à mesure que chacun d’eux rentre dans sa sphère et dans sa fonction, un rapport plus constant et plus intime s’établit entre toutes les manifestations de la pensée totale, de façon à rendre plus fécond, plus puissant, plus sûr le jeu de toutes ses forces. L’histoire nous enseigne autre chose qu’un progrès scientifique qui tendrait à l’élimination absolue et définitive de la métaphysique du domaine de la pensée elle-même. Elle nous montre le rôle de la métaphysique diminuant, dans le domaine de la connaissance positive, à mesure que grandit celui de la science pure. Au début des recherches de l’esprit humain, la métaphysique n’est pas seulement la plus haute philosophie et la plus haute science ; elle est toute philosophie et toute science. Elle ramène toute étude à son objet ; elle impose sa méthode à toute recherche ; elle soumet toute observation et toute analyse à son but, qui est l’explication de toutes choses par un principe unique, au-delà duquel il n’y aura plus rien à chercher. Nulle science, si l’on peut appliquer ce nom aux résultats grossiers et incomplets d’une induction tout empirique, n’est réellement distincte et indépendante, dans ces premiers essais de philosophie naturelle et morale, où la préoccupation métaphysique est dominante. Le domaine de la connaissance humaine est un champ peu et mal cultivé, où tout est confondu, mathématiques, astronomie, physique, physiologie, histoire naturelle, psychologie, logique et morale, sous la vague lumière de cette pensée. La grande philosophie de Platon ne laisse point apercevoir distinctement les limites qui séparent les diverses parties qui la composent. Une seule pensée la remplit : c’est la théorie des idées qui se retrouve partout et domine toute cette synthèse.

Cette œuvre d’organisation ne fut accomplie que par le génie d’Aristote. C’est ce philosophe qui, en divisant le domaine de la pensée, a distingué, défini et constitué les sciences proprement dites, physique, histoire naturelle, logique, psychologie, éthique, politique, esthétique, en les couronnant par cette philosophie première qui avait pour objet de remonter aux principes de toutes les sciences. Dans sa vaste encyclopédie, il a su tout à la fois créer l’indépendance et marquer les rapports des sciences entre elles, devançant ainsi la philosophie de Comte dans son œuvre de classification. Et de plus, il en a fait une vraie synthèse par la haute pensée qui en pénètre et en éclaire toutes les parties. Il n’a pas seulement défini les rapports des sciences spéciales entre elles en les séparant ; il a également défini le rapport entre ces sciences et la philosophie première elle-même, en montrant avec une précision et une force admirables comment cette philosophie poursuit un autre but et embrasse un autre objet que les sciences. Cette noble spéculation de l’esprit, que les dieux pourraient nous envier, ne fait point partie du domaine scientifique ; elle le domine et explique les réalités de façon à faire comprendre à l’esprit l’objet de son savoir. Merveilleuse intelligence qui a partout substitué la distinction à la confusion, la lumière au chaos ! Il ne manqua à cette grande œuvre d’analyse et de synthèse qu’une connaissance des choses plus sûre, plus précise, plus complète. Faute de données vraiment scientifiques fournies par l’observation et l’expérience, elle ne comprit que des cadres, sinon vides, du moins remplis par des abstractions et des hypothèses bien plus que par des observations et des théories scientifiques. À cette profonde métaphysique il fallait une autre physique, une autre astronomie, une autre cosmologie que celles de son siècle. Quoi qu’il en soit, si l’œuvre philosophique d’Aristote a trouvé des contradicteurs dans l’antiquité, son œuvre d’organisation scientifique est restée intacte et incontestée, demeurant debout comme un impérissable monument, au milieu des débats des écoles et sur les ruines des doctrines. Après le discrédit du platonisme perdu dans les subtilités de sa dialectique, et du péripatétisme de plus en plus méconnu pour la profondeur de sa pensée et l’obscurité de ses formules, les deux grandes écoles qui se partagèrent le monde philosophique de l’antiquité, le stoïcisme et l’épicuréisme, ont conservé la division et l’ordre des diverses parties de la philosophie, tels qu’Aristote les avait établis.

L’œuvre aristotélique durait encore dans ces derniers jours où la philosophie grecque allait se perdre dans le mysticisme alexandrin, lorsque la barbarie du moyen âge emporta l’antique civilisation avec ses institutions, ses arts, ses sciences et sa philosophie. La scolastique, en relevant la péripatétisme, en rétablit l’organisation scientifique, mais elle en étouffa l’esprit dans les liens de sa pédantesque et vaine logique. D’ailleurs, elle remit toute science et toute pensée sous le même joug de la théologie, qui devint juge suprême de toute discussion, quel qu’en fut l’objet. Il fallut la renaissance et surtout la grande réforme accomplie par les enseignemens de Bacon et de Descartes, et par les découvertes de Galilée, de Kepler et de Newton pour rendre la vie à la pensée et la liberté à la science. Et pourtant la science, affranchie du joug théologique, reste encore sous l’influence de la métaphysique. C’est celle-ci qui inspire surtout Descartes, Malebranche, Spinoza, Leibniz lui-même, et qui fausse leur philosophie naturelle et morale par des conceptions abstraites sur l’infini, le parfait, l’absolu et la substance. Kepler mêle encore la théologie à l’astronomie. Descartes, Malebranche et Spinoza confondent dans une fausse définition la vie avec le mouvement, la matière avec l’étendue. Des conceptions de théodicée et de métaphysique font perdre à Leibniz le sentiment de la liberté morale et la notion des actions réciproques des corps, condition de la vie et de l’harmonie universelle. Si les sciences sont émancipées de la théologie, et si un travail de séparation tend de plus en plus à les spécialiser, ce n’est pas encore au XVIIe siècle que ce résultat devient complet. Quant à la séparation absolue des sciences et de la métaphysique, ce siècle la commence, mais ne l’achève pas. Partout la spéculation s’y mêle à l’observation et à l’expérience, non pour en expliquer, ce qui serait son rôle, mais pour en diriger ou en compléter les conclusions. L’indépendance de la science proprement dite, vis-à-vis de la métaphysique aussi bien que la théologie, n’est complète qu’au XVIIIe siècle. C’est alors seulement que l’élément spéculatif ainsi désigné est absolument éliminé du domaine scientifique. On ne l’y retrouve à aucun degré, ni sous aucune forme, et c’est une des causes du rapide progrès des sciences d’observation, physique, chimie, physiologie, histoire naturelle, psychologie, dont les sévères méthodes excluent toute spéculation a priori. En renvoyant la métaphysique de son empire, la science était parfaitement dans son droit, puisqu’elle n’en a nul besoin pour la tâche qu’elle se propose. Ce que disait Newton de la physique, il faut le redire de toute science : que la métaphysique ne peut qu’égarer dans la recherche des faits et des lois de la nature physique ou morale. Donc, l’œuvre de séparation, achevée par ce siècle, doit être considérée comme tout à fait nécessaire, et par conséquent définitive.

L’esprit du XVIIIe siècle n’est pas moins contraire à la métaphysique qu’à la théologie ; il ne montre pas plus. de goût pour le transcendant que pour le surnaturel. On connaît son invincible répugnance pour les causes finales et pour toutes les conceptions d’ordre supérieur aux pures notions naturelles. En réalité, il n’y a plus d’œuvre métaphysique digne de ce nom dans ce siècle voué aux sciences physiques et politiques. Le seul esprit qui comprenne la métaphysique, Kant, a fait un grand livre pour la ruiner définitivement.

Quelle est la conclusion à tirer de cette revue rapide des vicissitudes de la métaphysique ? C’est la décroissance de cette spéculation proportionnelle à la croissance de la science positive dans le domaine de la connaissance proprement dite. Il ne nous en coûte rien de le reconnaître, la métaphysique perd successivement, dans le champ de la connaissance, tout le terrain qu’y gagne la science. C’est elle qui occupe à peu près toute la place, au début des essais philosophiques de la pensée, et vers la fin du siècle dernier, c’est la science qui la remplace partout, dans la philosophie naturelle comme dans la philosophie morale, sans lui laisser le plus étroit asile. Voilà le progrès accompli par l’esprit humain ; voilà la loi véritable que l’on peut dégager de la série des faits. Si l’école positiviste n’avait conclu qu’à cette loi, en en faisant un vrai progrès pour l’esprit humain, elle n’eût été contredite par aucune école de philosophie, ni même de métaphysique. Mettre la métaphysique hors de la science, rien de mieux ; tout philosophe, fût-il métaphysicien, y consent, et même y applaudit. Quant à la chasser du domaine de la pensée, c’est autre chose. Nul scepticisme, nul positivisme n’y a réussi, et n’y réussira.

On comprend qu’après tant d’aventures plus ou moins heureuses, l’esprit humain ait éprouvé tout au moins le besoin de se recueillir. C’est là ce qui explique l’avènement et le succès du positivisme. Mais, nous l’avons vu, la métaphysique reprend déjà son essor. Seulement, elle le reprend avec des forces nouvelles et une provision de faits que la science positive seule pouvait lui fournir. Elle a maintenant pleine et claire conscience de son but, de son objet, de sa méthode, de son principe. Son but est, non de révéler, mais de comprendre la réalité, d’embrasser dans une explication d’ordre supérieur, non pas seulement telle réalité, comme la nature, l’homme et Dieu, mais toute réalité. Platon, Aristote, Descartes, Leibniz, Spinoza, Schelling, Hegel, l’ont entendu ainsi. C’est bien par les idées que s’expliquent les choses ; c’est bien dans le système des idées que doit rentrer le système des choses pour pouvoir être réellement compris par l’intelligence. Seulement c’en est fait des prétentions de l’esprit spéculatif qui visaient à poser a priori ou à déduire d’une logique ambitieuse le système des idées, préalablement à toute information de l’expérience.

L’objet de la métaphysique n’est pas ceci ou cela, telle matière ou telle autre : il contient tout ; il est universel, comme la science elle-même. Seulement, il l’est d’une autre manière. L’objet de la science est une totalité de sujets ; l’objet de la métaphysique est une certaine unité de point de vue. On ne peut donc, comme on l’a presque toujours fait jusqu’ici, dire que cette dernière comprend une, deux, ou plusieurs réalités de capitale importance, comme Dieu, l’esprit, la matière. On ne saurait trop le répéter, ce n’est point telle réalité, si grande, si haute qu’elle soit, qui fait l’objet de la spéculation métaphysique, c’est l’idée, la pensée qu’on y cherche, afin de la faire réellement comprendre. Car c’est toujours le mot auquel il faut en revenir, quand il s’agit de montrer la différence des méthodes d’explication à l’usage des sciences et de cette philosophie dont Aristote faisait l’acte suprême de l’intelligence.

La vraie méthode de la métaphysique ne procède ni par déduction, ni par intuition, ni par aucune spéculation a priori. Elle ne déroule point, ainsi que fait Hegel, une série de procès reliés entre eux par un fil logique insaisissable. Elle ne tisse point une trame aussi fine que légère avec des abstractions réalisées à la manière des écoles idéalistes de tous les temps. Elle marche pas à pas avec son flambeau derrière la science ; elle la suit dans toutes ses investigations et dans toutes ses découvertes, non pour l’éclairer, la diriger ou la rectifier, mais pour mettre en lumière la pensée qui se cache sous ses merveilleuses révélations. C’est ainsi qu’elle fait apparaître aux yeux de l’intelligence, non pas un autre monde que celui de la science, mais le même, transfiguré par cette pensée qui le rend intelligible. Elle ne reconstruit pas le système cosmique à sa façon en le faisant sortir tout entier d’un puissant effort de spéculation logique, quoi qu’en pensent nos positivistes. Elle le prend tel que la science le lui donne, et l’explique, de manière à le faire comprendre. Et en cela elle fait une chose nouvelle et qui lui est propre, puisque la science, qui observe les faits et en définitive les lois, n’a pas la prétention d’en rechercher les raisons et les vraies causes. « Rien ne fera que les idées qui donnent aux théories de la nature toute lumière ne soient pas filles de la plus pure activité spéculative. Rien ne retirera du tissu de la science les fils d’or que la main du philosophe y a introduits[12]. »

Quelle est cette pensée, quel est ce principe qui sert de flambeau à la métaphysique ? D’où le tire-t-elle ? D’où peut-elle le tirer, sinon de l’expérience ? S’il est une vérité démontrée par l’analyse logique, et passée à l’état d’axiome dans la philosophie contemporaine, c’est que toute connaissance, quel qu’en soit l’objet, vient de l’expérience. La métaphysique a pu longtemps se faire illusion sur la valeur et la portée des méthodes purement spéculatives. Elle ne le peut plus, depuis qu’elle a vu où ces méthodes mènent l’esprit humain. Non-seulement on sait que toutes les entreprises de ce genre ont échoué ; mais on sait pourquoi elles ne pouvaient aboutir à un résultat sérieux. C’est qu’il n’y a point, à proprement parler, de connaissance a priori. Les axiomes ne sont que des propositions identiques où l’attribut implique le sujet. Les définitions sont des propositions analytiques où l’attribut est abstrait du sujet. Toute vérité qui n’est pas simplement logique, et qui touche à la réalité des choses, est une vérité a posteriori, c’est-à-dire un résultat de l’expérience. C’est donc de l’expérience que vient tout principe métaphysique. Seulement, ici, c’est l’expérience intérieure qui sert à expliquer les enseignemens de l’expérience extérieure ; c’est la conscience qui révèle à la métaphysique les raisons et les causes par lesquelles celle-ci explique le pourquoi de toutes choses. La psychologie, est le vrai sanctuaire de la métaphysique ; le philosophe ne trouve que dans ses profondeurs intimes le secret des grands mystères de la nature. Alors le monde extérieur change d’aspect sous cette nouvelle lumière. Chaque objet des observations de la science, sans perdre aucune des propriétés que l’expérience lui reconnaît, prend tout à coup un caractère qui le rend intelligible, en en faisant le symbole d’une idée de l’esprit. En ce sens, il est vrai de dire que l’esprit seul explique la matière, et que toute vérité est dans le spiritualisme. Le stoïcisme avait dit que le monde est plein de raisons. Hegel a repris la même pensée, quand il a dit que toute réalité est rationnelle. Le langage de la philosophie, toujours d’accord d’ailleurs avec celui de la science, s’élève à des mots qui semblent mystiques au monde savant et qui pourtant ne font qu’exprimer l’absolue vérité des idées. C’est alors que l’identité des choses se montre dans tout son jour, sans nulle confusion, que l’abîme entre la matière et l’esprit disparaît pour ne laisser apparaître, dans l’évolution de l’être universel, qu’une immense série de degrés dont la matière brute est la base et l’esprit le sommet. Le jour viendra où, en plein accord avec la science, la métaphysique fera son cosmos ; et comme elle le fera avec des réalités, et non avec des abstractions logiques, ce jour-là le positivisme ne dira plus sans doute qu’elle ne poursuit que des entités. Le plus grand adversaire de l’ancienne métaphysique, Kant, a mieux compris mes instincts de l’esprit humain quand il a dit : « Plus que de toute autre science, la nature a déposé en nous les germes de la curiosité métaphysique. Elle en a fait l’enfant chéri de notre raison. Cette curiosité se rencontrera de tout temps et chez tout homme, principalement dans toute tête pensante. Seulement chacun, en l’absence d’une règle reconnue, la satisfera selon sa fantaisie[13]. » Cette règle, c’est que nulle métaphysique n’a chance d’être désormais prise au sérieux si elle ne fonde sa spéculation sur l’observation et l’expérience.


E. VACHEROT.

  1. Histoire du progrès de l’esprit humain, p. 284.
  2. Littré, Conservation, Révolution, Positivisme, p. 37.
  3. Littré, Conservation, Révolution, Positivisme, p. 38. »
  4. Littré, ibid., p. 44.
  5. Littré, Conservation, Révolution, Positivisme, p. 46-47.
  6. Auguste Comte, Cours de philosophie positive, t. V, p. 50.
  7. Littré, Préface d’un disciple.
  8. Ire leçon.
  9. Liard, la Science positive et la Métaphysique, p. 43.
  10. Liard, ibid., p. 59.
  11. La Philosophie de l’histoire en France, page 324-325.
  12. Papillon, Histoire de la philosophie moderne, t. I, page 309.
  13. Prolégomènes à toute métaphysique future.